L’évangile
de Judas
Un manuscrit de l’évangile de Judas a
été trouvé dans les années 1970, dans des circonstances douteuses. Il a
refait surface en
A
la lecture, le texte n’a rien de révolutionnaire. Mais, comme toujours en
semblable occasion, les médias se sont rués sur ce qu'ils pensent être une
occasion de remettre en cause les fondements de la religion. Et comme toujours,
l'information a été tronquée des éléments nécessaires à une approche
objective, et le « scoop » était déjà connu aux premiers siècles
de l'ère chrétienne... La presse ne s’est intéressée qu’à un aspect du
texte : Judas aurait été le complice de Jésus pour le livrer aux
autorités. Les journalistes semblent prendre au pied le la lettre la dernière
ligne du texte : « Selon Judas », alors que tous les
spécialistes disent que Judas[3]
ne l’a pas écrit ! Ce n’est pas un texte historique, c’est un
enseignement ésotérique qui prend la forme d’un évangile, bien après les
faits. Le titre d’évangile de Judas n’est donné qu’à la fin de l'œuvre
qui débute, en fait, par ces mots : « Compte rendu secret de la
révélation[4]
faite par Jésus en dialoguant avec Judas l'Iscariote sur une durée de huit
jours, trois jours avant qu'il célèbre la Pâque ».
Les
évangiles ne sont pas conçus comme des documents historiques ou
journalistiques. Ils sont écrits pour faire passer un message, et sont au
service d’une théologie de base. Ce texte donne une présentation de la
relation entre Jésus et Judas différente de celle du Nouveau Testament. Il
montre Judas comme l'apôtre le plus proche de Jésus, le seul qui ait compris
son message. Cet évangile présente Judas comme un initié, un disciple qui
cherche à accéder aux connaissances mystiques sur les origines du Christ et du
monde. Mais il n'est pas dit que Jésus lui ait demandé de le
livrer. La seule phrase qui va dans ce sens est la parole de Jésus :
« Tu surpasseras tous les autres, car tu sacrifieras l'homme qui me sert
d'habit[5] ».
Cette phrase est typique de la conception gnostique[6]
qui cherche la manière de libérer leur énergie vitale du corps matériel dans
lequel l'âme est emprisonnée. Cette parole de Jésus montrerait alors
qu'il accepte que Judas le trahisse et le conduise à la mort[7].
Le
récit commence par montrer Jésus qui rejoint ses disciples préparant la
Pâque. Jésus rit de leur attitude, il leur explique que la Pâque est inutile,
ils ne comprennent pas, sauf Judas qui lui dit : « Je sais qui tu es et
d'ou tu viens, du royaume immortel de Barbélo[8] ».
A une autre occasion, les disciples racontent à Jésus une vision qu'ils ont
eue : un autel avec des prêtres qui accomplissent des abominations[9].
Jésus leur répond de cesser les sacrifices. Voyant que Judas était prêt
à être illuminé[10],
Jésus le prend à part : Écarte-toi des autres. Je t’enseignerai[11]
les mystères du royaume. Tu pourras l’atteindre, mais pour cela, tu
souffriras beaucoup ». Jésus révèle le vrai Dieu qui est bon et qui
veut sauver le monde. Mais pour cela le sacrifice de Jésus est nécessaire, et
c'est pourquoi il demande à Judas de le livrer. Il lui enseigne alors les
mystères du Royaume et lui annonce qu'il sera maudit par les chrétiens.
On
connaît le milieu dans lequel l’évangile de Judas a été rédigé : on sait
que c’est un texte Egyptien à tendance gnostique. La Gnose est un courant de
pensée complexe qui a pris des formes diverses et comporte différents aspects.
C'est d'abord une philosophie ésotérique où l'on trouve le salut par
l'initiation aux mystères cachés. C'est aussi une conception dualiste qui s’est
mélangée rapidement avec la pensée chrétienne ; elle oppose l'esprit et
la matière qui est mauvaise, en particulier l'âme est emprisonnée dans un
corps mauvais. Le but de la vie était de se libérer de la matière pour
accéder à l’esprit, par la connaissance, l’accès à une « gnose », c’est-à-dire
à un enseignement initiatique, secret, permettant d’arriver à la perfection
par une purification[12].
L’évangile de Judas, écrit
prétendument par celui là même qui a trahi Jésus, présente les choses vues
sous un angle qui n’est pas celui des évangiles canoniques. Judas aurait
été le disciple préféré de Jésus, le plus initié, le seul qui ait vraiment compris son
message,
celui qui aurait eu des révélations particulières[13],
et il serait celui qui se serait dévoué sous l’ordre du Christ pour le faire
arrêter par les Romains afin qu’il accomplisse sa mission. Il aurait accepté
de jouer ce rôle dont il savait à l’avance que cela le ferait être rejeté.
Il se sacrifie en quelque sorte, renonçant à sa propre image, et à lui-même
pour servir le Christ.
Le cas de Judas n’est pas clair, même
dans les évangiles canoniques. Le sens du geste de Jésus désignant celui qui
le livrera est difficile à saisir. On a l’impression qu’il désigne
vraiment Judas comme celui qui devra le livrer. Les disciples semblent
étonnés, et même demandent si ce n’est pas eux qui devront le livrer, Judas
aussi pose la question et ne semble pas avoir le projet en question avant ce
geste... Jésus dira un peu plus tard à Judas : ce que tu as à faire, fais-le
vite... Jésus semble donc désigner Judas et l’incite à faire son geste de
le livrer aux Romains. Certains évangiles ne parlent pas de « trahison » de
Judas, mais disent seulement qu’il le « livre » aux Romains ce qui n’est
pas forcément à interpréter négativement. Judas a permis à Jésus d’accomplir
son destin « selon les Ecritures », il est peut-être un traître[14],
mais dans le fond, il accomplit le dessein de Dieu... Et puis le baiser[15]
de Judas n’est peut-être pas aussi fourbe qu’on croit, surtout que Jésus s’adresse
à lui en lui disant alors « Ami[16]
» et Judas continue de l’appeler « Maître ».
Selon les textes du Nouveau Testament, il
y a deux versions différentes de la mort de Judas[17].
D'après l’évangile de Mathieu, Judas pris de remord se serait pendu après
avoir rendu les deniers d'argent aux grands prêtres qui les lui avaient
donnés. Ceux ci, avec cet argent, achetèrent un champ. Dans les Actes des
apôtres, Pierre raconte que Judas, ayant acquis un champ avec le salaire de son
iniquité, est tombé la tête en avant, s'est rompu par le milieu du corps et
toutes ses entrailles se sont répandues.
L’essentiel du message contenu dans l’évangile
de Judas, c’est d’expliquer que si Judas a livré Jésus aux Romains, ce
n'est pas pour une vile question d'argent ou parce qu'il était possédé du
démon, comme le veut la tradition. S'il a trahi son maître, c'est bien à la
demande de celui-ci[18]
qui savait qu'une fois jugé, condamné à mort et crucifié, il accomplirait
son destin, soit de mourir pour sauver l'humanité. Débarrassé de son
enveloppe charnelle[19],
Jésus quitterait ce monde imparfait créé par un dieu qui est inférieur au
Dieu véritable et il retrouverait, par le fait même, son essence divine.
En plus, dans cet évangile, Jésus
révèle à Judas des choses qu'il ne pouvait révéler à personne d'autre, des
secrets sur l'origine du monde. Au départ, un ange lumineux et divin nommé
Adamas est sorti d'un nuage lumineux et il a créé des myriades d'anges pour
régner sur le Chaos. Le premier s'appelait Nébro (ce qui veut dire
« rebelle »), et d'autres l'appelaient Yaldabaoth. Le deuxième
s'appelait Saklas, c’est lui qui a créé Adam et Ève[20].
Nébro et Saklas créèrent chacun six anges pour être leurs assistants, et
chacun reçurent une partie des cieux.
C’est n’est donc pas Dieu qui a
créé le monde, c’est un ange mauvais. D’où la scène où Jésus se moque
des disciples lorsqu’ils rendent grâces pour le pain : par cette
prière, leur dieu, le dieu qui est en eux, sera loué, alors que c’est un
dieu inférieur. L’évangile de Judas se place donc dans la lignée d’autres
textes gnostiques qui disent que le créateur n’est pas le dieu de la sagesse,
de la connaissance, de la lumière, de l’Esprit. Ce n’est qu’un être sans
intelligence, Yahvé, qui a eu la mauvaise idée non seulement de créer le
monde mais de donner la loi et de s’attacher le peuple juif. On l’appelle le
démiurge. Suivent des développements très compliqués sur la cosmologie avec
les douze luminaires de chacun des six éons, ce qui donne un total de
soixante-douze. Mieux encore, chacun comporte cinq firmaments, d'où le total de
trois cent soixante, soit le nombre de jours d'une année solaire. Les
spéculations sur la création de l'homme ne sont pas moins compliquées.
Le récit s'achève par la parole de
Jésus : « Tu surpasseras tous les autres, car tu sacrifieras l'homme qui
me sert d'habit ». Enfin Judas livre Jésus aux grands prêtres et reçoit
d'eux la somme promise.
[1]
C’est un manuscrit en papyrus
comportant vingt cinq feuillets en assez mauvais état. Il fait partie d'un
codex d'une soixantaine de feuillets appelé « Codex de Tchacos », contenant
deux autres textes apocryphes : l'épître de Pierre à Philippe et la
première Apocalypse de Jacques, qui se trouvent aussi dans les manuscrits de
Nag Hammadi découverts en 1945.
[2] Saint Irénée dénonce cet évangile comme hérétique : « ils (les Caïnites) déclarent que Judas le traître était bien avisé de ces choses, et que lui seul, connaissant la vérité comme aucun autre, a accompli le mystère de la trahison. Ils ont produit une histoire fictive de ce genre, qu’ils ont appelé l’Evangile de Judas ». Les Caïnites, membres d'une secte apparue vers l'an 159, vénéraient Caïn et les Sodomites. Ils possédaient un évangile de Judas dans lequel ce dernier était présenté comme un initié ayant trahi Jésus, à sa demande, pour assurer la rédemption de l'humanité. Les Caïnites avaient pour Judas une vénération particulière, ils le louaient comme homme admirable : le plus illustre des fils de Caïn
[3]
Le mystère reste entier sur le ou les véritables
auteurs de l'œuvre, puisque Judas s'est pendu après sa trahison, et qu'il
n'a pu rédiger lui-même le texte original de ce manuscrit.
[4]
Révélation, tel est le mot essentiel, une révélation pour initiés dans
laquelle le récit de l'arrestation de Jésus ne tient que quelques lignes, en
finale. Sur quoi portent donc ces discours secrets de Jésus ? Les
nombreuses lacunes du texte ne rendent pas la lecture aisée. Jésus commence
par instruire « des mystères au-delà du monde et de ce qui aurait lieu
à la fin »
[5] Jésus ne serait pas un véritable homme, il n’est pas tributaire du monde matériel. L’humanité du Christ n’est qu’un habit, une enveloppe. Cette pensée, porte le nom de docétisme : le Christ avait seulement l’apparence de l’humanité. Elle affleure vers la fin du premier siècle, lorsque Jean combat ceux qui reconnaissent le Christ venu avec l’eau de son baptême, où il est déclaré Fils de Dieu, mais nient sa venue « en chair » et « avec le sang » de sa croix.
[6]
La gnose est un courant de pensée
complexe qui a pris des formes diverses et comporte différents aspects. C'est
d'abord une philosophie ésotérique ou l'on trouve le salut par l'initiation
aux mystères cachés. C'est aussi une conception dualiste qui oppose
l'esprit et la matière qui est mauvaise, en particulier l'âme est
emprisonnée dans un corps mauvais. Le mouvement gnostique est apparu au
alentour de 70 après Jésus-Christ et c'est développé jusqu'au quatrième
siècle. Il comprend de nombreuses sectes. Après 313, date à laquelle le
culte chrétien est autorisé par l'empire romain, l'Église à écarté les
textes gnostiques du canon officiel des textes bibliques.
[7]
Pour les Caïnites, Judas seul savait le mystère de la création des hommes
et c'est pour cela qu'il avait livré le Christ à ses ennemis. Par là il
avait rendu un grand service à l'humanité, la mort de Jésus devant procurer
de grands biens au monde, Judas avait fait une bonne action en la
précipitant.
[8]
Barbélo, dans la tradition gnostique, est un des êtres divins primordiaux,
l'aspect féminin de
[9]
Cette vision peut être interprétée de la manière suivante : les
prêtres indignes, ministres de l'égarement, représentent les chefs de la
communauté chrétienne, coupables de provoquer la mort de leurs fidèles
[10]
Judas avait raconté à Jésus la vision qu'il avait eue : les autres
disciples le persécutaient. Il interroge Jésus sur son destin personnel et
Jésus lui répond qu'il sera maudit à travers les générations.
[11]
Pour les gnostiques, sont « sauvés », non pas ceux
qui croient en Jésus, mais ceux qui connaissent Jésus, ceux qui parviennent
à percer les secrets du divin après une longue quête initiatique…
[12]
Pour la gnose, le Dieu véritable est caché aux yeux des hommes par un dieu
inférieur créateur du monde, le dieu de
[13]
Cet évangile présente donc Judas comme un initié, comme un disciple qui
cherche à accéder à des connaissances mystiques sur les origines du Christ
et du monde.
[14]
Les raisons de Judas sont assez subtiles. Il aurait été un « sicaire », un
membre des zélotes, un activiste souhaitant la lutte armée contre la force
de l’envahisseur romain. Il aurait cru que Jésus en tant que Messie
rendrait à Israël sa souveraineté ; déçus par la passivité ou le
pacifisme de Jésus, il le livre pour le faire mettre à mort. Puis pris de
remords il se suicide. Si l’on prolonge cette thèse, on pourrait aller
jusqu’à penser que Jésus aurait en quelque sorte programmé sa mort pour
qu’elle tombe au moment de Pâques. Cette hypothèse soulève un problème
éthique qui semble grave : si on légitime une telle attitude, alors peut-on
dire qu’il serait légitime que chacun choisisse plus ou moins le moment de
sa mort, en la devançant même éventuellement ?
[15]
Le baiser de Judas serait alors en fait un vrai baiser d'amour, et non pas un
baiser de trahison.
[16]
Judas n'est pas l’ennemi du Christ, il est son meilleur ami. Et c'est à lui
que Jésus a demandé de le débarrasser de son enveloppe charnelle, lui qui
ne demande qu'à redevenir un pur esprit. Judas, par amitié, a accepté de se
prêter à un simulacre de trahison. L'évangile précise également qu'il ne
se suicide pas mais coule des jours heureux après le service rendu à son
ami... Il y a donc de fortes chances pour qu'il siège parmi les bienheureux.
[17]
Il va sans dire que l’évangile de Judas affirme que Judas ne s’est pas
suicidé. Sinon, comment aurait-il pu rédiger ce
« récit » ?
[18]
Si Jésus a vraiment demandé à son « meilleur ami » de le
trahir, il n’est qu'un « malade ». Il y a une différence entre
accepter ce qui va arriver et demander à un ami de trois ans d'y prendre
part.
[19]
Pour les rédacteurs de l’évangile de Judas, la mort physique n’est pas
un mal, mais plutôt un bien puisqu’il s’agit de libérer l’esprit de la
matière
[20]
qui
est appelée dans les cieux Zoé.