Chapitre 5.

De la confession de foi de Pierre

à la Transfiguration du Seigneur

La confession de foi de Pierre et la Transfiguration du Seigneur forment le centre de l'évangile selon saint Marc. Jusqu'à présent, le secret messianique n'est pas révélé aux hommes : ceux-ci ne peuvent en avoir aucune connaissance. La question de l'identité de Jésus se pose à tous comme une énigme, et la réponse de Pierre (8, 29) donne la clef, mais cette réponse a besoin d'être expliquée. C'est pourquoi Jésus commença à leur enseigner qu'il fallait que le Fils de l'homme souffre beaucoup.

Ces deux récits qui occupent la place centrale de l'évangile s'éclairent mutuellement, selon une structure concentrique :

A Les hommes disent de Jésus qu'il est Élie ou l'un des prophètes 8, 27-28

 

 

 

 

B Pierre, au nom des disciples, répond que Jésus est le Christ 8, 29-30

 

 

 

 

C Jésus enseigne que

le Fils de l'homme

doit mourir

et ressusciter 8, 31-33

 

 

 

 

 

 

D Une section catéchétique

a - le renoncement à soi-même 8, 34

          b - à cause de moi et de l'évangile 8, 35

           c - payer de sa vie 8, 36

                   c' - la valeur de la vie 8, 37

          b' - honte de moi et de mes paroles 8, 38

a' - la vision du Règne de Dieu 9, 1

 

 

C' Le ciel transfigure Jésus

et l'Ancien Testament lui rend témoignage 9, 2-6

 

 

B' Le Père révèle la véritable identité de Jésus : il est son propre Fils 9, 7-10

 

 

A' L'Écriture apporte du sens sur la mission de celui qui doit précéder la venue du Fils de l'homme 9, 11-13

 

 

 

 

La confession de foi de Pierre constitue le sommet de la première partie de l'évangile. Jusqu'à présent, Jésus gardait le silence sur son identité. Désormais, le cadre géographique change : le champ d'action de Jésus ne sera plus la Galilée, mais Jérusalem, et il parlera ouvertement de sa mission, qui est véritablement une montée vers la Passion.

Les hommes disent de Jésus qu'il est Élie ou l'un des prophètes

Jésus s'en alla avec ses disciples vers les villages voisins de Césarée de Philippe. En chemin, il interrogeait ses disciples : Qui suis-je, au dire des hommes ? Ils lui dirent : Jean le Baptiste, pour d'autres, Élie, pour d'autres, l'un des prophètes.

La mise en parallèles faite précédemment de l'interrogation du roi Hérode à propos de Jésus et de celle de Jésus à propos de sa propre identité montre non seulement la cohésion du troisième développement sur le pain, mais encore la lente progression du questionnement sur la personne même de Jésus. La confession de Pierre apparaît alors comme la résultante de toute une démarche de la foi qui, lorsqu'elle est éclairée (comme les yeux de l'aveugle qui sont ouverts progressivement) peut aller au-delà de toutes les réponses insuffisantes de l'homme.

La question de l'identité de Jésus ne vient pas de la foule ni de ses disciples, mais de Jésus lui-même. Ce serait sans doute se faire grandement illusion que de penser que Jésus ignorait ce que les hommes disaient de lui... Mais le moment est particulièrement exceptionnel. Pour que les disciples puissent comprendre la portée de la révélation qui va leur être faite, Jésus prend l'initiative et va, en quelque sorte, orienter le débat.

A la première question, les disciples peuvent facilement apporter une réponse. Les foules ont déjà une opinion sur Jésus. Ses paroles, ses actions sont comparables à celles des prophètes des temps anciens, à Élie qui devait revenir inaugurer les temps nouveaux, à Jean-Baptiste qui serait revenu à la vie, ou à quelque autre prophète. Même si le programme de Jésus le situe dans la catégorie prophétique, la foule ne s'est pas encore bien décidée. Hérode s'est forgé une opinion bien arrêtée : Ce Jean que j'ai fait décapiter, c'est lui qui est ressuscité (Mc. 6, 16). Les disciples, eux, n'avaient encore aucun élément de réponse entre les mains.

Sa seconde question, Jésus l'adresse à ses disciples d'une manière plus directe. Il ne discute pas les opinions de la foule, et il ne réduit pas la réponse qu'il attend de ses disciples à l'opinion de la foule : le temps est venu pour les disciples d'exprimer leur conviction à son égard.

Pierre, au nom des disciples, répond que Jésus est le Christ

Et lui leur demandait : Et vous, qui dites-vous que je suis ? Prenant la parole, Pierre lui répond : Tu es le Christ. Et il leur commanda sévèrement de ne parler de lui à personne.

La réponse de Pierre dépasse les opinions de la foule : Jésus n'est plus considéré comme un prophète, mais comme le Messie, celui qui était annoncé par les prophètes et dont la venue imminente était annoncée par Jean-Baptiste.

Cette réponse de Pierre est aussi la forme de l'acte de foi de l'Église primitive. Dire que Jésus était le Christ signifiait l'entrée dans Église et constituait le "Credo" primitif. C'est le titre officiel de Jésus qui vient d'être révélé par un homme, titre dont il est fait mention au commencement de l'évangile selon saint Marc (1, 1).

Toutefois, il ne semble pas que Pierre ait compris l'importance et l'impact de sa parole. Marc oppose le jugement faux que le roi Hérode avait émis au jugement correct de Pierre, jugement correct peut-être, mais pas encore exact, puisqu'une mise au point de Jésus sera nécessaire pour que cette parole trouve sa réelle et pleine interprétation par les disciples.

Replacée dans le contexte de la guérison de l'aveugle de Bethsaïda, la confession de foi de Pierre exprime la découverte progressive du mystère qui est celui de la personne même de Jésus. Ce que pensent les hommes n'est pas totalement faux, de même que "j'aperçois des gens, je les vois comme des arbres qui marchent" n'est pas un jugement totalement faux. L'aveugle ne "voit" qu'à moitié. Les hommes ne voient qu'à moitié également, ils soupçonnent quelque chose de l'identité de Jésus mais sans la découvrir entièrement. La complète guérison de l'aveugle qui l'amène à voir distinctement est comparable à la vision des disciples qui ont sur discerner, à travers les exorcismes, les guérison et les miracles, la véritable identité de Jésus.

En réclamant le silence : il leur commanda sévèrement de ne parler de lui à personne, Jésus ne récuse en aucune façon le titre que vient de lui donner Pierre, il ne le désapprouve pas. D'ailleurs, il l'acceptera même au cours de son procès devant le Sanhédrin : Es-tu le Messie, le Fils du Dieu béni ? Jésus dit : Je le suis (Mc. 14, 61-62). Mais la consigne du silence à propos de ce titre comme de celui de Fils de Dieu ne cesse de rappeler à l'attention de l'auditeur que ces titres sont l'expression de la profession de foi de Église et qu'ils sont donc prématurés quand on les applique au Jésus pré-pascal : il faut attendre la mort et la résurrection de Jésus pour comprendre que le Jésus d'avant Pâques est bien le Christ.

Tout emploi avant la résurrection serait abusif. La manifestation du Christ ressuscité peut permettre de comprendre le sens de l'activité de Jésus, mais la mission terrestre de celui-ci n'est pas suffisante pour permettre de comprendre qu'il est le Christ.

Jésus enseigne que le Fils de l'homme doit mourir et ressusciter

Puis il commença à leur enseigner qu'il fallait que le Fils de l'homme souffre beaucoup, qu'il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu'il soit mis à mort et que, trois jours après, il ressuscite. Il tenait ouvertement ce langage. Pierre, le tirant à part, se mit à le réprimander. Mais lui, se retournant et voyant ses disciples, réprimanda Pierre, il lui dit : Retire-toi ! Derrière moi, Satan, car tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes.

Dans ce petit passage, Jésus donne ouvertement, pour la première et unique fois, la raison pour laquelle il faut garder la consigne du silence. Il souligne le caractère divin de sa mission : la Passion est voulue par Dieu. Cette affirmation réduit à néant les conceptions traditionnelles selon lesquelles le Messie serait un roi victorieux. Le Messie sera un Fils d'homme humble et souffrant.

Sans refuser le titre de "Christ" (traduction grecque du terme hébreu Messie), il semble que Jésus lui préfère celui de Fils de l'homme. C'est un titre qui apparaît quatorze fois sur les lèvres de Jésus dans l'évangile selon saint Marc, et cependant Marc ne l'emploie jamais en parlant lui-même de Jésus.

Selon les apparences, c'est le nom que Jésus s'est donné à lui-même de préférence à celui de Christ, précisément pour éviter toute confusion par rapport au Messie, ce roi victorieux. Dans le cas présent, ce titre est lié à une parole prophétique concernant les souffrances que Jésus devra subir, son rejet par les anciens, et finalement sa mort et sa résurrection. Mais, en employant ce titre, Jésus lui donne un sens différent de celui que lui décernait Daniel. Les déclarations eschatologiques s'inspirant de Daniel présentent le Fils de l'homme comme un être surnaturel... et Jésus présent le Fils de l'homme comme un homme qui devra connaître l'humiliation, la souffrance et la mort. En parlant du Fils de l'homme à son propos, Jésus se décrit sous les traits du Serviteur souffrant d'Esaïe (Es. 53).

Une question se pose alors et mérite d'être abordée : les annonces de la Passion sont-elle des paroles authentiques de Jésus ou bien des compositions de Marc, après les événements de Pâques ? Même si la seconde hypothèse est plausible, elle n'écarte pas la possibilité que ces paroles reflètent la conception même de Jésus. Il est, en effet, très probable que Jésus ait réfléchi aux conséquences de sa prédication, il a sans doute prévu l'issue fatale de sa vie publique. Ses adversaires ne pouvaient pas tout lui pardonner, puisqu'il manifestait une opposition très nette à leur interprétation de la Torah, de la Loi donnée par Dieu à son peuple par l'intermédiaire de Moïse.

Jésus a donc pu annoncer, d'une manière religieuse, le fait qu'il devait souffrir pour que s'accomplisse le dessein de Dieu. De la sorte, il est possible de dire que Jésus a certainement annoncé sa Passion et que Marc a utilisé des matériaux qui remontent à Jésus, en leur ajoutant des détails, que lui, Marc, a compris à la lumière de la mort et de la résurrection de Jésus.

On compte habituellement trois annonces de la Passion. Marc rejoint Matthieu et Luc sur ce point. Les spécialistes de l'exégèse, selon des critères spécifiques issus de la Tradition, ont distingué minutieusement ces trois formes. La tradition la plus ancienne serait celle que Marc cite au moment de l'arrestation de Jésus :

L'heure est venue : voici que le Fils de l'homme est livré aux mains des pécheurs (Mc. 14, 41).

La proximité de l'événement explique le fait que Jésus parle au présent. Cette forme archaïque, remontant sans doute à Jésus lui-même, aurait été reprise une première fois, à l'adresse des chrétiens issus du judaïsme :

Le Fils de l'homme va être livré aux mains des hommes,

puis une autre fois pour les chrétiens venus du paganisme :

Il faut que le Fils de l'homme souffre beaucoup, qu'il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes.

Cette parole a une tendance polémique, puisque Marc sait très bien par qui Jésus a été rejeté. Il peut alors ajouter ce qui est arrivé à Jésus : qu'il soit mis à mort et que, trois jours après, il ressuscite. Cela donne ainsi un éclairage à la Transfiguration qui va suivre cette annonce.

Au passage, il faut se souvenir que Marc ne connaît pas, dans son évangile, de récit de résurrection ou des apparitions du Ressuscité... C'est la raison pour laquelle la place de la Transfiguration, juste au moment d'une annonce de la Passion, prend figure de récit de résurrection et de manifestation de la gloire de Jésus. Tout cela est articulé sur la mention du Fils de l'homme.

Il faut revenir sur cette expression biblique de Fils de l'homme. En un premier sens cette expression désigne un homme, un membre de la race humaine, avec tout ce que cette appartenance peut impliquer de faiblesse, de fragilité, de souffrance et de mort. En un second sens qui se place dans la ligne des écrits apocalyptiques de Daniel, le Fils de l'homme est plus qu'un homme ordinaire, c'est un être proche de Dieu qui exécutera ses volontés au Jour du Jugement. Le secret de Jésus n'est-il pas d'être les deux à la fois ? Le Fils de l'homme doit souffrir. Cette nécessité de la souffrance n'est pas sans heurter toutes les mentalités : "il faut" parce que "Dieu veut". Ce serait dépeindre un Dieu sanguinaire et tyrannique dont la volonté serait cruelle. Ce que Dieu veut, c'est le salut de l'homme. Alors, l'aspect de nécessité ne vient pas de Dieu, mais des hommes. Dieu l'accepte et Jésus en mourra.

Pierre va réagir à cette annonce de la Passion, en porte-parole des disciples. Il entraîne Jésus à l'écart, comme s'il voulait le protéger, en tout cas pour lui enlever de la tête ses idées folles et rétablir la situation du Messie, roi et libérateur de son peuple. A son tour, Jésus va rétablir la situation : le disciple n'est pas au-dessus de son maître, ce n'est pas le maître qui suit le disciple, mais le contraire. Si le disciple ne veut pas suivre, qu'il se retire. Par sa réaction, Pierre manifeste qu'il en est resté à une conception politique de la fonction messianique. Il ne pouvait donc considérer la mort de Jésus que comme une catastrophe : c'en serait fait de la libération du peuple et de la venue du Royaume de Dieu.

Jésus, au contraire, voit dans cette attitude une obstruction à sa mission, un refus du Royaume véritable, une incompréhension radicale de la volonté de Dieu et de son dessein de salut. Essayer de détourner Jésus de sa mission, c'est empêcher la venue du Royaume, c'est de soumettre à la volonté des hommes, se ranger du côté de Satan : les disciples semblent se ranger derrière l'adversaire suprême des desseins de Dieu. C'est sans doute dans un tel épisode que l'on peut voir le mieux l'état d'incompréhension totale dans lequel Jésus a vécu toute sa vie.

En dévoilant une partie du secret, par l'indication de la souffrance du Fils de l'homme, Jésus inaugure, en quelque sorte, la seconde partie de son ministère : il prend sur lui sa Passion et sa mort, afin d'accomplir la volonté de Dieu. Le secret, c'est précisément que le Royaume ne se manifeste pas dans l'état de gloire, mais dans celui de l'humilité et de la souffrance. Le Royaume de Dieu se manifeste dans le dénuement, dans l'abandon et le rejet.

A cause de cela précisément, Jésus n'est plus considéré par ses disciples comme le Messie annoncé et attendu : ils refuseront de le reconnaître comme tel. Et cette attitude de refus sera plus manifeste dans les récits de la Passion : Judas le trahira (Mc. 14, 10-11), Pierre, Jacques et Jean l'oublieront dans le sommeil à Gethsémani (14, 32-42), Pierre le reniera (14, 26-32 et 66-72), et finalement tous l'abandonnent, le laissant seul (14, 50).

Une section catéchétique

Les paroles de Jésus, sur les conditions à remplir pour être son disciple, ne s'adressent pas seulement aux douze, comme c'était le cas pour son enseignement sur la souffrance du Fils de l'homme, mais aussi à la foule : Puis, il fit venir la foule avec ses disciples (Mc. 8, 34). Cette section catéchétique peut être structurée sous une forme concentrique, de la manière suivante :

 

 

 

D Une section catéchétique

a - le renoncement à soi-même 8, 34

b - à cause de moi et de l'évangile 8, 35

c - payer de sa vie 8, 36

 

c' - la valeur de la vie 8, 37

b' - honte de moi et de mes paroles 8, 38        

a' - la vision du Règne de Dieu 9, 1

 

 

 Ces paroles s'adressent à la foule. Mais la question est de savoir d'où vient cette foule. Dans l'ordre chronologique que propose Marc, Jésus et ses disciples se trouvent en effet, en pays non juif, à proximité de Césarée de Philippe... Marc énumère cinq conditions pour suivre Jésus, et il souligne, en un verset seulement, une parole prophétique de Jésus.

L'ensemble, situé entre la confession de foi de Pierre et la Transfiguration, souligne sans équivoque possible la dure condition de celui qui veut devenir disciple. Cette condition est une perpétuelle tension entre l'état de mort et celui de résurrection. La situation de ces quelques versets manifeste clairement que celui qui veut être disciple de Jésus doit lui ressembler, en passant par la passion et par la mort.

Le Christ, que les chrétiens connaissent, ne s'est pas seulement manifesté, pendant sa vie, comme un être divin, doté de la puissance divine, mais comme un être pleinement humain, qui a pris sur lui la Passion selon la volonté du Dieu-Père. Aussi le chrétien est-il également pris dans cet engrenage, dans cette tension entre l'humain et le divin.

Le renoncement à soi-même et la vision du Règne de Dieu

Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il renonce à lui-même et prenne sa croix, et qu'il me suive.

La première condition pour le disciple se situe dans le renoncement à tout pour suivre Jésus. C'est le cas des premiers disciples qui ont quitté famille et métier pour se mettre à la suite de Jésus, de la même manière que d'autres, à la même époque, suivaient un rabbi pour recevoir son enseignement. Mais Jésus n'est pas seulement un enseignant. S'il demande qu'on l'écoute : "Que celui qui a des oreilles pour entendre, qu'il entende !", il demande surtout qu'on le regarde vivre. Renoncer à soi-même, c'est risquer toute son existence à la suite de celle de Jésus. Et cela n'est pas sans péril puisque la communauté chrétienne qui reçoit cette parole sait qu'elle est l'issue réservée à ceux qui suivent Jésus. Marc peut mettre dans la bouche de Jésus cette parole qui concerne la croix.

Prendre sa croix, c'est prendre sur soi l'instrument de son supplice jusqu'au lieu de l'exécution. Et, dans une communauté toujours marquée par la persécution, cette parole prend un sens plus réaliste que spirituel. Il faut être prêt à connaître la mort, il faut être prêt à s'attendre au pire de la part des hommes qui ont condamné Jésus, il faut s'attendre au martyre. Cette exigence demande quand même une justification : le chrétien est-il celui qui doit aller au devant de sa propre perte ? Jamais la recherche du martyre pour lui-même n'a été reconnu comme ayant une valeur religieuse dans l'ensemble de la tradition chrétienne.

Et il leur disait : En vérité, je vous le déclare, parmi ceux qui sont ici, certains ne mourront pas avant de voir le Règne de Dieu venir avec puissance.

Cette parole prophétique de Jésus apporte une nuance nécessaire à la problématique du martyre. Il ne faut par rechercher le martyre comme une fin en soi. La fin, c'est l'avènement du Royaume de Dieu, et il n'est pas nécessaire de mourir pour voir venir ce Royaume avec puissance. Pourtant, cette parole de Jésus, pour prophétique qu'elle soit, ne semble pas s'être réalisée, aux yeux du lecteur actuel. Tous les témoins sont morts sans avoir vu la venue définitive de la gloire de Dieu.

Alors, comment expliquer que la tradition synoptique la rapporte avec une fidélité unanime ? Tous les essais d'interprétation (désignant la Transfiguration qui doit avoir lieu aussitôt après, ou les apparitions du Ressuscité, ou la destruction de Jérusalem...) n'ont jamais obtenu un assentiment complet de la part de tous les spécialistes de l'exégèse. Il n'est peut-être pas utile de trouver une justification précise, à moins que la manifestation de la gloire et de la puissance du Règne de Dieu ne puisse jamais être saisie que dans la pauvreté et l'humiliation absolue de la croix. Mais cela aussi n'est qu'hypothèse...

A cause de moi et de l'évangile, la honte de moi et de mes paroles.

En effet, qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l'évangile, la sauvera.

La précision "à cause de moi et de l'évangile" est importante. Ce que Marc précise ici, c'est le sens qu'il faut donner à sa vie.

Car si quelqu'un a honte de moi et de mes paroles au milieu de cette génération adultère et pécheresse, le Fils de l'homme aura honte de lui, quand il viendra dans la gloire de son Père avec les saints anges.

Ce sens de la vie du disciple est tout entier marqué par la référence au Christ et à son Évangile, à ses paroles. Pour sauver sa vie, il convient de la mener dans l'attachement à celui qui accepte de la donner. Se replier sur soi-même, par un instinct de conservation ou d'égoïsme, est équivalent à la mort. Mais donner sa vie, dans le sens de l'évangile, selon la Nouvelle concernant Jésus, le Christ, c'est la sauver. Par toute sa vie, le chrétien doit confesser, c'est-à-dire reconnaître Jésus comme Christ et comme porteur de la Bonne Nouvelle de la venue du Règne de Dieu.

Il n'est pas impossible que Marc fasse une allusion à ce qui se passait dans certaines communautés. Certains pouvaient succomber à la tentation de courir au martyre, selon un style de vie qui, pour être héroïque, n'est pas pour autant sain(t)... et d'autres, en revanche, pouvaient succomber à la tentation inverse, de refuser ce témoignage par un attachement naturel à la vie présente.

Payer de sa vie et la valeur de la vie

Et quel avantage l'homme a-t-il à gagner le monde entier, s'il le paie de sa vie ?

Que pourrait donner l'homme qui ait la valeur de la vie ?

Un seul moyen peut permettre à l'homme de sauver sa vie, c'est d'accepter de la donner, en l'orientant dans le sens de celle de Jésus. Tant que l'homme n'est pas décidé à opter pour cette forme d'existence, il perd sa vie, dans la recherche des richesses par exemple, mais aucun bien ne saurait être supérieur à la possession de la vie, au sens de la vie en Dieu. Toute cette section catéchétique de Marc, placée entre la confession de foi de Pierre et la Transfiguration, n'est autre qu'une invitation faite au croyant d'essayer de découvrir la véritable dimension de son existence. Celle-ci doit toujours être menée de la même façon que celle de Jésus, toujours tendue vers la même fin, fin dans son sens véritable, qui est l'avènement du Royaume de Dieu, réalisée dans la résurrection, qui trouve une manifestation anticipée dans le récit de la Transfiguration.

Le ciel transfigure Jésus, l'Ancien Testament lui rend témoignage

Dans son évangile, Marc a gardé une grande discrétion à propos de l'événement de la Résurrection du Seigneur. La finale (16, 8) marque l'étonnement et l'effroi des femmes devant le tombeau vide et l'annonce qui leur est faite de la résurrection. En analysant le récit de la Transfiguration, il apparaît qu'il n'était pas nécessaire à Marc de décrire les événements de Pâques. Son intention catéchétique se porte essentiellement au centre de son évangile : Jésus est bien le Messie attendu, mais c'est un Messie qui devra souffrir et que le ciel lui-même transfigurera. Au coeur de son évangile se trouve toute la dimension théologique et évangélique : la mort et la résurrection de Jésus, Christ et Fils de Dieu, a une portée actuelle dans la communauté qui se réclame de lui.

A l'humiliation du Serviteur souffrant correspond la gloire qui vient de Dieu seul. Jésus enseignait que le Fils de l'homme devait mourir avant de ressusciter (8, 31-33). A cette annonce correspond une confirmation divine par le récit de la Transfiguration. Ce récit est introduit par une parole prophétique de Jésus (9, 1), concernant la venue du Royaume, parole elle-même articulée, de manière catéchétique, à la nécessité du renoncement à soi-même. Et si l'on fait abstraction du récit de la Transfiguration, il est facile de constater encore davantage le souci de Marc : il vise à l'unité profonde de son évangile. En effet, à cette parole prophétique de Jésus se rattache directement l'interrogation des disciples à propos du retour Élie

Six jours, après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean, et les emmène seuls à l'écart sur une haute montagne.

Six jours après. Dans l'évangile, cette précision n'a guère de valeur chronologique. Mais c'est le nombre classique de jours nécessaires à la préparation d'une manifestation divine. Ainsi, Moïse attend six jours au Sinaï, avant de recevoir la Loi de Dieu : Moïse monta sur la montagne. Alors la nuée couvrit la montagne, la gloire du Seigneur demeura sur la montagne du Sinaï et la nuée la couvrit pendant six jours. Il appela Moïse le septième jour du milieu de la nuée (Ex. 24, 15-16).

Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean. Ces trois disciples sont parmi les douze les trois privilégiés. Ils sont les témoins des moments décisifs de la vie de Jésus, ils étaient présents lors de la résurrection de la fille de Jaïros (5, 37) et ils seront présents au moment de l'agonie (14, 33).

Il les emmène sur une haute montagne. La montagne est le lieu classique des manifestations divines. Dieu se manifeste à Moïse sur la montagne du Sinaï, il se manifeste à Élie sur le mont Horeb, l'autre nom du Sinaï (1 R. 19). En ne donnant aucun nom à cette montagne de la Transfiguration, Matthieu, Marc et Luc semblent souligner qu'il ne s'agit pas du mont Sion, alors que le psaume repris par la voix céleste fait explicitement allusion à cette montagne de Judée : Dieu a installé son roi sur Sion, sa montagne sainte (Ps. 2, 6)

En choisissant un autre mont que Sion, Jésus découronne la Judée de sa prééminence traditionnelle. Dans son entretien avec la Samaritaine (Jn. 4), un motif semblable sera invoqué par Jésus : Crois-moi, femme, l'heure vient où ce n'est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père (Jn. 4, 21).

Il fut transfiguré devant eux, et ses vêtements devinrent éblouissants, si blancs qu'aucun foulon sur terre ne saurait blanchir ainsi. Il fut transfiguré devant eux, littéralement métamorphosé. Ce verbe désigne habituellement une transformation spirituelle. Ici, il s'agit d'une transformation physique, qui est perceptible par les témoins de l'événement. L'éclat des vêtements, "ses vêtements devinrent éblouissants", est toujours le signe de la présence d'être venus de la part de Dieu, ils sont comme revêtus de sa gloire. Il convient de remarquer que Marc ne s'attache pas à autre chose qu'aux vêtements, alors que Matthieu et Luc soulignent que la gloire est perceptible également sur le visage de Jésus. En ne mentionnant que les vêtements, Marc souligne sans doute que la Transfiguration n'est pas obtenue par un acte qui viendrait de la propre initiative de l'homme Jésus : c'est Dieu seul qui agit dans cette métamorphose. De plus la note qu'aucun foulon sur terre ne saurait blanchir ainsi indique que cette gloire divine vient non pas des vêtements eux-mêmes, mais bien du corps de Jésus, qui retrouve ainsi l'éclat originel de l'homme avant la chute. Pour faire bref, Marc indique que la gloire vient bien d'un ailleurs que de l'homme, mais qu'elle vient aussi de l'individu Jésus. C'est la gloire du Ressuscité qui se manifeste déjà.

Élie leur apparut avec Moïse, ils s'entretenaient avec Jésus.

Moïse et Élie représentent, en leurs personnes, la Loi et les Prophètes, c'est-à-dire l'ensemble de la Révélation de Dieu dans l'Ancien Testament. Tout ce que Dieu a révélé aux hommes, à son peuple, se trouve présent sur cette montagne de la Transfiguration. Moïse et Élie témoignent que Jésus est l'aboutissement du dessein de Dieu. Mais une question peut encore se poser : pourquoi Marc mentionne-t-il Élie avant Moïse, alors que l'ordre chronologique a été respecté par les autres synoptiques ? D'ailleurs, le verset 5 rectifiera l'ordre. Il n'est pas impossible Élie soit mentionné en premier du fait qu'il est considéré comme le précurseur immédiat du Messie, ce qui est advenu en la personne de Jean le Baptiste, ainsi que le montrera le dialogue de Jésus avec ses disciples (9, 11-13). Cette référence à Élie, revenue en la personne de Jean, impliquerait alors que Jésus lui-même connaîtrait le martyre, ainsi qu'il l'annonçait lui-même aussitôt après la confession de foi de Pierre : Il commença à leur enseignait qu'il fallait que le Fils de l'homme souffre beaucoup... (Mc. 8, 31).

Intervenant, Pierre dit à Jésus : Rabbi, il est bon que nous soyons ici, dressons trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, une pour Élie.

La mention des tentes a suggéré de nombreux commentaires. Certains ont vu à propos de ces tentes une indication chronologique : la Transfiguration se serait passée au moment de la Fête des Tentes. Pendant les six jours que durait la fête, tout juif devait passer la nuit sous la tente. On peut alors trouver une explication de la mention des "six jours" qui inaugure le récit de la Transfiguration. La Fête des Tentes commençait six jours après la Fête des Expiations : Jésus aurait voulu marquer l'événement en se retirant à l'écart avec ses disciples pour commencer la fête. Ou bien, comme la Fête des Tentes dure six jours, la Transfiguration aurait eu lieu le dernier jour de cette fête... Mais il faudrait aussi justifier le nombre des tentes, correspondant au trio formé par Jésus et ses interlocuteurs. L'interprétation pas la Fête des Tentes est insuffisante. D'autres commentateurs ont essayé d'expliquer la proposition de Pierre à partir des règles de l'hospitalité orientale, mais cette proposition se révèle également insuffisante. Alors faut-il voir dans cette proposition un rappel de la tradition juive selon laquelle la demeure céleste serait une tente, qui symbolisait le lieu de la rencontre de Dieu avec son peuple ? Mais moi, le Seigneur, je suis ton Dieu depuis le pays d'Égypte. Je te ferai de nouveau habiter sous des tentes comme au jour où je vous rencontrais (Os. 12, 10).

Référence serait alors faite au livre de l'Exode :

Moïse prenait la tente, la déployait à bonne distance et l'appelait : tente de la Rencontre. Et alors quiconque voulait rechercher le Seigneur sortait vers la tente de la Rencontre qui était en dehors du camp. Et quand Moïse sortait vers la tente, tout le peuple se levait, chacun se tenait à l'entrée de sa tente et suivait Moïse des yeux jusqu'à son entrée dans la tente. Et quand Moïse était entré dans la tente, la colonne de nuée descendait, se tenait à l'entrée de la tente et parlait avec Moïse (Ex. 33, 7-9).

La tente paraissait alors le lieu de la rencontre définitive avec Dieu. C'était le signe que la fin des temps était arrivée. D'ailleurs, c'est bien de cette manière que Pierre interprète l'événement : il convient d'inaugurer le ciel sur la terre, afin que l'apparition d'un jour dure toujours.

Il ne savait que dire car ils étaient saisis de crainte.

Ils ne savaient que dire, à ce moment de la Transfiguration. Et la même formule se retrouve au moment de l'agonie à Gethsémani (Mc. 14, 10) alors que le sommeil tombe sur les disciples. Dans le cas présent, Marc souligne le caractère incongru de la remarque de Pierre : celui-ci fait une erreur en voulant éterniser un moment privilégié. Pierre ne comprend pas, pas plus qu'il ne comprend le mystère de l'humiliation du Christ à Gethsémani. Et cette même "saisie de crainte" se retrouve au moment de la résurrection : et elles ne dirent rien à personnes, car elles avaient peur (Mc. 16, 8 qui utilise le même verbe grec).

Le Père révèle la véritable identité de Jésus : il est son propre Fils

Une nuée vint des recouvrir, et il y eut une voix venant de la nuée : Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Écoutez-le !

Une nuée vint des recouvrir. Telle est la réponse divine à la proposition de Pierre. Comme la tente, la nuée abrite, mais la première est tissée de mains d'hommes, tandis que la seconde est d'origine céleste. La tente plonge dans l'obscurité, tandis que la nuée est lumineuse. Dans la tradition biblique, déjà évoquée à propos de ce récit de la transfiguration, au moment de la mention de la tente de la Rencontre, la nuée est un signe théophanique, un signe de la manifestation de Dieu. Elle n'est pas une nuée qui porte un personnage, comme le Fils de l'homme venant sur les nuées du ciel (Mc. 14, 62); elle est la nuée qui couvre et qui protège, c'est Dieu lui-même qui dresse sa propre tente. La consécration du Temple, édifié par Salomon, avait été faite par la descente de la nuée à l'intérieur de la demeure où avaient été déposées les Tables de la Loi par les prêtres :

Lorsque les prêtres furent sortis du lieu saint, la nuée remplit la Maison du Seigneur, et les prêtres ne pouvaient pas s'y tenir pour leur service à cause de cette nuée, car la gloire du Seigneur remplissait la maison du Seigneur (1 R. 8, 10-11).

Lorsque la ville de Jérusalem va tomber aux mains des Babyloniens, après le péché du peuple, la gloire de Dieu quitte le sanctuaire (Ez. 10, 18-22). La tradition juive voulait qu'à la fin des temps, la gloire du Seigneur redescendrait dans le sanctuaire qu'elle avait quitté. Si l'on se réfère au texte grec, le verbe qui indique "recouvrir" ne se trouve que deux fois dans le Nouveau Testament : au moment de la Transfiguration et au moment de l'Annonciation, deux circonstances qui marquent une intervention particulière de Dieu. Mais cette nuée recouvre également les disciples : cela n'est pas évident dans le texte de Marc, mais est requis par le contexte, ainsi que le note Luc.

Les disciples ne sont pas des spectateurs, ils sont engagés dans un mouvement qui dépasse les possibilités humaines, tout en les concernant personnellement. Une prophétie, mise dans la bouche de Jérémie, par le livre des Martyrs d'Israël, indiquait à quel moment la gloire du Seigneur se manifesterait de nouveau : le lieu où étaient cachés les objets du culte demeurera inconnu jusqu'à ce que Dieu ait accompli le rassemblement de son peuple et lui ait manifesté sa miséricorde (2 M. 2, 7).

Si l'on se réfère au contexte de la Transfiguration, aux conditions pour être disciples de Jésus, le rassemblement est inauguré par la réunion des disciples autour de Jésus. Dieu a commencé à réunir son peuple.

Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Cette parole divine confirme, tout en la renouvelant, la parole du Père au moment du baptême de Jésus : Tu es mon Fils bien-aimé. Par rapport au baptême, cette parole n'apporte rien de neuf pour Jésus confirmé dans sa dignité de Fils, mais elle apporte une mise au point par rapport à la proclamation de Pierre : Tu es le Christ (Mc. 8, 29). Pierre confessait que Jésus était le Messie, avec la pointe royale que lui attribuait la tradition juive. Ici, le Père replace Jésus dans sa véritable identité, non pas comme Messie, mais comme Le Fils. Et cette distinction est mieux soulignée par Marc que par Matthieu qui fait dire à Pierre : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant (Mt. 16, 16).

 

 

 

 

 

 

 

La vision du transfiguré anticipe la gloire du ressuscité, et la voix céleste atteste l'identité filiale de Jésus par rapport à Dieu, elle suggère par le fait sa préexistence divine. Mais il apparaît que les témoins de l'événement n'ont pas compris la portée de cette affirmation, même si, pour les évangélistes, elle proclamait cette filiation que les conciles ultérieurs définiront de manière plus conceptuelle. Lors du baptême, Jésus s'était présenté à Jean comme un Israélite ordinaire, sous l'apparence du pécheur, Dieu lui avait déclaré qu'il était son Fils bien-aimé. Lors de la Transfiguration, c'est aux disciples que s'adresse la parole : ils viennent d'entendre Jésus identifier son sort à celui du Serviteur Souffrant dont parlait Esaïe, et Dieu atteste qu'il est son propre Fils.

Écoutez-le ! C'est un commandement qui fait encore poindre la distinction d'avec le récit du baptême. Cette parole semble alors écarter définitivement Moïse et Élie. Ce ne sont plus les prophètes qu'il faut écouter mais Jésus. Et cela peut être référé à une parole mise dans la bouche de Moïse, au livre du Deutéronome : C'est un prophète comme moi que le Seigneur ton Dieu te suscitera au milieu de toi, d'entre tes frères. C'est lui que vous écouterez (Dt. 18, 15).

Cette prophétie de celui qui est considéré par la tradition juive comme le premier des prophètes a été appliquée à Élie, à Celui qui devait venir. Le « Écoutez-le » indique que le lien est fait, c'est Jésus qui devient le nouveau Moïse, le Prophète qui devait inaugurer la fin des temps. Désormais, Moïse et Élie peuvent se retirer. Et, de fait, les disciples s'aperçoivent alors qu'ils ont disparu : Aussitôt, regardant autour d'eux, ils ne virent plus personne d'autre que Jésus, seul avec eux. Et Marc, selon son habitude familière, rapporte la consigne du silence que Jésus impose à ses disciples :

Comme ils descendaient de la montagne, il leur recommanda de ne raconter à personne ce qu'ils avaient vu, jusqu'à ce que le Fils de l'homme ressuscite d'entre les morts. Ils observèrent cet ordre, tout en se demandant entre eux ce qu'il entendait par : ressusciter d'entre les morts.

La recommandation de Jésus peut paraître inutile : comment les trois disciples auraient-ils pu raconter ce qui s'était passé, alors qu'il s'agit pratiquement d'une expérience mystique, totalement incommunicable dans les mots humains ? Mais si Marc s'attache à souligner l'inintelligence des disciples qui se demandent ce que peut signifier "ressusciter d'entre les morts", il ne faudrait pas pour autant penser que les disciples n'étaient pas au courant de la possibilité d'une résurrection des morts. Ce n'est d'ailleurs pas le fait de la résurrection qui les étonne : beaucoup de juifs, à l'époque de Jésus, croyaient en une telle possibilité.

Cette espérance s'était développée dans les milieux pharisaïques, notamment à la suite du livre des Martyrs d'Israël :

Je ne sais pas comment vous avez apparu dans les entrailles, ce n'est pas moi qui vous ai gratifié de l'esprit et de la vie, et ce n'est pas moi qui ai organisé les éléments dont chacun est composé. Aussi bien le créateur du monde qui a formé l'homme à sa naissance et qui est à l'origine de toutes choses, vous rendra-t-il dans sa miséricorde et l'esprit et la vie, parce que vous vous sacrifiez maintenant vous-mêmes pour l'amour de ses lois (2 M. 7, 22-23),

ou encore :

Si en effet, il (Juda Maccabée) n'avait pas espéré que les soldats tombés ressusciteraient, il eut été superflu de prier pour les morts (2 M. 12, 44).

Dans la pensée religieuse d'alors, Dieu ne pouvait pas laisser le juste, celui qui mourait pour les lois du Seigneur, connaître la corruption éternelle. Dans le cas présent, c'est la manière dont Jésus parle de la résurrection (il l'annonce comme toute proche), alors que tous croyaient qu'elle aurait lieu à la fin des temps. De plus le fait d'affirmer que le Fils de l'homme devait passer par la mort puis ressusciter devait paraître un fait assez choquant pour la mentalité juive d'alors...

L' Écriture apporte du sens sur la mission de celui qui doit précéder la venue du Fils de l'homme

L'interrogation des disciples suppose qu'ils ont compris que Jésus est bien le Messie, même si leur interprétation du caractère messianique de Jésus est encore quelque peu erronée.

Et ils l'interrogeaient : Pourquoi les scribes disent-ils Élie doit venir d'abord ?

Pour dire cela, les scribes se référaient à la parole du prophète Malachie :

Voici que je vais vous envoyer Élie, le prophète, avant que vienne le jour du Seigneur, jour grand et redoutable. Il ramènera le cœur des pères vers leurs fils et celui des fils vers leurs pères (Mal. 3, 23-24).

Dans la littérature juive, à l'approche du Nouveau Testament, le personnage Élie occupe une place très importante : il sera le précurseur du Messie. Et l'apparition Élie aux côtés de Jésus transfiguré souligne l'importance de celui qui devait frayer le chemin de la conversion des coeurs, en vue de la préparation du Royaume de Dieu. L'inintelligence des disciples à propos du caractère messianique de Jésus est encore soulignée par cette même question. Jésus ne leur apparaît pas comme le Messie royal et victorieux... Ils ne savent que penser puisque le rôle Élie était de remettre tout en place pour que vienne le jour du Seigneur, jour où se ferait le jugement définitif.

La réponse de Jésus va donc leur confirmer l'annonce déjà faite de la Passion. Jean Baptiste a été cet Élie qui selon les Écritures devait précéder le Messie, mais les hommes lui ont réservé le sort commun à tous les prophètes. Il en sera de même pour lui, Jésus : il sera un Messie persécuté, ce que les disciples ont toujours de la peine à admettre. Et Jésus fait sienne la parole de l'Écriture concernant le Fils de l'homme qui doit être méprisé.

Il leur dit : Certes, Élie vient d'abord et rétablit tout, mais alors comment est-il écrit du Fils de l'homme qu'il doit beaucoup souffrir et être méprisé ? Eh bien, je vous le déclare, Élie est venu et ils lui ont fait tout ce qu'ils voulaient, selon ce qui est écrit de lui.

Mais on serait bien en peine de trouver dans l'Ancien Testament un texte concernant les souffrances du Fils de l'homme, tout au plus pourrait-on trouver des traces concernant les souffrances du Serviteur de Dieu. Jamais il n'est dit que le Fils de l'homme doive passer par la mort, de même qu'il n'est écrit nulle part que le précurseur du Messie devant connaître aussi la mort. Les disciples parlent d'un Élie victorieux qui rétablirait tout, et Jésus leur répond en parlant de Jean-Baptiste mis à mort par Hérode. Cette interprétation de la mission Élie doit remonter à Jésus lui-même et non pas aux disciples qui n'auraient pas osé remettre en cause l'enseignement traditionnel.

De même Élie est venu, mais là où on ne l'attendait pas, de même le Messie est venu. Le Royaume de Dieu ne se réalise pas dans le triomphe, mais dans l'humiliation et la croix. Le Christ n'ira vers la gloire que par le don total de sa vie. Et il sera le modèle à suivre pour tous les disciples, ainsi que l'enseignait la section catéchétique...