Jésus sur les montagnes de Galilée

 

Dès le début de sa vie publique, Jésus a manifesté qu'il était un homme libre. Il commence sa prédication devant la foule venue de tous les territoires d'Israël et des pays limitrophes et païens, par la proclamation des Béatitudes, c'est ce qui est appelé, depuis saint Augustin, le Sermon sur la montagne, où Jésus présente la loi-cadre de son Royaume. Le Royaume de Dieu, dans la conception de Jésus, c'est l'existence humaine, de la manière où il la vit. Le Royaume, c'est Jésus vivant notre vie. En quelques paroles, il indique le chemin qu'il faut suivre pour être son disciple. Cela lui vaudra des difficultés avec les autorités civiles et religieuses. Par huit fois (le chiffre de l'accomplissement : celui de l'histoire <7> augmenté de celui de Dieu <1>), le cri de bonheur retentit sur des situations de détresse. Le Christ se met du côté des pauvres, des opprimés, des laissés pour compte. Les béatitudes sont un S.O.S. de Jésus en faveur des sans voix auxquels il s'identifie. Pour les chrétiens, c'est une invitation à découvrir, à sa suite, l'itinéraire de l'espérance : il y a un chemin du bonheur à trouver pour tous les hommes. Jésus présente le chemin pour parvenir au bonheur. Ce chemin est incontournable, difficile, bouleversant, il se résume dans le texte des Béatitudes. Plus on est proche d'elles, plus on est proche de Dieu. C'est un appel qu'il adresse à tous les hommes pour les tirer, à travers l'épreuve, vers la lumière, sur les traces de celui qui est venu dire : Soyez heureux, et qui montre le chemin du bonheur.

A la vue des foules, Jésus monta dans la montagne. Il s'assit et ses disciples s'approchèrent de lui. Et prenant la parole, il les enseignait : Heureux les pauvres de coeur : le Royaume des cieux est à eux ! Heureux les doux : ils auront la terre en partage ! Heureux ceux qui pleurent : ils seront consolés ! Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice : ils seront rassasiés ! Heureux les miséricordieux : il leur sera fait miséricorde ! Heureux les coeurs purs : ils verront Dieu ! Heureux ceux qui font oeuvre de paix : ils seront appelés fils de Dieu ! Heureux ceux qui sont persécutés pour la justice : le Royaume des cieux est à eux ! Heureux êtes-vous lorsqu'on vous insulte, que l'on vous persécute et que l'on dit faussement contre vous toute sorte de mal à cause de moi. Soyez dans la joie et l'allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux ! C'est ainsi en effet qu'on a persécuté les prophètes qui vous ont précédé (Mt. 5, 1-12).

Les béatitudes ne sont pas des préceptes, mais des invitations : Jésus ne donne pas d'ordre : il faut être pauvre, doux, miséricordieux... il fait un constat. Aucune obligation ! Mais qu'est-ce que le bonheur ? Pour un juif, marqué par ses ancêtres nomades, est heureux celui qui peut marcher. Etre heureux, c'est le contraire d'être installé dans la réussite sociale, le confort, la célébrité et même l'amour. Marche, c'est le terme qui exprime le bonheur dont Dieu rêve pour son peuple. L'homme heureux, c'est celui qui va de l'avant, c'est celui qui consent à progresser. Aussi conviendrait-il de remplacer le terme "heureux" par "en marche", "en avant".

Ceux qui sont proclamés heureux sont ceux qui dans le monde semblent bien être placés du côté des perdants. La version des béatitudes rapportées par Luc est beaucoup plus tranchante, beaucoup plus dure que celle de Matthieu : quatre bénédictions suivies de quatre malédictions :

Alors, levant les yeux sur ses disciples, Jésus dit : Heureux, vous les pauvres, le Royaume de Dieu est à vous. Heureux, vous qui avez faim maintenant, vous serez rassasiés. Heureux, vous qui pleurez, vous rirez. Heureux êtes-vous lorsque les hommes vous haïssent, lorsqu'ils vous rejettent et qu'ils insultent et proscrivent votre nom comme infâme, à cause du Fils de l'homme. Réjouissez-vous ce jour-là, bondissez de joie, car voici, votre récompense est grande dans le ciel, c'est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les prophètes. Mais malheureux, vous les riches, vous tenez votre récompense. Malheureux, vous qui êtes repus maintenant, vous aurez faim. Malheureux, vous qui riez maintenant, vous serez dans le deuil et vous pleurerez. Malheureux êtes-vous lorsque tous les hommes disent du bien de vous, c'est en effet de la même manière que leurs pères traitaient les faux prophètes (Lc. 6, 20-26).

Rapidement, à la suite de sa prédication qui ne manquait pas de paraître excessive aux regards des partisans de la stricte observance juive, Jésus doit prendre ses distances par rapport à la foule qui ne découvre en lui qu'un thaumaturge. Des opposants, comme les pharisiens, vont chercher à le perdre, non pas à cause des bienfaits qu'il pouvait accomplir pour ceux qui souffraient, mais à cause de la prétention de Jésus. Les miracles ne scandalisent personne, ce qui scandalise, c'est ce qu'ils signifient : le mystère de la personne de Jésus qui s'arroge des prérogatives et des attributs divins, en faisant passer un enseignement nouveau, une nouvelle manière de considérer la Loi de Moïse.

Jamais cependant Jésus ne revendiqua directement une prétention divine durant son existence. Il ne laissera entrevoir sa condition de Fils de Dieu qu'à trois disciples privilégiés, lors de la Transfiguration.

Le mont Thabor

La confession de foi de Pierre et la transfiguration marquent un tournant dans chacun des évangiles synoptiques. Jusqu'alors, l'essentiel de la mission de Jésus se déroulait dans le cadre de la prédication en Galilée, avec quelques incursions dans les pays païens tout proches. Désormais, le cadre géographique va changer : ce sera très prochainement la montée à Jérusalem, là où doit se jouer le destin de Jésus. Lors de la transfiguration, Jésus parlera de sa véritable mission qui est une montée vers la Passion...

Jésus s'en alla avec ses disciples vers les villages voisins de Césarée de Philippe. En chemin, il interrogeait ses disciples : Qui suis-je, au dire des hommes ? Ils lui dirent : Jean le Baptiste, pour d'autres, Elie, pour d'autres, l'un des prophètes. Et lui leur demandait : Et vous, qui dites-vous que je suis ? Prenant la parole, Pierre lui répond : Tu es le Christ. Et il leur commanda sévèrement de ne parler de lui à personne (Mc. 8, 27-30).

Au nord de la Terre Sainte, le mont Hermon se dresse couvert de neige. D'après certaines traditions, c'est à son sommet que la Transfiguration aurait eu lieu. La tradition byzantine préfère situer cet événement sur le mont Thabor, colline de 520 mètres qui domine la plaine de la Basse Galilée.

Six jours, après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean, et les emmène seuls à l'écart sur une haute montagne. Il fut transfiguré devant eux, et ses vêtements devinrent éblouissants, si blancs qu'aucun foulon sur terre ne saurait blanchir ainsi. Elie leur apparut avec Moïse, ils s'entretenaient avec Jésus. Intervenant, Pierre dit à Jésus : Rabbi, il est bon que nous soyons ici, dressons trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, une pour Elie. Il ne savait que dire car ils étaient saisis de crainte. Une nuée vint des recouvrir, et il y eut une voix venant de la nuée : Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Ecoutez-le ! Aussitôt, regardant autour d'eux, ils ne virent plus personne d'autre que Jésus, seul avec eux. Comme ils descendaient de la montagne, il leur recommanda de ne raconter à personne ce qu'ils avaient vu, jusqu'à ce que le Fils de l'homme ressuscite d'entre les morts. Ils observèrent cet ordre, tout en se demandant entre eux ce qu'il entendait par "ressusciter d'entre les morts" (Mc. 9, 2-10).

Six jours après.

Dans l'évangile selon saint Marc, cette précision n'a guère de valeur chronologique. Mais c'est le nombre classique de jours nécessaires à la préparation d'une manifestation divine. Ainsi, Moïse attend six jours au Sinaï, avant de recevoir la Loi de Dieu :

Moïse monta sur la montagne. Alors la nuée couvrit la montagne, la gloire du Seigneur demeura sur la montagne du Sinaï et la nuée la couvrit pendant six jours. Il appela Moïse le septième jour du milieu de la nuée (Ex. 24, 15-16).

La montagne est le lieu classique des manifestations divines. Dieu se manifeste à Moïse sur la montagne du Sinaï, il se manifeste à Elie sur le mont Horeb, l'autre nom du Sinaï. En ne donnant aucun nom à cette montagne de la Transfiguration, Matthieu, Marc et Luc semblent souligner qu'il ne s'agit pas du mont Sion, alors que le psaume repris par la voix céleste fait explicitement allusion à cette montagne de Judée : Dieu a installé son roi sur Sion, sa montagne sainte (Ps. 2, 6).

En choisissant un autre mont que Sion, Jésus découronne la Judée de sa prééminence traditionnelle. Dans son entretien avec la Samaritaine, un motif semblable sera invoqué par Jésus : Crois-moi, femme, l'heure vient où ce n'est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père (Jn. 4, 21).

Moïse et Elie représentent, en leurs personnes, la Loi et les Prophètes, c'est-à-dire l'ensemble de la Révélation de Dieu dans l'Ancien Testament. Tout ce que Dieu a révélé aux hommes, à son peuple, se trouve présent sur cette montagne de la Transfiguration. Moïse et Elie témoignent que Jésus est l'aboutissement du dessein de Dieu. Elie est considéré, dans la tradition juive, comme le précurseur immédiat du Messie, ce qui est advenu en la personne de Jean le Baptiste. Cette référence à Elie, revenue en la personne de Jean, impliquerait alors que Jésus lui-même connaîtrait le martyre. Il convient aussi de noter que ni Moïse ni Elie n'ont eu de tombeau, ayant été emportés par Dieu lui-même au moment de leur mort. Tout laisse supposer que Jésus connaîtra une destinée exceptionnelle, à la manière de ses deux interlocuteurs. Car, au témoignage de Luc, il y a une conversation entre ces trois personnages : ils parlaient de son départ, de son exode, qui devait se réaliser à Jérusalem. Ainsi l'évangéliste Luc veut souligner que Jésus a vécu poursuivi par la perspective de sa mort, de son passage vers le Père. Moïse et Elie représentent, en leurs personnes, la Loi et les Prophètes, c'est-à-dire toute la révélation de Dieu dans l'Ancienne alliance. Tout ce que Dieu a révélé aux hommes est présent sur cette montagne, et Moïse et Elie témoignent du fait que Jésus est l'aboutissement de toute la révélation, de tout le dessein de Dieu.

 

 

 

 

 

 

Devant l'étonnante vision dont ils sont les témoins, les apôtres ne comprennent pas. Ils disent n'importe quoi, étant à demi éveillés : l'approche du divin ne se fait d'ailleurs jamais en langage totalement clair. Intervenant, Pierre veut dresser trois tentes. La mention des tentes a suggéré de nombreux commentaires. Certains ont vu à propos de ces tentes une indication chronologique : la Transfiguration se serait passée au moment de la Fête des Tentes. Pendant les six jours que durait la fête, tout juif devait passer la nuit sous la tente. On peut alors trouver une explication de la mention des "six jours" qui inaugure le récit de la Transfiguration. La Fête des Tentes commençait six jours après la Fête des Expiations : Jésus aurait voulu marquer l'événement en se retirant à l'écart avec ses disciples pour commencer la fête. Ou bien, comme la Fête des Tentes dure six jours, la Transfiguration aurait eu lieu le dernier jour de cette fête... Mais il faudrait aussi justifier le nombre des tentes, correspondant au trio formé par Jésus et ses interlocuteurs. L'interprétation pas la Fête des Tentes est insuffisante. D'autres commentateurs ont essayé d'expliquer la proposition de Pierre à partir des règles de l'hospitalité orientale, mais cette proposition se révèle également insuffisante. Alors faut-il voir dans cette proposition un rappel de la tradition juive selon laquelle la demeure céleste serait une tente, qui symbolisait le lieu de la rencontre de Dieu avec son peuple ?

Mais moi, le Seigneur, je suis ton Dieu depuis le pays d'Egypte. Je te ferai de nouveau habiter sous des tentes comme au jour où je vous rencontrais (Os. 12, 10). Référence serait alors directement faite au livre de l'Exode : Moïse prenait la tente, la déployait à bonne distance et l'appelait : tente de la Rencontre. Et alors quiconque voulait rechercher le Seigneur sortait vers la tente de la Rencontre qui était en dehors du camp. Et quand Moïse sortait vers la tente, tout le peuple se levait, chacun se tenait à l'entrée de sa tente et suivait Moïse des yeux jusqu'à son entrée dans la tente. Et quand Moïse était entré dans la tente, la colonne de nuée descendait, se tenait à l'entrée de la tente et parlait avec Moïse (Ex. 33, 7-9).

La tente paraissait alors le lieu de la rencontre définitive avec Dieu. C'était le signe que la fin des temps était arrivée. D'ailleurs, c'est bien de cette manière que Pierre interprète l'événement : il convient d'inaugurer le ciel sur la terre, afin que l'apparition d'un jour dure toujours. Pierre veut éterniser un moment privilégié. Il ne comprend pas, pas plus qu'il ne comprend le mystère de l'humiliation du Christ à Gethsémani. Il sent bien qu'il a déjà un pied dans le ciel, et il se trouve si bien dans ces hauteurs qu'il y resterait volontiers. Il veut rendre continuelle cette réalité qui est une vision momentanée du futur. Pierre voudrait alors ramener Jésus dans le monde humain, il ne tardera pas à découvrir qu'il fait fausse route, en entendant la révélation de la véritable identité de Jésus. Jésus est autre, il est le Tout-Autre, totalement différent du monde. Il ne se laisse pas enfermer dans des constructions humaines, même pas dans une tente, ni même dans un tombeau. Jésus n'a pas de domicile fixe, et pourtant, il est partout chez lui, à commencer par le coeur de l'homme.

C'est la manifestation de la nuée qui vint les recouvrir, et de la voix céleste, qui donne tout son sens à la Transfiguration. Comme la tente, la nuée abrite, mais la première est tissée de mains d'hommes, tandis que la seconde est d'origine céleste. La tente plonge dans l'obscurité, tandis que la nuée est lumineuse. Dans la tradition biblique, déjà évoquée à propos de ce récit de la transfiguration, au moment de la mention de la tente de la Rencontre, la nuée est un signe théophanique, un signe de la manifestation de Dieu. Elle n'est pas une nuée qui porte un personnage, comme "le Fils de l'homme venant sur les nuées du ciel" (Mc. 14, 62), elle est la nuée qui couvre et qui protège, c'est Dieu lui-même qui dresse sa propre tente. La consécration du Temple, édifié par Salomon, avait été faite par la descente de la nuée à l'intérieur de la demeure où avaient été déposées les Tables de la Loi par les prêtres :

Lorsque les prêtres furent sortis du lieu saint, la nuée remplit la Maison du Seigneur, et les prêtres ne pouvaient pas s'y tenir pour leur service à cause de cette nuée, car la gloire du Seigneur remplissait la maison du Seigneur (1 R. 8, 10-11).

Lorsque la ville de Jérusalem va tomber aux mains des Babyloniens, après le péché du peuple, la gloire de Dieu quitte le sanctuaire, comme le rapporte le prophète Ezéchiel : Alors les chérubins déployèrent leurs ailes, les roues étaient avec eux. La gloire du Dieu d'Israël était au-dessus d'eux, tout au-dessus. La gloire de Dieu s'éleva du milieu de la ville et se tint sur la montagne qui est à l'orient (Ez. 11, 22-23).

La tradition juive affirme qu'à la fin des temps, la gloire du Seigneur redescendrait dans le sanctuaire qu'elle avait quitté. Si l'on se réfère au texte grec, le verbe qui indique "recouvrir" ne se trouve que deux fois dans le Nouveau Testament : au moment de la Transfiguration et au moment de l'Annonciation, deux circonstances qui marquent une intervention particulière de Dieu. Mais cette nuée recouvre également les disciples : cela n'est pas évident dans le texte de Marc, mais est requis par le contexte, ainsi que le note Luc. Les disciples ne sont pas seulement des spectateurs, ils sont engagés dans un mouvement qui dépasse les possibilités humaines, tout en les concernant personnellement. Une prophétie, mise dans la bouche de Jérémie, par le livre des Martyrs d'Israël, indiquait à quel moment la gloire du Seigneur se manifesterait de nouveau : le lieu où étaient cachés les objets du culte demeurera inconnu jusqu'à ce que Dieu ait accompli le rassemblement de son peuple et lui ait manifesté sa miséricorde. Alors le Seigneur montrera de nouveau ces objets et la gloire du Seigneur apparaîtra avec la nuée comme elle se montra au temps de Moïse et lorsque Salomon pria pour que le saint lieu fût glorieusement consacré (2 M. 2, 7-8).

Si l'on se réfère au contexte de la Transfiguration, ce rassemblement est mis en route pas la réunion des disciples autour de Jésus. Dieu a commencé de réunir son peuple dans l'Eglise. La parole divine : Celui-ci est mon Fils bien-aimé, confirme, tout en la renouvelant, la parole du Père au moment du baptême de Jésus : Tu es mon Fils bien-aimé.

Par rapport au baptême, cette parole n'apporte rien de neuf pour Jésus confirmé dans sa dignité de Fils, mais elle apporte une mise au point par rapport à la proclamation de Pierre : "Tu es le Christ" (Mc. 8, 29). Pierre confessait que Jésus était le Messie, avec la pointe royale que lui attribuait la tradition juive. Ici, le Père replace Jésus dans sa véritable identité, non pas comme Messie, mais comme Le Fils. Et cette distinction est mieux soulignée par Marc que par Matthieu qui fait dire à Pierre : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant (Mt. 16, 16).

La vision du transfiguré anticipe la gloire du ressuscité, et la voix céleste atteste l'identité filiale de Jésus par rapport à Dieu, elle suggère par le fait sa préexistence divine. Mais il apparaît que les témoins de l'événement n'ont pas compris la portée de cette affirmation, même si, pour les évangélistes, elle proclamait cette filiation que les conciles ultérieurs définiront de manière plus conceptuelle. Lors du baptême, Jésus s'était présenté à Jean comme un Israélite ordinaire, sous l'apparence du pécheur, Dieu lui avait alors déclaré qu'il était son Fils bien-aimé. Lors de la Transfiguration, c'est aux disciples que s'adresse la parole : ils viennent d'entendre Jésus identifier son sort à celui du Serviteur Souffrant dont parlait Esaïe, et Dieu atteste qu'il est son propre Fils.

Ecoutez-le ! C'est un commandement qui fait encore poindre la distinction d'avec le récit du baptême. Cette parole semble alors écarter définitivement Moïse et Elie. Ce ne sont plus les prophètes qu'il faut écouter mais Jésus. Et cela peut être référé à une parole mise dans la bouche de Moïse, au livre du Deutéronome : C'est un prophète comme moi que le Seigneur ton Dieu te suscitera au milieu de toi, d'entre tes frères. C'est lui que vous écouterez (Dt. 18, 15).

Cette prophétie de celui qui est considéré par la tradition juive comme le premier des prophètes a été appliquée à Elie, à Celui qui devait venir. Le "Ecoutez-le" indique que le lien est fait, c'est Jésus qui devient le nouveau Moïse, le Prophète qui devait inaugurer la fin des temps. Désormais, Moïse et Elie peuvent se retirer. Et, de fait, les disciples s'aperçoivent alors qu'ils ont disparu : Aussitôt, regardant autour d'eux, ils ne virent plus personne d'autre que Jésus, seul avec eux.

Et Marc, selon son habitude familière, rapporte la consigne du silence que Jésus impose à ses disciples : Comme ils descendaient de la montagne, il leur recommanda de ne raconter à personne ce qu'ils avaient vu, jusqu'à ce que le Fils de l'homme ressuscite d'entre les morts. Ils observèrent cet ordre, tout en se demandant entre eux ce qu'il entendait par : ressusciter d'entre les morts".

La recommandation de Jésus peut paraître inutile : comment les trois disciples auraient-ils pu raconter ce qui s'était passé, alors qu'il s'agit pratiquement d'une expérience mystique, totalement incommunicable dans les mots humains ? Mais si Marc s'attache à souligner l'inintelligence des disciples qui se demandent ce que peut signifier "ressusciter d'entre les morts", il ne faudrait pas pour autant penser que les disciples n'étaient pas au courant de la possibilité d'une résurrection des morts. Ce n'est d'ailleurs pas le fait de la résurrection qui les étonne : beaucoup de juifs, à l'époque de Jésus, croyaient en une telle possibilité. Dans la pensée religieuse, surtout dans les milieux pharisiens, le juste, celui qui mourait pour les lois du Seigneur, ne pouvait pas connaître la corruption éternelle. Dans le cas présent, c'est la manière dont Jésus parle de la résurrection (il l'annonce comme toute proche), alors que tous croyaient qu'elle aurait lieu à la fin des temps. De plus le fait d'affirmer que le Fils de l'homme devait passer par la mort puis ressusciter devait paraître un fait assez choquant pour la mentalité juive d'alors...

C'est au sud de la colline de Nazareth, sur le mont Thabor, qui se dresse au milieu d'une plaine, que la tradition byzantine a donc choisi de fixer le lieu de la Transfiguration. Sa situation exceptionnelle désignait tout à fait le Thabor pour être l'emplacement d'une citadelle-forteresse ou d'un sanctuaire. Sous la basilique actuelle, la roche porte encore les traces d'une installation cananéenne. Ce sera un lieu de rassemblement pour les Hébreux lors de la conquête du pays. Débora, la seule femme juge en Israël, y rassembla les troupes israélites pour lutter contre Yavin, roi de Haçor : Or Débora, une prophétesse jugeait Israël en ce temps-là. Elle siégeait sous le palmier, entre Rama et Béthel, dans la montagne d'Ephraïm, et les fils d'Israël venaient vers elle pour des questions d'arbitrage. Elle fit appeler Baraq et lui dit : Le Seigneur, Dieu d'Israël, a vraiment donné un ordre. Va, rassemble au mont Thabor dix mille hommes. J'attirerai vers toi, au torrent du Qishon, Sisera, chef de l'armée de Yavin, ainsi que ses chars et ses troupes, et je le livrerai entre tes mains. Baraq lui dit : Si tu marches avec moi, je marcherai, mais si tu ne marches pas avec moi, je ne marcherai pas. Elle dit : Je marcherai donc avec toi... Baraq poursuivit les chars et l'armée jusqu'à Haroshèth-Goïm : toute l'armée de Sisera tomba sous le tranchant de l'épée, il n'en resta pas un seul (Jg. 4, 4...16).

Si le Thabor est vraiment le lieu de la Transfiguration, pourquoi les évangélistes n'ont-ils pas évoqué les grands événements qui se sont déroulés à cet endroit ? La question restera toujours posée...