L’évangile de Nicodème

 

 

 

L’évangile de Nicodème[1] ou Actes de Pilate[2] sont les noms usuels d'un évangile apocryphe composé en grec au quatrième siècle. Le texte qui nous est parvenu, daté du cinquième siècle, reproduirait en grande partie la version du quatrième siècle, mais utilise aussi des traditions très anciennes, puisque Justin et Tertullien font déjà mention d'Actes de Pilate au second siècle.

Dans sa forme originale, il raconte le procès et la mort de Jésus puis, à travers la figure de Joseph d'Arimathie[3] et de trois Galiléens, la résurrection et l'ascension du Christ. 

La quinzième année du règne de Tibère César, empereur des Romains, Hérode étant roi de Galilée depuis dix-huit ans ; et le huitième jour des calendes d'avril, soit le vingt-cinq mars, sous le consulat de Rufus et Rubellion ; en la quatrième année de la deux cent deuxième olympiade, Joseph Caïphe étant grand prêtre des Juifs, Nicodème rapporta tous les événements survenus après le crucifiement et la passion du Seigneur, et il les fit connaître aux grands prêtres et aux autres Juifs. Le même homme laissa un texte, écrit en hébreu.

Tout en s'inspirant des évangiles canoniques, il n'hésite pas à inventer des personnages inconnus de la Bible, ou à développer des figures simplement esquissées dans le Nouveau Testament. Il insiste sur le fait que Jésus accomplit les prophéties de l'Ancien Testament. Rapidement traduit en latin, il connut en Occident un très grand succès, dont témoignent plus de quatre cent manuscrits[4].

Les Juifs dirent à Nicodème : « Toi, tu es devenu son disciple et tu as du parti pris ! » Nicodème répliqua : « Et le gouverneur, lui, est-il son disciple, pour le défendre ainsi ? Ne tient-il pas de César la charge qu'il exerce ? » Les Juifs frémissaient et ils grinçaient des dents contre Nicodème. Pilate leur dit : « Pourquoi grincez-vous des dents contre lui ? Est-ce d'entendre la vérité ? » Les Juifs dirent à Nicodème : « Prends-la, sa vérité, et partage son sort ! - Amen, amen, répondit Nicodème, que je les prenne, comme vous l'avez dit ! » Un des Juifs s'élança et demanda la parole au gouverneur : « Si tu veux parler, parle », répondit celui-ci. Le Juif : « Moi, dit-il, je suis resté couché trente-huit ans, perclus de douleur. Jésus vint. Beaucoup de démoniaques et d'autres, atteints de maux divers étaient guéris par lui. Quelques jeunes gens eurent pitié de moi, ils me transportèrent avec mon lit et me posèrent devant lui. En me voyant, Jésus fut ému de compassion et il me dit : « Prends ton grabat et marche ! Et je pris mon grabat et je marchai ! » Les Juifs disent à Pilate : « Demande-lui quel jour il fut guéri. » Le miraculé répondit : « C'était au sabbat. » Les Juifs s'exclamèrent : « Ne t'avions-nous pas averti qu'il guérit et chasse les démons en plein sabbat ? » Un autre Juif bondit : « Moi, dit-il, j'étais aveugle de naissance; j'entendais les voix mais je ne voyais pas les visages. Quand Jésus passa près de moi, je criai à pleine gorge : Aie pitié de moi, fils de David ! Et il eut pitié, et il posa ses mains sur mes yeux. A l'instant, je recouvrai la vue. » Un autre Juif accourut et dit : « J'étais bossu, et d'un mot, il m'a redressé ! » Un autre s'écria : « J'étais lépreux et d'un mot, il m'a purifié. » Une femme, du nom de Bérénice, lui cria de loin : « J'avais une perte de sang, et j'ai touché la frange de son manteau et mon flux s'est tari, qui durait depuis douze ans ! » Les Juifs dirent : « Notre loi n'admet pas le témoignage d'une femme. » Et une foule d'autres gens, hommes ou femmes, s'exclamait : « Cet homme est un prophète, et les démons lui sont soumis ! » A ceux qui disaient que les démons lui étaient soumis, Pilate dit : « Pourquoi vos docteurs ne lui obéissent-ils pas ? » Ils dirent : « Nous ne savons pas. » D'autres racontèrent qu'il avait relevé du tombeau Lazare, mort depuis quatre jours. Le gouverneur frissonna et dit à la multitude des Juifs : « Pourquoi voulez-vous répandre un sang innocent ? »

Jésus sortit du prétoire accompagné des deux larrons. Lorsqu'ils furent sur place, on le dépouilla de ses vêtements, on le ceignit d'un linge et on lui posa une couronne d'épines sur la tête. Et l'on crucifia avec lui les deux larrons. Jésus disait : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font. » Puis les soldats se partagèrent ses vêtements et le peuple se tenait là, regardant. Les grands prêtres et avec eux les chefs le narguaient, disant : « Il en a sauvé d'autres. Qu'il se sauve lui-même ! S'il est le fils de Dieu, qu'il descende de la croix ! » Et les soldats aussi le bafouaient ; ils s'approchaient de lui, lui présentaient du vin aigre mêlé de fiel et disaient : « Tu es le roi des Juifs, sauve-toi toi-même. » Après la sentence, ordre avait été donné de porter sur un écriteau en lettres grecques, romaines et hébraïques le motif de sa condamnation, tel que les Juifs l'avaient énoncé : « Celui-ci est le roi des Juifs. » Un des malfaiteurs suspendus à la croix lui disait : « Si tu es le Christ, sauve-toi toi-même, et nous aussi. » Mais Dysmas prit la parole et le réprimanda : « N'as-tu pas crainte de Dieu, toi qui subis la même peine ? Pour nous, c'est justice. Nous payons nos actes ; mais lui n'a rien fait de mal. » Et il disait : « Seigneur, souviens-toi de moi dans ton royaume. » Et Jésus lui répondit : « En vérité, en vérité, je te le dis, dès aujourd'hui, tu seras avec moi dans le paradis. » C'était environ la sixième heure et l'obscurité se fit sur la terre jusqu'à la neuvième heure, le soleil s'étant éclipsé. Et le voile du temple se déchira par le milieu. D'une voix forte, Jésus s'écria : « Entre tes mains je remets mon esprit. » Et il expira. A la vue de ce qui était arrivé, le centurion glorifia Dieu, disant : « Cet homme était un juste ! » Et les foules qui étaient accourues pour assister au spectacle, s'en retournaient en se frappant la poitrine. Le centurion rapporta les événements au gouverneur. Alors Pilate et sa femme entrèrent dans une profonde affliction et ce jour-là ils ne touchèrent plus ni mets ni boisson. Pilate, ayant convoqué les Juifs, leur dit : « Avez-vous vu ce qui est arrivé ? » Ils dirent : « Il y a eu une éclipse de soleil. Nous en avons l'habitude. »

Ses amis se tenaient à distance, ainsi que les femmes qui l'avaient accompagné depuis la Galilée et qui voyaient cela. Survint un homme, appelé Joseph, membre du Conseil, il était d'Arimathie et il avait foi dans le Royaume de Dieu. Il s'approcha de Pilate et lui demanda le corps de Jésus. Puis il le descendit de la croix, le roula dans un linceul tout blanc, et le plaça dans une tombe taillée dans le roc, où personne encore n'avait été mis. Quand ils surent que Joseph avait demandé le corps de Jésus, les Juifs le cherchèrent, lui et les douze hommes qui avaient soutenu que Jésus était né régulièrement; ils cherchaient aussi Nicodème et bien d'autres encore, qui étaient accourus devant Pilate pour lui faire connaître les bienfaits de Jésus. Tous s'étaient cachés. Seul Nicodème parut devant les Juifs, parce qu'il était l'un des principaux d'entre eux. Et il leur demanda : « Comment êtes-vous entrés dans la synagogue ? » Et les Juifs répondirent : « Et toi, comment y es-tu entré ? Tu es son complice, partage donc le même sort que lui dans le siècle futur ! » Nicodème répondit : « Amen, amen ! » A son tour, Joseph sortit et leur dit : « Pourquoi vous êtes-vous irrités de ce que je demande le corps de Jésus ? Voici, je l'ai placé dans mon tombeau neuf, après l'avoir enveloppé d'un linceul tout blanc, et j'ai roulé la pierre devant la porte du caveau. Mais vous, vous avez mal agi envers ce juste, que vous avez crucifié sans remords et que vous avez même transpercé d'un coup de lance. » Les Juifs empoignèrent Joseph et décidèrent de le faire garder jusqu'au lendemain du sabbat. « Sache bien, lui dirent-ils, que seule, l'heure nous empêche de te châtier, puisque le sabbat commence. Mais sache-le aussi, tu ne mérites pas même une sépulture... Joseph riposta : « Vous avez dit à Pilate : Que son sang retombe sur nous et sur nos enfants ! En vérité, je crains que la colère du Seigneur déjà ne s'abatte sur vous et sur vos enfants, comme vous l'avez dit. » Ces mots exaspérèrent les Juifs. Ils se saisirent de Joseph et l'enfermèrent dans une maison sans fenêtre, postèrent des gardes à l'entrée et scellèrent la porte derrière laquelle Joseph était captif…

Ils siégeaient encore dans la synagogue, mal remis de leur étonnement, quand arrivèrent quelques membres de la garde que les Juifs avaient demandée à Pilate, et qu'ils avaient chargée de surveiller le tombeau de Jésus et d'empêcher ses disciples de venir le prendre. Ils racontèrent les événements aux chefs de la synagogue, aux prêtres et aux lévites : « Il s'est fait un grand tremblement, et nous avons vu un ange descendre du ciel, et il a roulé la pierre qui fermait le caveau et s'est assis dessus. Il étincelait comme la neige et comme l'éclair. En proie à une grande frayeur, nous tombâmes, à moitié morts. Et nous entendîmes la voix de l'ange : il parlait aux femmes debout près du sépulcre : soyez sans crainte, vous ! Je sais que vous cherchez Jésus, le crucifié. Il n'est pas ici. Il est ressuscité selon ce qu'il avait dit ! Venez et regardez l'endroit où avait été déposé le Seigneur. Et vite allez dire à ses disciples qu'il s'est relevé d'entre les morts et qu'il est en Galilée. » Les Juifs dirent : « Qui étaient ces femmes à qui il parlait ? - Nous ignorons qui elles étaient », répondirent les gardes. Les Juifs : « Quelle heure était-il ? » Les gardes : « Minuit. » Les Juifs : « Et pourquoi ne les avez-vous pas arrêtées ? » Les gardes : « Nous étions morts de peur, et désespérions de jamais revoir la lumière du jour. Comment aurions-nous pu les arrêter ? » Les Juifs : « Aussi vrai que vit le Seigneur, nous ne vous croyons pas. » Les gardes dirent aux Juifs : « Vous avez rencontré en cet homme des signes aussi grands et ne l'avez pas cru. Pourquoi croiriez-vous des gens comme nous ? Mais vous avez bien fait de jurer par la vie du Seigneur, car il est vivant ! » Les gardes reprirent : « Il paraît que vous avez enfermé l'homme qui avait réclamé le corps de Jésus, que vous avez scellé sa porte, mais quand vous l'avez ouverte, vous ne l'avez pas trouvé. Donnez-nous Joseph, et nous vous donnerons Jésus ! » Les Juifs répondirent « Joseph est rentré chez lui. » Les gardes répliquèrent : « Et Jésus est ressuscité, c'est l'ange qui nous l'a dit. Il se trouve en Galilée. » Ces propos inquiétaient les Juifs. Ils dirent : « Il ne faut pas que cette nouvelle s'ébruite et que tous se convertissent à Jésus. » Et après avoir délibéré, ils se cotisèrent et remirent un bon pécule aux soldats avec cette consigne : « Dites que la nuit, pendant que vous dormiez, ses disciples sont venus et l'ont dérobé. Si l'affaire parvient aux oreilles du gouverneur, nous nous chargeons de l'amadouer et nous vous épargnerons les ennuis. » Les soldats empochèrent l'argent et firent comme on leur avait dit.

L'intention apologétique est évidente : Pilate devient le témoin privilégié de l'innocence et de la divinité de Jésus. Même rôle du côté juif chez Nicodème et Joseph d'Arimathie : tous les personnages de cet évangile finissent par se convertir. 

L'évangile de Nicodème a fortement influencé la culture occidentale ; il a été souvent cité et exploité au Moyen Âge, aussi bien dans les encyclopédies médiévales et dans des chroniques historiques que des manuels de prédication 

C’est l’un des écrits apocryphes les plus curieux auxquels aient donné naissance les premiers siècles du christianisme, puisqu’il contient, dans sa deuxième partie, le récit de la descente du Christ aux enfers[5].  

Satan, l'héritier des ténèbres, survint et dit à Hadès : « Tous ceux que j'ai engloutis depuis le commencement, je les sens bien agités, et j'en ai le ventre tout endolori. Ce Lazare, qui m'a été ravi le premier, ne me laisse rien augurer de bon. Il s'est envolé de chez moi, non comme un cadavre, mais comme un aigle, si impétueusement la terre le rejeta. Ainsi, je t'en conjure, dans ton intérêt et dans le mien, ne me l'amène pas ici. Car je soupçonne qu'il ne vient ici que pour sauver tous ces pécheurs que sont mes morts. Je te le répète, par notre royaume de ténèbres, si tu le fais descendre, il ne restera plus un seul trépassé en mon pouvoir. » Satan et Hadès discutaient ainsi, quand une voix tonna : « Élevez vos frontons, princes. Élevez-vous, portes éternelles, et le roi de gloire entrera. » A ces mots, Hadès dit à Satan : « Va-t-en, si tu es vaillant, et livre-lui bataille. » Satan sortit. Alors Hadès dit à ses démons : « Fermez bien les portes de bronze, poussez les barres de fer, renforcez les verrous, exercez une surveillance sans relâche. Car s'il descend chez nous, il deviendra notre maître. »… Aussitôt Hadès cria : « Nous sommes vaincus ! Malheur à nous ! Mais qui es-tu, toi qui possèdes une telle puissance et un tel empire ? … Tu fus cloué en croix et déposé au tombeau, et te voilà soudain libre et tu as anéanti notre royaume »… Hadès parlait encore quand le roi de gloire étendit sa main, saisit Adam notre premier père, et le ressuscita. Puis, se tournant vers les autres, il dit : « Venez avec moi, vous tous qui devez votre mort au bois que celui-ci a touché. Car voici : je vous relève tous par le bois de la croix ! » Alors il les fit tous sortir, et l'on vit notre premier père Adam rempli de joie : « Je rends grâce à ta magnanimité, Seigneur, disait-il, car tu m'as fait remonter du fond des enfers. » Et tous les prophètes et tous les saints disaient : « Nous te rendons grâces, Seigneur, sauveur du monde, qui as tiré nos vies de la corruption. » Et tandis qu'ils parlaient, le Seigneur bénit Adam en marquant son front du signe de la croix. Il fit le même geste avec les patriarches et les prophètes, les martyrs et les ancêtres, et d'un bond les fit sortir de l'enfer. Et pendant qu'il marchait, les saints pères chantaient derrière lui, et disaient : « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur. Alléluia. A lui la louange de tous les saints. » Il se rendit au paradis, tenant notre premier père Adam par la main, et il le confia à l'archange Michel, ainsi que tous les justes…

 


[1] Nicodème (son nom vient du grec nikh, « victoire » et dhmos, « peuple ») est un des disciples de Jésus, mais en secret. Pharisien et membre du sanhédrin, Nicodème apparaît trois fois dans l’évangile selon Jean : il va écouter son enseignement (Jn. 3, 1-21), il prend sa défense lors qu’il est malmené par les Pharisiens (Jn. 7, 45-51), il aide Joseph d’Arimathie lors de la mise au tombeau (Jn. 19, 39-42).

[2] Ces Actes auraient été rédigés en réplique à de faux actes que l'empereur Maximin Daïa (311-312) avait fait écrire pour vilipender le Christ, et qu'il avait imposés dans les écoles.

[3] Joseph d’Arimathie est mentionné dans les Évangiles dans le contexte de la mort de Jésus. Riche (Mt. 27, 57) et membre illustre du sanhédrin (Mc. 15, 43 ; Lc. 23, 50), il possédait un tombeau neuf creusé dans le roc, près du Golgotha, à Jérusalem. C’était un disciple de Jésus, mais, comme Nicodème, il l’était en secret par crainte des autorités juives (Jn. 19, 38). Luc dit de lui qu’il attendait le royaume de Dieu et qu’il n’avait pas consenti à la condamnation de Jésus par le sanhédrin (Lc. 23, 51). À l’heure de la crucifixion, il n’hésite pas à faire face et il demande à Pilate le corps de Jésus (dans l’évangile de Pierre, apocryphe du deuxième siècle, il le sollicite avant la crucifixion). Le préfet lui ayant donné l’autorisation, il détache le crucifié, l’enveloppe dans un drap propre et, aidé par Nicodème, dépose Jésus dans son tombeau, qui n’avait pas encore été utilisé. Après l’avoir fermé avec une grande pierre, tous deux s’en vont (Mt. 27, 57-60 ; Mc. 15, 42-46 ; Lc. 23, 50-53 et Jn. 19, 38-42).

[4] Au cours des siècles, cet évangile s'est trouvé à la source d'une importante tradition littéraire et iconographique, dont l'introduction retrace les grandes lignes, et dont les témoins les plus connus aujourd'hui sont probablement les « Quêtes du Graal » (ce vase sacré dans lequel Joseph d’Arimathie a recueilli le sang du Christ) et les icônes byzantines de la Résurrection.

[5] Ce récit est attribué à deux fils jumeaux de Syméon « qui reçut Jésus dans ses bras et ses deux fils par lui ressuscités. Nous les avions ensevelis peu avant. Aujourd'hui on peut voir leurs tombes ouvertes et vides. Ils sont vivants et habitent Arimathie ». Ce récit comble la curiosité des chrétiens en développant la sobre évocation de 1 P. 3, 18s