Chapitre 6.

Souffrir

 

Après la confession de foi de Pierre, qui constitue le sommet de la première partie de l'évangile selon saint Marc, Jésus semble inaugurer une nouvelle étape dans son ministère. Ayant organisé le groupe des douze, il donne le sens ultime de sa venue dans le monde, le sens de la souffrance, du service et finalement de la mort. C'est ainsi que se dérouleront les derniers développements de cet évangile. En ce qui concerne le sens de la souffrance, Marc reprend la structure de l'englobement : le disciple est celui qui accepter de se charger de sa croix, de perdre sa vie à cause du Christ et de l'Évangile, c'est aussi celui qui accepte de tout quitter pour suivre Jésus.

1. Les annonces de la Passion

Les annonces de la Passion posent deux problèmes importants : celui de leur authenticité (Jésus a-t-il réellement prononcé ces paroles ou les lui a-t-on attribuées par la suite ?) et celui du sens que Jésus donnait par avance à la mort qu'il entrevoyait comme l'issue de sa proclamation de la Bonne Nouvelle.

8, 31 : Puis il commença à leur enseigner qu'il fallait que le Fils de l'homme souffre beaucoup, qu'il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu'il soit mis à mort et que, trois jours après, il ressuscite.

9, 31 : Car il enseignait ses disciples et leur disait : Le Fils de l'homme va être livré aux mains des hommes, ils le tueront et lorsqu'il aura été tué, trois jours après, il ressuscitera.

10, 33 : Voici que nous montons à Jérusalem, et le Fils de l'homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes, ils le condamneront à mort et le livreront aux païens, ils se moqueront de lui, ils cracheront sur lui, ils le flagelleront, ils le tueront et, trois jours après, il ressuscitera.

14, 41 : L'heure est venue : voici que le Fils de l'homme est livré aux mains des pécheurs.

Cette dernière formule est prononcée à Gethsémani, au moment de l'arrestation de Jésus. La proximité de l'événement explique le fait que Jésus parle au présent. La seconde annonce (9, 31), qui est la plus brève et qui présente donc le moins de détails, apparaît aux yeux des spécialistes de l'exégèse comme la plus archaïque, la plus primitive. Elle se caractérise par l'expression "livré aux mains des hommes", expression qui se retrouve dans l'annonce de la trahison de Judas : "Le Fils de l'homme s'en va selon ce qui est écrit de lui, mais malheureux l'homme par qui le Fils de l'homme est livré" (14, 21) et au moment de l'arrestation de Jésus (14, 41).

La première et la troisième annonces ont été davantage travaillées, fournissant des détails complémentaires, notamment dans le cas de la troisième, sur les différentes étapes du procès de Jésus. Celui-ci sera livré aux grands prêtres qui le livreront aux païens : cela constitue un scandale pour les juifs qui livrent l'un des leurs aux nations étrangères, qui livrent un envoyé de Dieu aux mains des païens.

La seconde annonce présente une opposition plus nette que les autres formules : "Le Fils de l'homme va être livré aux mains (des fils) des hommes". Selon les commentateurs, cette formule indique une origine araméenne par le jeu des mots (Fils de l'homme et fils des hommes) et la tournure passive. Le passif est la manière spécifiquement araméenne pour désigner l'action de Dieu, ce Dieu que l'homme ne peut pas nommer. Alors l'annonce de la Passion peut se traduire d'une manière plus claire : Dieu va livrer aux hommes le Fils de l'homme. La parole de Jésus qui annonce la trahison de Judas prend une autre dimension. Au sens strict, on demeure au seul niveau des engagements humains et des responsabilités humaines : "malheureux l'homme par qui le Fils de l'homme est livré". En prenant le passif, qui indique l'action divine, l'affirmation devient plus étonnante, parce qu'elle renverse les perspectives : la "livraison" du Fils de l'homme n'est pas une affaire simplement humaine, elle prend une dimension divine, elle devient une question de salut des hommes, selon le dessein de Dieu. Le plan de salut voulu par Dieu se réalise, et le scandale du Fils de l'homme livré devient le signe de l'action salvifique de Dieu. Cela fera dire à l'apôtre Paul : "Dieu n'a pas épargné son Fils unique, mais il l'a livré pour nous tous" (Ro. 8, 32).

En définitive, Jésus pouvait facilement prévoir, devant la tournure prise par les événements (et surtout par l'opposition croissante des responsables religieux) une fin tragique, une mort violente, sans nécessairement pour autant connaître le déroulement précis de son exécution. Ce qui est important, c'est de découvrir le sens qu'il donnait à sa mort. Et tout donne à penser qu'il avait conscience de vivre sa mort comme l'événement central de l'histoire du salut, à la suite de la souffrance des justes de l'Ancien Testament, à la suite de la persécution des prophètes et de la mort des martyrs.

2. Comment il faut suivre Jésus

Le terme "suivre" veut dire bien plus que marcher à la suite de Jésus d'une manière purement physique, comme pouvaient le faire ses contemporains. Suivre Jésus, c'est devenir son disciple avec les obligations qui découlent d'une telle situation. Et ces obligations sont exigeantes, même si elles ne s'adressent pas simplement aux premiers disciples, mais aussi à la foule. Il est possible de faire le recensement de toutes ces conditions dans le cadre de ce développement :

- renoncer à soi-même

- prendre sa croix

- perdre sa vie à cause du Christ et de Évangile

- ne pas avoir honte du Christ et de ses paroles

- être le dernier et le serviteur de tous

- accueillir en son nom les enfants

- laisser maison et famille

- supporter la persécution

Ainsi Marc adapte-t-il les paroles de Jésus au moment présent, à la situation que vivent les chrétiens auxquels il s'adresse : c'est ce que les exégètes appellent le "Sitz im Leben" (le milieu de vie dans lequel Évangile a pu être rédigé). S'adressant à des chrétiens troublés par les persécutions, alors que certains, pour échapper aux dangers et à la mort, étaient prêts à nier qu'ils reconnaissaient Jésus comme le Christ, Marc réagit avec vigueur : celui qui veut devenir disciple du Christ doit lui ressembler jusqu'à prendre lui-même sa croix. Au passage, la notion de prendre sa croix semble indiquer, d'une manière assez manifeste, que ce détail a été noté après la mort de Jésus. Et, ainsi, il convient de noter que le Christ, que les chrétiens confessent, n'est pas seulement un être céleste couvert de puissance, de gloire et de majesté divines, c'est celui qui a pris sur lui la Passion, dans un esprit d'obéissance à la volonté du Père. En conséquence, le chrétien ne peut être véritablement disciple du Christ en fuyant la souffrance que peut causer le témoignage qu'il rend à celui qu'il reconnaît comme Christ.

Renoncer à soi-même, ce n'est pas une condition facile ou une petite mortification : c'est se haïr soi-même, risquer sa propre existence sur la parole du Christ. Ce renoncement est le prolongement du "tout quitter" : famille, maison et biens. Ce renoncement va jusqu'à prendre sa croix, c'est-à-dire porter soi-même l'instrument de son supplice jusqu'au lieu de l'exécution pour ne pas avoir honte de rendre témoignage au Christ et à son Évangile Dans cette perspective, être disciple, c'est prendre sa part des souffrances du Christ et accepter même le martyre. Seule, l'humiliation de Jésus a pu permettre de découvrir en lui la grandeur de la filiation divine : c'est cela que le disciples doit imiter, en se faisant le plus petit et le dernier de tous.

3. La Transfiguration et le dialogue sur Élie

Voir l'analyse faite dans le chapitre précédent sur le passage de la confession de foi de Pierre à la Transfiguration du Seigneur.

4. Guérison d'un enfant possédé

En venant vers les disciples, ils virent autour d'eux une grande foule et des scribes qui discutaient avec eux. Dès qu'elle vit Jésus, toute la foule fut remuée et l'on accourait pour le saluer. Il leur demanda : De quoi discutiez-vous avec eux ? Quelqu'un dans la foule lui répondit : Maître, je t'ai amené mon fils : il a un esprit muet. L'esprit s'empare de lui n'importe où, le jette à terre et l'enfant écume, grince des dents et devient raide. J'ai dit à tes disciples de le chasser et ils n'en ont pas eu la force. Prenant la parole, Jésus leur dit : Génération incrédule, jusqu'à quand serai-je auprès de vous ? Jusqu'à quand aurai-je à vous supporter ? Amenez-le moi. Ils le lui amenèrent. Dès qu'il vit Jésus, l'esprit se mit à agiter l'enfant de convulsions ; celui-ci, tombant par terre, se roulait en écumant. Jésus demanda au père : Depuis combien de temps cela lui arrive-t-il ? Il dit : Depuis l'enfance. Souvent l'esprit l'a jeté dans le feu ou dans l'eau pour le faire périr. Mais si tu peux quelque chose viens à notre secours, par pitié pour nous. Jésus lui dit : Si tu peux !... Tout est possible pour celui qui croit. Aussitôt le père s'écria : Je crois ! Viens au secours de mon manque de foi ! Jésus, voyant la foule s'attrouper menaça l'esprit impur : Esprit sourd et muet, je te l'ordonne, sors de cet enfant et n'y rentre plus ! Avec des cris et de violentes convulsions, l'esprit sortit. L'enfant devint comme mort si bien que tous disaient : Il est mort. Mais Jésus, en lui prenant la main, le fit lever et il se mit debout. Quand Jésus fut rentré à la maison, ses disciples lui demandèrent en particulier : Et nous, pourquoi n'avons-nous pas pu chasser cet esprit ? Il leur dit : Ce genre d'esprit, rien ne peut le faire sortir, que la prière.

Au début du récit, des scribes sont là en train de discuter. Après on ne les retrouve plus. Jésus, regardant la foule, l'interroge : "De quoi discutiez-vous avec eux ?" Il n'aura pas de réponse. Puis, Jésus, sans raison apparente se met en colère, il explose sans qu'on sache pourquoi (ce n'est pas la première fois qu'on lui demande un signe de guérison, un miracle) : Génération incrédule, jusqu'à quand serai-je auprès de vous ? Jusqu'à quand aurai-je à vous supporter ? La foule qui était présente au début de la scène se rapproche de Jésus. De plus, on ne sait pas quelle était la situation de l'enfant : est-il possédé, comme semble l'indiquer le verset 22, est-il sourd et muet, comme semble l'indiquer le verset 25, est-il épileptique ? Devant ces anomalies dans le récit, on est amené à penser que Marc a fusionné deux traditions différentes : la guérison d'un épileptique et l'exorcisme d'un possédé. Puis, Marc ou un rédacteur ultérieur a encore augmenté son récit de certains ajouts...

L'exorcisme d'un possédé

Si l'on s'en tient à un premier récit, qui serait l'exorcisme d'un possédé (que l'on peut comparer à Mc. 1, 23-27), on pourrait présenter le récit de la façon suivante :

Maître, je t'ai amené mon fils : il a un esprit muet. Si tu peux quelque chose, viens à notre secours, par pitié pour nous. Jésus, voyant la foule s'attrouper menaça l'esprit impur : Esprit sourd et muet, je te l'ordonne, sors de cet enfant et n'y rentre plus ! Avec des cris et de violentes convulsions, l'esprit sortit.

Un tel récit est très ancien : il montre Jésus luttant contre les esprits impurs. La visée est précise : il faut faire connaître la sainteté de Jésus. C'est ce qui avait cours dans les premières pages de Évangile selon saint Marc.

La guérison d'un épileptique

D'une telle guérison, il ne reste que quelques fragments que l'on peut cependant relier entre eux :

En venant vers les disciples, ils virent autour d'eux une grande foule et des scribes qui discutaient avec eux. Quelqu'un dans la foule lui dit : quand la crise s'empare de lui, elle le jette à terre et l'enfant écume, grince des dents et devient raide (ce sont vraiment les symptômes de la crise d'épilepsie). Dès qu'il (l'enfant) vit Jésus, (la crise) se mit à agiter l'enfant de convulsions ; celui-ci, tombant par terre, se roulait en écumant.

Un tel récit viendrait de la tradition judéo-chrétienne qui veut montrer que Jésus est une sorte de guérisseur plein de bonté qui exerce son art avec puissance. Marc a donc transformé cette guérison en exorcisme.

Les passages ajoutés par Marc

Il est permis de penser que Marc a ajouté certains éléments à ces deux récits qu'il a amalgamés, sans doute pour justifier aux yeux de ses auditeurs certains échecs d'exorcismes qui avaient troublé l'Église des premiers temps.

Des scribes qui discutaient avec eux (les disciples). Il leur demanda : De quoi discutiez-vous avec eux ?" A ce moment-là, on ne sait pas très bien à qui Jésus s'adresse, et sa question restera sans réponse. Un homme, dans la foule, va alors intervenir : "J'ai dit à tes disciples de le chasser et ils n'en ont pas eu la force. Prenant la parole, Jésus leur dit : Génération incrédule, jusqu'à quand serai-je auprès de vous ? Jusqu'à quand aurai-je à vous supporter ? Amenez-le moi. Ils le lui amenèrent".

A cet endroit du récit se place la guérison-exorcisme. Puis, "quand Jésus fut rentré à la maison, ses disciples lui demandèrent en particulier : Et nous, pourquoi n'avons-nous pas put chasser cet esprit ? Il leur dit : Ce genre d'esprit, rien ne peut le faire sortir, que la prière". Certains manuscrits anciens indiquent "la prière et le jeûne" (mais ce dernier n'est guère attesté). Il semble que Marc ait voulu placé cette guérison aussitôt après la Transfiguration pour insister, une fois de plus, sur l'inintelligence des disciples, leur incapacité personnelle et aussi pour insister sur l'importance de la prière.

Les passages ajoutés par un rédacteur ultérieur

De nouveaux thèmes ont été ajoutés par la suite, en fonction des traditions qui circulaient oralement dans les communautés avant la rédaction définitive. Ces thèmes traitent de la foi et de la résurrection :

- la foi

Jésus demanda au père : Depuis combien de temps cela lui arrive-t-il ? Il dit : Depuis l'enfance. Souvent l'esprit l'a jeté dans le feu ou dans l'eau pour le faire périr. Mais si tu peux quelque chose, viens à notre secours, par pitié pour nous. Jésus lui dit : Si tu peux !... Tout est possible pour celui qui croit. Aussitôt le père s'écria : Je crois ! Viens au secours de mon manque de foi !

Dans ce passage, le rédacteur met en contraste le manque de foi des disciples et la puissance de la foi de Jésus.

- la résurrection

Pour comprendre ce thème de la résurrection, il faut garder en mémoire deux épisodes au cours desquels il était également question de résurrection, mais en des termes aussi voilés que dans le cas présent. Il s'agit de la guérison de la belle-mère de Pierre : "Il s'approcha et la fit lever en lui prenant la main" (1, 31) et du rappel à la vie de la fille de Jaïros : "Il prend la main de l'enfant et lui dit : Fillette, réveille-toi" (5, 41). Prendre la main et faire lever symbolisaient, dans l'esprit des premiers chrétiens, le pouvoir de Jésus de faire se lever les morts. Et le dernier rédacteur de l'épisode le souligne avec une grande habileté : "L'enfant devint comme mort si bien que tous disaient : Il est mort. Mais Jésus, en lui prenant la main, le fit lever et il se mit debout". Ce même rédacteur semble avoir ajouté, au début du récit, une indication concernant la foule : "Dès qu'elle vit Jésus, toute la foule fut remuée et l'on accourait pour le saluer". Or, il s'agit de Jésus descendant de la montagne d la Transfiguration, comme si, dès ce moment, Jésus laissait entrevoir, devant la foule, la gloire de la Résurrection.

A travers ce récit, il est possible de découvrir comment a pu fonctionner, dès les origines, le type même du récit évangélique. Un événement réel a été transmis de manière orale, mais les auditeurs interprètent le récit qui leur est fait à leur convenance, donnant naissance à des traditions différentes selon les communautés qui dégagent les divers enseignements qu'un même enseignement pouvait laisser entrevoir. Finalement, un auteur (unique ou pluriel) met en forme ce récit, en amalgamant les données dont il pouvait disposer dans les communautés qu'il connaissait. Des rédacteurs ultérieurs peuvent encore travailler le texte pour faire ressortir telle ou telle dimension, dans une perspective catéchétique ou spirituelle. De la sorte, on perçoit que l'évangile ne peut jamais être un fait brut : il est toujours retravaillé, et il manifeste aussi par lui-même la vitalité de la primitive Église

5. Qui est le plus grand ?

Dans les premières communautés, tout n'était certainement pas aussi idyllique que ne semble le laisser croire le récit des Actes des apôtres. Tout porte à croire que des difficultés de différents ordres surgissaient. Les apôtres étaient sans doute souvent mis à contribution pour régler des problèmes de vie courante. Alors, ils essayaient de donner des réponses, en rapportant ce qu'ils savaient de Jésus. Dans les péricopes qui vont suivre, il est possible de retrouver la trace de ces questions et de leurs réponses.

Ils allèrent à Capharnaüm. Une fois à la maison, Jésus leur demandait : De quoi discutiez-vous en chemin ? Mais ils se taisaient car, en chemin, ils s'étaient querellés pour savoir qui était le plus grand. Jésus s'assit et il appela les douze, il leur dit : Si quelqu'un veut être le premier, qu'il soit le dernier de tous et le serviteur de tous. Et prenant un enfant, il le plaça au milieu d'eux et, après l'avoir embrassé, il leur dit : Qui accueille en mon nom un enfant comme celui-là m'accueille moi-même, et qui m'accueille, ce n'est pas moi qu'il accueille, mais Celui qui m'a envoyé (9, 33-37).

Dans ce petit passage, il existe une certaine incohérence dans la succession des événements. Au verset 33, Jésus est à la maison avec ses disciples, puis, au verset 35, il s'assied, appelle les douze et les questionne. Comment peut-il appeler ceux qui sont déjà là ? Il y a une double introduction à la parole de Jésus qui est déjà en discussion avec ses disciples. La querelle des disciples portait sur la question du plus grand, et la réponse de Jésus se situe sur l'opposition premier-dernier. Alors, la scène, ou plus exactement la parabole en action avec l'enfant, devrait reprendre cette opposition, ou du moins la question de la grandeur, et voici que Jésus parle de l'accueil. Accueillir un enfant, c'est prendre le parti pour l'homme, pour tout homme et, du même coup, pour Jésus.

L'enfant, dans la société antique, était un être parfaitement insignifiant. Pour être "homme", il fallait posséder, or l'enfant ne possède rien, même pas la capacité de parler selon l'étymologie latine (in-fans). Ne rien avoir, ne rien savoir, ne rien pouvoir, c'était être une quantité négligeable dans la vie sociale où comptaient en priorité le rang social, l'influence, la richesse. Par sa parole et par son geste, Jésus inverse les perspectives, il affirme la valeur de l'enfant, indépendamment de tout avoir, de tout savoir, de tout pouvoir. La révolution évangélique s'opère alors, c'est le service désintéressé des autres, jusqu'au plus petit : "Si quelqu'un veut être le premier, qu'il soit le dernier de tous et le serviteur de tous". Mais, dans la parole sur l'accueil qui clôt, d'une certaine manière, cette discussion sur la grandeur, apparaît l'idée de l'Envoyé : "Qui accueille en mon nom un enfant comme celui-là m'accueille moi-même, et qui m'accueille, ce n'est pas moi qu'il accueille, mais Celui qui m'a envoyé". En fin de compte, ce sont les envoyés, les missionnaires, qui sont désignés comme les enfants, les petits. Le petit enfant devient en quelque sorte le symbole de l'humble messager de l'évangile. Et la parole de Jésus reconnaît à ces messager une valeur éminente, celle de prophète, de porte-parole de Celui qui envoie tout homme en mission.

6. Qui n'est pas contre nous est pour nous

Autre difficulté de pouvaient connaître les premières communautés : Jésus et des disciples pratiquaient des exorcismes, d'autre juifs également. La prise de parole par Jean souligne donc un fait réel : d'autres utilisent le nom de Jésus pour chasser les esprits mauvais, cela souligne la puissance même du nom de Jésus :

Jean lui dit : Maître, nous avons vu quelqu'un qui chassait les démons en ton nom et nous avons cherché à l'en empêcher parce qu'il ne nous suivait pas. Mais Jésus dit : Ne l'empêchez pas, car il n'y a personne qui fasse un miracle en mon nom et puisse aussitôt après mal parler de moi. Celui qui n'est pas contre nous est pour nous. Quiconque vous donnera à boire un verre d'eau parce que vous appartenez au Christ, en vérité, je vous le déclare, il ne perdra pas sa récompense.

Le fait que Jean soit nommé indique qu'il s'agit d'une tradition ancienne. Marc aurait pu parler simplement d'un disciple. Le fait qu'il nomme l'un des douze souligne le caractère antique de la tradition rapportée par ce récit. Et cependant la manière dont la déclaration de Jean est formulée indique une tradition de l'Église primitive, ce qui la situe bien après la résurrection de Jésus. Cette déclaration suppose que le groupe des douze est déjà bien constituait : "il ne nous suivait pas", façon d'exprimer l'Église post-pascale. D'autre part, le caractère schématique "question à Jésus - réponse de Jésus" paraît manifester le souci de la primitive Église de rapporter à Jésus la solution des problèmes qui se posent. La parole de Jésus prend une valeur normative, elle a force de loi.

Une mésaventure des exorcistes juifs, rapportée par les Actes des Apôtres, serait éclairante pour le propos présent.

Dieu accomplissait par les mains de Paul des miracles peu banals, à tel point qu'on prenait, pour les appliquer aux malades, des mouchoirs ou des linges qui avaient touché sa peau. Ces gens étaient alors débarrassés de leurs maladies et les esprits mauvais s'en allaient. Des exorcistes juifs itinérants entreprirent à leur tour de prononcer, sur ceux qui avaient des esprits mauvais, le nom du Seigneur Jésus, ils disaient : Je vous conjure par ce Jésus que Paul proclame. Sept fils d'un grand prêtre juif, un certain Scéva, s'essayaient à cette pratique. L'esprit mauvais leur répliqua : Jésus, je le connais et je sais qui est Paul. Mais vous, qui êtes-vous donc ? Et, leur sautant dessus, l'homme qu'habitait l'esprit mauvais prit l'avantage sur eux tous avec une telle violence qu'ils s'échappèrent de la maison à moitié nus et couverts de plaies. Toute la population d'Éphèse, juifs et grecs, fut au courant de cette aventure, la crainte les envahit tous et l'on célébrait la grandeur du nom du Seigneur Jésus (Ac. 19 11-17).

Dans ce passage, des exorcistes juifs tentent de chasser des esprits mauvais au nom de ce Jésus que Paul proclame, et leur tentative se solde par un échec, qui met en évidence le caractère non-magique de l'invocation du nom de Jésus... Le cas qui intéresse Marc est quelque peu différent, puisque cet exorcisme réussit. Cela explique une certaine foi de la par de celui qui le pratiquait. La réponse de Jésus semble même souligner cette foi : "Ne l'empêchez pas, car il n'y a personne qui fasse un miracle en mon nom et puisse aussitôt après mal parler de moi". Cette réponse, même si elle ne vient pas directement de la bouche de Jésus, correspond à son attitude : il n'a jamais obligé personne à le suivre... Le souvenir de son attitude est resté dans l'Église des premières générations comme la mise en garde contre toute forme d'intolérance : il ne convient pas de monopoliser la foi en Jésus ni de s'accaparer de sa puissance.

Toutefois une question peut alors se poser : comment se fait la distinction entre ceux qui appartiennent à la communauté et ceux qui ne lui appartiennent pas ? Toute la tradition primitive donne à penser que faire des miracles ne suffisait pas pour être reconnu comme disciple de Jésus. Tous les signes extraordinaires que les hommes peuvent connaître ne sont pas nécessairement des signes de Dieu. Paul le rappelait dans sa première lettre aux chrétiens de Corinthe :

Quand je parlerais en langues, celle des hommes et celle des anges, s'il me manque l'amour, je suis un métal qui résonne, une cymbale retentissante. Quand j'aurais le don de prophétie, la connaissance de tous les mystères et de toute la science, quand j'aurais la foi la plus totale, celle qui transporte les montagnes, s'il me manque l'amour, je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens aux affamés, quand je livrerais mon corps aux flammes, s'il me manque l'amour, je n'y gagne rien (1 Co. 13, 1-3).

Le critère de discernement entre les disciples authentiques et les autres se résume simplement dans la confession de Jésus comme Seigneur. La réponse de Jésus est en quelque sorte une contestation de tout sectarisme. Si les disciples se situaient au niveau de la communauté "parce qu'il ne nous suivait pas", la réponse de Jésus est immédiatement référée à sa propre personne : "en mon nom" et "mal parler de moi". C'est donc qu'il y a possibilité pour un homme d'être disciple de Jésus sans immédiatement faire partie de la communauté instituée. Il y a différentes manières d'être rattaché à Jésus et à sa communauté, et tant que l'on ne s'en sépare pas expressément, la relation demeure.

Le verset 41 : "Quiconque vous donnera à boire un verre d'eau parce que vous appartenez au Christ, en vérité, je vous le déclare, il ne perdra pas sa récompense" est raccroché à ceux qui le précèdent d'une manière assez artificielle, il paraît reprendre le verset 37 : "Qui accueille en mon nom un enfant comme celui-là m'accueille moi-même, et qui m'accueille, ce n'est pas moi qu'il accueille, mais Celui qui m'a envoyé". Il s'agit de l'accueil des petits, des enfants, des missionnaires. Il n'y a pas de lien direct avec ce qui précède, excepté le fait qu'il s'agit d'une nouvelle situation dans laquelle un disciple peut se trouver. Tout geste en faveur d'un disciple du fait de son appartenance au Christ a une grande importance pour Dieu. Les premières communautés ont tenté de vivre cette parole par leur solidarité.

7. Mise en garde

Quiconque entraîne la chute d'un seul de ces petits qui croient, il vaut mieux pour lui qu'on lui attache au cou une grosse meule de moulin et qu'on le jette à la mer. Si ta main entraîne ta chute, coupe-la, il vaut mieux que tu entres manchot dans la vie que d'aller avec tes deux mains dans la géhenne, dans le feu qui ne s'éteint pas (où le ver ne meurt pas et où le feu ne s'éteint pas). Si ton pied entraîne ta chute, coupe-le, il vaut mieux que tu entres estropié dans la vie que d'être jeté avec tes deux pieds dans la géhenne (où le ver ne meurt pas et où le feu ne s'éteint pas). Si ton oeil entraîne ta chute, arrache-le, il vaut mieux que tu entres borgne dans le Royaume que d'être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne, où le ver ne meurt pas et où le feu ne s'éteint pas. Car chacun sera salé au feu. C'est une bonne chose que le sel. Mais si le sel perd son goût, avec quoi le lui rendrez-vous ? Ayez du sel en vous-mêmes et soyez en paix les uns avec les autres.

Il convient de distinguer deux sortes de scandales : le scandale des petits et le scandale personnel. Le scandale des petits, c'est-à-dire de ceux qui croient, les écarte du salut, c'est la raison pour laquelle le châtiment devrait être terrible : "il vaut mieux pour lui qu'on lui attache au cou une grosse meule de moulin et qu'on le jette à la mer". Le plus grand malheur pour l'homme, c'est d'entraîner un petit, un faible, quelqu'un de rejeté ou de méprisé, dans la voie du péché. Cette mise en garde pourrait très bien s'adresser à des chefs religieux, qui prétendent détenir les clefs du savoir officiel sur Jésus et son Évangile, et qui ferment la porte d'accès au salut à ceux qui cherchent à y entrer avec leurs faibles moyens. Ceux qui risquent de se perdre ne sont pas peut-être pas nécessairement ceux qui sont à l'extérieur des communautés.

Mais le scandale peut être personnel. Il fait courir un danger à chacun : tout homme peut trouver en lui-même une occasion de chute et perdre ainsi la possibilité de la vie éternelle. Marc fait une opposition entre la vie (le Royaume de Dieu) et la géhenne, ce lieu au sud de la ville de Jérusalem où l'on brûlait les ordures, et qui symbolisait le lieu où seraient réduits à néant tous les ennemis de Dieu. L'enjeu du choix entre la vie et la géhenne est si grave qu'il justifierait même le sacrifice d'une partie de soi (main, pied, oeil). La suppression d'un organe ou d'un membre ne supprimerait d'ailleurs pas le danger, la possibilité de chute, mais l'évangéliste symbolise toutes les occasions de péché qu'un disciple peut trouver en lui-même ou dans ses relations avec les autres. En soulignant le caractère coûteux d'une telle séparation, Jésus insiste sur l'opposition absolue entre la mort et la vie éternelles. Il faut alors faire l'estimation de ce qui est le plus nécessaire à l'homme et aussi considérer le salut ultime de la personne : à chacun de choisir son destin, pour le Royaume ou pour la géhenne ! Mais il ne faudrait pas se lancer dans de vaines spéculations sur le monde de l'au-delà : ce qui compte, c'est de rendre plus ferme le choix de la route de la vie.

Une parole de Jésus sur le sel trouve ici sa place : "Car chacun sera salé au feu". Jésus vient de parler du feu qui purifie en consumant toutes les ordures. Le sel aussi purifie : les disciples seront purifiés par un sel qui est le feu de Dieu. "C'est une bonne chose que le sel. Mais si le sel perd son goût, avec quoi le lui rendrez-vous ?" Le disciple, c'est celui qui porte du sel, celui qui fait connaître la sagesse de Dieu. Mais s'il vient à perdre cette sagesse, comment pourra-t-on la lui rendre ? "Ayez du sel en vous-mêmes et soyez en paix les uns avec les autres". Ici, le sel désigne Évangile que le disciple doit conserve en lui et qui permet de vivre en paix avec les autres hommes, puisqu'ils doivent s'aimer les uns les autres.

8. Mariage et divorce

Partant de là, Jésus va dans le territoire de Judée, au-delà du Jourdain.

Ce premier verset du chapitre 10 de l'évangile montre la montée de Jésus vers Jérusalem : il quitte la Galilée pour affronter ses adversaires sur leur propre terrain, en Judée, allant jusqu'à les provoquer dans la capitale. Le cadre convient bien pour souligner le climat dans lequel doit se situer toute vie chrétienne, sinon dans la souffrance, du moins dans l'exigence de la perfection, et cela dans la vie la plus courante, comme dans le mariage, sur lequel des Pharisiens vont l'interroger...

De nouveau, les foules se rassemblent autour de lui et il les enseignait une fois de plus, selon son habitude. Des Pharisiens s'avancèrent et, pour lui tendre un piège, ils lui demandaient s'il est permis à un homme de répudier sa femme. Il leur répondit : Qu'est-ce que Moïse vous a prescrit ? Ils dirent : Moïse a permis d'écrire un certificat de répudiation et de renvoyer sa femme. Jésus leur dit : C'est à cause de la dureté de votre coeur qu'il a écrit pour vous ce commandement. Mais au commencement du monde, Dieu les fit mâle et femelle, c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme, et les deux ne feront qu'une seule chair. Ainsi, ils ne sont plus deux mais une seule chair. Que l'homme donc ne sépare pas ce que Dieu a uni. A la maison, les disciples l'interrogeaient de nouveau sur ce sujet. Il leur dit : Si quelqu'un répudie sa femme et en épouse une autre, il est adultère à l'égard de la première, et si la femme répudie son mari et en épouse un autre, elle est adultère.

D'après le style, le récit de Marc est destiné à des communautés chrétiennes qui ignorent les coutumes du judaïsme (ils n'est d'ailleurs pas sans rappeler le récit concernant les traditions entre le pur et l'impur du chapitre 7). Cela est particulièrement manifeste dans la formulation même de la question des Pharisiens : "ils lui demandaient s'il est permis à un homme de répudier sa femme". Cette question ne se posait pas pour un juif au temps de Jésus. Le principe de la répudiation était alors couramment admis : il suffisait que le mari remette à sa femme une lettre de répudiation, qui permettait à celle-ci de se remarier sans problème. Le point de litige, c'est celui qui est indiqué par l'évangéliste Matthieu, à savoir le motif de la répudiation : "Est-il permis de renvoyer sa femme pour n'importe quel motif ?" (Mt. 19, 3). Le texte de la Loi qui est invoqué est extrait du Deutéronome :

Lorsqu'un homme aura pris une femme et l'aura épousée, s'il advient qu'elle ne trouve pas grâce à ses yeux, parce qu'il a trouvé en elle quelque chose de choquant, il écrira pour elle une lettre de répudiation, la lui remettra et la renverra de sa maison" (Dt. 24).

La question était alors de savoir ce que pouvait être ce "quelque chose de choquant", et les juifs connaissaient alors des querelles d'écoles. L'école de rabbi Shammaï traduisait ce caractère par l'infidélité de la femme à l'égard de son mari, l'école de rabbi Hillel la traduisait pour toute cause de déplaisir pour le mari, par exemple : si elle avait laissé brûler son repas... Un troisième maître de la Loi, rabbi Aqiba, présentait encore une interprétation plus large : il suffisait que le mari ait trouvé une femme plus jolie que la sienne. Toutefois, ce rabbi est postérieur à Jésus, tandis que les deux autres lui sont immédiatement antérieurs. Cependant, relativement à la loi du divorce, l'interprétation la plus large prévalait, et les motifs de séparation étaient donc nombreux.

Poser la question du divorce à Jésus, c'est lui tendre un piège. En effet, il convient de se souvenir que c'est aussi une question relative au mariage qui avait entraîné l'internement de Jean Baptiste (Mc. 6, 17-29). Jésus risquait de s'attirer l'hostilité du roi Hérode, il risquait aussi de se mettre à dos beaucoup d'hommes qui avaient suivi la coutume... La réponse de Jésus renvoie les Pharisiens à la Loi même de Moïse. Ils parlent d'une permission accordée par le législateur et Jésus leur indique que ce "commandement" (qu'ils auraient d'ailleurs été incapables de trouver dans la Loi écrite) leur a été consenti en raison de la dureté de leur coeur, non pas de leur insensibilité, mais plutôt de leur opacité à reconnaître la volonté de Dieu. Jésus dépasse des raisonnements des scribes, en se référant immédiatement à l'autorité de la Parole divine relative à l'indissolubilité du mariage. Cette Parole, exprimée sous forme mythique, est pourtant très éclairante : "Au commencement du monde, Dieu les fit mâle et femelle, c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme, et les deux ne feront qu'une seule chair". L'unité de l'origine est le couple, qui forme un seul et même être : le mariage reconstitue cette unité primordiale de l'humanité, qui est bien antérieure à la Loi mosaïque. En conséquence, la parole de Jésus se situe à un autre niveau que le précepte légal, elle vise la relation profonde et interpersonnelle qui structure le mariage.

Dans un entretien privé avec ses disciples, Jésus va encore approfondir cette question. "A la maison", cette dernière expression, si elle pouvait encore avoir une certaine précision dans les récits précédents, puisque Jésus était encore à Capharnaüm, devient sur sorte de formule passe-partout pour signifier une intimité particulière avec les disciples, et sans doute pour introduire une parole de Jésus, citée comme hors de tout éclairage narratif. Marc fait ici office de catéchiste : il applique aux chrétiens venus du paganisme les éclaircissements que Jésus a donnés aux juifs. Dans les versets 10 à 12, en effet, Marc ne se situe plus dans le cadre de la Loi juive, mais plutôt dans celui de la loi païenne et romaine. Selon la Torah, la femme ne pouvait pas divorcer de son mari. Or, ici la parole de Jésus envisage successivement le cas de l'homme, puis celui de la femme qui répudie son conjoint pour se remarier : "Si quelqu'un répudie sa femme et en épouse une autre, il est adultère à l'égard de la première, e si la femme répudie son mari et en épouse un autre, elle est adultère". En somme, Marc souligne que les circonstances que connaissent les chrétiens peuvent changer, mais la parole de Jésus, devenue un commandement, ne peut pas changer, même s'il fallait l'adapter aux nouvelles circonstances de l'existence.

Le lien conjugal est indissoluble, à tel point que le remariage après répudiation est qualifié d'adultère, tout comme l'infidélité. En fait, selon la Loi, seule la femme pouvait être adultère par rapport à son mari, jamais le mari à l'égard de son épouse. Marc apporte un éclairage nouveau, celui de l'égalité entre l'homme et la femme, dans le mariage.

9. Jésus et les enfants

Des gens lui amenaient des enfants pour qu'il les touche, mais les disciples les rabrouèrent. En voyant cela, Jésus s'indigna et leur dit : Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas, car le Royaume de Dieu est à ceux qui sont comme eux. En vérité, je vous le déclare, qui n'accueille pas le Royaume de Dieu comme un enfant n'y entrera pas. Et il les embrassait et les bénissait en leur imposant les mains.

Ce récit de la relation de Jésus avec les enfants paraît anecdotique et touchant. Toutefois, il faut remarquer que ce texte ne peut pas se réduire, comme c'est souvent le cas dans les évangiles, au rappel des circonstances qui ont amené Jésus à prononcer telle ou telle parole. Ici Jésus n'enseigne pas seulement par des paroles mais aussi par une action.

On veut faire toucher des enfants à Jésus, sans doute pour les bénir, ainsi qu'il était de tradition dans le judaïsme, par l'imposition des mains. Cette tradition était réservée aux adultes, bien que certains personnages religieux acceptaient de bénir également des enfants... Les disciples font obstacle au projet de ceux qui amènent des enfants. Il ne s'agit pas de bébés, puisque rien n'indique qu'on les porte, mais il ne s'agit pas non plus de "grands enfants", puisque la majorité légale et religieuse était fixée à douze ans et que ces enfants sont accompagnés. Les disciples ne font pas obstacle aux enfants eux-mêmes, mais à ceux qui les amènent, et leur attitude n'est pas motivée. Le reproche que leur fait Jésus suppose que les disciples n'ont pas vu le rapport qui existe entre le désir, le souhait de ces gens et l'oeuvre accomplie par Jésus.

La situation normale des enfants était celle de ne pas être des adultes, et donc ils n'étaient pas soumis à la Loi. Jésus, par son geste, va les traiter en adultes, en personnes responsables. Si on les compare aux adultes, ce que sont les enfants en face de la Loi, les disciples doivent l'être pour entrer dans le Royaume de Dieu. En quelque sorte, les enfants témoignent d'une disponibilité d'accueil qui est nécessaire à tous devant le Royaume. Jésus ne les prend pas pour symbole d'une disposition qui serait exigée des adultes, il ne les donne pas davantage en exemple. Mais il souligne simplement le caractère de disponibilité. L'homme doit accueillir le Royaume avec les mêmes dispositions qu'un enfant. Le Royaume est un don pour lequel l'homme ne peut se prévaloir d'aucun droit, d'aucun avantage, d'aucun mérite : les enfants entrent de plain-pied et sans problème dans ce Royaume du don, parce qu'ils savent recevoir et s'abandonner avec confiance à celui qui donne.

Jésus rejette ainsi toute religion qui cherche à obtenir les faveurs de Dieu par l'observation plus ou moins servile des préceptes et des obligations légales ou rituelles. Il propose simplement l'accueil filial à Dieu qui est Père de tous ces enfants.

Et ce Royaume n'est pas simplement pour l'avenir : c'est dans le présent qu'il faut accueillir le Royaume qui vient afin de pouvoir y entrer également dans l'avenir. Cela vient alors illustrer les paraboles de la graine de moutarde et de la semence qui pousse toute seule (Mc. 4, 26-32). Accueillir le Royaume de Dieu devient équivalent à accueillir la Parole. Par son Parole, Jésus annonce le Royaume qui vient : "Le Royaume de Dieu s'est approché, convertissez-vous et croyez à l'évangile" (Mc. 1, 15).

La bénédiction de ces enfants doit être reliée non pas simplement à un attachement humain chaleureux, mais aussi et surtout à la promesse de la venue du Royaume : il est d'ailleurs déjà donné à celui qui sait l'accueillir. Les enfants sont bénis pour eux-mêmes, en tant qu'ils sont les bénéficiaires de ce Royaume qui vient, et ils sont bénis en lieu et place de quiconque réalise, dans son existence, une attitude comparable à l'égard de Jésus et de sa Parole.

De plus, on sait par Tertullien que ce texte a servi d'argument en faveur du baptême des petits enfants. Certains commentateurs n'hésitent pas à penser que cette utilisation était déjà courante à l'époque même de l'Église primitive. Toutefois, il ne semble pas qu'un tel argument soit décisif, dans le sens où les seuls enfants seraient véritablement aptes à recevoir le baptême et, en conséquence, le don gratuit du Royaume : tout homme est invité à la conversion, à croire au don de Dieu.

10. L'appel du riche

Comme il se mettait en route, quelqu'un vient en courant et se jeta à genoux devant lui, il lui demandait : Bon Maître, que dois-je faire pour recevoir la vie éternelle en partage ? Jésus lui dit : Pourquoi m'appelles-tu bon ? Nul n'est bon que Dieu seul. Tu connais les commandements : Tu ne commettras pas de meurtre, tu ne commettras pas d'adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage, tu ne feras de tort à personne, honore ton père et ta mère. L'homme lui dit : Maître, tout cela je l'ai observé dès ma jeunesse. Jésus le regarda et se prit à l'aimer, il lui dit : Une seule chose te manque. Va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel, puis viens, suis-moi. Mais à cette parole, il s'assombrit et s'en alla tout triste, car il avait de grands biens. Regardant autour de lui, Jésus dit à ses disciples : Qu'il sera difficile à ceux qui ont des richesses d'entrer dans le Royaume de Dieu ! Les disciples étaient déconcertés par ces paroles. Mais Jésus leur répète : Mes enfants, qu'il est difficile d'entrer dans le Royaume de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de passez par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu. Ils étaient de plus en plus impressionnés, ils se disaient entre eux : Alors qui peut être sauvé ? Fixant sur eux son regard, Jésus dit : Aux hommes, c'est impossible, mais pas à Dieu, car tout est possible à Dieu. Pierre se mit à lui dire : Eh bien ! nous, nous avons tout laissé pour te suivre. Jésus lui dit : En vérité, je vous le déclare, personne n'aura laissé maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou champs à cause de moi et à cause de Évangile, sans recevoir au centuple maintenant, en ce temps-ci, maisons, frères, sœurs, mères, enfants et champs avec des persécutions et dans le monde à venir la vie éternelle. Beaucoup de premiers seront derniers et les derniers seront premiers.

Un nouveau problème de la vie concrète des chrétiens est ici abordé par l'évangéliste, c'est la question des richesses. On reconnaît, à certains détails littéraires, le goût de Marc pour les récits bien campés. Tandis que Jésus se remet en route, un inconnu se présente et tombe aux pieds de Jésus. Cette rapide introduction, qui situe les personnages, fait rapidement place au dialogue, lequel se termine par un regard d'amour de Jésus et sur une invitation pour ce riche à devenir lui aussi disciple : "puis viens, suis-moi". Une telle parole n'est pas sans rappeler l'invitation faite aux premiers disciples (Mc. 1, 16-20), puis celle lancé à Lévi (Mc. 2, 13-17). En racontant cet épisode, les premiers chrétiens s'identifiaient eux-mêmes comme disciples du Christ, comme ceux qui avaient entendu personnellement son invitation à tout quitter pour le suivre, et non pas seulement à suivre ce que la Loi prescrivait.

Deux thèmes sont particulièrement traités dans cette péricope, celui de la bonté de Dieu et celui de l'abandon des biens. Tout d'abord, c'est l'homme qui inaugure un dialogue avec Jésus, mais celui-ci semble refuser un tel dialogue, par une réflexion sur la bonté : "Bon Maître, que dois-je faire pour recevoir la vie éternelle en partage ? Jésus lui dit : Pourquoi m'appelles-tu bon ? Nul n'est bon que Dieu seul". De cette manière, Jésus refuse de laisser s'établir un lien direct entre le riche et lui-même, puisque la question ne se situe pas dans le contexte de la gratuité. Le Royaume, ou la vie éternelle, n'est pas un objet d'acquisition, mais un don gratuit que Dieu offre à celui qui veut bien l'accueillir comme le fait un enfant. Même l'homme Jésus ne peut rien faire pour obtenir la vie éternelle : Dieu seul est source de cette vie, et il la donne. Voilà pourquoi lui seul est bon. De cette manière est aussi affirmé le fait que Jésus, quoique Fils de Dieu, reste un homme. Et c'est pourquoi il détourne le riche de sa personne (à lui, Jésus) pour le mettre en relation avec le Père, comme lui-même, Jésus, est toujours en relation avec lui.

Mais la relation avec Dieu n'est possible pour l'homme que par les commandements, qui sont alors présentés comme le don gracieux de Celui qui est le bienfaiteur du peuple et son guide pour la vie présente. La question du riche souligne déjà la complexité du Royaume : "Que dois-je faire pour obtenir la vie éternelle en partage ? Cette question mêle deux notions : en tant qu'il s'agit d'un "recevoir", la question évoque une intervention au dernier jour, comme le prix de la rétribution des justes, et, en tant qu'il s'agit de la "vie éternelle", elle indique le pouvoir de Dieu qui étendra son empire sur le monde. Ces deux notions ne sont naturellement pas contradictoires, mais elles indiquent que, pour Marc, comme pour Jésus d'ailleurs, le Royaume est une réalité complexe. On aura déjà remarqué par ailleurs que toutes les paroles de Jésus sur le Royaume sont des paraboles : "il en est du Royaume de Dieu comme de...".

La réponse de Jésus, après le rappel de la bonté de Dieu, renvoie aux commandements, mais pas à tous les commandements : tous les devoirs indiqués concernent le prochain (et l'amour du prochain sera rapidement identifié à l'amour de Dieu, en Mc. 12, 28-34). Le riche déclare qu'il a suivi toutes ces consignes depuis sa jeunesse, et il n'est pas permis de mettre en doute la sincérité de sa réponse, puisque Jésus lui-même ne contestera pas cette déclaration. Alors, on pourrait supposer que le récit va s'achever, de même qu'ultérieurement Jésus va déclarer au scribe qui l'interrogera : "Tu n'es pas loin du Royaume de Dieu" (Mc. 12, 34). Or, le récit rebondit, signe manifeste que l'évangéliste a autre chose à dire que ce petit événement.

L'homme riche sait bien ce qu'il doit faire, puisqu'il le fait depuis sa jeunesse, mais ce qu'il ignore, c'est le comment il doit agir. Jésus s'aperçoit qu'il demande plus, et il lui propose de devenir son disciple, de vivre avec lui, de le suivre, jusque dans sa vie errante sur les chemins de Palestine. Il importe donc que cet homme se sente indépendant : "Va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel, puis viens, suis-moi". A ce niveau de la discussion apparaît la distinction entre les deux trésors, celui de la terre et celui du ciel. Face à la vie éternelle, la richesse terrestre constitue un danger, et l'on doit s'en défaire chaque fois qu'elle fait obstacle au salut, chaque fois qu'elle étouffe la parole. Un tel message est certainement plus réaliste qu'une interprétation littérale ou matérialiste, qui ferait obligation à toute personne fortunée de vendre ses biens au profit des pauvres. Et d'ailleurs, où fixer la limite entre la catégorie des riches et celles des pauvres ? Et faut-il penser que tous les riches sont des damnés en puissance ?

Le riche quitte Jésus "triste, car il avait de grands biens". Mais la tristesse de celui qui aurait pu devenir disciple n'a pas son origine dans sa fortune, mais surtout dans le remords de perdre le trésor du ciel... Après le départ de cet homme, une conversation s'instaure entre Jésus et ses disciples sur le danger des richesses : il est difficile à ceux qui ont des richesses d'entrer dans le Royaume, mais il y a une autre difficulté qui se fait jour : il est difficile à tout homme d'entrer dans ce Royaume, et même cela leur est impossible, mais tout est possible à Dieu.

"Il est plus facile à un chameau de passez par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu". Jésus ne retire rien de son enseignement : les richesses constituent un obstacle dirimant. Cette parole de Jésus peut susciter l'étonnement chez le lecteur occidental peu habitué à l'exagération orientale. Aussi, les Pères de l'Église, comme Cyrille de Jérusalem, ont essayé d'atténuer la portée de cette parole, en substituant le mot "câble" (en grec, kamilon ) au mot "chameau" (en grec, kamèlon ). D'autres se sont essayés à voir dans le trou de l'aiguille le nom d'une des portes étroites de Jérusalem. Mais il semble encore actuel de maintenir l'exagération et l'audace du texte primitif. D'ailleurs, les récits rabbiniques, tels que le Talmud de Babylone, présentent des expressions analogues. Pour marquer une telle impossibilité, ce Talmud se sert de l'expression : un éléphant passant par le trou d'une aiguille. Et Jésus lui-même, dans ses discussions avec les pharisiens, n'hésitera pas à leur reprocher d'avaler le chameau, alors qu'ils filtrent le moucheron (Mt. 23, 24). Si on prend cette parole à la lettre, il n'est pas plus facile d'avaler le chameau que de la faire passer par le trou d'une aiguille ! Il faut faire en sorte de ne pas être riche pour espérer entrer dans le Royaume.

La question des disciples qui ont tout quitté pour suivre Jésus fait rebondir le débat : "Qui peut être sauvé ?" La question est embarrassante, car elle ne se situe pas immédiatement dans son contexte. Les disciples, qui avaient tout abandonné, pouvaient bien espérer être sauvés, or ils se posent la question de leur salut. On comprend assez mal l'adjonction d'une telle parole. Et les chrétiens des origines étaient-ils tous riches ? Il faut revoir la perspective catéchétique de Marc : il vise les difficultés de l'entrée dans le Royaume. Les empêchements peuvent venir de l'opulence, mais il y a beaucoup d'obstacles sur la route. Ces obstacles ont été soulignés dans la parabole du semeur et dans son explication. L'accès au Royaume est impossible aux hommes, pas seulement aux riches : personne ne peut se mettre en condition d'avoir sa part de vie éternelle. On ne peut entrer dans ce Royaume que par le don de Dieu à qui tout est possible. Il lui est possible de créer avec puissance ce qui manque aux hommes : personne n'est exclu de sa miséricorde.

Une intervention de Pierre, porte-parole des douze, ouvre un dernier volet dans cette discussion : Eh bien ! nous, nous avons tout laissé pour te suivre. En suivant Jésus, les disciples ont créé un vide, ils ont laissé ce vide se créer, il appartient à Jésus de le remplir. La réponse de Jésus se fait sur un ton solennel : Amen ! En vérité, je vous le déclare, personne n'aura laissé maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou champs à cause de moi et à cause de Évangile, sans recevoir au centuple maintenant, en ce temps-ci, maisons, frères, sœurs, mères, enfants et champs avec des persécutions et dans le monde à venir la vie éternelle. Beaucoup de premiers seront derniers et les derniers seront premiers.

Il s'agit plus que d'une annonce, il s'agit d'un engagement, Jésus va décider du sort réservé à ceux qui l'auront suivi. Suivre Jésus, c'est alors plus que suivre l'homme le plus religieux de l'Ancien Testament. Aucun prophète n'avait osé faire prévaloir le salut sur l'adhésion à sa personne. En disant "à cause de moi et de Évangile", Jésus révèle l'importance de sa mission, centrée sur sa personne et sur le don qu'il fait de lui-même, dans le sens qu'il donne à sa mort, dans le cadre des annonces de sa Passion. De plus, la persécution des fidèles n'est pas exclue : tout concourt à montrer que l'exigence de vie est importante, et que la seule récompense qui puisse être attendue par le disciple, c'est de partager le sort du maître, celui de l'humiliation, comparable à celle de celui qui, de premier qu'il était, s'est fait le dernier de tous, pour sauver ces derniers.