L’évangile de Thomas

 

Les découvertes de Nag Hammadi confirment l’existence, au début de l’ère chrétienne, d’une diversité insoupçonnée dans l’interprétation des paroles de Jésus. Parmi les cinquante-trois manuscrits, découverts dans ce site égyptien, l’évangile de Thomas. Ce texte ne contient pas une histoire de Jésus comme dans les évangiles canoniques ou même apocryphes, il n’y a pas un seul récit de miracles, mais uniquement une collection de cent quatorze « logia » ou « paroles nues[1] » attribuées au Maître, le Doux, le Vivant, elles sont juxtaposées sans classement systématique. Les sections sont en général séparées par la formule « Jésus a dit ». Certaines paroles se retrouvent à peu près semblables dans les évangiles canoniques, d'autres fort différentes, souvent amplifiées, et celles qui n'y figurent pas, soit environ la moitié, sont parmi les plus ésotériques.

Cet évangile a été diversement reçu par la critique. Pour certains, il s’agit d’un apocryphe parmi d’autres et il présente alors un intérêt pour l’étude de la gnose. Pour d’autres, il s’agit d’un amalgame de paroles de Jésus tirées, tantôt des Evangiles canoniques, tantôt de traditions hétérodoxes qui les attribuaient à Jésus. Pour d’autres enfin, il s’agit de la source à laquelle ont puisé tous les évangélistes, le « proto-évangile » dont tout le monde rêve et qui transmettrait les seules « paroles authentiques » de Jésus.

Mais Jésus n’a pas écrit. Il n’y aura donc jamais de « paroles authentiques de Jésus » Toute parole qui nous est transmise est une « parole entendue » c’est-à-dire qu’elle garde l’empreinte de celui qui écoute… Elle dit sans doute la vérité, mais pas toute la vérité[2].

Thomas s’intéresse à l’enseignement que transmet Jésus, chacune des informations reçues étant considérée comme un germe de l’homme nouveau, genèse de l’homme de connaissance. C’est ainsi que Thomas[3] « infiniment sceptique et infiniment croyant » fera de Jésus un Maître enseignant les vérités divines. L'enseignement se présente comme la révélation d'une doctrine secrète donnée par le Christ à la demande de ses disciples.

La particularité de son témoignage est, d’une part, de proposer un certain nombre de paroles de Jésus, présentes dans les évangiles canoniques, et d’autre part, de présenter un Jésus qui prend ses distances par rapport à la croyance juive et ses rituels. Jamais il ne sera possible de proposer une réponse à la question de savoir quelle pourrait être la teneur exacte du témoignage de Jésus…

Tout au long des cent quatorze « logia » de cet évangile les mêmes thèmes se réitèrent. L’essentiel du message se résume en quelques idées « radicales », qui donnent lieu à des images diversifiées.

Le texte commence ainsi : « Voici les paroles secrètes[4] que Jésus Vivant a prononcées et qu’a transcrites Didyme Judas Thomas[5] ».

D’emblée apparaît le caractère gnostique, à savoir une connaissance prétendument secrète, accessible seulement par une démarche initiatique. Au contraire, les Évangiles canoniques montrent Jésus ouvert à tous et prêchant la simplicité. Dans l'Évangile selon saint Jean, Thomas ne croit pas à la résurrection avant d'avoir vu les marques de la crucifixion : « Si je ne vois pas à ses mains la marque des clous, et si je ne mets la main, je ne croirai pas ». Selon le texte apocryphe des Actes de Saint Thomas, l'apôtre partit évangéliser l'Inde, à la fin de l'an 52, où s'était implantée une colonie juive depuis le sixième siècle avant Jésus.-Christ. Il tenta d'évangéliser les Hébreux, mais il eut plus de succès auprès des autochtones et baptisa de nombreuses personnes de la haute caste et de la famille royale ; ces gens formèrent le noyau de la première communauté chrétienne des Indes. Il fonda au total sept Églises dans le Kerala. En 72, il fut arrêté alors qu'il priait dans une grotte de montagne à Mylapore près de Madras et tué, transpercé par une lance. Ses reliques furent transférées, en l'an 394, dans la cité d'Édesse en Asie mineure.

L’évangile de Thomas est un évangile non canonique[6], mais d’une extrême importance, il revêt une forme différente des Évangiles classiques. Il ne s’agit pas là d’un récit de la vie de Jésus[7], mais d’un recueil de sentences prononcées par lui et transmises par Thomas, le « frère jumeau[8] » du Seigneur, l’apôtre des Parthes et peut-être de l’Inde, si l’on en croit les Actes de Thomas. C’est un ouvrage chrétien d’une forme archaïque, qui doit être mis en parallèle avec les Évangiles canoniques. Pour certaines des paroles de Jésus, Thomas donne un texte qui paraît plus ancien que celui des Évangiles canoniques. Pour d’autres, la formule est très différente, mais n’a pas moins de valeur. C'est une compilation d'énoncés présentés dans une variété de styles littéraires : aphorismes, analogies, paraboles, polémiques, dialogues narratifs, dictons etc. Pourtant, certaines paroles sont associées à des enseignements différents de ceux des évangiles canoniques ; et ce texte contient une quarantaine de paroles attribuées à Jésus qui sont entièrement inconnues par ailleurs.

L’Evangile commence par un avertissement, un défi, et une promesse fabuleuse. Il nous avertit que ces paroles de Jésus ne sont pas faites seulement pour être lues. Il faut travailler sur elles. Ce n’est pas à la surface qu’on trouvera leur sens. Il faut creuser pour découvrir leur secret. Le défi consiste à persister dans cette recherche jusqu’à ce que le sens secret ne soit plus secret mais évident. Et le fruit de cette découverte n’est rien moins que la vie éternelle et la dignité royale.

Le Jésus ne ressemble pas vraiment à celui des évangiles canoniques et l'enseignement dans le texte ressemble au savoir spirituel des gnostiques, pourchassés par l'église orthodoxe pour leur liberté de pensée. On y rencontre un Jésus[9] plus proche d'un Socrate ou d'un Bouddha, enseignant une voie de connaissance et d'amour, un salut en forme de quête intérieure.

« Jésus dit : Que celui qui cherche ne cesse point de chercher jusqu'à ce qu'il trouve : lorsqu'il trouvera, il sera ému ; et lorsqu'il sera ému, il admirera, et il régnera sur l'univers ! »

À cette connaissance tous aspirent. Seulement, la connaissance que Jésus nous propose ne concerne pas le domaine du savoir mais celui de l’être. La gnose ne peut se révéler que dans une expérience personnelle. La voie de la connaissance de soi est un cheminement que personne d’autre ne peut parcourir à la place d’un autre, pas même Jésus. Sa tâche consiste à enseigner la direction à prendre.

Celui qui désire accéder à la connaissance de la parole du Christ, se trouve dans l’obligation de s’engager dans la voie d’une recherche personnelle. L’enseignement de Jésus est l’expression de son expérience, de sa gnose. Dans ce que nous croyons savoir, ce que nous reconnaissons comme une vérité, nous sommes totalement dépendants d’autres. Toute forme de spiritualité suppose un cheminement intérieur. Ce cheminement fait nécessairement partie d’un équilibre mental naturel, qui détermine l’évolution de l’homme. Si nous voulons atteindre une maturité adulte religieuse, nous devons mettre un terme à cette dépendance ! La gnose de Jésus est une connaissance libératrice. Son disciple est un être libéré, qui porte en lui le germe de la vie nouvelle. Jamais ce cheminement ne pourrait entraver la liberté des disciples, ni être la cause de confrontations. La gnose n’a que faire du savoir, car elle ne peut être transmise par une autorité. Toute conviction de détenir une vérité s’oppose à la première invitation que nous propose Jésus : que celui qui cherche ne cesse de chercher… En plus, l’engagement dans une voie de recherche personnelle est un cheminement bien plus exigeant que l’acceptation de prescriptions religieuses !

L'Évangile de Thomas pourrait se résumer en cette phrase : « si vous faites ressortir ce qui est en vous, ce qui est en vous vous sauvera, mais si vous ne le faites pas, ce qui est en vous vous détruira ». Si on peut ramener à la surface ce qui est en soi, ce qui est inhérent à l'être humain, alors on peut accéder à Dieu. Il faut donc faire usage de son intelligence, discerner ce qui est le plus précieux, sans se soucier pas des valeurs mineures… Cela peut se faire par l’ouverture de l’esprit, par le développement du sens critique, afin d’établir une juste échelle de valeurs. Ce qui est périssable ne peut avoir qu’une valeur périssable…

Cet évangile met l'accent sur la démarche individuelle, sur le Royaume intérieur « qui est déjà là mais que les hommes ne voient pas ». Par là, il rejoint les grands enseignements de l'Orient. Jésus exhorte à une recherche d’une connaissance de soi, à une mise en question des idées et des convictions et à cultiver le sens du discernement. Ainsi il nous confronte à la fois à notre liberté personnelle et à notre responsabilité individuelle. La rédemption réside dans un cheminement que chacun doit accomplir dans « la solitude de sa nudité intérieure » par un réelle prise de conscience : « Dans cette voie il importe, non pas que vous me cherchiez moi, mais que vous vous cherchiez vous-mêmes »… La réalité religieuse concerne la vie, une route à parcourir, dont le but est d’aboutir à une juste connaissance, la vérité. Route, vérité, vie : voilà des paroles « officielles » de Jésus[10]. Comme dans les évangiles canoniques, Jésus viendra comme un voleur pour établir le Royaume[11] de Dieu. Ce Royaume est « en dehors de vous », mais surtout « au dedans de vous ». Dès lors, les enseignements qui sont donnés ont trait au Royaume et à ses richesses. Pour découvrir le Royaume, la Vie , il faut pratiquer les préceptes rassemblés dans l'évangile selon Thomas. Le point de vue ascétique est très accentué. Il faut renoncer aux biens matériels et à tout ce qui est la chair.

Dans l’évangile selon Thomas, jamais Jésus ne se différencie des autres hommes. Ce qui lui est possible est également donné à tous de le réaliser. Mais dans ce cas il ne serait pas plus divin que les autres hommes, à moins qu’ils soient tous aussi divins que lui ! Jésus est un avec Dieu, qui est source absolue. Quiconque est un avec lui demeure en Dieu. « Qui demeure dans la source ne peut garder l’eau pour soi, ne peut en cacher la lumière ». La finalité d’une connaissance est de servir, celle de l’amour est de se donner… La tache du disciple, qui est devenu lumineux, est de rayonner la lumière. Qui n’est pas réceptif à la lumière, demeure dans les ténèbres et ne peut donc rayonner…

Dans la tradition chrétienne le divin nous est présenté sous la forme d’une trinité : Dieu le Père, le Christ comme son Fils unique et l’Esprit Saint, l’inspirateur divin de l’homme. Ils sont distingués tout en étant un seul. Ceci constitue un mystère qui présente une sorte de « structure divine»… Dans cette structure, Jésus est élevé au statut divin, bien qu’il ne se soit jamais présenté lui-même comme fils de Dieu. Ceux qui croyaient reconnaître en lui un « fils de Dieu » étaient réprimandés par lui. La conception trinitaire de Thomas implique que le lien intérieur, dont témoigne Jésus, est le propre de chaque homme. Chaque être humain est, dans une union spirituelle, enfant du Père. L’enseignement le plus troublant et le plus passionnant dans le témoignage de Thomas est que chaque être peut avoir accès à l’expérience qui est celle de Jésus.

Voici quelques paroles attribuées à Jésus, extraites de l'Evangile selon Thomas.

Et il a dit: « Celui qui parvient à l'interprétation de ces paroles ne goûtera point la mort ! »

Jésus dit : Si ceux qui vous guident vous disent : « Voici, le royaume est dans le ciel », alors les oiseaux du ciel y seront avant vous. S'ils vous disent : « Il est dans la mer », alors les poissons y seront avant vous. Mais le Royaume est au dedans de vous et il est en dehors de vous.

Quand vous vous connaîtrez, alors vous serez connus, et vous saurez que vous êtes les fils du Père qui est vivant. Mais si vous ne vous connaissez pas, alors vous êtes dans la pauvreté et vous êtes la pauvreté.

Jésus a dit : Connais ce qui est en face de ton visage et ce qui t'est caché se révélera à toi. Car il n'y a rien de caché qui ne sera manifesté.

Jésus a dit : Soyez, vous, comme des passants !

Jésus a dit : Si tous sont l'un avec l'autre en paix dans la même maison, ils diront à la montagne : Déplace-toi et elle se déplacera.

Jésus a dit : Heureux l’homme qui a souffert, il a trouvé la Vie.

Jésus a dit : Celui qui connaît le Tout, étant privé de soi-même, est privé du Tout.

Jésus a dit : Celui qui est près de moi est près du feu, et celui qui est loin de moi est loin du Royaume.

Jésus a dit : Celui qui a trouvé le monde et est devenu riche, qu'il renonce au monde !

Ses disciples lui dirent : Le Royaume, quel jour viendra-t-il ? - Il ne viendra pas quand on l'attendra. On ne dira pas : Voici, il est ici ! ou : Voyez, il est là ! mais le Royaume du Père est répandu sur la terre et les hommes ne le voient pas

 


[1] Paroles qui ne sont pas bavardes mais qui sont autant d’énigmes, petites phrases qui semblent manquer de sens mais qui peuvent provoquer un silence… une interrogation.

[2] La transmission d’une connaissance donne lieu à une déformation du message original. C’est le cas du témoignage de Jésus. Comment ses paroles ont-elles été perçues par ses disciples ? Comment ont-elles ensuite été transmises par des évangélistes ? Quelles interprétations ces écrits ont-ils subies au fil des rédactions successives et de leurs transcriptions ?

[3] ou les auteurs qui se mettent sous la protection de cet apôtre

[4] Le sens de « paroles secrètes » peut prêter à discussion. Comme la connaissance, dont témoigne Jésus, est d'un ordre spirituel et donc difficilement communicable, il fait souvent appel à un langage imagé : sa connaissance est cachée dans l'image. La traduction par paroles secrètes nous semble toutefois inappropriée. Elle pourrait impliquer que le message de Jésus est ésotérique et qu'il ne s'adresse qu'à des personnes initiées. Son enseignement est universel et destiné à chacun de nous.

[5] Didyme Judas Thomas. Didyme signifie jumeaux en grec. Judas était un prénom fort commun à l’époque. Thomas signifie également jumeau, mais en araméen. Ce double dénominatif réfère vraisemblablement au lien spirituel unissant Jésus à son disciple. Chaque disciple sera pareil à son maître est une parole de Jésus dans l’évangile de Luc. (Lc 6. 40) Thomas nous est surtout connu par l’évangile de Jean. Le dénominatif Didyme lui est accordé dans Jn 11. 16 et 21. 2

[6] Il n'a ni cadre narratif ni plan didactique. Il suppose l'histoire évangélique connue des lecteurs. Certaines des paroles qu'il renferme se trouvent plus ou moins exactement dans nos évangiles canoniques, d'autres proviennent d'apocryphes plus ou moins anciens

[7] Par ailleurs, seuls le Père et le Fils sont nommés, l'Esprit Saint n'est mentionné qu'une seule fois. Jésus est bien le Jésus historique, mais il est surtout le Ressuscité, omniscient, invisible, partout présent, il est fait allusion à la Passion , à la Mort de Jésus, mais comme à des épisodes révolus.

[8] On pourrait être tenté de prendre à la lettre l'expression « frère jumeau » (Didyme). Il faut prendre avec précaution l'expression et imaginer qu'il s'agit d'un proche affectif de Jésus semblable à lui de par une initiation et des buts communs.

[9] Dans la foi chrétienne l’image dominante de Jésus est celle d’un être habité d’une charité exceptionnelle. Son exemple est précieux pour un grand nombre de personnes. Cette image est toutefois nettement moins présente dans le témoignage que nous a laissé Thomas. Son enseignement y témoigne surtout d’une connaissance particulière, d’une gnose universelle, qui fait de lui, à l’image du Bouddha, un maître exceptionnel dans la perception de la vie

[10] Bouddha, six siècles avant Jésus, avait déjà distingué cheminement religieux et représentation du divin. Et jamais il ne s’est octroyé une connaissance du divin !

[11] L’expression le royaume de Dieu est une expression traditionnelle dans le judaïsme, elle est présente également dans les évangiles canoniques. Le discours de Jésus est comme une symphonie, dans laquelle différents thèmes se rappellent régulièrement à notre attention. La venue du royaume n’est pas un évènement perceptible. Le lieu où est Jésus n’est pas non plus un endroit délimité dans l’espace mais une réalité intérieure et donc spirituelle. Ceci fait partie de la vision nouvelle du royaume.