Identité de Jésus

 

Il est pratiquement impossible de retracer une histoire de Jésus, car les évangiles ne sont pas des livres d'histoire, mais des témoignages sur son existence et son message. De plus, ces témoignages ont subi l'influence de l'interprétation des communautés chrétiennes dans lesquelles ils ont été rédigés.

Il n'existe pas d'autre personnage historique qui ait exercé une influence comparable à celle de ce prophète galiléen, nommé Jésus de Nazareth, puisque son influence se fait sentir encore aujourd'hui après vingt siècles, même chez ceux qui se disent non-chrétiens. Ceux-ci, même s'ils sont adversaires de la religion sous toutes ses formes, reconnaissent que Jésus a été un personnage hors du commun et que son message a marqué l'ensemble de l'humanité, bien que sa prédication n'ait duré que quelques années et que sa mort fut ignominieuse. Et pourtant, aussi extraordinaire que cela puisse paraître, cet homme n'a laissé aucun écrit. Il s'est contenté de proclamer dans son pays la Bonne Nouvelle du Royaume de Dieu. Les évangiles, seule source d'information sur sa vie, ne se présentent même pas comme des biographies, mais comme des témoignages de foi des premières communautés. L'historien se trouve alors singulièrement dépourvu quand il entreprend de retracer ou de décrire ce que fut son existence.

Une question se pose avec une certaine acuité chez ceux qui s'opposent le plus violemment à la foi chrétienne : y a-t-il eu à l'origine du christianisme une personnalité réelle, celle de Jésus, ou bien l'histoire évangélique n'est-elle que la traduction d'un mythe et Jésus n'a-t-il eu de réalité que dans l'imagination et le coeur de ses adorateurs ? Ce n'est pas une question nouvelle, puisqu'elle s'est posée à partir du dix-huitième siècle... tout comme peu de temps après on s'interrogeait sur l'existence de Napoléon, en se demandant s'il n'était pas qu'un mythe, qu'une histoire légendaire. C'est au début du vingtième siècle que la discussion sur l'historicité de Jésus s'est amplifiée, parce que les matériaux évangéliques ne permettaient pas d'écrire une vie de Jésus et que les témoignages non-chrétiens concernant Jésus de Nazareth sont peu nombreux.

L'histoire de Jésus n'est consignée ni dans les actes officiels ni dans les annales de l'empire romain, ni dans aucun ouvrage d'histoire juive, et il n'a guère été pris en considération par l'histoire mondiale. Il fait son entrée dans l'histoire profane à l'occasion d'un échange de notes administrative. Gaius Plinius Secundus, généralement appelé Pline le Jeune, légat en Bythinie, écrit à l'empereur, vers 112, pour lui faire part de quelques-uns de ses problèmes. Il a comme soucis importants des grèves, des scandales municipaux et une morosité politique. Il constate également un grand malaise religieux : les temples sont désertés, dans quelques-uns même, le culte a cessé. Cela a conduit à une crise agricole, puisqu'il n'y a plus d'acheteurs pour les animaux destinés aux sacrifices. Tout cela est imputable, selon les informateurs de Pline, aux chrétiens qui forment une société secrète et qui manquent certainement de loyauté envers l'empire romain. Cette lettre est importante pour connaître l'Eglise ancienne, mais c'est certainement des adversaires des chrétiens (donc des gens qui ont eu affaire à ceux-ci) que le gouverneur de Bythinie tire ses informations. Il demandait des instructions au sujet de "chrétiens" qu'une lettre anonyme avait dénoncés.

J'ai l'habitude, Seigneur, de vous consulter, sur mes doutes. Voici la règle que j'ai suivie à l'égard de ceux qui ont été déférés à mon tribunal comme chrétiens. Toute leur faute ou toute leur erreur s'était bornée à se réunir habituellement à date fixe, avant le lever du jour et de chanter entre eux un hymne à Christ comme a un dieu, et de s'engager par serment (non, comme il semble que Pline s'y attendait, à quelque crime, mais) à observer la loi morale : ne pas commettre de vol, de violence, d'adultère, de ne pas manquer à leur parole, ne pas nier un dépôt réclamé... Ils se retrouvaient pour prendre ensemble un repas, mais un repas ordinaire et innocent. A ceux qui avouaient, je l'ai demandé une deuxième et une troisième fois, en les menaçant de supplice. Ceux qui persévéraient, je les ai fait exécuter. Ceux qui niaient être chrétiens ou l'avoir été, s'ils invoquaient les dieux selon la formule que je leur dictais et sacrifiaient par l'encens et par le vin devant ton image que j'avais fait apporter à cette intention avec les statues des divinités, si, en outre, ils blasphémaient le Christ - toutes choses qu'il est, dit-on, impossible d'obtenir de ceux qui sont vraiment chrétiens, j'ai pensé qu'il fallait les relâcher. Ce n'est pas seulement à travers les villes, mais aussi à travers les villages et les campagnes que s'est répandue la contagion de cette superstition. Je crois pourtant qu'il est possible de l'enrayer et de la guérir.

Trajan répond de ne pas tenir compte des dénonciations anonymes et de punir ceux qui s'obstineraient à s'affirmer chrétiens.

Il ne faut pas rechercher les chrétiens. Mais s'ils sont dénoncés et convaincus, qu'on les châtie. Pourtant, si quelqu'un nie être chrétien et le prouve en sacrifiant aux dieux, qu'il obtienne le pardon.

La lettre de Pline n'est pas la seule source non chrétienne à désigner "Christ". Trois ou quatre ans plus tard, Tacite écrit ses Annales, il dit que Néron était soupçonné d'être l'instigateur de l'incendie de Rome en 64. Pour faire taire les rumeurs, la police romaine avait recherché un bouc émissaire. Elle en trouva un dans un groupe de personnes connues sous le nom de chrétiens, qui étaient méprisées par la populace à cause de leur conduite scandaleuse à ses yeux. Aussi un certain nombre de chrétiens furent-ils torturés et condamnés à mort.

Néron produisit comme inculpés... des gens détestés pour leurs turpitudes, que La foule appelait chrétiens. Ce nom leur vient de Christ que, sous le principat de Tibère, le procurateur Ponce-Pilate avait livré au supplice. Réprimée sur le moment, cette exécrable superstition perçait de nouveau, non seulement en Judée où le mouvement avait pris naissance, mais encore à Rome où tout ce qu'il y a d'infâme et de honteux afflue et trouve des sectateurs...

Tacite ne semble pas croire au bien-fondé de l'accusation portée contre les chrétiens, mais il n'hésite par à les présenter comme des ennemis déclarés de la société romaine. Il nomme le Christ comme fondateur de ce mouvement et donne des renseignements historiques qui reprennent les évangiles : Tibère et Ponce-Pilate. Malheureusement la mort du fondateur n'avait pas stoppé le mouvement, et à l'époque de l'incendie de Rome, soit une trentaine d'année après sa mort, les partisans de cette superstition étaient devenus une multitude immense. Mais Tacite n'aurait-il pas utilisé des documents d'origine chrétienne, en recourant par exemple à des témoignages de croyants inculpés, conservés dans des rapports de police ?

Vers l'an 120, dans sa Vie des douze Césars, Suétone écrit la vie de Néron. Dans une série de mesures prises par l'empereur, il note : On livra au supplice les chrétiens, sorte de gens adonnés à une superstition nouvelle et dangereuse. Et, dans la vie de Claude, on peut lire : Comme les juifs se soulevaient continuellement, à l'instigation d'un certain Chrestos, il les chassa de Rome.

Dans tout cela, il n'y a rien de très précis concernant Jésus qui mourut sous Ponce-Pilate. Mais un fait est capital : dans la deuxième décennie du deuxième siècle, les autorités impériales connaissent les chrétiens comme un mouvement spécifique, et elles ont eu affaire à eux déjà sous Néron. Trois témoins romains font mention du Christ, ce qui empêche de mettre en doute son existence historique.

Indirectement, les textes juifs du Talmud établissent également qu'il n'y a pas lieu de mettre en doute son existence. Une tradition antérieure à l'an 200, venue du traité du Sanhédrin, dans le Talmud de Babylone, indique : A la veille de la fête de la Pâque, on pendit Jésus. Quarante jours auparavant, le héraut avait proclamé : il est conduit dehors pour être lapidé, car il a pratiqué la magie et séduit Israël et l'a rendu apostat. Celui qui a quelque chose à dire pour sa défense, qu'il vienne et le dise. Comme rien n'avait été avancé pour sa défense, on le pendit à la veille de la fête de la pâque.

Pour poursuivre l'enquête, on peut apporter un autre document juif. Vers 93, Flavius Josèphe mentionne le Christ dans deux passages de son livre, les Antiquités juives. Le premier rapporte la condamnation et l'exécution de jacques, le frère de Jésus, et le second parle de Jésus comme d'un sage dont beaucoup de juifs et de non-juifs sont devenus les disciples, croyant qu'il était le Messie : A cette époque vécut Jésus, un homme exceptionnel, car il accomplissait des choses prodigieuses. Maître de gens qui étaient disposés à faire bon accueil aux doctrines de bon aloi, il se gagna beaucoup de monde parmi les juifs et jusque parmi les hellènes. Lorsque, sur la dénonciation de nos notables, Pilate l'eut condamné à la croix, ceux qui lui avaient donné leur affection au début ne cessèrent pas de l'aimer, parce qu'il leur était apparu le troisième jour, de nouveau vivant, comme les divins prophètes l'avaient déclaré, ainsi que mille autres merveilles à son sujet. De nos jours ne s'est pas tarie la lignée de ceux qu'à cause de lui on appelle chrétiens. Les examens littéraires et les critiques des historiens laissent cependant à penser que ce passage ne peut pas être de la main de Flavius Josèphe, parce qu'il souligne trop la pensée chrétienne.

Si c'est en langue hébraïque ou araméenne, et si c'est très probablement à Jérusalem qu'est née la première littérature concernant Jésus, depuis lors, il n'y a guère eu de littérature juive concernant Jésus, venant des descendants à qui le prophète de Nazareth avait pou s'adresser. Quelques lignes dans toute la littérature non-chrétienne, c'est tout ce que nous pouvons savoir de Jésus de l'extérieur. Le seul intérêt qu'il est possible de trouver dans ces témoignages non-chrétiens, c'est que même les plus ardents détracteurs de la prédication du Nazaréen n'ont jamais mis en doute son existence historique, ce qui sera fait par les critiques les plus tendancieux de l'époque moderne... Mais ceux qui ont entendu parler de ce prophète galiléen considèrent toujours son arrivée sur la scène publique comme un événement quelconque, sans grande importance.

On aurait tort de penser que les seules sources non-chrétiennes ont une valeur probante. Les textes du Nouveau Testament permettent aussi d'affirmer, sans la moindre hésitation, l'existence historique de Jésus, même si les premières communautés chrétiennes n'ont pas cherché à mettre en valeur le rôle historique mondial que pouvait avoir celui en qui des hommes mettaient leur foi, au point de mourir pour son nom au lieu de le renier. Pour connaître Jésus de Nazareth, il faut accepter de franchir le pas de la foi et de s'en remettre au témoignage que les premiers chrétiens ont porté sur lui. Les lettres de l'apôtre Paul, qui sont facilement datables, permettent d'affirmer un fait qu'aucune communauté chrétienne n'aurait inventé d'elle-même : Jésus est mort pendu à une croix, cela vraisemblablement le vendredi 7 avril 30 (cette date est très vraisemblable, quoique pas entièrement certaine, d'autres années sont possibles, entre 29 et 33). Cette mort est loin d'être une "mort noble" pour le fondateur d'une religion ! En effet, il y a un texte terrible dans la Loi de Moïse concernant un tel châtiment : l'homme ayant en lui un péché passible de mort, qui aura été mis à mort et que l'on aura pendu à un arbre : un pendu est une malédiction de Dieu (Dt. 21, 23).

A partir du milieu du deuxième siècle, les chrétiens se définissent eux-mêmes de la manière suivante :   

Autrefois, nous prenions plaisir à la débauche, aujourd'hui la chasteté fait nos délices. Nous pratiquions la magie, aujourd'hui, nous sommes consacrés au Dieu bon et non engendré. Nous étions avides d'argent, aujourd'hui, nous mettons en commun ce que nous possédons, nous partageons avec quiconque est dans le besoin. Les haines, les meurtres nous opposaient les uns aux autres, la différence des moeurs ne nous permettait par de recevoir l'étranger dans notre maison. Aujourd'hui, après la venue du Christ, nous vivons ensemble, nous prions pour nos ennemis, nous cherchons à gagner nos injustes persécuteurs, afin que ceux qui auront vécu conformément à la sublime doctrine du Christ puissent espérer les mêmes récompenses de Dieu, le Maître du monde (Justin, vers 150).

Les chrétiens ne se distinguent pas des autres hommes ni par le pays ni par le langage, ni par les vêtements... Ils se conforment aux usages locaux pour les vêtements, la nourriture et la manière de vivre. Ils résident chacun dans sa propre patrie, mais comme des étrangers domiciliés. Toute terre étrangère leur est une patrie et toute patrie leur est une terre étrangère... Ils sont dans la chair mais ne vivent pas selon la chair. Ils passent leur vie sur la terre mais sont citoyens du ciel. Ils obéissent aux lis établies et leur manière de vivre l'emporte en perfection sur les lois. Ils aiment tous les hommes et tous les persécutent... Ils sont pauvres et enrichissent un grand nombre... On les persécute et ils bénissent. Châtiés, ils sont dans la joie comme s'ils naissaient à la vie. En un mot, ce que l'âme est dans le corps, les chrétiens le sont dans le monde (Epître à Diognète, fin du deuxième siècle).

Des témoignages non-chrétiens et chrétiens dignes de foi attestent l'existence de Jésus de Nazareth. Ce son les documents chrétiens qui sont les plus nombreux pour affirmer qu'un personnage historique réel se trouve derrière toute la tradition évangélique. Ainsi encore, aux environs de l'an 200, mourut à Lyon saint Irénée, qui était évêque de cette ville, et donc l'un des hommes les plus marquants de cette cité. Une de ses lettres, adressée à son ami Florinus, nous est parvenue. A celui qu'il avait perdu de vue depuis un certain temps, Irénée rappelle des souvenirs de vie étudiante en Asie Mineure, évoquant leurs études auprès de Polycarpe, évêque de Smyrne, qui mourut aux environs de 155, alors qu'il était âgé de plus de quatre-vingt cinq ans. Il se souvient que le vieillard Polycarpe les entretenait de "Jean, le disciple du Seigneur", qu'il avait personnellement connu bien des années auparavant. Irénée n'aurait pas fait ce témoignage sans avoir la certitude que son ami pouvait évoquer les mêmes souvenirs. Donc, aux environs de l'an 200, un homme était en mesure d'évoquer Jésus par l'intermédiaire d'un maître qui avait connu personnellement un des disciples de ce Jésus...

Devant la pauvreté des témoignages non-chrétiens, il est nécessaire, sinon indispensable de recourir au témoignage des communautés chrétiennes pour percer le mystère de cet inconnu qui a si intensément marqué la pensée religieuse. Il faut se mettre à l'écoute de ces conteurs populaires qui ont tenté de transmettre aux générations ultérieures ce qu'ils avaient perçu de Jésus de Nazareth. La tradition de l'Eglise a limité leur nombre à quatre, bien que le quatrième évangile soit davantage une construction théologique élaborée qu'un conte populaire... Les trois premiers évangiles sont appelés synoptiques, parce qu'il est possible de les lire en parallèles, même s'ils ne sont pas toujours unanimes. Ce ne sont pas des biographies de Jésus, mais des témoignages de foi et des annonces du mystère de Jésus. Jamais un récit ne rapporte un fait brut, mais toujours, quand il présente un acte ou une parole de Jésus, il cherche à transmettre un enseignement qui remonte au maître, qui lui est fidèle sinon dans la lettre, du moins dans l'esprit.

Jésus serait né sous le règne d'Hérode le Grand, soit quelques années avant le début de l'ère chrétienne, dont le point de départ n'a été fixé qu'au sixième siècle : à la suite d'une erreur de calcul, le moine Denys fixa le début de cette ère en l'an 754 de la fondation de Rome. Ce calcul, même erroné, a permis d'illustrer ultérieurement, par ce texte poétique, la situation du monde au moment de la naissance de Jésus.

Des milliards d'années depuis qu'au commencement roulèrent les galaxies dans l'immensité du monde, des millions d'années depuis que la terre avait balbutié les premiers hommes, près de deux mille ans depuis qu'Abraham avait fait route vers l'inconnu, quinze siècle depuis Moïse et la sortie d'Egypte, mille ans après le règne de David, au cours de la cent quatre vingt quatorzième Olympiade, dans la sept cent cinquante quatrième année de la fondation de Rome, et la quarante deuxième année du règne d'Auguste, après tant de déluges, de gloires et d'empires écroulés, six siècles après le Bouddha, et cinq après Socrate, Jésus-Christ, Dieu éternel, Fils du Père éternel, conçu dans le temps par une femme, naît à Bethléem, en Palestine, pour sanctifier le monde.