Chapitre 7.

Servir

 

Ce cinquième développement marque, d'une façon particulière, la destinée terrestre de Jésus : sa mission, qui est service, comme il l'indique lui-même dans sa réponse à la demande des deux fils de Zébédée, se heurte à l'hostilité des autorités de Jérusalem. Tout ce développement marquera donc l'affrontement de Jésus à la Ville Sainte.

  1. La demande de Jacques et Jean

Jacques et Jean, les fils de Zébédée, s'approchent de Jésus et lui disent : Maître, nous voudrions que tu fasses pour nous ce que nous allons te demander. Il leur dit : Que voulez-vous que je fasse pour vous ? Ils lui dirent : Accorde-nous de siéger dans ta gloire l'un à ta droite l'autre à ta gauche. Jésus leur dit : Vous ne savez pas ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire, ou être baptisés du baptême dont je vais être baptisé ? Ils lui dirent : Nous le pouvons. Jésus leur dit : La coupe que je vais boire, vous la boirez, et du baptême dont je vais être baptisé, vous serez baptisés. Quant à siéger à ma droite ou à ma gauche, il ne m'appartient pas de l'accorder, ce sera donné à ceux qui cela est préparé. Les dix autres qui avaient entendu se mirent à s'indigner contre Jacques et Jean. Jésus les appela et leur dit : Vous le savez, ceux qu'on regarde comme les chefs des nations les tiennent sous leur pouvoir et les grands sous leur domination. Il n'en sera pas ainsi parmi vous. Au contraire, si quelqu'un veut être grand parmi vous, qu'il soit votre serviteur. Et si quelqu'un veut être le premier parmi vous, qu'il soit l'esclave de tous. Car le Fils de l'homme est venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude.

La demande de Jacques et Jean intervient juste après la troisième annonce de la Passion. L'évangéliste Marc fait suivre chacune de ces annonces d'un enseignement sur l'exigence de la vie du disciple, à l'exemple de son maître. La troisième annonce est détaillée.

Le Fils de l'homme va être livré aux grands prêtres et aux scribes, condamné à mort, livré aux païens, couvert de crachats, flagellé, mis à mort.

Après de telles précisions, la demande de Jacques et de Jean peut surprendre, elle provoquera d'ailleurs l'indignation des autres disciples (mais pour un autre motif... chacun voulait les premières places). Les frères n'auraient dont rien compris à ce que Jésus annonçait ! Mais qui sont les fils de Zébédée ? Ils font partie des premiers disciples appelés par Jésus sur les bords du lac de Galilée (1, 19-20). Ils sont toujours nommés ensemble, à la suite de Pierre, ce qui indique une sorte de privilège dans l'ordre des disciples. Autre privilège, Jésus leur a donné un surnom : "Boanerguès, c'est-à-dire fils du tonnerre" (3, 17). Enfin, avec Pierre, ils sont les témoins des moments importants dans la vie et l'oeuvre de Jésus : résurrection de la fille de Jaïros, transfiguration, agonie à Gethsémani. Une ancienne tradition de l'Église fait de Jacques et de Jean, ainsi que le laisse sous-entendre Marc lui-même (6, 3) des frères de Jésus, ses cousins. Cela justifierait sans doute leur demande : quand un individu pend le pouvoir, c'est toute sa famille qui peut en profiter (phénomène du népotisme). Toutefois, l'indignation des autres disciples indique bien que ceux-ci avaient sans doute au moins perçu qu'aux yeux de Jésus ce qui comptait ce n'était pas la parenté selon la chair, selon les liens du sang, mais plutôt la parenté spirituelle, dans une même disposition à l'égard de la volonté du Père.

Comme la plupart des textes évangéliques, ce passage a été très travaillé. Le fait qu'il rapporte est confirmé, avec de sérieuses nuances par le récit qu'en donne Matthieu, qui attribue la demande à la mère des deux frères, afin d'atténuer sans doute un climat de suspicion et d'animosité à l'égard de ceux qui étaient connus et appréciés dans l'Église primitive, même si nous savons, par les Actes et les lettres de Paul, que les conflits existaient déjà dans les premières communautés.

La demande des frères prend la forme d'une revendication : Maître, nous voudrions que tu fasses pour nous ce que nous allons te demander. Ce faisant, ils constatent d'eux-mêmes que cette demande n'est pas fondée sur leurs mérites personnels, leur revendication est une sollicitation de faveur. Ce que Jésus fait, c'est sonder la rectitude de leurs intentions. Celles-ci ne sont pas tout à fait pures : ils songent à partager la gloire de leur maître en siégeant à sa droite et à sa gauche. Ils ne savent pas que ces deux places seront occupées par des brigands au moment de la crucifixion. Ils ne tiennent pas compte des différentes annonces de la Passion pour ne voir uniquement que la gloire. Le chemin de la gloire passe par la souffrance et par la croix, et, pas plus que Pierre, quand il reconnaissait Jésus comme le Messie, les deux frères ne peuvent concevoir un Messie souffrant.

La réponse de Jésus souligne leur folie : Vous ne savez pas ce que vous demandez. Elle les invite à pénétrer alors davantage dans le mystère de son destin. Siéger à la droite de Jésus ne peut se payer que dans une terrible épreuve. C'est ce que veulent exprimer les images de la coupe et du baptême. D'une manière générale, dans l'Ancien Testament, boire la coupe signifie une dure épreuve pour le peuple. La coupe évoque aussi métaphoriquement la destinée de l'homme, que ce soit la coupe de bénédiction pour souligner le bonheur accordé par Dieu ou que ce soit la coupe de la colère divine versée aux pécheurs. A l'agonie, Jésus parlera de cette coupe pour lui-même (14, 36). L'image du baptême est propre à Marc, elle a pu être ajoutée par un rédacteur ultérieur au moment où la théologie du baptême s'exprimait dans la participation à la souffrance et à la mort de Jésus. La rédaction évangélique n'est donc pas sans référence à la vie sacramentelle des premières communautés, où le baptême et l'eucharistie jouaient un rôle absolument essentiel. Et les images de la coupe et du baptême évoquent de manière directe la pratique de ces deux sacrements.

En annonçant aux frères qu'ils boiront comme lui cette coupe, Jésus leur promet, sans le dire expressément, que, souffrant un jour comme lui, ils entreront avec lui dans la gloire. Il ne leur répond pas directement, car il refuse de faire sienne toutes les représentations d'un Messie disposant de toute une hiérarchie de places d'honneur. Mais il ne leur reproche pas la vision de sa gloire, il les invite à purifier et à approfondir leur relation avec lui, dans la participation à la souffrance, dans la soumission totale à la volonté du Père. Et Jésus opère un renversement dans les conceptions "politiques" de son temps. Il s'oppose à toute forme de gouvernement fondée sur l'ambition et les honneurs, pour mettre à leur place la constitution d'une communauté fondée sur le service.

2. Guérison de l'aveugle Bartimée

Ils arrivent à Jéricho.

Jéricho se trouve en Judée, et le récit de la guérison de l'aveugle Bartimée, dans l'ensemble de l'évangile de Marc, n'est pas sans évoquer celle de l'aveugle de Bethsaïde en Galilée (8, 22-26). Ce texte précédait alors immédiatement la confession de foi de Pierre, prolongée elle-même par une première annonce de la Passion. D'une manière équivalente, cette nouvelle guérison est suivie de l'acclamation de Jésus comme le Messie qui entre dans sa ville, puis du récit même de la Passion. D'une certaine façon, ces deux textes de guérison miraculeuse, constituent des récits de transition : ils veulent acheminer le lecteur vers une profession de foi publique dans le caractère messianique de Jésus. Mais cette foi ne trouve son fondement que dans l'événement de la Passion.

Ils arrivent à Jéricho. Comme Jésus sortait de Jéricho...

La cité même de Jéricho n'a aucune importance dans le récit, elle n'est qu'un lieu de passage vers Jérusalem, on ne s'arrête pas. Et pourtant, à travers ce passage à Jéricho, un peuple de croyants se forme. Si le lieu n'a guère d'importance, le chemin en a une grande. Et c'est sans doute par l'idée même du chemin qu'il est possible d'interpréter ce texte. On ne sait pas où mène ce chemin : certes, le dernier verset indique que Bartimée suivait Jésus sur le chemin, alors qu'il était assis sur le bord du chemin avant sa guérison, mais ce chemin ne s'arrête pas...

L'aveugle Bartimée, fils de Timée, était assis au bord du chemin, en train de mendier.

Bartimée se trouve dans un état de fixité, considérée comme définitive, puisque sa cécité l'empêchait d'avancer. Installé dans sa fixité, il était éloigné de toutes les réalités qui se passaient auprès de lui. Sur le bord du chemin, cela indique qu'il ne se trouve pas sur le chemin : il se trouve en quelque sorte exclu du chemin que suit Jésus.

Apprenant que c'était Jésus de Nazareth, il se mit à crier.

Le fait que c'est par l'ouïe que Bartimée reçoit l'information de la présence de Jésus continue de souligner sa cécité, et le fait qu'il se mette à crier souligne la distance et l'éloignement qui le sépare de Jésus. Si Jésus peut être considéré comme proche de lui dans l'espace, il semble que cet aveugle refuse la proximité toute physique. Dans son cri, il l'appelle : Fils de David ! Jésus. Ce faisant, il lui accorde le titre de Messie d'Israël, soulignant par le fait même une autre distance qui le sépare de Jésus. Dans son éloignement sensible, du fait de sa cécité, il est proche de Jésus, d'une proximité plus réelle, celle de la foi. Et cela sera encore plus souligné par le second cri de l'aveugle : Fils de David, aie pitié de moi ! Le terme de Jésus, comme personnage historique, a disparu.

Jésus s'arrêta.

Celui qui était mobile sur le chemin va s'arrêter, et cette rupture dans la marche aura pour effet direct d'accorder de la mobilité à celui qui était fixe. L'arrêt de Jésus provoque la surprise, de même que l'attitude de l'aveugle :

Rejetant son manteau, il se leva d'un bond et il vint vers Jésus.

Tout se passe déjà comme si Bartimée n'était plus aveugle. Le rejet du manteau, utilisé par les mendiants orientaux pour recevoir les offrandes des passants, marque la fin de l'état de fixité. Bartimée vient alors sur le chemin qui le conduit à Jésus. Tout le chemin qu'il va parcourir se situe entre un appel : Appelez-le ! et un envoi : Va, ta foi t'a sauvé. Être proche de Jésus, ce n'est donc pas s'installer dans une nouvelle fixité, mais c'est découvrir la mobilité sans laquelle la proximité ne peut réellement durer. En d'autres termes, la vue retrouvée permet d'être proche, même à distance, elle assure la mobilité et la sécurité dans la marche. La parole "va" signifie alors la nécessaire rupture qui est celle de l'homme qui voit par la foi. La foi exige une distance, qui était soulignée par le titre messianique, mais elle ne peut pas être la cause d'un éloignement. La foi comble la distance. Désormais, l'aveugle voit : éloigné dans la proximité physique, il est maintenant proche dans la distance. Le miracle n'est pas simplement un fait physique, c'est un fait de la foi, car la guérison n'est que suggérée, elle n'est pas décrite en réalité. Croire, c'est donc voir, mais c'est surtout suivre Jésus sur le chemin.

  1. L'entrée triomphale à Jérusalem

Lorsqu'ils approchèrent de Jérusalem, près de Bethphagé et de Béthanie, vers le mont des Oliviers, Jésus envoie deux de ses disciples et leur dit : Allez au village qui est devant vous, dès que vous entrerez, vous trouverez un ânon attaché que personne n'a encore monté. Détachez-le et amenez-le. Et si quelqu'un vous dit : Pourquoi faites-vous cela ? répondez : Le Seigneur en a besoin et il le renvoie ici tout de suite. Ils sont partis et on trouvé un ânon attaché dehors près d'une porte dans la rue. Ils le détachent. Quelques-uns de ceux qui se trouvaient là leur dirent : Qu'avez-vous à détacher cet ânon ? Eux leur répondirent comme Jésus l'avait dit et on les laissa faire. Ils amenèrent l'ânon à Jésus, ils mettent sur lui leurs vêtements et Jésus s'assit dessus. Beaucoup de gens étendirent leurs vêtements sur la route et d'autres des feuillages qu'ils coupaient dans la campagne. Ceux qui marchaient devant et ceux qui suivaient criaient : Hosanna Béni soit au nom du Seigneur celui qui vient ! Béni soit le règne de David notre père ! Et il entra à Jérusalem dans le Temple. Après avoir regardé autour de lui, comme c'était déjà le soir, il sortit pour se rendre à Béthanie avec les douze.

Pour rappeler à ses lecteurs l'entrée de Jésus à Jérusalem, Marc articule deux récits. D'une part, Jésus envoie ses disciples préparer sa monture (11, 1-6) et d'autre part, il est acclamé par la foule (7-10). Une question peut se poser à propos de cet événement. Quand a-t-il eu lieu ? Et par suite, quelle en est la signification ? Une tradition très ancienne, rapportée par Jean (11, 54-57), montre Jésus recherché par la police et se cachant, probablement à Béthanie, sinon dans le désert de Juda. Cette tradition permet d'expliquer un peu mieux la trahison de Judas : puisque Jésus se cachait, il fallait un indicateur aux autorités pour qu'elles puissent l'arrêter. Mais si on considère une entrée triomphale, il n'est donc plus besoin d'une trahison pour arrêter Jésus. Et des indications scripturaires invitent à situer cet événement non pas dans le contexte immédiat des fêtes pascales juives, mais plutôt dans le contexte de Soukkot, la fête des Tentes. Cette fête rappelait le séjour de la maison d'Israël dans le désert et le don de la Loi au Sinaï. La tradition voulait que, pendant cette période festive, le peuple s'abrite sous des tentes et des branchages, comme dans le désert. Toute une liturgie était prévue à cet effet. Il suffit alors de comparer l'entrée à Jérusalem avec cette liturgie :

 

A la fête des Tentes 

A l'entrée à Jérusalem

Une procession montait au Temple                 

On chantait ce jour-là                                             

le psaume 117.                                                         

                                                                                


On célébrait la royauté de Dieu                         

C'était une fête des derniers temps          

qui attirait des païens                                      

selon ce qui est dit par Zacharie :

Les païens monteront à Jérusalem                         

et célébreront la fête                                         

des Tentes (Za. 14, 16).

Pour ces derniers temps                                        

est annoncée la purification                                   

du Temple (Za. 14, 21) :                                       

En ce jour-là,                                                        

il n'y aura plus de marchands                             

dans le Temple                                                        

Un cortège aboutit au Temple

Le récit fait allusion

au psaume 117 :

Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur.

Marc y voit la royauté de Jésus


Selon une tradition transmise par l'évangéliste Jean

il y avait quelques grecs

 

montés à Jérusalem

pour la fête

 

L'expulsion des vendeurs

se fait aussitôt après

l'entrée à Jérusalem :

Entré dans le Temple,

il se mit à chasser

les vendeurs et les acheteurs.

 

Alors, pourquoi les synoptiques font-ils coïncider cette entrée de Jésus avec les fêtes pascales ? Pour la bonne raison qu'ils ne connaissent qu'une seule montée de Jésus à Jérusalem aux jours de sa vie publique. On comprend alors qu'ils aient dû faire coïncider cette entrée avec la fête de la Pâque. En pensant raisonnablement que l'entrée à Jérusalem ait eu lieu au moment de la fête des Tentes, c'est-à-dire fin Septembre - début Octobre de l'année avant la mort de Jésus, on n'enlève rien à la signification de cet événement dans la vie de Jésus.

Marc devait aussi faire ressortir le lien existant entre cet événement et la Pâque de Jésus. Deux récits manifestent une très grande similitude : c'est l'envoie des disciples pour préparer la monture de Jésus (11, 1-6) et pour préparer la salle du repas (14, 12-16) :

Lorsqu'ils approchèrent

de Jérusalem,

près de Bethphagé

et de Béthanie,

vers le mont des Oliviers,

                                                                              


Jésus envoie

deux de ses disciples

et leur dit :

Allez au village

qui est devant vous,

dès que vous entrerez,

vous trouverez

un ânon attaché

que personne n'a encore monté.

Détachez-le et amenez-le.

Et si quelqu'un vous dit :

Pourquoi faites-vous cela ?

répondez :

Le Seigneur en a besoin

et il le renvoie

ici tout de suite.

Ils sont partis

et ont trouvé un ânon

attaché dehors

près d'une porte dans la rue.

Le premier jour

des pains sans levains,

où l'on immolait la Pâque,

 

ses disciples lui disent :

Où veux-tu que nous allions faire

les préparatifs pour que tu manges la Pâque ?

Et il envoie

deux de ses disciples

et leur dit :

Allez à la ville,

 

un homme viendra

à votre rencontre,

portant une cruche d'eau.

Suivez-le,

et là où il entrera

 

 

dites au propriétaire :

Le Maître dit :

Où est ma salle où je vais manger

la Pâque avec mes disciples.

Et lui vous montrera la pièce du haut,

vaste, garnie, toute prête,

c'est là que vous ferez les préparatifs pour nous.

Les disciples partirent

et allèrent à la ville.

Ils trouvèrent tout comme il leur avait dit

et ils préparèrent la Pâque.

 

Dans ces deux textes, Marc souligne la volonté de Jésus de tout ordonner selon son intention qui est nette : les consignes sont sans équivoque. Une parole de Jésus est remarquable dans le cadre de l'entrée à Jérusalem. C'est l'emploi qu'il fait pour lui-même du terme "Seigneur". Le cas est unique dans le second évangile. A plusieurs reprises, Jésus s'est désigné sous le titre de "Fils de l'homme", mais jamais sous le titre de "Seigneur". Certes, ce terme est employé par les autres synoptiques, et c'est aussi, à l'époque, un terme de politesse. Mais il était plutôt employé à l'égard des personnalités. Toutefois, il ne faut pas oublier que dans la version grecque de la Bible, dans la Septante, le terme de Seigneur (Kurios) était la traduction du nom de Dieu (YHWH) dans le texte hébreu.

Les noms des localités, Bethphagé et Béthanie, ne sont peut-être pas simplement des indications géographiques, elles peuvent avoir leur importance dans le récit. Béthanie signifie : maison du pauvre, maison de l'humilité, maison de l'affliction. Acclamé par la foule, Jésus ne va pas s'arrêter à Jérusalem, il ne fait qu'y passer, et le soir venu, il se retire à Béthanie. Bethphagé signifie maison des figues ; autre signe intéressant quand on découvre que le séjour nocturne de Jésus à Béthanie se poursuit par une péricope sur le figuier stérile. L'entrée triomphale à Jérusalem donne lieu à un texte empreint d'une grande simplicité. La venue de Jésus sur un ânon peut être lue comme une indication de la royauté messianique, ainsi que l'écrivait le prophète Zacharie : "Voici que ton roi vient à toi, il est juste et victorieux, humble et monté sur un âne" (Za. 9, 9). Dans l'Ancien Testament, l'âne est la monture royale, il désigne également la monture du Messie. De plus, ce récit rappelle d'autres séquences vétéro-testamentaires. Les juifs connaissaient le récit de l'investiture royale de Jéhu : "Aussitôt, ils prirent tous leurs manteaux et les étendirent sous lui, à même les degrés. Ils sonnèrent du cor et crièrent : Jéhu est roi !" (2 R. 9, 13). C'est exactement ce que fait la foule qui accompagne Jésus. l'entrée à Jérusalem apparaît comme la venue du roi-messie.

Hosanna ! C'est la translittération d'un terme, qui veut dire : donne le salut ! Le mot exprime une supplication instante. Et, dans le cadre de la fête des Tentes, c'était plutôt une prière pour demander la pluie. Par la suite, ce terme est devenu, peut-être dans le judaïsme, mais surtout dans le christianisme primitif, une acclamation liturgique, au même titre que Alléluia ! qui signifie : louez Dieu !

Le retour à Béthanie, à la maison de l'humilité et de l'affliction, donne une coloration pascale à l'ensemble du récit : c'est l'humiliation par la croix qui s'inaugure.

4. Le figuier stérile

Le lendemain, à leur sortie de Béthanie, il eut faim. Voyant de loin un figuier, il alla voir s'il n'y trouverait pas quelque chose. Et s'étant approché, il ne trouva que des feuilles, car ce n'était pas le temps des figues. S'adressant à lui, il a dit : Que jamais plus personne ne mange de tes fruits. Et ses disciples écoutaient.

En passant le matin, ils virent le figuier desséché jusqu'aux racines. Pierre, se rappelant, lui dit : Rabbi, regarde, le figuier que tu as maudit est tout sec. Jésus leur répond : Ayez foi en Dieu. En vérité, je vous le déclare, si quelqu'un dit à cette montagne : Ôte-toi de là et jette-toi dans la mer, et s'il ne doute pas en son coeur mais croit que ce qu'il dit arrivera, cela lui sera accordé. C'est pourquoi, je vous le déclare : Tout ce que vous demandez en priant, croyez que vous l'avez reçu et cela vous sera accordé. Et quand vous êtes debout en prière, si vous avez quelque chose contre quelqu'un, pardonnez, pour que votre Père qui est aux cieux vous pardonne aussi vos fautes.

Si l'on s'en tient à l’explication naturelle, cette condamnation a de quoi surprendre. C'est un miracle à rebours, Jésus est de mauvaise foi. Car comment peut-il s'attendre à trouver des fruits sur le figuier, à l'époque du printemps, puisque Marc situe cet événement dans le cadre des fêtes pascales ? La condamnation est radicale : jamais plus le figuier ne portera du fruit. Aucun indice littéraire ne permet de la comprendre, à moins d'essayer de lire l'épisode dans le cadre des vendeurs chassés du Temple. Tel le figuier, arbre symbole de la recherche attentive de Dieu dans sa Parole, jamais plus Israël ne portera de fruits. Israël n'a pas répondu à l'attente de son Seigneur quand il l'a visité. Il ne porte pas de fruits, désormais, il n'en portera jamais plus. Il reste pourtant debout, tel le figuier : il n'est pas détruit, il est stérile et inutile.

5. Les vendeurs chassés du Temple

La nouvelle entrée de Jésus dans la ville sainte se déroule dans le cadre de la semaine qui précède la Pâque. Le premier jour, selon l'évangile de Marc, Jésus est entré triomphant dans Jérusalem et dans le Temple, avant de quitter la ville pour la nuit. Le second jour, il revient, maudit au passage le figuier, chasse les vendeurs du Temple, avant de se retirer pour la nuit. Le troisième jour, en revenant à Jérusalem, les disciples constatent que la malédiction du figuier s'est réalisée. Puis Jésus circule dans le Temple, répond à diverses questions, propose un discours sur la fin des temps. Le premier verset du chapitre 14 nous situe deux jours avant les festivités pascales : "La Pâque et la fête des pains sans levain devaient avoir lieu deux jours après". La purification du Temple est encadrée par l'épisode du figuier. Il s'agit du procédé classique de l'inclusion : la purification est enchâssée à l'intérieur de la malédiction du figuier, qui en radicalise le sens.

Ils arrivent à Jérusalem. Entrant dans le Temple, Jésus se mit à chasser ceux qui vendaient et achetaient dans le Temple, il renversa les tables des changeurs et les sièges des marchands de colombe, et il ne laissait personne traverser le Temple en portant quoi que ce soit. Et il enseignait et leur disait : Ma maison sera appelée Maison de prière pour toutes les nations. Mais vous, vous en avez fait une caverne de bandits. Les grands prêtres et les scribes l'apprirent et ils cherchaient comment ils le feraient périr. Car ils le redoutaient, parce que la foule était frappée de son enseignement.

Sur le fait qu'il se soit passé quelque chose au Temple, que Jésus soit intervenu pour rappeler la destination du Temple, les indices ne manquent pas. L'indice le plus apparent, et non le moindre, réside dans le fait que l'événement est rapporté par les quatre évangélistes. Le trafic commercial à l'intérieur du Temple est vraisemblable : la scène de vente des objets et animaux nécessaires au culte n'est en rien scandaleuse pour les juifs. De plus, les autorités religieuses devaient avoir pris des mesures pour que le "haut-lieu" du culte ne soit pas profané. L'intervention de Jésus ne peut se comprendre que dans la perspective d'une purification du Temple dans son intégralité : il le purifie pour la venue du Royaume de Dieu, dans une visée eschatologique imminente.

Le Temple de Jérusalem n'était pas seulement un lieu sacré (en grec : naos), un lieu dans lequel seuls les prêtres pouvaient entrer, mais le Temple (ieron) constituait un vaste domaine qui entourait le sanctuaire proprement dit. Le Temple, auquel l'épisode fait allusion doit être le parvis des païens, immense esplanade qui bordait le grand côté du sanctuaire. C'était une sorte de place publique, bordée de portiques où régnait, au temps de Jésus, une animation très orientale. Cet espace semble profane, mais en réalité il est déjà séparé du monde extérieur, on pouvait accéder à ce parvis par neuf portes fortifiées. Le sanctuaire proprement dit domine de plusieurs mètres ce marché. Cette fois, l'entrée est interdite aux païens : "qui sera pris sera seul responsable envers lui-même, car mort s'ensuivra". Puis une cour réservée aux femmes qui ne pouvaient aller plus loin, puis un parvis pour les hommes, ensuite un parvis pour les prêtres où se trouvait l'autel des sacrifices, enfin le lieu saint, où les prêtres seuls pouvaient déposer l'encens avec des charbons ardents sur l'autel de l'encens, ce lieu saint précédait immédiatement le "saint des saints" qui ne renfermait rien, mais dont le grand prêtre, une fois par an, encensait l'intérieur pour se protéger et pour protéger tout le peuple de la Présence divine. C'était là le haut lieu du Temple auquel on ne pouvait accéder qu'en franchissant les limites successives. Le parvis des païens n'était en quelque sorte que la frontière du profane et du sacré.

Cette péricope peut être classée dans le genre littéraire de l'apophtegme. L'apophtegme, c'est principalement une parole encadrée dans un acte. L'événement sert simplement de support à la parole qui devient ainsi parole gestuée, parole située. Il semble que la première génération chrétienne a mémorisé les paroles de Jésus, bien plus qu'elle ne se soit souvenue du détail de l'événement et de son déroulement. C'est ensuite, à partir des paroles, qu'elle a constitué des unités "récit-parole". Les deux aspects se complètent l'un l'autre pour constituer une unité indissoluble. Dans le cas présent, il paraît que l'action prime sur la parole : la pointe est mise sur le récit, dont la parole n'est qu'un commentaire. C'est leur conjonction qui donne le caractère unitaire de l'épisode, mais la portée symbolique est manifeste.

Il serait intéressant de connaître la datation de cet événement. Si les synoptiques sont d'accord pour placer l'épisode au début de la semaine de la Passion, Jean le présente comme un des signes inaugurateurs de la mission de Jésus. L'unanimité des synoptiques fait pencher pour la datation à la semaine de la Pâque, et même l'allusion à la mort de Jésus, en Jn. 2, 21, s'expliquerait mieux avant la Passion plutôt qu'au début du ministère de Jésus. De plus, comme Jean présente plusieurs voyages de Jésus à Jérusalem, il lui était plus facile de choisir une autre date que celle des synoptiques, qui ne connaissent qu'une seule montée de Jésus à Jérusalem.

Il semble certain que l'événement du Temple a été à l'origine d'un clivage entre les partisans de Jésus et ses adversaires, qui vont se manifester de plus en plus jusqu'à la Passion. L'opinion publique est divisée en deux camps. Cela rend plus vraisemblable la chronologie johannique, situant la purification du Temple aux origines du ministère de Jésus. A quelques jours de la Passion, cet événement aurait certainement été rappelé dans le procès. Or, fait remarquable, il n'est nullement fait mention de l'expulsion des vendeurs qui, si on s'en tient à la chronologie synoptique, vient d'avoir lieu. En revanche, Matthieu (26, 61) et Marc (14, 58) font intervenir de faux témoins qui rapportent une prophétie énoncée par Jésus dans le quatrième évangile (Jn. 2, 19).

La situation apparaît alors comme une question très complexe. Si un acte de zèle ou de subversion, aux yeux de l'autorité juive, semble un geste plausible au début du ministère, il faut admettre la chronologie johannique qui a le mérite de souligner que la rupture avec les notables juifs n'est pas encore entièrement consommée, même si ceux-ci retiendront les propos de Jésus comme motifs de condamnation. De plus, la question de l'autorité de Jésus (Mc. 11, 28) apparaît comme une question normale au début de la vie publique de Jésus : par quelle autorité un nouveau rabbi peut-il agir de la sorte ? A la fin de la vie de Jésus, cette question aurait sans doute déjà reçu sa réponse. Enfin, la référence à Jean-Baptiste (Mc. 11, 29) trouverait très bien sa place à un moment où Jésus tenterait de se démarquer par rapport au Baptiste pour inaugurer son ministère.

Finalement, la question de la datation est une question qui pose de grandes difficultés. Un tel événement aurait pu inciter les grands prêtres à dépêcher le procès de Jésus, et donc la purification du Temple se situerait chronologiquement peu avant la Passion, ce qui donne du poids au témoignage synoptique. Un geste aussi radical, aussi virulent, ne pouvait pas rester sans conséquences fâcheuses. Mais c'est aussi parce que ce geste est très significatif que Jean l'a placé au début de son évangile, comme exergue à tout le ministère de Jésus. Alors, Marc a raison... et Jean aussi, en plaçant ce geste de revendication comme un geste significatif par excellence.

Un fait est certain : la tradition chrétienne primitive a interprété ce geste de Jésus, comme son entrée triomphale à Jérusalem, comme un geste messianique. C'est sans doute dans ce même sens que les premiers jours de la dernière semaine de Jésus ont été compris par les témoins directs. Et pourtant, chez Marc en particulier, la purification du Temple n'apparaît pas encore comme l'inauguration de temps nouveaux, mais plutôt comme un acte réformateur : il faut rendre au Temple sa pureté originelle comme lieu du culte divin.

Et cet événement du Temple oblige à poser quelques questions sur la personne même de Jésus, à ce moment donné de son histoire. Était-il un agitateur politique ? Si on présume une réponse positive, l'épisode de l'expulsion des vendeurs peut apparaître comme une pièce importante du dossier. Il faudrait admettre une thèse qui présente Jésus comme un être violent, qui se fabrique un fouet et qui chasse "manu militari" ceux qui étaient occupés à vendre les articles du culte. Certains vont même jusqu'à dire que le ministère de Jésus fut centré sur la violence, et que ses disciples immédiats l'ont repris dans un contexte plus pacifique, voire pacifiste... Ce serait faire beaucoup de cas d'un événement qui n'a même pas été rapporté dans le procès. De plus, s'il fallait percevoir ce geste comme l'inauguration d'une opération militaire, d'un soulèvement zélote, on pourrait s'étonner du silence de l'historien juif Flavius Josèphe : il aurait certainement signalé cet événement dans son oeuvre. En fait, il semble qu'à ce niveau, l'événement n'a pas eu l'importance qu'on veut lui accorder trop souvent. Alors, Jésus était-il un zélote pour la Loi ? Il est facile de transposer le zèle politique de Jésus à un niveau religieux : ce geste est alors perçu comme un geste prophétique, qui se situe dans la lignée d'autres actes accomplis dans le pur respect de la Loi. La revendication zélote pour un culte purifié remonte très loin dans l'histoire du peuple. On donne même l'exemple de Phinéas, fils d'Eliazar, contemporain plus ou moins légendaire de Moïse, qui aurait assassiné un Israélite ayant épousé, au mépris de la Loi, une Madianite...

Jésus se serait alors rattaché plus ou moins à un courant piétiste, soucieux d'un culte purifié et réformé, même si les piétistes ne s'attaquaient pas directement au Temple et aux sacrifices sanglants. Mais, dans ce cas, n'est-ce pas oublier quelque peu l'aspect prophétique du geste de Jésus, qui inaugure de cette façon le culte véritable, dépassant de toutes façons le littéralisme aussi bien pharisien que zélote ? Jésus aurait-il revendiqué le titre de "Messie" ? Si l'entrée à Jérusalem revêt un certain caractère messianique, l'expulsion des vendeurs ne s'apparente pas à un geste messianique. Au contraire, il semblerait même que cet acte de Jésus lui interdise désormais de se présenter comme le Messie, celui qui allait rétablir Israël. En effet, par ce geste, Jésus manifeste son hostilité à l'égard des pratiques traditionnelles du peuple juif et des chefs de prêtres. Un tel Messie ne s'en prend pas directement aux causes de la servitude, comme la présence romaine toujours plus envahissante, mais à l'existence même d'un culte avec viandes sacrées. Comment faire entrer dans la catégorie messianique un acte qui se situe de lui-même comme étranger à cette catégorie ? D'ailleurs, il semble, selon les évangélistes, que Jésus se soit toujours refusé à une prétention messianique.

Ce sont ses disciples qui auraient interprété son ministère, à la lumière de sa résurrection, comme messianique. Ce serait alors faire de l'événement du Temple un événement surchargé, ce serait lui accorder une importance que personne, pas même les adversaires de Jésus, n'a revendiquée.

La pratique et l'enseignement de Jésus peuvent-ils être classés dans la perspective des mouvements baptistes qui refusaient toutes les anciennes institutions de salut, et particulièrement les sacrifices sanglants ? L'hypothèse est séduisante dans la perspective de Marc, notamment avec la mention du "pour toutes les nations" (v. 17) que seul Marc cite comme finale de la proposition d'Esaïe. Et, la référence au Baptiste est toujours exprimée au verset 28, dans la question sur l'autorité de Jésus. La proposition de salut s'adresse à tous, y compris aux pauvres, aux impurs, aux pécheurs, par la conversion et le baptême dans l'eau : cette proposition aurait valu à Jean-Baptiste et à ses disciples une grande popularité ainsi qu'une grande autorité dans le peuple, provoquant ainsi la réaction violente des autorités qui livrent à la mort successivement Jean (Mc. 1, 14) et Jésus (14, 53). En adoptant cette pensée baptiste, on reste en conformité avec la référence explicite à Jean-Baptiste et aussi avec l'épisode du figuier desséché, qui manifeste qu'Israël n'est pas détruit mais qu'il ne porte plus de fruits, qu'il est stérile à jamais. La pensée baptiste n'a jamais été une pensée destructrice, mais purificatrice : le rite du baptême dans l'eau en est la preuve matérielle. Le Temple n'est pas voué à la destruction, mais seulement au rejet et à la stérilité définitive.

La religion était abâtardie. Pour Jésus, les relations de l'homme avec Dieu se situent dans le coeur. Ce sont les dispositions intérieures qui comptent et non pas seulement les paroles et les actes rituels qui n'engagent personne. Or, au milieu du trafic organisé et tarifé des marchandises et des bestiaux, il était devenu impossible de retrouver le culte en esprit et vérité. C'est le clergé qui est visé et pas seulement les petits vendeurs : le clergé est visé parce qu'il empêchait les païens de s'approcher de Dieu.

6. L'autorité de Jésus mise en question

Ils reviennent à Jérusalem. Alors que Jésus allait et venait dans le Temple, les scribes et les anciens s'approchent de lui. Ils lui disaient : En vertu de quelle autorité fais-tu cela ? Ou qui t'a donné autorité pour le faire ? Jésus leur dit : Je vais vous poser une question, répondez-moi et je vous dirai en vertu de quelle autorité je fais cela. Le baptême de Jean venait-il du ciel ou des hommes ? Répondez-moi ! Ils raisonnaient ainsi entre eux : Si nous disons : du ciel, il dire : Pourquoi n'avez-vous pas cru en lui ? Allons-nous dire au contraire : des hommes ? Ils redoutaient la foule, car tous pensaient que Jean était réellement un prophète. Alors, ils répondirent à Jésus : Nous ne savons pas. Et Jésus leur dit : Moi non plus, je ne vous dit pas en vertu de quelle autorité je fais cela.

Dans le contexte de l'évangile selon saint Marc, Jésus, après être entré triomphalement à Jérusalem, après avoir chassé les marchands du Temple, revient une nouvelle fois dans le Temple où il déambule, tout en continuant vraisemblablement son enseignement. Il est facile de comprendre l'exaspération des responsables de la religion juive. Aussi vont-ils lui poser la question de son autorité : En vertu de quelle autorité fais-tu cela ? Ou qui t'a donné autorité pour le faire ? Jésus, selon son habitude, va éluder la question en la retournant contre ses adversaires, il renvoie à Jean Baptiste et au baptême qu'il proposait en vue du pardon des péchés. Le piège que les grands prêtres, les scribes et les anciens tendaient à Jésus se referme sur eux. S'ils disent que l'autorité de Jean venait de Dieu, Jésus leur reprochera de ne pas avoir cru en lui, et s'ils disent qu'elle venait des hommes, ils seront en butte à l'ensemble du peuple qui croyait que Jean était un prophète. Ils reconnaissent ne pas savoir... et Jésus ne répondra pas à leur question. Le mystère de la personne de Jésus et de sa mission reste donc entier pour ses contemporains. Le secret doit être maintenu jusqu'à la révélation de la croix.

7. Parabole des vignerons homicides

Dans une parabole, le prophète Esaïe avait comparé le peuple d'Israël à une vigne, cultivée et entourée de soins par Dieu lui-même, espérant une riche vendange.

Mon bien-aimé avait une vigne sur un coteau plantureux. Il y retourna la terre et installa un plant de son choix. Au milieu, il bâtit une tour et il creusa aussi un pressoir. Il en attendait de beaux raisins, il n'en eut que de mauvais. Et maintenant, habitants de Jérusalem et gens de Juda, soyez donc juges entre moi et ma vigne. Pouvais-je faire pour ma vigne plus que je n' ai fait ? J'en attendais de beaux raisins, pourquoi en a-t-elle produit de mauvais ? En bien, je vais vous apprendre ce que je vais faire à ma vigne : enlever la haie pour qu'elle soit dévorée, faire une brèche dans le mur pour qu'elle soit piétinée. J'en ferai une pente désolée, elle ne sera ni sarclée ni taillée, il y poussera des épines et des ronces et j'interdirai aux nuages d'y faire tomber la pluie. La vigne du Seigneur, le tout-puissant, c'est la maison d'Israël, et les gens de Juda sont le plant qu'il chérissait. Il en attendait le droit, et c'est l'injustice. Il en attendait la justice, et il ne trouve que le cri des malheureux (Es. 5).

Dès ses premières lignes, le récit évangélique évoque le chant de la vigne d'Esaïe, mais il présente une grande originalité. La responsabilité ne repose pas sur l'ensemble d'Israël, mais sur ses chefs, sur les intendants qui n'ont pas fait produire les fruits escomptés pour en remettre le bénéfice au maître de la vigne.

Et il se mit à leur parler en paraboles : Un homme a planté une vigne, l'a entourée d'une clôture, il a creusé une cuve et bâti une tour, puis l'a donnée en fermage à des vignerons et il est parti. Le moment venu, il a envoyé un serviteur aux vignerons pour recevoir sa part des fruits de la vigne. Les vignerons l'ont saisi, roué de coups et renvoyé les mains vides. Il leur envoya encore un autre serviteur, celui-là aussi ils l'ont frappé à la tête et insulté. Il en a envoyé un autre, celui-là, ils l'ont tué, puis beaucoup d'autres, ils ont roué de coups les uns et tué les autres. Il ne restait plus que son fils bien-aimé. Il l'a envoyé en dernier vers eux en se disant : Ils respecteront mon fils. Mais ces vignerons se sont dit entre eux : C'est l'héritier. Venez ! Tuons-le et nous aurons l'héritage. Ils l'ont saisi, tué et jeté hors de la vigne. Que fera le maître de la vigne ? Il viendra, il fera périr les vignerons et confiera la vigne à d'autres. N'avez-vous pas lu ce passage de l'Écriture : La pierre qu'ont rejetée les bâtisseurs, c'est elle qui est devenue la pierre angulaire. C'est là l'oeuvre du Seigneur, quelle merveille à nos yeux ! Ils cherchaient à l'arrêter, mais ils eurent peur de la foule. Ils avaient bien compris que c'était pour eux qu'il avait dit cette parabole. Et le laissant, ils s'en allèrent.

Marc insiste sur le crescendo dans l'attitude des vignerons, ils battent le premier serviteur qu'ils renvoient les mains vides, ils frappent à la tête et couvrent d'outrages le second, ils tuent le troisième, ainsi que beaucoup d'autres. Tous les messagers de Dieu ont été repoussés et maltraités. Le crescendo se poursuit par l'envoi du fils : Il ne restait plus que son fils bien-aimé. Cette désignation du fils bien-aimé renvoie directement dans cette parabole aux scènes du baptême et de la transfiguration, indiquant par le fait même, mais d'une manière voilée, la mission messianique du fils. Ce fils ne connaît pas de meilleur traitement que les serviteurs : Mais ces vignerons se sont dit entre eux : C'est l'héritier. Venez ! Tuons-le et nous aurons l'héritage. Ils l'ont saisi, tué et jeté hors de la vigne. Cette progression permet d'aligner la parabole sur l'événement historique de la Passion de Jésus : il a été conduit hors de la ville de Jérusalem pour y être crucifié. Constatant ce fait, certains exégètes contemporains pensent que ce récit serait une allégorie chrétienne : les premiers chrétiens auraient interprété la mort de leur maître en la mettant en relation avec l'échec de l'histoire d'Israël. Cette parabole serait alors une composition plus ou moins artificielle, en rapport avec une parole de Jésus. Mais même dans cette perspective, le texte n'en garde pas moins une très grande importance : c’est une parabole de l'Église primitive qui innove dans son enseignement reçu de Jésus lui-même. Une des preuves apportées pour souligner cette interprétation réside dans le fait que le texte ne se termine pas par le châtiment des vignerons homicides, mais par l'attribution de leur tâche à d'autres, selon l'annonce du Psaume : La pierre qu'ont rejetée les bâtisseurs, c'est elle qui est devenue la pierre angulaire. C'est là l'oeuvre du Seigneur, quelle merveille à nos yeux ! (Ps. 118, 22-23). Ainsi, le plan de Dieu ne sera pas tenu en échec par l'attitude des intendants de la Vigne du Seigneur : le fils assassiné n restera pas longtemps dans la mort, la pierre rejetée comme inutile devient celle qui a le plus d'importance, c'est elle qui soutient tout l'édifice de l'Église. L'annonce que le domaine du Seigneur sera attribué à d'autres suffit à faire naître au coeur des adversaires de Jésus le désir de l'arrêter. La présence de la foule les en empêche. Mais désormais ils seront de plus en plus attentifs à l'enseignement de Jésus, cherchant à le faire tomber dans leurs pièges.

8. L'impôt dû à César

Ils envoient auprès de Jésus quelques Pharisiens et quelques Hérodiens pour le prendre au piège en le faisant parler. Ils viennent lui dire : Maître, nous savons que tu es franc et que tu ne te laisses influencer par qui que ce soit, tu ne tiens pas compte de la condition des gens, mais tu enseignes les chemins de Dieu selon la vérité. Est-il permis, oui ou non, de payer le tribut à César ? Devons-nous payer ou ne pas payer ? Mais lui, connaissant leur hypocrisie, leur dit : Pourquoi me tendez-vous un piège ? Apportez-moi une pièce d'argent, que je voie ! Ils en apportèrent une. Jésus leur dit : Cette effigie et cette inscription, de qui sont-elles ? Ils lui répondirent : De César. Jésus leur dit : Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Et ils restaient à son propos dans un grand étonnement.

Cette controverse entre Jésus et ses adversaires trouve sa place dans l'évangile. Elle a lieu en Judée, territoire soumis à l'imposition romaine, ce qui n'était pas le cas de la Galilée. Elle a lieu après l'entrée de Jésus à Jérusalem, dans laquelle ses adversaires avaient su découvrir une prétention messianique et royale. L'intérêt de la question n'est pas seulement chronologique, il est aussi spirituel pour ceux qui attendaient un libérateur. Le piège, c'est de faire tomber Jésus dans le domaine de la politique, lui qui refusait de suivre le messianisme politico-religieux.

L'intention de faire tomber Jésus dans un piège est soulignée dès les premières lignes : "Ils envoient auprès de Jésus quelques Pharisiens et quelques Hérodiens pour le prendre au piège en le faisant parler". Les Hérodiens interviennent parce qu'ils sont les partisans de la dynastie du roi Hérode, lequel était favorable au pouvoir romain. La question posée est double, elle porte sur la licéité de l'impôt à payer, mais aussi, sur un aspect plus concret, celui du devoir de la payer. D'une part, il s'agit du principe et de l'autre de sa réalisation. Sous le couvert d'une louange à l'impartialité et à la franchise de Jésus, ses adversaires veulent le prendre au piège devant le peuple (sil reconnaît la légitimité de l'impôt) et devant le pouvoir (s'il refuse de la reconnaître). Quelle que soit sa réponse, Jésus est perdu : ou bien, il perd tout crédit aux yeux du peuple qui attend une libération, ou bien il sera facile à dénoncer aux autorités romaines.

Découvrant l'hypocrisie de la démarche, Jésus demande que lui soit présentée la monnaie servant à l'impôt. En accédant à sa demande et en soulignant que l'effigie de la pièce ainsi que son inscription est de César, les adversaires de Jésus tombent dans leur propre piège : puisqu'ils se servent de la monnaie impériale, ils reconnaissent qu'ils se soumettent à la domination romaine. Pour refuser de payer l'impôt, il leur faudrait refuser toutes les formes de la présence romaine, et, en premier lieu, l'utilisation de la monnaie.

Néanmoins, Jésus ne se récuse pas, il répond : Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Il ne faut pas interpréter trop rapidement cette réponse dans le sens d'une séparation de l'Église et de l'État, comme si les deux pouvoirs étaient deux domaines totalement étrangers. Pour les auditeurs de Jésus, tout pouvoir, même celui des rois païens, vient de Dieu. Aussi rendre a César ce qui appartient à César n'implique-t-il aucune atteinte au droit universel de Dieu sur tout homme. Le Messie ne vient, en aucune façon, prendre la place de César : le Royaume de Dieu n'est pas de ce monde, il est sur un tout autre plan que celui des puissances terrestres. Mais cela, les interlocuteurs de Jésus ne peuvent pas le comprendre.

9. La résurrection des morts

Après une première controverse avec les représentants de l'autorité civile, Jésus se voit contraint d'affronter des adversaires d'une autre trempe, des sadducéens. Pour comprendre leur mentalité, il faut se souvenir qu'au premier siècle avant l'ère chrétienne, les juifs instruits de leur foi se répartissaient en trois grandes sectes.

Les pharisiens sont les plus connus et ils interviennent fréquemment dans l'évangile. Contrairement à ce que l'on pense habituellement d'eux, ce sont de véritables saints juifs, des hommes qui ont misé toute leur existence sur la Parole de Dieu et qui veulent se soumettre, dans tous les actes de leur vie, à la volonté de Dieu. Ils passent donc la plus grande partie de leur temps à étudier les Écritures, et ils sont souvent de grands théologiens. Ce sont de véritables saints, mais malheureusement ils le savent, et ils pensent qu'il suffit de s'appuyer sur leur sainteté pour approcher Dieu. Jésus se montre souvent très dur avec eux, sans doute parce qu'il les admire et qu'il veut les mettre en garde de perdre leur sainteté réelle par leur bonne conscience.

Les esséniens sont ignorés de l'évangile. Pour la plupart, ce sont des moines qui ont quitté le monde pour vivre dans un lieu plus ou moins désertique, à Qumran, sur les bords de la Mer Morte, dans l'intention de préparer la venue du Royaume de Dieu, dans la prière, la réflexion et l'ascèse. Il semble que Jésus soit d'accord avec eux sur beaucoup de points : est-ce pour cela qu'il ne leur soit jamais fait allusion ?

Les sadducéens étaient de véritables aristocrates. C'était parmi eux qu'étaient recrutés les grands prêtres. Ils étaient très conservateurs, s'en tenant simplement à la Loi de Moïse (la Torah) et refusant tous les développements ultérieurs, n'admettant pas que pour progresser, la foi devait sans cesse s'enrichir. Ils tenaient pour déviations religieuses et doctrinales certaines affirmations comme la résurrection des morts et l'existence des anges. Ils sont peu nommés dans l'évangile, surtout parce qu'ils ne se sont pas intéressés à la prédication de Jésus. Mais, sur la fin du ministère de Jésus, ils se heurtent à lui, de peur que sa prédication ne leur crée des problèmes avec l'administration romaine, avec laquelle ils parvenaient à s'accommodaient, puisqu'elle leur laissait une certaine forme de pouvoir. C'est par l'intervention du grand-prêtre, issu légitimement des sadducéens, auprès du gouverneur Pilate, que Jésus sera finalement condamné. Ce sont donc des sadducéens qui viennent tendre un nouveau piège à Jésus. Ils savent qu'il partage la foi des pharisiens en la résurrection des morts. En lui posant un cas à la limite du ridicule, ils veulent le forcer à désavouer sa croyance ou le ridiculiser en montrant à quelles aberrations elle peut aboutir.

Des sadducéens viennent auprès de lui. Ces gens disent qu'il n'y a pas de résurrection. Ils lui posaient cette question : Maître, Moïse a écrit pour nous : Si un homme a un frère qui meurt en laissant une femme, mais sans laisser d'enfant, qu'il épouse la veuve et donne une descendance à son frère. Il y avait sept frères. Le premier a pris femme et est mort sans laisser de descendance. Le second a épousé cette veuve et est mort sans laisser de descendance. Le troisième également, et les sept n'ont laissé aucune descendance. Après eux tous, la femme est morte aussi. A la résurrection, quand ils ressusciteront, duquel d'entre eux sera-t-elle la femme, puisque les sept l'ont eue pour femme ? Jésus dit : N'est-ce point parce que vous ne connaissez ni les Écritures ni la puissance de Dieu que vous êtes dans l'erreur ? En effet, quand on ressuscite d'entre les morts, on ne prend ni mari ni femme, mais on est comme les anges dans les cieux. Quant au fait que les morts doivent ressusciter, n'avez-vous pas lu dans le livre de Moïse, au récit du buisson ardent, comment Dieu lui a dit : Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob ? Il n'est pas le Dieu des morts, mais des vivants. Vous êtes complètement dans l'erreur.

D'après la loi, bien connue dans le peuple, même si elle ne s'appliquait guère, le beau-frère (en latin : levir, d'où le nom de loi du lévirat) doit épouser sa belle-sœur, quand son mari décède sans lui avoir donné d'enfant mâle, afin de susciter une génération ultérieure à son frère défunt. L'enfant né de cette union est considéré comme le fils du défunt. A une époque où l'on n'avait pas encore l'idée d'une résurrection possible, prolonger ainsi le nom était la seule façon de survivre. C'est à partir de cette loi que les sadducéens établissent leur cas d'école...

Face au problème de la vie au-delà de la mort, la lecture de l'Ancien Testament est quelque peu déroutante. Alors que d'autres peuples (comme les Égyptiens) affirmèrent très vite une foi en une vie après la mort, le peuple d'Israël dut attendre les derniers siècles avant l'ère chrétienne pour découvrir des lumières sur ce problème. L'espérance du peuple se plaçait d'abord dans la victoire de Dieu sur toutes les forces du mal, le Royaume de Dieu installant une ère de paix dans le monde. Ce n'est qu'après l'exil à Babylone, vers 537, que l'idée de résurrection voit le jour, mais il s'agit de la résurrection du le peuple : Dieu va ressusciter son peuple après la catastrophe nationale. Ce n'est qu'au deuxième siècle avant l'ère chrétienne que l'idée d'une résurrection personnelle apparaît, au moment de la persécution déclenchée par Antiochus Epiphane (167-165) : à cause de leur foi, de nombreux juifs sont morts martyrs. Alors, eux qui ont donné leur vie pour Dieu se verraient-ils privés de Dieu par la mort ? Non, Dieu les intégrera dans un univers transfiguré.

A l'époque de Jésus, les sadducéens ne croient pas à la résurrection des morts, les pharisiens croient qu'elle interviendra après la venue du Messie qui transformera la vie présente, les esséniens, quant à eux, ne parlent pas de ce problèmes dans leurs livres, mais ils estiment que l'entrée dans leur communauté est déjà une participation au culte des anges. Les esséniens ne spéculent pas sur la matérialité des corps ressuscités, ils pensent à une vie intérieure consacrée à la louange de Dieu. Et c'est précisément cela que Jésus va répondre aux sadducéens. Il leur montre qu'ils se trompent complètement en voulant imaginer la vie après la mort sur le modèle de la vie présente.

La vie des ressuscitées est inimaginable : "quand on ressuscite d'entre les morts, on ne prend ni mari ni femme, mais on est comme les anges dans les cieux". Pour caricaturer la vie future, les sadducéens avaient choisi un point précis, celui du mariage. La réponse de Jésus souligne la vanité de leur question : quand on est établi pour toujours dans l'amour de Dieu et aussi dans l'amour de toute créature, il n'est plus possible d'établir des différences. La vie de ressuscité n'est pas comparable à la vie présente, elle est la louange éternelle de Dieu, elle est comme celle des anges.

Toutefois, Jésus ne se contente pas de débouter ses adversaires, il les réfute même sur leur propre terrain, soulignant le fait qu'ils ne comprennent pas l'Écriture, et surtout pas la Loi de Moïse qu'ils défendent avec acharnement comme seule Parole de Dieu authentique. Déjà dans la Torah, il est question de la résurrection, puisque au buisson ardent, Dieu déclare à Moïse : "Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob". Dieu n'est pas seulement le Dieu que ces ancêtres ont adoré au cours de leur existence terrestre, il est celui qui les a sauvés, celui qui les a protégés. Mais si cette fonction cesse définitivement au moment de la mort, Dieu aurait échoué dans sa fonction de protecteur. Parler d'un Dieu des morts est une contradiction. Si Abraham est mort à jamais, le secours de Dieu est une dérision : donc Abraham doit revivre.? Dieu n'est pas le Dieu des morts, mais celui des vivants. Et les sadducéens sont complètement dans l'erreur.

10. Le premier commandement

Dans la suite des controverses qui opposent Jésus à ses adversaires, c'est un scribe, vraisemblablement du parti des pharisiens qui intervient pour demander à Jésus quel est le premier des commandements. Ce scribe, expert dans les questions relatives à la Loi, semble porter, quant à lui, quelque intérêt pour la doctrine de Jésus, puisque celui-ci conclura en affirmant qu'il n'est pas éloigné du Royaume.

Un scribe s'avança. Il les avait entendu discuter et voyait que Jésus leur avait bien répondu. Il lui demanda : Quel est le premier de tous les commandements ? Jésus répondit : Le premier c'est : Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l'unique Seigneur, tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force. Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n'y a pas d'autre commandement plus grand que ceux-là. Le scribe lui dit : Très bien, Maître, tu as dit vrai : Il est unique et il n'y en a pas d'autre que lui, et l'aimer de tout son coeur, de toute son intelligence, de toute sa force, et aimer son prochain comme soi-même, cela vaut mieux que tous les holocaustes et sacrifices. Jésus, voyant qu'il avait répondu avec sagesse, lui dit : Tu n'es pas loin du Royaume de Dieu. Et personne n'osait plus l'interroger.

A l'époque de Jésus, les maîtres de la Loi avaient établi des classifications dans la Loi juive, dénombrant 613 commandements, dont 365 étaient négatifs, les interdictions, et 248 positifs, les obligations. Parmi ces commandements, les uns étaient déclarés grands et les autres petits. C'est dans ce contexte de commandement qu'il est possible de comprendre la question "quel est le plus grand commandement ?", mais aussi "quel est le premier ?", celui qui a le plus d'importance, celui qui peut résumer à lui seul toute la Loi, celui qui peut rassembler toutes les recommandations, non seulement de la Loi juive, mais aussi de la simple loi humaine, car il ne faut pas oublier que Marc écrit son évangile pour un public qui ne connaît pas toutes les obligations législatives juives. Marc se soucie davantage de la priorité que de la grandeur : qu'est-ce qui est primordial ? Déjà le Talmud avait essayé de répondre à cette question. D'ailleurs, de grands passages de la littérature juive essayaient de répondre à cette préoccupation : prohibition de l'idolâtrie, défense de verser le sang, interdiction de profaner le nom de Dieu, défense de violer le sabbat... Et vingt ans avant Jésus-Christ, le rabbi Hillel prescrivait l'amour du prochain comme le premier des commandements : "Ce qui ne te plaît pas à toi, ne le fais pas à ton prochain, c'est là toute la Loi, le reste est explication".

Pour répondre à celui qui représente aussi un groupe d'adversaires, Jésus emploie les mêmes armes que les Pharisiens, il s'appuie sur les Écritures qui leur sont familières, il cite la profession de foi d'Israël : "Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l'unique Seigneur", c'est l'affirmation du monothéisme absolu qui préside à la réponse de Jésus, qui emploie à dessein cette parole du Deutéronome, parce que c'est dans ce seul livre qu'il est question de l'amour de Dieu, beaucoup plus que de la crainte de Dieu. Il n'y a qu'une obligation, celle d'aimer Dieu sans réserve : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force". Et le second commandement découle presque nécessairement du premier : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même". Il ne s'agit pas de faire à autrui ce que l'on fait à soi-même, il s'agit de le traiter avec le même amour. Certes l'amour du prochain se traduit dans des réalisations pratiques, mais il ne s'agit pas d'une pratique simplement sociale. Le christianisme veut que toute action charitable ou sociale soit inspirée par le don de soi : nous connaissons l'amour quand nous acceptons de donner notre vie pour nos frères, expliquera la première lettre de saint Jean. Le commandement nouveau, c'est d'accepter d'aimer les autres au point de donner sa vie pour eux, c'est aimer comme le Christ qui aima les siens jusqu'au bout...

Le scribe constate que Jésus a bien répondu, en soulignant que le seul commandement ne s'attache pas à l'objet de l'amour, mais à l'acte d'aimer. Il découvre ainsi que Jésus est celui qui pose les fondements qu'une religion nouvelle qui vaut mieux que tous les sacrifices. Et Jésus constate que son interlocuteur n'est pas loin du Royaume de Dieu, bien qu'il n'y soit pas encore entré, car il y a une grande marge entre comprendre une doctrine et la mettre en pratique.

11. Le Messie et David

Jésus enseignait dans le Temple. Il disait : Comment les scribes peuvent-ils dire que le Messie est fils de David ? David lui-même, inspiré par l'Esprit-Saint, a dit : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Siège à ma droite jusqu'à ce que j'aie mis tes ennemis sous tes pieds. David lui-même l'appelle Seigneur, alors de quelle façon est-il son fils ? La foule nombreuse l'écoutait avec plaisir.

La discussion de Jésus avec ses adversaires se termine, comme le souligne Marc : "Et personne n'osait plus l'interroger" (12, 34). L'auditoire de Jésus n'est donc plus hostile, au contraire, "la foule nombreuse l'écoutait avec plaisir" (12, 37). C'est Jésus lui-même qui interroge, il n'attend aucune réponse, mais il développe une argumentation toute rabbinique sur la question de la filiation davidique de Messie : "Comment les scribes peuvent-ils dire que le Messie est fils de David" alors que David lui-même reconnaît son Seigneur dans ce Messie ? C'est que la qualité du Messie ne repose pas seulement sur une filiation selon la chair, mais sur une qualité bien supérieure, que Jésus ne précise pas.

La question sur la filiation davidique du Messie peut renvoyer à un autre problème, qui n'est pas évoqué par l'évangéliste Marc, mais qui l'est par Matthieu et par Luc : la généalogie de Jésus. Avec ces deux généalogies, nous nous trouvons en face d'un problème qui paraît insoluble, d'autant plus qu'il ne s'agit pas de filiation par Joseph. En Israël, la Loi reconnaissait deux manières de remonter le fil des générations, soit selon la chair, soit selon la Loi. C'est ainsi que Matthieu procède en utilisant des données qui lui viennent de filiation selon la chair, en employant régulièrement le verbe "engendrer" : Abraham engendra Isaac... Jessé engendra le roi David... Mathan engendra Joseph, l'époux de Marie, de laquelle est né Jésus que l'on appelle Christ.

Luc adopte une autre pratique : au lieu de descendre l'ordre généalogique, il remonte dans le temps jusqu'à Adam, sans employer de verbe, mais simplement l'expression "fils de". Et Luc donne pour père de Joseph non plus Jacob, mais Héli. Il y a une explication simple, cette différence viendrait de la loi du lévirat : Héli serait mort sans enfant, aussi Jacob aurait épousé la veuve de Héli, ainsi charnellement Joseph serait le fils de Jacob, tout en étant le fils de Héli, selon la loi. Mais cela n'explique pas pourquoi Jésus, que l'on appelle Christ ou Messie, serait fils de David, puisque toute filiation passe par Joseph... Il y a une autre loi, stricte en Israël, c'est celle qui oblige à épouser quelqu'un de la même tribu, afin que l'héritage demeure dans les mêmes familles, comme Dieu l'a voulu au commencement.

Parmi les fils d'Israël, une héritage ne passera pas d'une tribu à l'autre : les fils d'Israël resteront attachés chacun à l'héritage de la tribu de ses pères. Toute fille qui héritera d'une part dans l'une des tribus des fils d'Israël ne pourra épouser qu'un homme d'un clan de la tribu de son père. Ainsi chacun des fils d'Israël possédera l'héritage de ses pères. Un héritage ne passera pas d'une tribu à l'autre, mais les tribus des fils d'Israël resteront attachées chacune à son héritage (Nb. 36, 7-9).

C'est pourquoi Joseph n'a pu épouser qu'une jeune fille de la même tribu que lui, de la même famille que lui, ce qui justifie la filiation davidique de Jésus.

12. Les scribes jugés par Jésus

Dans son enseignement, il disait : Prenez garde aux scribes qui tiennent à déambuler en grandes robes, à être salués sur les places publiques, à occuper les premiers sièges dans les synagogues et les premières places dans les dîners. Eux qui dévorent les biens des veuves et font pour l'apparence de longues prières, ils subiront la plus rigoureuse condamnation (12, 38-40).

Les griefs de Jésus contre les scribes sont présentés par Marc selon un ordre de gravité croissante : la vanité, manifestée par le souci qu'ils apportent à leurs beaux vêtements, celui d'être salués sur les places publiques et d'occuper les places d'honneur, l'exploitation des veuves, et enfin l'hypocrisie religieuse : ils font pour l'apparence de longues prières. Jésus ne leur reproche pas de prier en public, lui-même a dû le faire dans le Temple, il leur reproche de jouer la comédie de la piété. La vanité aboutit à l'hypocrisie religieuse, et celle-ci passe par une rapacité indue sur le compte de gens qui se trouvent dans une situation misérable : les coupables de tels actes ne peuvent être que gravement sanctionnés au jour du jugement.

13. L'offrande de la veuve pauvre

Assis en face du tronc, Jésus regardait comment la foule mettait de l'argent dans le tronc. De nombreux riches mettaient beaucoup. Vint une veuve pauvre qui mit deux petites pièces, ce qui est un quadrant (quelques centimes). Appelant ses disciples, Jésus leur dit : En vérité, je vous le déclare, cette veuve pauvre a mis plus que tous ceux qui mettent dans le tronc. Car tous ont mis en prenant sur leur superflu mais elle, elle a pris sur sa misère pour mettre tout ce qu'elle possédait, tout ce qu'elle avait pour vivre.

La condition des veuves était peu enviable : elles ne pouvaient hériter de leur mari. Aussi exploiter la misère des veuves était-il une faute grave, odieuse... Le récit évangélique, réduit au strict minimum, est une petite séquence biographique. Jésus, assis face au Trésor du Temple observe la foule : les riches sont nombreux et jettent beaucoup d'argent dans le tronc, la veuve dépose deux piécettes, dont la valeur serait, de l'avis des spécialistes, huit fois moindre que la ration quotidienne distribuée aux pauvres, ce qui fait vraiment peu de choses... Jésus ne blâme pas les riches, il ne blâme même pas leur éventuelle vanité lorsqu'ils jettent de l'argent dans le tronc. Il se contente de souligner l'importance du don de la veuve indigente : la proportion entre son offrande et ses ressources lui donne une plus grande importance qu'à ceux qui ont donné davantage matériellement. Cela suppose même des dispositions plus ferventes, puisqu'elle donne ce qu'elle avait pour vivre, et pas seulement son superflu. Mais aucune considération morale n'est déduite de cette simple constatation. Cependant les disciples, appelés par Jésus, pouvaient tirer plusieurs conclusions de l'enseignement de leur Maître. Il faut se garder de juger les gens et leurs actes sur les simples apparences : les plus pieux et les plus généreux ne sont pas ceux qui le paraissent le plus. Parmi toutes les attitudes de l'homme, l'aumône, geste de charité et de détachement, quand elle est accomplie avec une intention pure, est une action qui plaît à Dieu, qui voit plus loin que les apparences. De plus, cette veuve ne porte-t-elle pas le signe d'une religion tout intérieure : c'est à la foule et à son va-et-vient incessant dans le Temple que Jésus oppose l'attitude de la veuve, et non pas aux riches. Cette veuve, par son attitude, apparaît comme le modèle d'une religion qui se garde de l'influence formaliste des scribes.

Conclusion

C'est par cet exemple que se clôt le débat qui pouvait opposer Jésus et ses adversaires. De plus, par la mention du Temple, Marc se ménage une habile transition avec l'annonce de la ruine du Temple, ruine qui semblait déjà être annoncée par la condamnation des scribes.