L'Evangile selon saint Marc

Commentaire et exégèse



Introduction

Présentation de l'Evangile

1. L'identité de l'auteur

A la lecture du second évangile, nous ne connaissons que peu de choses sur son auteur. Grâce à la tradition, on suppose qu'il s'agit du Marc dont parlent les Actes des Apôtres. Les premiers chrétiens se réunissaient chez lui à Jérusalem. Pierre, à sa sortie de prison se repéra et gagna la maison de Marie, la mère de Jean surnommé Marc (Ac, 12, 12). Ce Marc était le cousin de Barnabas, d'après le témoignage de Paul, dans sa lettre aux Colossiens : Vous avez les salutations d'Aristarque qui est en prison avec moi, ainsi que de Marc, le cousin de Barnabas, - vous avez reçu des instructions à son sujet : s'il vient chez vous, faites-lui bon accueil (Col. 4, 10). Ce Barnabas était connu chez les chrétiens de Jérusalem pour sa générosité : Joseph, surnommé Barnabas par les apôtres - ce qui signifie l'homme du réconfort - possédait un champ. C'était un lévite, originaire de Chypre. Il vendit son champ, en apporta le montant et le déposa aux pieds des apôtres (Ac. 4, 36-37). C'est aussi Barnabas qui va chercher Paul à Tarse pour le présenter à l'Eglise d'Antioche (Ac. 11, 25-36). Après un temps d'évangélisation dans cette ville, Paul et Barnabas décident de monter à Jérusalem pour porter des secours à l'Eglise de cette ville menacée par la famine : La parole de Dieu, cependant, croissait et se multipliait. Quant à Barnabas et Saul, ils s'en revinrent, une fois assuré leur service en faveur de Jérusalem, ils ramenaient avec eux Jean, surnommé Marc (Ac. 12, 24-25). Marc accompagna ainsi Paul dans sa mission à Antioche, à Chypre et dans plusieurs autres villes de l'Asie Mineure. A Paphos, en Pamphylie, Marc quittera Paul et Barnabas pour retourner à Jérusalem. Paul lui en tiendra longuement rigueur au point de se disputer également avec Barnabas : Après un certain temps, Paul dit à Barnabas : Retournons donc visiter les frères dans chacune des villes où nous avons annoncé la Parole du Seigneur. Barnabas voulait emmener aussi avec eux Jean surnommé Marc. Mais Paul n'était pas d'avis de reprendre comme compagnon un homme qui les avait quittés en Pamphylie et n'avait donc pas partagé leur travail. Leur désaccord s'aggrava tellement qu'ils partirent chacun de leur côté. Barnabas prit Marc avec lui et s'embarqua pour Chypre, tandis que Paul s'adjoignait Silas et s'en allait, remis par les frères à la grâce du Seigneur (Ac. 15, 36-40). La tradition estime que Marc accompagna l'apôtre Pierre. Celui-ci, dans sa première lettre, écrit : La communauté des élus qui est à Babylone (Rome) vous salue, ainsi que Marc, mon fils (1 P. 5, 13). Ultérieurement Marc et Paul se réconcilieront puisque Marc retrouvera Paul alors qu'il est en prison comme l'indique la lettre aux Colossiens déjà citée. De plus, à la fin de sa vie, Paul demandera à Timothée de faire venir Marc auprès de lui : Luc seul est avec moi. Prends Marc et amène-le avec toi, car il m'est précieux pour le ministère (2 Tim. 4, 11).

Ainsi Marc aurait participé très vite à l'évangélisation dans le sillage des grands apôtres qu'il accompagnait au cours de leurs missions. Ils les écoutait prêchait et conservait fidèlement leur enseignement : cela devait lui permettre de savoir ce dont il parlait en rédigeant son évangile.

La tradition patristique, avec Papias, évêque d'Hériopolis, aux environs de 140, nous présente Marc comme l'interprète de Pierre. Et Irénée de Lyon précise que cet évangile a été écrit à Rome d'après le témoignage de Pierre, mais après la mort de l'apôtre, après l'an 64.

2. Les commentaires sur cet évangile

Le jugement de Papias sur l'évangile de Marc n'est pas très aimable. Pour lui, c'est une espèce de fourre-tout, une suite sans ordre de récits concernant Jésus. Cette impression a traversé les siècles. En effet, jusqu'au dix-neuvième, il ne fut guère commenté, sinon comme source pour des applications dans les sermons.

Au niveau du contenu, Marc n'offre guère de récits qui ne soient également transmis par Matthieu et Luc. Au niveau du vocabulaire, il est monotone. Les récits se suivent, liés simplement entre eux par des "et", suivis d'une expression comme "aussitôt" ou "de nouveau", bien qu'il ne s'agisse pas d'un ordre chronologique. Malgré cette pauvreté, cet évangile se présente comme une construction très complexe contrairement à ce que pouvait penser Papias. Plusieurs types de structure s'offrent à nous si nous voulons en faire une lecture et une analyse détaillées.

3. Une lecture géographique

Dans cet évangile, Jésus se déplace beaucoup. Il est souvent "en route". C'est la raison pour laquelle on a essayé de le découper selon un plan purement géographique. C'est le modèle de lecture que propose la Bible de Jérusalem.

1, 1-13            Préparation du ministère en Galilée       

1, 14 - 7, 23            Ministère de Jésus en Galilée

7, 24 - 10, 32         Voyages de Jésus hors de Galilée

11 - 13                   Ministère de Jésus à Jérusalem

14 - 16                   Passion et résurrection à Jérusalem


 

Cependant, cette organisation se heurte à certaines difficultés. Pour les spécialistes de la topographie, il est impossible de suivre les déplacements de Jésus sur une carte. La géographie positive est insuffisante : Marc ignorait-il le tracé des voies romaines ? Néanmoins, la géographie théologique peu présenter quelque intérêt : l'espace est organisé selon des intentions plus ou moins précises, de la part de celui qui veut montrer que la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ s'adresse aussi à des païens et même surtout à eux, puisque les Juifs l'ont refusée. On constate l'opposition entre la Galilée et Jérusalem, qui est hostile à la prédication évangélique. Après la résurrection, c'est de Galilée que part l'annonce de la Bonne Nouvelle. Une autre opposition peut être soulignée entre les pays où il y a des juifs et les pays où il y a des païens : l'accueil réservé par ces derniers est plus favorables que celui des juifs attachés aux prescriptions de la Loi mosaïque.

4. Une lecture dramatique

L'évangile est le lieu d'un drame : c'est là que se joue le destin de Jésus, c'est là que se déroule toute la trame de sa prédication. Dès le début, l'identité de Jésus est présentée par une intervention du Père : Tu es mon Fils bien-aimé il m'a plu de te choisir (Mc 1, 11). Cette révélation renseigne le lecteur sur celui dont la destinée va se jouer. Mais pour les contemporains de Jésus, une question ne cesse jamais de se poser : Quel est donc cet homme ?

1, 14 - 8, 26 Les démons le reconnaissent

Jésus pose question à ceux qui le rencontrent. Qui est-il ? Certes, la proximité du Royaume de Dieu est manifestée par la puissance de sa parole et de ses actes. Mais son identité est encore cachée aux hommes. Si les démons savent, ils sont contraints au silence. L'identité de Jésus doit encore demeurer secrète.

8, 27 - 16, 8 Jésus se révèle

La profession de foi de Pierre constitue une charnière. Un homme, Pierre, reprend à son compte les affirmations des démons : Tu es le Christ (Mc. 8, 29). C'est la première fois que le titre de Christ se trouve appliqué à Jésus, qui ne refuse pas cette appellation mais qui interdit de la divulguer. Pourquoi cette insistance sur le secret ? Aux démons, Jésus interdisait de parler pour que les hommes puissent se poser la question de son identité. Mais quand Pierre découvre la clef de l'énigme, le secret doit quand même demeurer. Les hommes ne pourront comprendre l'identité de Jésus qu'après sa mort. Jésus se révélera lui-même à Jérusalem, devant le Sanhédrin. Mais au moment de sa mort, c'est quand même un païen qui affirmera : Vraiment, cet homme était Fils de Dieu (Mc. 15, 40).

L'affirmation centrale de Marc peut alors se résumer ainsi : C'est le crucifié qui est Fils de Dieu. L'évangile se termine sur le désarroi des femmes devant le tombeau vide : Elles sortirent et s'enfuirent loin du tombeau, car elles étaient toutes tremblantes et bouleversées ; et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur (Mc. 16, 8).

Les apparitions du Ressuscité ne sont qu'un appendice ajouté par la suite. Les spécialistes de la critique littéraire montrent que cette finale n'a pas été rédigée par Marc. Le vocabulaire et le style n'ont rien de comparable avec le reste de l'évangile. Cette finale est sans doute le moyen par lequel les premières générations chrétiennes ont essayé de comblé les lacunes d'une finale faite de crainte : "elles avaient peur"...

5. Une lecture par les relations de Jésus

Il est possible de lire l'évangile de Marc en étudiant les relations qui s'instaurent entre Jésus et ses disciples, entre Jésus et la foule, entre Jésus et ses adversaires.

1, 16 - 3, 12              De l'appel des quatre premiers disciples à l'institution des Douze

3, 13 - 6, 6a              De l'institution des Douze à leur envoi en mission

6, 6b - 8, 26             De la mission des Douze à la profession de foi de Pierre

8, 27 - 10, 52            De la profession de foi de Pierre à l'approche de la Passion

11, 1 - 13, 57            L'affrontement à Jérusalem

14, 1 - 16, 8              La Passion et la Résurrection

 

6. Proposition pour une structure

Six fois, au cours de l'évangile, on repère des "sommaires" concernant l'activité de Jésus et de ses disciples. Après chaque sommaire se trouve un long développement, groupant deux ou trois chapitres, qui montre Jésus prêchant et agissant, aux prises avec les hommes de son temps. En regardant de plus près, on constate que chaque développement commence et se termine par une scène similaire. Preuve s'il en est que l'évangile de Marc n'est pas un fourre-tout mais un texte très travaillé.

D'autre part, il faut sans cesse faire une double lecture de cet évangile : Marc n'a écrit qu'un livre tandis que Luc en a écrit deux. Pour Luc, l'évangile est la présentation de l'existence de Jésus et les Actes des apôtres celle de la première communauté. Pour Marc, il faut faire le double mouvement : découvrir dans les actions de Jésus celles de la première Eglise et découvrir la référence de cette fait à son fondateur.

Sommaire 1 : l'inauguration 1, 14-20

- Guérison d'un démoniaque à la synagogue 1, 21-28

Développement centré sur les miracles

- Guérison d'un homme à la main desséchée 3, 1-6

Sommaire 2 : l'organisation 3, 7-19

- la parenté de Jésus le recherche 3, 20-21

Développement centré sur les paraboles

- Jésus se rend chez les siens à Nazareth 6, 1-6a

Sommaire 3 : la mission 6, 6b-13

- Hérode se demande qui est Jésus 6, 14-16

Développement centré sur le pain

- Jésus interroge ses disciples : Qui suis-je ? 8, 27-30

Sommaire 4 : souffrir 8, 21-33

- Se charger de sa croix 8, 34 - 9, 1

Développement centré sur la qualité du disciple

- Tout quitter 10, 28-31

Sommaire 5 : servir

- Jésus, fils de David, aie pitié de moi 10, 32-45

Développement centré sur l'affrontement à Jérusalem

- Le Christ est-il fils de David ? 12, 35-37

Sommaire 6 : mourir 14, 1-21

- L'ensevelissement préfiguré 14, 3-9

Développement centré sur la Passion

- L'ensevelissement réalisé 15, 42-47

 

Le chapitre 13 de cet évangile se laisse difficilement intégré dans une telle structure. C'est à la fois une annonce de type apocalyptique et une invitation à la vigilance.



 

Chapitre 1

Commencement de l'Évangile de

Jésus Christ, Fils de Dieu



L'Évangile selon saint Marc commence par cette phrase : Commencement de l'Évangile de Jésus Christ, Fils de Dieu. Certains ont voulu y voir le titre de l'ouvrage. En ce sens, le ministère de Jésus, sa Passion et sa mort ne sont que le commencement de la Bonne Nouvelle. Celle-ci se continue par la mission de l'Église. Mais l'activité de l'Église ne semble pas être une partie de l'Évangile : l'Église ne peut pas s'annoncer elle-même, elle ne peut pas se prêcher elle-même. Sa prédication doit être celle de l'événement sauveur, qui l'a fondée : le ministère de Jésus et sa Passion. Évangile selon saint Jean s'ouvre lui aussi par l'expression : Au commencement (était le Verbe) (Jn. 1, 1). Mais ce commencement est intemporel, hors du temps historique, alors que le commencement de Marc est bien inscrit dans l'histoire. L'Évangile selon saint Matthieu, quant à lui s'inaugure par le terme de "généalogie", qui indique également un commencement : Livre des origines de Jésus Christ, fils de David, fils d'Abraham (Mt. 1 1).

Il semble que le premier verset de l'Évangile selon saint Marc constitue plutôt le titre d'un prologue : l'activité de Jean (le Baptiste) est le signe du commencement de la Bonne Nouvelle, c'est-à-dire de l'Évangile C'est le ministère de Jean qui constitue par lui-même le commencement de l'Évangile Ce prologue s'ouvre donc sur la mention de l'Évangile un thème qui revient souvent chez Marc. Il l'emploie parfois sans lui donner de complément, un peu à la manière paulinienne : ce qui est demandé aux hommes, c'est de croire à l'Évangile

Dans ce prologue, le terme Évangile apparaît deux fois, au verset 1 : "Évangile de Jésus-Christ", et aux versets 14-15 : "Évangile de Dieu" et "Évangile" employé absolument). Cela permet d'y découvrir un procédé littéraire d'inclusion, procédé qui détermine une unité textuelle. De plus, la désignation "Évangile de Dieu" invite à penser que Évangile vient de Dieu et que Jésus lui-même est l'objet de cet Évangile Le génitif, c'est-à-dire le complément du nom donné au terme évangile au verset 1, est à la fois objectif : Évangile qui a pour objet Jésus Christ, Fils de Dieu, et subjectif : Évangile prêché par Jésus qui commence à proclamer la proximité du Royaume de Dieu.

Les parallélismes qui existent entre "à cause de l'Évangile" et "à cause du Christ" (8, 35, 10, 29, 13, 9-10) conduisent à dire que l'objet premier de l'Évangile, c'est le Christ. Il apparaît que "Christ" et "Fils de Dieu" sont les deux titres de Jésus. C'est la raison pour laquelle il convient de séparer Jésus de Christ dans la lecture : "Commencement de l'Évangile de Jésus Christ, Fils de Dieu". Une seule fois, Jésus sera reconnu comme Christ par un homme, Pierre (8,29) et Pierre se trouvera réduit au silence par Jésus qui n'approuve ce titre qu'au moment de son procès.

Le titre de Fils de Dieu court à travers tout le texte de Marc. C'est d'abord Dieu qui le révèle au baptême (1, 11), le confirme à la Transfiguration (9, 7). Ce sont les démons qui le proclament (3, 11, 5, 7). Ce titre doit également demeurer secret, mais Jésus l'acceptera également au cours de son procès (14, 61-62). C'est finalement un païen qui sera le seul homme à prononcer ce titre, à la mort de Jésus (15, 39).

Marc veut ainsi montrer, à travers tout son récit, que Jésus, dans son existence pré-pascale, est bien le Christ, le Fils de Dieu. Ces deux titres glorieux de Jésus ne pouvaient être compris que par le passage de la mort, dans le mystère de la souffrance et non pas dans une victoire messianique temporelle comme pouvaient le souhaiter les Juifs.

Le ministère de Jean et le ministère de Jésus

La mention du terme "Évangile" permet de constater l'existence d'un procédé d'inclusion : l'ensemble forme une unité. Par suite, on découvre un parallélisme étroit entre Jean et Jésus, parallélisme souligné par la mention du désert en référence à la prophétie d'Esaïe.

Jean est au désert

Dans le désert

la foule vient rencontrer  

Jean prêche un baptême de pénitence   

 

Jésus vient de Galilée

Jésus se retire

Jean seul au désert

Jésus se fait baptiser par Jean

 

Jean établit la distinction

entre le baptême d'eau

et le baptême de l'Esprit

 

                                                                                                  

1. Commencement de l'Évangile    

de Jésus Christ, Fils de Dieu

2. Ainsi qu'il est écrit dans le livre du prophète Esaïe :

Voici que j'envoie mon messager en avant de toi pour préparer ton chemin.

 

15. Le temps est accompli

et le Règne de Dieu s'est approché.

 

 

 

14. Après que Jean eut été livré,

3. Une voix crie dans le désert :

Préparez le chemin du Seigneur.

Rendez droits ses sentiers.

Jean le Baptiste parut dans le désert 


Jésus vint en Galilée

proclamant un baptême de conversion

en vue du pardon des péchés

 

 

 

Il proclamait l'Évangile de Dieu.

5. Tout le pays de Judée et tous les habitants

de Jérusalem au désert, se rendaient auprès de lui,

ils se faisaient baptiser par lui dans le Jourdain,

en confessant leurs péchés  

 

13. Durant quarante jours,

il fut tenté par Satan.

6. Jean était vêtu de poil de chameau

avec une ceinture de cuir

autour des reins,

il se nourrissait de miel sauvage   

et les anges le servaient

 

 

 

il était avec les bêtes sauvages

 

 

12. Aussitôt l'Esprit pousse

 Jésus au désert.

7. Il proclamait :                             

Celui qui est plus fort que moi   

vient après moi

 

 

11. Et des cieux vint une voix :

Tu es mon Fils bien aimé,

Il m'a plu de te choisir

8. Moi, je vous ai  baptisé d'eau,           

lui vous baptisera d'Esprit Saint           

 

 

10. A l'instant où il remontait de l'eau,

il vit les cieux se déchirer

et l'Esprit, comme une colombe,

descendre sur lui.

 

9. Or, en ces jours-là,

Jésus vient de Nazareth en Galilée

et se fit baptiser par Jean

dans le Jourdain.

 

 

 

Chapitre 2.

Les miracles de Jésus



Ayant constaté la présence de six sommaires concernant le ministère et l'activité de Jésus, ces sommaires inaugurant un développement sur un thème précis, il est possible d'analyser le premier développement sur les miracles. Mais force est de constater qu'au-delà des miracles proprement dits, l'enseignement de Jésus est déjà commencé : les démons le reconnaissent, et des adversaires se lèvent contre cet homme qui parle avec autorité et non pas à la manière des scribes et des pharisiens.

1. L'inauguration du ministère

Après que Jean eut été livré, Jésus vint en Galilée. Il proclamait l'Évangile de Dieu et disait : "Le temps est accompli et le Règne de Dieu s'est approché : convertissez-vous et croyez à l'Évangile"

Le ministère de Jésus commence immédiatement par une prédication de l'Évangile et par un appel à la conversion. En un certain sens, Jésus ne fait que reprendre l'enseignement de Jean le Baptiste qui vient d'être arrêté, mais il donne à la prédication du Baptiste une orientation nouvelle. Jean proclamait un baptême de conversion pour le pardon des péchés, Jésus proclame l'Évangile de Dieu et il invite les hommes à faire un acte de foi personnel, au-delà de leur conversion. L'inauguration de son ministère se poursuit immédiatement par l'appel des disciples : Pierre et André (1, 16-18), Jacques et Jean (1, 19-20).

Comme il passait le long de la mer de Galilée, il vit Simon et André, le frère de Simon, en train de jeter le filet dans la mer. C'étaient des pêcheurs. Jésus leur dit : Venez à ma suite, et je ferai de vous des pêcheurs d'hommes. Laissant aussitôt leurs filets, ils le suivirent. Avançant un peu, il vit Jacques, fils de Zébédée, et Jean, son frère, en train d'arranger leurs filets. Aussitôt, il les appela. Et laissant dans la barque leur père Zébédée avec les ouvriers, ils partirent à sa suite.

A cet appel des quatre premiers disciples, il est possible d'adjoindre l'appel de Lévi (2, 14). Cet appel semble ne former qu'un seul et unique récit, un seul fait divers pris sur le vif. Mais en y regardant de plus près, on constate qu'il s'agit de deux récits, assez semblables, mais que l'on peut lire séparément. Ils sont toutefois reliés par l'unité de temps, de lieu et de circonstances. La vocation de Lévi présente les mêmes caractéristiques : une lecture synoptique (c'est-à-dire en parallèles) de ces trois récits va faire ressortir les aspects identiques, mais aussi les différences.

Pierre et André

Jacques et Jean

Lévi

Comme il passait  

le long de la mer  de Galilée,           

Avançant   

un peu,

En passant

il vit

il vit   

il vit 

Simon et André

le frère de Simon, 

 

en train de jeter le filet    

C'étaient des pêcheurs.

Jacques,

fils de Zébédée, et Jean,

son frère,

en train d'arranger leurs filets    

Lévi,

le fils d'Alphée,

 

assis

au bureau des taxes.

Jésus leur dit :        

Venez à ma suite,

et je ferai de vous des pêcheurs d'hommes.

Aussitôt

il les appela   

Il lui dit :

Suis-moi.

Laissant aussitôt dans la barque

leurs filets, avec les ouvriers,

ils le suivirent.   

Et laissant 

leur père Zébédée

Ils partirent à sa suite.    

Il se leva

et le suivit.



Cette lecture synoptique permet de souligner rapidement les éléments fixes : Jésus, en passant, voit quelqu'un, qui exerce un métier déterminé, il l'appelle, alors cet homme abandonne son métier et suit Jésus. Cela semble constituer un canevas fixe : il ne reste plus à l'évangéliste qu'à mentionner le nom et le métier des individus que Jésus appelle à sa suite. Toutefois, en lisant ces récits de manière synoptique, on constate que des éléments disparaissent d'une colonne à l'autre. C'est d'abord la mention du métier qui disparaît. Pierre et André sont investis d'une mission : devenir des pêcheurs d'hommes, ce qui n'est pas le cas pour Jacques et Jean, et encore moins pour Lévi. Puis c'est la mention de l'abandon du métier qui disparaît entre Jacques et Jean et Lévi : rien n'indique positivement que Lévi abandonne définitivement son bureau de taxes, et même ce Lévi ne sera sans doute pas intégré au groupe des Douze. Finalement, l'appel de ce dernier est quelque peu différent de l'appel des quatre premiers disiples.

Les deux premiers récits sont intimement liés. On comprend tout de suite que les fils de Zébédée exercent le même métier que Simon et André. L'évangéliste souligne deux aspects de cette même profession : jeter les filets dans la mer et les réparer. En ce qui concerne ce qu'il faut quitter pour suivre Jésus, il suffit d'additionner les données de chacun des deux récits. Ce sont les mêmes éléments qui se trouvaient dans la vocation d'Élisée :

Élie partit de là, et il trouva Élisée, fils de Shapat, tandis qu'il labourait avec douze paires de bœufs, lui-même étant à la douzième. Élie passa près de lui et jeta sur lui son manteau. Élisée courut derrière Élie et dit : Laisse-moi embrasser mon père et ma mère, puis j'irai à ta suite. Élie répondit : Va, retourne, que t'ai-je donc fait ? Élisée le quitta, prit la paire de bœufs et l'immola. Il se servit de la charrue pour faire cuire les bœufs et les donna à ses gens qui mangèrent. Puis il se leva et suivit Élie comme son serviteur (1 R. 19, 19-21).

Il y a des ressemblances entre ce récit de l'Ancien Testament et la présentation de Marc. Élie, comme Jésus, passe, rencontre un homme qui fait son travail et il l'invite à le suivre. L'homme quitte alors ce qui faisait sa vie antérieure et suit son nouveau maître. Mais ce sont surtout les différences qui peuvent être intéressantes. D'abord, Élie trouve Élisée, un peu comme par hasard, alors que Jésus voit. Ensuite, Élie parle par un geste muet : il jeta sur lui son manteau, alors que Jésus prononce une parole très claire : suis-moi.

Le passage relatif aux adieux aux parents, développé pour Élisée, disparaît dans les récits de Marc. En revanche, ils seront repris par Luc, dans le récit d'une vocation manquée (Lc. 19, 61-62) et la parole de Jésus reprendra même alors l'idée de la charrue. Enfin, Élisée suit Élie comme un serviteur alors que les disciples de Jésus sont appelés en vue d'une mission qui n'a plus rien à voir avec leur situation précédente, même si le simple vocabulaire suggère une transposition pure et simple du métier.

Aussi bien dans l'Ancien Testament que dans les récits de la vocation des disciples chez Marc, on constate une similitude de structure que l'Église primitive a voulu reprendre :

- une initiative de Jésus

- une réponse de l'appelé

- une mission confiée

La réponse des premiers disciples peut paraître chez Marc d'une très grande naïveté. Comment des hommes ont-ils pu abandonner leur situation, d'un instant à l'autre, pour suivre celui qui n'est encore qu'un inconnu ? D'ailleurs, les autres évangélistes vont présenter des versions assez différentes de leur vocation. Ainsi, pour Luc, la vocation de Pierre se situe après la guérison de sa belle-mère, après une pêche miraculeuse et de plus, la barque de Pierre servira encore dans la vie publique de Jésus. L'évangéliste Jean, quant à lui, présente les premiers disciples (qui ne sont pas exactement les mêmes que chez Marc) comme les disciples du Baptiste. Ils ont appris à connaître Jésus en fréquentant le Baptiste. Et, de surcroît, ce sont eux qui prennent l'initiative de suivre Jésus :

Le lendemain, Jean se trouvait de nouveau au même endroit avec deux de ses disciples. Fixant son regard sur Jésus qui marchait, il dit : Voici l'Agneau de Dieu. Les deux disciples écoutèrent cette parole et suivirent Jésus. Alors Jésus se retourna et voyant qu'ils s'étaient mis à le suivre, il leur dit : Que cherchez-vous ? (Jn. 1, 35-38).

Alors, est-ce à dire que Marc fait de la mise en scène sans valeur historique ? Ce qui apparaît à l'évidence, c'est la condition du disciple de Jésus, mais avec une schématisation toute théologique. Les disciples ont suivi Jésus au cours de sa vie terrestre un peu comme Élisée a suivi Élie Devenir disciple de quelqu'un s'exprimait alors par le fait de suivre ce maître. Jésus a donc dû être perçu comme un rabbi qui s'entourait d'élèves auxquels il expliquait sa doctrine. D'ailleurs, Jésus est parfois appelé rabbi par ses disciples et même par des docteurs de la Loi ou des scribes. Et cependant Jésus apparaissait supérieur à ceux-ci : il enseignait en homme qui a autorité et non pas comme les scribes.

Jésus devait donc apparaître comme une sorte de chef charismatique, capable de fasciner et d'entraîner l'attachement inconditionnel des foules. Mais suivre Jésus, être son disciple, c'est aussi s'engager dans une aventure, en renonçant à tout l'acquis antérieur. Ce n'est plus seulement, maintenant comme au temps de la première Église à laquelle s'adresse Marc, marcher avec lui sur les routes (à la manière des premiers disciples)... Dès le début de son évangile, Marc montre que la qualité du disciple, c'est de renoncer à tout, d'abandonner métier et famille pour suivre Jésus sans poser de question préalable.

La vocation de Lévi apporte une correction à la perspective inconditionnelle des premiers disciples. Marc s'adresse à de nouveaux chrétiens, à des païens, à des hommes qui ne sont pas issus des milieux du judaïsme, à tous ces gens pour qui Jésus est venu : Ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin du médecin, mais les malades. Je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs.

Et Lévi semble bien être le prototype du païen appelé par Jésus. Marc applique le même schéma de vocation à Lévi qu'aux autres disciples, bien que Lévi ne fasse pas partie de la communauté des Douze, bien qu'il ne lui soit pas confié de mission spéciale.

En rapportant la parole de Jésus venu appeler les pécheurs, Marc souligne l'élargissement de la Bonne Nouvelle au monde non-juif. En ne mentionnant pas l'abandon du métier pour Lévi, Marc indique déjà à la première Église qu'il lui faut trouver de nouvelles voies.

Il ne faut pas se contenter de reprendre les méthodes qui avaient eu cours au temps de Jésus : il n'est plus possible de le suivre sur les routes de Palestine, il n'est plus possible de partager le même genre de vie que les premiers disciples, même s'il convient que tous les chrétiens partagent la destinée de Jésus d'une manière ou d'une autre. Il ne sert à rien de suivre Jésus si c'est pour l'abandonner au dernier moment. Pour suivre Jésus, il faut le suivre jusqu'au bout. Et cela ne peut désormais se faire qu'en portant son évangile aux nations païennes.

C'est ce que font ceux qui avaient abandonné Jésus au moment de sa Passion. Dans l'Évangile selon Marc, Jésus est toujours entouré de ses disciples sauf au moment crucial. Mais ne peut-on pas lire un récit concernant la biographie de Marc lui-même, dans ce passage qu'il est le seul à rapporter ?

Et tous l'abandonnèrent et prirent la fuite. Un jeune homme le suivait, n'ayant qu'un drap sur le corps. On l'arrêta, mais lui, lâchant le drap, s'enfuit tout nu. Ils emmenèrent Jésus chez le Grand-Prêtre. Ils s'assemblent tous, les grands prêtres, les anciens et les scribes. Pierre, de loin, l'avait suivi jusqu'à l'intérieur du Palais du Grand-Prêtre.

C'est la présence continuelle des disciples auprès de Jésus qui permet de dire que toute son activité ne peut se comprendre sans eux.

Aussi Marc n'a-t-il pas hésité, contre toute vraisemblance, à placer l'appel des disciples avant toute manifestation de la puissance de Jésus. Dès qu'il paraît sur scène, Jésus entraîne à sa suite une communauté d'hommes qui continueront son oeuvre. L’Église naît de l'appel des quatre disciples et de la proclamation de l'Évangile (1, 14b-15).

Il fallait que Jean soit livré (1, 14a) pour que Jésus commence sa mission : il faut qu'un autre précurseur soit lui-même livré pour que Église commence sa mission.

Alors il est possible de recommencer la lecture de l'Évangile selon Marc à cet endroit précis, quand l'ange annonce aux femmes : Il vous précède en Galilée, c'est là que vous le verrez, comme il vous l'a dit. Ce Jésus qui paraît le long de la Mer de Galilée, c'est déjà le Ressuscité. Et l'on peut comprendre ainsi le fait que l'Évangile selon Marc s'achève sans mentionner les apparitions du Ressuscité.

2. Les guérisons à la synagogue

Le développement, centré sur les miracles, commence et s'achève de façon similaire : Jésus guérit un malade dans la synagogue d Capharnaüm. Marc le souligne lui-même : il entra de nouveau dans une synagogue (3, 1). Même si les enseignements ne sont pas les mêmes, il est possible de lire ces deux guérisons de manière synoptique.

1, 21-28

3, 1-6

Ils pénétrèrent dans Capharnaüm et

dès le jour du sabbat, entré      

dans la synagogue  

 

Il entra de nouveau

dans une synagogue,

Jésus enseignait.

Ils étaient frappés de son enseignement

car il enseignait en homme qui a autorité

et non pas comme les scribes.


Justement, il y avait dans leur synagogue  

un homme possédé d'un esprit impur  

Il y avait là

un homme qui avait la main paralysée.

Ils observaient Jésus pour voir s'il le guérirait

le jour du sabbat. C'était pour l'accuser.


Il s'écria : De quoi te mêles-tu Jésus de Nazareth ?

Tu es venu pour nous perdre.

Je sais qui tu es : le Saint de Dieu.



Jésus dit à l'homme qui avait la main paralysée :

Lève-toi, viens au milieu. Et il leur dit :

Ce qui est permis le jour du sabbat

est-ce de faire le bien ou de faire le mal,

de sauver un être vivant ou de le tuer ?

Jésus le menaça,

Tais-toi !     

et sors de cet homme ! 

Mais eux se taisaient.


Promenant sur eux un regard de colère,

navré de l'endurcissement de leur coeur,

il dit à cet homme : Étends la main.

L'esprit impur le secoua avec violence         

en poussant un grand cri  

Ils furent tous tellement saisis

qu'ils se demandaient les uns aux autres :

Qu'est-ce que cela ?

Voilà un enseignement nouveau, plein d'autorité :

il commande même aux esprits impurs

et ils lui obéissent.

Il l'étendit

et sa main fut guérie.

Et sa renommée se répandit

aussitôt partout 

dans toute la région de Galilée.

Une fois sortis, aussitôt,

les Pharisiens tinrent conseil avec les Hérodiens

contre Jésus sur les moyens de le faire périr.

 

A la lecture, on découvre des éléments communs : la situation est la même mais l'exploitation de l'événement brut diffère. Dans le premier cas, c'est l'identité de Jésus qui est dévoilée par l'esprit mauvais ; dans le second cas, c'est son pouvoir même sur le sabbat. D'ailleurs en relisant chacun des épisodes, il est possible de découvrir des correspondances qui font apparaître la pointe de chaque récit.

(a) La guérison de l'homme à l'esprit impur.

Les correspondances s'établissent du fait que les mêmes mots (beaucoup plus que les mêmes idées) reviennent. C'est peut-être là un moyen mnémotechnique... Mais il permet de dégager la pointe extrême du récit, à savoir que Jésus de Nazareth est le Saint de Dieu. Il n'est donc pas comparable à un simple scribe : il parle avec autorité, son enseignement est nouveau. Et alors que Jésus était entré à Capharnaüm, c'est sa renommée qui va en sortir pour se répandre dans toute la Galilée.

Ils pénétrèrent

dans Capharnaüm et

dès le jour du sabbat,

entré dans la synagogue,

Jésus enseignait

Et sa renommée

se répandit aussitôt

dans toute la région de Galilée.

Ils étaient frappés

de son enseignement   

car il enseignait en homme

qui a autorité               

et non pas comme les scribes.

Ils furent tous tellement saisis

qu'ils se demandaient les uns aux autres :

Qu'est-ce que cela ?

Voilà un enseignement nouveau

plein d'autorité.

Il commande aux esprits impurs et ils lui obéissent.

Justement, il y avait

dans leur synagogue

un homme  

possédé d'un esprit impur  

cet homme

Sors de

Il s'écria :       

Tais-toi

 

Jésus le menaça :

De quoi te mêles-tu Jésus de Nazareth ?

Tu es venu pour nous perdre.

Je sais qui tu es : le Saint de Dieu.

 

(b) La guérison de l'homme à la main paralysée

Il est possible d'établir une structure comparable pour la seconde guérison à la synagogue. Mais cette fois, la pointe du récit ne se trouve plus dans le fait de l'identité de Jésus comme Saint de Dieu. La pointe est une controverse à propos du sabbat.

Il entra de nouveau

dans une synagogue

 

 

Une fois sortis,

les pharisiens tinrent conseil

avec les Hérodiens contre Jésus

sur les moyens de le faire périr.

Il y avait là un homme   

qui avait la main paralysée   

 

 

Ils observaient Jésus 

pour voir s'il le guérirait le jour du sabbat.   

 

Promenant sur eux un regard de colère

navré de l'endurcissement de leurs coeurs

Mais eux se taisaient.

C'était pour l'accuser.

Jésus dit à l'homme qui avait la main paralysée :

Lève-toi, viens au milieu.

Et il leur dit : 

 

 

 

 

il dit à cet homme :

Étends la main. Il l'étendit.

 

Ce qui est permis le jour du sabbat,

est-ce de faire le bien ou de faire le mal ?

de sauver un être vivant ou de le tuer ?

 

 

La guérison n'est qu'un prétexte pour un enseignement sur le sabbat. C'est un affrontement de Jésus avec ses adversaires : les personnages secondaires (foule et disciples) ont été complètement évincés. Et même, les adversaires ne seront identifiés qu'à la fin du débat : les pharisiens et les Hérodiens se taisaient pendant toute l'entrevue. En revanche, Jésus parle et agit au grand jour. Et son attitude est une véritable provocation : il pose une "colle théologique" à ses adversaires. La réponse est évidente : oui, il faut sauver toute vie, même le jour du sabbat, mais seulement, selon la doctrine traditionnelle, dans le cas d'une mort imminente. Or, ce n'est pas le cas dans la circonstance présente.

Mais Jésus ne va pas se laisser enfermer dans des considérations casuistiques : pour lui, le sabbat, c'est le jour du salut, c'est le moment de sauver tout homme en perdition. Ne pas guérir un malade, ce serait le tuer. Alors que Jésus pose une question, ils se taisent car ils sont incapables de percevoir la réalité de Dieu. La structure est celle d'un enveloppement :

A     Jésus entre dans la synagogue  

 

A'     Les pharisiens sortent

B     Main desséchée

 

B'     Main guérie

C     Observer Jésus  

 

C'     Regard de colère

D     Question

 

D'     Silence

 

E     Point sur le sabbat :

bien ou mal, sauver ou tuer ?

 

 

(c) La tempête apaisée

Il existe un parallélisme assez étroit entre la guérison de l'homme à l'esprit impur et le récit de la tempête apaisée (4, 35-41). Il s'agit en effet de deux récits construits sur le modèle d'un exorcisme. D'après une lecture synoptique de ces deux faits totalement indépendant, il y a un schéma commun de l'action de Jésus.

- La présence de Jésus déclenche un déchaînement des forces mauvais, qu'il s'agisse de l'esprit impur ou qu'il s'agisse de la mer, considérée par les juifs comme un élément mauvais. La mer, c'est le lieu du chaos initial. Bien qu'habitant auprès d'une Mer importante, ces hommes n'étaient pas des navigateurs, ils se contentaient du lac, appelé improprement mer.

- Jésus est provoqué à l'action, soit à son retrait dans le cas de l'esprit impur, soit à un acte efficace par ces disciples, avec le même terme de périr ou de perdre.

- Jésus remporte une victoire : il menace et fait taire.

- Le résultat en est la naissance d'un sentiment de crainte et de saisissement sur l'identité de Jésus qui se fait obéir.

1, 23-27

4, 37-41

Un homme possédé 

d'un esprit impur  

Survient

un grand tourbillon de vent.

les vagues se jetaient sur la barque,

au point que déjà la barque se remplissait.

Et lui, à l'arrière, sur le coussin, dormait.

se mit à crier :      

De quoi te mêles-tu  

Jésus de Nazareth ?   

Tu es venu pour nous perdre  

(= nous sommes perdus). 

Ils le réveillent et lui disent :

Cela ne te fait rien,

Maître,

que nous périssions

(= nous sommes perdus).

Jésus le menaça :

 

Tais-toi et sors de cet homme.      

Réveillé, il menaça le vent

et dit à la mer :

Silence, tais-toi.

L'esprit impur le secoua avec violence  

et il sortit de lui

en poussant un grand cri.

Le vent tomba

et il se fit un grand calme.

 


Jésus leur dit : Pourquoi aviez-vous peur ?

Vous n'avez pas encore de foi ?

Ils furent tous tellement saisis 

qu'ils se demandaient

les uns aux autres :

Qu'est-ce que cela ?

Voilà un enseignement nouveau

plein d'autorité.

Il commande même aux esprits impurs   

et ils lui obéissent  

Ils furent saisis d'une grande crainte

et ils se disaient entre eux :

Qui donc est-il

que même le vent et la mer

lui obéissent ?

 

 

 

 

3. La guérison de la belle-mère de Pierre

Ce récit de la guérison de la belle-mère de Pierre est rapporté par les trois évangélistes synoptiques. Il peut donc être intéressant de les lire simultanément, afin de saisir les particularités et les accents que chacun d'eux a voulu donner à son récit.

Mc. 1, 29-31

Mt. 8, 14-15

Lc. 4, 38-39

Juste en sortant       

de la synagogue,   

ils allèrent                   

avec Jacques et Jean

dans la maison                   

de Simon et d'André.       

 

Or la belle-mère                        

de Simon

était couchée,    

elle avait de la fièvre          

Aussitôt on parle d'elle

à Jésus.

Il s'approcha              

 

et la fit lever                       

en lui prenant la main         

la fièvre la quitta               

Elle se leva                     

et elle se mit             

les servir.

 

 

 

Comme Jésus entrait     

dans la maison

de Pierre,                   

il vit

sa belle-mère            

 

couchée

et avec de la fièvre      

 

 

 

 

et se levant

il lui toucha la main

Et la fièvre la quitta          

 

et elle se mit à                 

le servir.

Quittant

la synagogue,

 

il entra

dans la maison

de Simon.

   

La belle-mère

de Simon

 

était en proie à une forte fièvre.

Ils lui prièrent

de faire quelque chose pour elle.

Il se pencha sur elle

menaça la fièvre

 

 

et elle la quitta

En se dressant;

elle se mit à

les servir.

 

Alors que la guérison de l'homme à l'esprit impur, comparée à l'apaisement de la tempête pouvait être considérée comme un miracle de combat : Jésus lutte contre le mal, un peu comme Dieu luttait contre le chaos initial dans les mythologies du Proche-Orient antique, dont s'est inspiré l'auteur du livre de la Genèse. Ici, il s'agit plutôt d'un miracle de bonté et de miséricorde. Marc et Luc sont d'accord sur un point : on implore Jésus pour cette femme, mais Luc insiste davantage sur l'aspect d'exorcisme : il menaça la fièvre, comme Marc soulignait que Jésus menaçait l'esprit impur et le vent. Si l'on s'en tient à Marc, cette femme a de la fièvre, il ne précise pas la gravité de son état. Si on compare avec Matthieu, on constate que les disciples ont de l'importance chez Marc et chez Luc. Chez Matthieu, Jésus est seul, les disciples semblent être absents : Jésus entre, voit la malade, lui touche la main, et elle LE sert.

Les juifs considéraient la fièvre comme un châtiment divin, une punition pour les péchés : Si tu n'écoutes pas la voix du Seigneur ton Dieu en veillant à mettre en pratique tous ses commandements et ses lois que je te donne aujourd'hui, voici les malédictions qui viendront sur toi et qui t'atteindront... Le Seigneur te frappera de consomption, de fièvre, d'inflammation, de brûlures, de sécheresse, de rouille et de nielle (rouille des céréales), qui te poursuivront jusqu'à ce que tu disparaisses (Dt. 28, 15 et 22).

La fièvre était aussi le signe de la présence d'un démon. Pour les disciples, la guérison de la belle-mère de Pierre a dû signifier que Jésus était bien l'envoyé de Dieu qui allait sauver les hommes de toutes leurs maladies et infirmités. En reprenant la construction par englobement, par enveloppement, on peut découvrir tout un ensemble d'oppositions qui donne du sens à ce récit.

Juste en sortant de la synagogue

ils allèrent

avec Jacques et Jean

dans la maison de Simon et d'André

                                                               

Or la belle-mère de Simon

était couchée

elle avait de la fièvre

Aussitôt on parle d'elle à Jésus.

et elle se mit à les servir

la fièvre la quitta

en lui prenant la main

 

 

et la fit se lever

Il s'approcha



Ainsi, on constate au le service de Jésus et des disciples prend le relais de celui de la synagogue : on sort de la synagogue pour entrer dans la maison de Pierre (qui est comme un nom symbolique pour désigner l'Église). De plus, le service, déjà mentionné au moment de la tentation au désert (1, 13) n'est plus un service rendu uniquement à Dieu mais aussi à tous ceux qui sont ses témoins, les disciples de Jésus. L'opposition "était couchée" et "la fit se lever" signifie déjà la puissance de la résurrection. De même que Jésus fait se lever la belle-mère de Pierre, de même il vient ressusciter les hommes pour qu'ils puissent le servir, lui et ses disciples. D'ailleurs, la construction de la phrase de Marc présente une curiosité intéressante :

Il s'approcha et la fit lever en lui prenant la main, la fièvre la quitta et elle se mit à les servir. Il aurait été plus logique d'écrire : Il s'approcha et la prit par la main, la fièvre la quitta, il la fit lever et elle se mit à les servir. La mise en exergue du "fit se lever", qui est propre à Marc semble bien manifester l'importance que Marc attache à la résurrection. On retrouve cette même insistance dans la guérison d'un enfant possédé : Jésus, en lui prenant la main, le fit lever et il se mit debout (c'est-à-dire, selon le terme grec utilisé : il le ressuscita).

Marc fait un signe, un clin d'oeil : il n'est possible de lire son évangile qu'après la résurrection du Christ, et donc les miracles qui accompagnent l'existence de Jésus de Nazareth ne peuvent donner leur sens ultime qu'après cette résurrection. De plus, le service qu'entreprend la belle-mère de Pierre, c'est le service que doit entreprendre chaque disciple auprès de ceux qui ont suivi Jésus. Ce service peut être compris dans un double sens. D'abord, c'est une réalité matérielle, c'est donner à manger et donc accomplir le devoir d'hospitalité. Mais ensuite, c'est aussi, et sans doute bien davantage, le don total de soi : Le Fils de l'homme est venu non pour être servi, mais pour servir, et donner sa vie en rançon pour la multitude. C'est l'idéal que Jésus propose à ceux qu'il ressuscite, qu'il fait lever du sommeil de la mort.

4. Les guérisons après le sabbat

Le soir venu, après le coucher du soleil, on se mit à lui amener tous les malades et les démoniaques. La ville entière était rassemblée à la porte. Il guérit de nombreux malades souffrant de maux de toutes sortes et il chassa de nombreux démons ; et il ne laissait pas parler les démons parce que ceux-ci le connaissaient.

Ce petit texte (1, 32-34) est une sorte de condensé des guérisons opérées par Jésus. Il ne faut peut-être pas tout prendre au pied de la lettre. Certains affirmations sont très absolues : on se mit à lui amener tous les malades... La ville entière était rassemblée à la porte. Par ailleurs, nous savons que Jésus guérissait les malades, mais pas tous les malades ; d'ailleurs, Marc lui-même corrige son affirmation : Il guérit de nombreux malades et il chassa de nombreux démons...

Dans ces trois versets, le terme "démon" ou "démoniaque" revient trois fois. Cela souligne une préoccupation de Marc, un certaine présentation de son Jésus : le Christ est venu combattre le diable et libérer les hommes de son emprise. Et cela, il l'avait déjà manifesté dans le récit de Jésus au désert (1, 13) et dans la guérison de l'homme possédé par un esprit impur (1, 23-25). Jean Baptiste présentant Jésus comme "plus fort" que lui (1, 7). En fait, Jésus a vaincu Satan, il commence sa prédication et un esprit mauvais tente de l'arrêter, mais ce démon est chassé, bien qu'il ait reconnu en Jésus le Saint de Dieu. Son cri n'était pas une profession de foi, mais l'expression d'un sentiment de peur et de défaite en présence de l'Envoyé de Dieu.

5. Jésus quitte Capharnaüm

et il chassait les démons

il prêchait dans leurs synagogues

et il alla par toute la Galilée

Au matin, à la nuit noire,

Jésus se leva, sortit

et s'en alla

dans un lieu désert

là, il priait

 

Simon se mit à sa recherche

ainsi que ses compagnons

et ils le trouvèrent

 

 

 

 

car c'est pour cela que je suis sorti

Allons ailleurs

dans les bourgs voisins

pour que j'y proclame l'Évangile

Et il leur dit

Tout le monde te cherche

Ils lui disent

et ils le trouvèrent

 

Cette construction de la prédication de Jésus en Galilée (1, 35-39) fait apparaître un jeu d'oppositions : le lieu désert et les bourgs voisins, la prière et la proclamation de l'Évangile Ces oppositions ne sont pas contradictoires, mais elles marques des moments importants de la vie de Jésus aussi bien que dans celle des disciples.

Les disciples recherchent Jésus pour l'amener à la foule qui attend de nouvelles guérisons, alors que Jésus place en tête de ses préoccupations l'annonce de l'Évangile dont les miracles ne sont que la préparation.

Ayant reconnu l'identité de Jésus par les miracles, il faut accomplir un pas supplémentaire pour le "trouver", celui de la reconnaissance du mystère de sa personne. Une étape est franchie par le fait que Jésus quitte Capharnaüm pour parcourir toute la Galilée.

Mais l'expression "c'est pour cela que je suis sorti" laisse planer un doute. S'agit-il simplement de la sortie de cette ville ? Ou bien s'agit-il davantage de sa mission dans le monde ? Luc est plus explicite : Aux autres villes aussi il me faut annoncer la bonne nouvelle du Règne de Dieu, car c'est pour cela que j'ai été envoyé (Lc. 4, 43).

6. La guérison du lépreux

Un lépreux s'approche de lui, il le supplie et tombe à genoux en lui disant : Si tu le veux, tu peux me purifier. Pris de pitié, Jésus étendit la main et le toucha. Il lui dit : Je le veux sois purifié. A l'instant, la lèpre le quitta et il fut purifié. S'irritant contre lui, Jésus le renvoya aussitôt. Il lui dit : Garde-toi de rien dire à personne, mais va te montrer au prêtre et offre pour ta purification ce que Moïse a prescrit, ils auront là un témoignage.

En lui-même, ce récit n'a aucun cadre précis. Aucun lieu n'est mentionné, aucun témoin n'apparaît. Les autres synoptiques ne fournissent guère plus de renseignements sur le lieu exact. Pour Luc, il s'agirait d'une ville de Galilée. Pour Matthieu, c'est dans la descente de la Montagne après le discours des Béatitudes...

Mais si le miracle a eu lieu dans une ville, le problème de la présence du lépreux se pose avec acuité : il enfreint la Loi de Moïse, ce qui explique l'irritation de Jésus (1, 43). Et si le miracle a eu lieu en présence d'une foule nombreuse, la même question se pose. Or que dit Marc à ce sujet ? Il ne mentionne ni le lieu ni la foule : le récit semble détaché de tout contexte, isolé historiquement et topographiquement.

Seulement, la sortie de Jésus de la ville de Capharnaüm (1, 33) et sa nouvelle entrée (2, 1) laissent à penser que Marc fait précisément sortir Jésus de la ville pour permettre ce miracle. On peut lire ce texte avec la structure d'englobement.

 

                                                           

Un lépreux s'approche de lui,

il le supplie

et tombe à genoux

en lui disant :

Si tu le veux,

tu peux me purifier.

Jésus le renvoya aussitôt.

Pris de pitié,

Jésus étendit la main

et le toucha.

 

ils auront là un témoignage.

ce que Moïse a prescrit,

et offre pour ta purification

mais va te montrer au prêtre

 

Garde-toi de rien dire à personne,

 

Il lui dit :

 

S'irritant contre lui,

et il fut purifié.

A l'instant, la lèpre le quitta

 

 

Il lui dit :

Je le veux sois purifié.

 

 

Cela permettrait de construire le schéma suivant :

A. Un lépreux s'approche de Jésus

B. Il supplie Jésus

C. Il formule une demande

D. Pitié de Jésus

E. Acte de Jésus (toucher)

 

A'. Il est envoyé au prêtre

B'. Il doit accomplir le rite prévu

C'. Jésus lui donne un ordre

D'. Irritation de Jésus

E'. Acte du lépreux (renvoyer)

 

F. Pointe du récit :

la parole suffit.

 

 

La seconde réaction de Jésus, son irritation, semble contredire sa première attitude, sa pitié pour un corps souffrant. Certains manuscrits lisent aussi "irrité" pour "pris de pitié". Cela peut s'expliquer par le fait que le lépreux enfreint la Loi, en s'approchant d'un individu sain ; mais Jésus lui-même va enfreindre cette loi en touchant le lépreux. L'irritation de Jésus peut aussi s'expliquer par le fait même de la guérison. La purification de la lèpre était considérée comme un acte comparable à la résurrection des morts, et donc attribuée à Dieu seul.

En accomplissant cette guérison, Jésus pouvait être perçu comme le Messie attendu. En conséquence, il ordonne le silence au lépreux purifié : le "garde-toi de rien dire à personne" est justifié dans la perspective de Marc, celle du secret messianique. Le geste de Jésus est plein d'humanité : il est pris de pitié et il touche le malade. Une lecture symbolique permet de dire que ce contact corporel met le croyant avec la grâce divine, en lui communiquant le don de Dieu. Pourtant, le pouvoir de Jésus n'est pas conditionné par sa présence physique : la parole seul suffit. L'accent est mis, au premier chef sur cette parole : "Je le veux, sois purifié". Jésus acquiesce à la demande formulée par le lépreux : "Si tu veux, tu peux me purifier". En ajoutant "le" dans la proposition "je le veux", les traducteurs oublient de rendre la concision grecque : si tu veux - je veux.

Le lépreux purifié est investi d'une mission auprès des prêtres de la religion juive. En faisant constater sa guérison, il doit aussi rendre témoignage à Jésus, puisque la purification de la lèpre était un des signes de la venue des temps messianiques. En faveur de ces prêtres, Jésus semble vouloir lever la consigne du secret. Puisqu'ils sont les responsables du peuple, il convient qu'ils soient avertis, mais la consigne du silence vaut pour tous les autres. Pourtant, c'est la foule qui réagit à la guérison du lépreux :

Mais une fois parti, il (le lépreux) se mit à proclamer bien haut et à répandre la nouvelle si bien que Jésus ne pouvait plus entrer ouvertement dans une ville, mais qu'il restait dehors en des endroits déserts. Et l'on venait à lui de toute part.

Non seulement le lépreux rend témoignage par l'offrande prévue par la Loi (bien que cet acte ne soit pas mentionné dans le cadre du texte évangélique), mais encore il fait figure de disciple. Le vocabulaire de Marc est net à ce propos : proclamer la nouvelle, proclamer la parole, c'est annoncer l'Évangile. En somme, cet homme prend le relais de Jésus dans les villes, puisque maintenant il peut y entrer légalement du fait de sa guérison. En revanche, Jésus doit se retirer. Le lépreux purifié préfigure, à sa manière, les prédicateurs de l'Évangile

7. Pardon et guérison d'un paralysé à Capharnaüm

Quelques jours après, Jésus rentra à Capharnaüm, et l'on apprit qu'il était à la maison. Et tant de monde s'y rassembla qu'il n'y avait plus de place, pas même devant la porte. Et il leur annonçait la Parole. Arrivent des gens qui lui amènent un paralysé porté par quatre hommes. Et comme ils ne pouvaient pas l'amener à cause de la foule, ils ont découvert le toit au-dessus de l'endroit où il était, et faisant une ouverture, ils descendent le brancard sur lequel le paralysé était couché. Voyant leur foi, Jésus dit au paralysé : Mon fils, tes péchés sont pardonnés. Quelques scribes étaient assis là et raisonnaient en leurs coeurs : Pourquoi cet homme parle-t-il ainsi ? Il blasphème. Qui peut pardonner les péchés sinon Dieu seul ? Connaissant aussitôt en son esprit qu'ils raisonnaient ainsi en eux-mêmes, Jésus leur dit : Pourquoi tenez-vous ces raisonnements en vos coeurs ? Qu'y a-t-il de plus facile, de dire au paralysé : Tes péchés sont pardonnés, ou bien de dire : Lève-toi, prends ton brancard et marche ? Eh bien, pour que vous sachiez que le Fils de l'homme a autorité pour pardonner les péchés sur la terre, - il dit au paralysé : Lève-toi, prends ton brancard et va dans ta maison. L'homme se leva, il prit aussitôt son brancard, et il sortit devant toute le monde, si bien que tous étaient bouleversés et rendaient gloire à Dieu en disant : Nous n'avons jamais rien vu de pareil !

Le premier chapitre de Marc constitue comme une marche vers le triomphe : rien ne vient obscurcir la mission de Jésus. Lors de son baptême, il a reçu le témoignage du Père et celui de l'Esprit. Au désert, il a vaincu Satan et les anges l'ont servi. Au commencement de son ministère, quatre hommes ont tout abandonné pour le suivre. Sa prédication, qui annonce la venue du Royaume de Dieu, avec l'approche des temps messianiques, ses miracles, qui prouvent l'authenticité de sa parole, attirent les foules. Tout devrait normalement réussir. La guérison du paralysé de Capharnaüm va marquer un tournant décisif : Jésus n'aura plus seulement des admirateurs, il aura aussi des adversaires. La lutte va s'engager en une suite de controverses sur le pardon des péchés (2, 1-12), sur l'accueil des pécheurs (2, 15-17), sur le jeûne (2, 18-22), sur le sabbat (2, 23-27 et 3, 1-6).

Le récit se présente toujours sous une forme d'englobement. La guérison sert en quelque sorte de prétexte pour manifester le pouvoir de Jésus de pardonner les péchés. D'abord, dans une introduction (vv. 1-2), Marc souligne la présence d'une foule considérable (cf. 1, 33). Il n'y a plus de place même pas devant la porte. Jésus attire les foules, parce qu'il est un grand thaumaturge. Sa prédication ne semble, jusqu'à présent, aux yeux de la foule, qu'accessoire : il guérit les malades, et c'est bien cela l'essentiel. Aucune opposition, ni politique, ni religieuse, ne s'est manifestée : on peut toujours venir à lui sans craindre de représailles de la part des autorités. Jésus se trouve à la maison. Rien ne précise quelle est cette maison, sans doute celle de Pierre, déjà mentionné en 1, 29. Mais cette maison n'est plus, symboliquement, la maison du culte (et elle les servait, de 1, 31), c'est la maison de la prédication (et il leur annonçait la parole, en 2, 2), et du pardon des péchés. Le récit de la guérison enveloppe l'enseignement de Jésus et la controverse sur le pardon des péchés :

Arrivent des gens

qui lui amènent un paralysé

porté par quatre hommes.

Et comme ils ne pouvaient pas

l'amener jusqu'à lui

à cause de la foule,

ils ont découvert le toit

au-dessus de l'endroit

où il était,

et faisant une ouverture,

ils descendent

le brancard

sur lequel le paralysé

était couché.

Voyant leur foi,

Jésus dit au paralysé :

 

et il sortit

devant tout le monde

 

 

 

 

 

 

 

il prit son brancard

l'homme se leva

prends ton brancard

lève-toi

Il dit au paralysé

 

Controverse sur le pardon des péchés

 

 Schématiquement la forme est la suivante :

A. Un homme est amené à la maison

B. La foule barre l'accès

C. Le brancard est descendu

D. L'homme est couché

A'. La foule s'étonne

B'. L'homme fend la foule

C'. L'homme prend son brancard

D'. L'homme se lève

 Cependant, un élément de la première colonne n'est pas repris dans la seconde : "Voyant leur foi". La foi conditionne le miracle, c'est une idée chère à Marc. Il n'hésitera pas à dire que Jésus se trouve dans l'incapacité de faire des miracles quand la foi est absente : "Et il ne pouvait faire là aucun miracle, pourtant il guérit quelques malades en leur imposant les mains. Et il s'étonnait de ce qu'ils ne croyaient pas" (6, 5-6). Toutefois, la conclusion de cette guérison, l'étonnement de la foule et sa stupeur indique un premier pas vers la foi : il faut un cheminement qui va de l'étonnement à l'adhésion.

Cette conclusion risque pourtant de faire oublier la portée essentielle de la péricope évangélique, qui est le pardon des péchés. Au milieu de la foule, les scribes ne comprennent pas...

                                                         

 

Mon fils,

 

tes péchés sont pardonnés.

 

Quelques scribes

étaient assis là

 

et raisonnaient en leurs coeurs :

 

 

 

Pourquoi cet homme parle-t-il ainsi ?

 

les péchés sur la terre

a autorité pour pardonner

le Fils de l'homme

Eh bien afin que vous sachiez que

Tes péchés sont pardonnés

ou bien de dire

Prends ton brancard et marche

Lève-toi

Qu'est-il plus facile de dire

Pourquoi tenez vous des raisonnements

en vos coeurs ?

Jésus leur dit :

qu'ils raisonnaient ainsi en eux-mêmes

connaissant aussitôt

sinon Dieu seul ?

Qui peut pardonner les péchés

 

Il blasphème.

 

Chez Marc, les scribes jouent un rôle important : ce sont les meneurs de l'opposition à l'enseignement de Jésus. Instruits, connaissant les Écritures, ils découvrent rapidement ce qui serait susceptible de conduire Jésus à sa perte. Pourquoi cet homme parle-t-il ainsi ? Dieu seul peut pardonner les péchés. En effet, le péché est l'une des formes de l'offense à Dieu. Puisque c'est Dieu qui est l'offensé, c'est lui seul qui peut pardonner l'offense, et donc les paroles de Jésus peuvent paraître blasphématoires. Mais, à s'en tenir à une stricte philologie, Jésus ne s'arroge pas immédiatement le pouvoir de pardonner les péchés. Il dit simplement : Tes péchés sont pardonnés, et non pas : je te pardonne tes péchés. La tournure qu'il emploie est passive, le complément d'agent est sous-entendu. Par ailleurs, dans le judaïsme, on évitait de prononcer le nom divin, on trouvait des tournures de langage, des métaphores pour parler de Dieu : "le Béni" (14, 61), "la Puissance" (14, 62). Les scribes auraient donc très bien pu comprendre la phrase de Jésus de la manière suivante : Dieu te pardonne tes péchés. Mais ils interprètent immédiatement la parole de Jésus dans le sens que celui-ci veut lui donner aussitôt après : il revendique pour le Fils de l'homme le pouvoir de pardonner les péchés, pouvoir au sens de la puissance qui appartient à Dieu personnellement. Dans cette revendication de Jésus à pardonner les péchés, on découvre une nouveauté radicale par rapport à l'Ancien Testament. Certes, le pardon des péchés était lié à la venue des temps eschatologiques (au moment de la fin des temps), mais jamais il n'apparaît comme une prérogative du Messie. Ainsi Esaïe, dans les chants du Serviteur de Dieu, établit une relation entre le péché des hommes et les souffrances du serviteur de Dieu :

Il était méprisé, laissé de côté par les hommes, homme de douleurs, familier de la souffrance, tel celui devant qui l'on cache son visage, ou, méprisé, nous ne l'estimions nullement. En fait, ce sont nos souffrances qu'il a portées, ce sont nos douleurs qu'il a supportées, et nous, nous l'estimions touché, frappé par Dieu et humilié. Mais lui, il était déshonoré à cause de nos révoltes, broyé à cause de nos perversités ; la caution, gage de paix pour nous, était sur lui et dans ses plaies se trouvait notre guérison. Nous tous, comme du petit bétail, nous étions errants, nous nous tournions chacun vers son chemin, et le Seigneur a fait retomber sir lui la perversité de nous tous. Brutalisé, il s'humilie, il n'ouvre pas la bouche, comme un agneau traîné à l'abattoir, comme une brebis devant ceux qui la tondent : elle est muette, lui n'ouvre pas la bouche. Sous la contrainte, sous le jugement, il a été enlevé, les gens de sa génération, qui se préoccupe d'eux ? Oui, il a été retranché de la terre des vivants, à cause de la révolte de son peuple, le coup est sur lui. On a mis chez les méchants son sépulcre, chez les riches son tombeau, bien qu'il n'ait pas commis de violence et qu'il n'y eût pas de fraude dans sa bouche. Mais, Seigneur, que, broyé par la souffrance, il te plaise ; daigne faire de sa personne un sacrifice d'expiation, qu'il voie une descendance, qu'il prolonge ses jours et que le bon plaisir du Seigneur par sa main aboutisse. Ayant payé de sa personne, il verra une descendance, sitôt connu juste, il dispensera la justice, lui, mon Serviteur, au profit des foules, du fait que lui-même supporte leurs perversités. Dès lors, je lui taillerai sa part dans les foules, et c'est avec des myriades qu'il constituera sa part de butin, puisqu'il s'est dépouillé lui-même jusqu'à la mort et qu'avec les pécheurs il s'est laissé recenser, puisqu'il a porté, lui, les fautes des foules et que pour les pécheurs, il vient s'interposer (Es. 53, 3-12).

C'est par sa mort que le Serviteur expie les fautes des hommes, mais il ne pardonne pas leurs péchés. Aussi n'est-ce pas à un type de lecture prophétique qu'il convient de se référer pour saisir la parole de Jésus. D'ailleurs, celui-ci invoque la notion du Fils de l'homme. Selon Marc, c'est dans cette controverse que Jésus se désigne pour la première fois par ce titre qui relève plutôt de la littérature apocalyptique, issue entre autres du livre de Daniel :

Je regardais dans les visions de la nuit, et voici qu'avec les nuées du ciel venait comme un Fils d'Homme, il arriva jusqu'au vieillard, on le fit approcher en sa présence. Et il lui fut donné souveraineté, gloire et royauté : les gens de tous peuples, nations et langues le servaient. Sa souveraineté est une souveraineté éternelle qui ne passera pas, et sa royauté une royauté qui ne sera jamais détruite (Dn. 7, 13-15).

Jésus fait donc une référence à la parole de Daniel, comme il l'invoquera aussi dans son discours sur la ruine du Temple de Jérusalem (13, 26). Comme les scribes de Capharnaüm, les membres du Sanhédrin, le Conseil des sages d'Israël, considéreront cette prétention de Jésus comme blasphématoire. Ce sera un motif religieux suffisant pour justifier sa condamnation. Ainsi se trouve manifesté un lien qui unit la première controverse de Jésus à Capharnaüm à sa dernière à Jérusalem. La lutte commence à s'engage et elle ne s'achèvera que par la condamnation à mort. Dans cette vision de Daniel relative à la fin des temps, Jésus découvre une annonce de la rémission et du pardon des péchés.

Le Fils de l'homme sera un juge, et son jugement portera d'abord sur les péchés. Il aura le pouvoir de condamner les pécheurs ou de leur remettre leurs péchés, de les gracier. Et Jésus s'arroge, dès le temps présent, ce pouvoir eschatologique. Dès l'instant présent, il possède le pouvoir, l'autorité qui lui reviendront ultérieurement : il anticipe sur le jugement qu'il doit prononcer à la fin des temps. Ce jugement ne sera pas une sanction punitive. Pour l'instant, c'est l'heure du pardon, le moment n'est pas encore venu de régler des comptes.

La pointe du récit de la guérison du paralytique porte non pas sur la guérison en elle-même, mais sur le pouvoir de Jésus. A un niveau second, la pointe de ce pouvoir se trouve dans l'accusation de blasphème. Les scribes, comme les autres opposants de Jésus, ne vont pas chercher à le condamner à cause des bienfaits qu'il accomplit envers ceux qui souffrent, mais bien plus en raison de ses prétentions qui leur paraissent exorbitantes. Les miracles ne scandalisent personne. Ce qui scandalise, c'est ce qu'ils signifient : le mystère même de la personne de Jésus. Cet homme s'arroge des attributs divins. A Capharnaüm s'ouvre la route de Jérusalem. La stupéfaction fera bientôt place à la haine.

8. Appel de Lévi

Jésus s'en alla de nouveau au bord de la mer. Toute la foule venait à lui, et il les enseignait. En passant, il vit Lévi, le fils d'Alphée, assis au bureau des taxes. Il lui dit : Suis-moi. Il se leva et il le suivit.

Pour ce récit de la vocation de Lévi, il faut se reporter aux récits de la vocation des premiers disciples étudiés précédemment.

9. Accueil des pécheurs

Le voici à table dans sa maison, et beaucoup de collecteurs d'impôts et de pécheurs avaient pris place avec Jésus et ses disciples, car il y avait beaucoup de monde et même des scribes pharisiens le suivaient. Ceux-ci voyant qu'il mangeait avec les pécheurs et les collecteurs d'impôts disaient : Quoi ? Il mange avec les collecteurs d'impôts et les pécheurs ? Jésus, qui avait entendu, leur dit : Ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin du médecin, mais les malades ; je suis venu appelé non pas les justes, mais les pécheurs.

La première controverse vient à peine de s'achever qu'une autre commence. Ce qui est nouveau dans celle-ci, c'est la solidarité qui se fait jour entre les disciples et Jésus. Les scribes des pharisiens s'adressent aux disciples de Jésus, mais c'est Jésus lui-même qui va leur répondre. Dans cette courte péricope, on trouve quatre fois le terme de pécheurs, trois fois celui de collecteurs d'impôts, une fois celui de Jésus et celui des scribes. Pourquoi cette insistance de Jésus sur les pécheurs et les collecteurs d'impôts ? Marc insiste sans doute sur ce thème pour rappeler à la communauté primitive que le repas du Seigneur (le voici à table dans sa maison) est ouvert à tous. Les chrétiens venus du paganisme, ceux qui ne suivaient pas les prescriptions mosaïques, ne sont pas séparés des chrétiens issus des milieux du judaïsme. Toutefois, des tensions existaient entre ces deux familles de chrétiens. Dans sa lettre aux Galates, Paul illustre cette situation, rappelant son opposition à Pierre, quant à son attitude vis-à-vis des non-circoncis :

Lorsque Céphas vint à Antioche, je me suis opposé à lui ouvertement, car il s'était mis dans son tort. En effet, avant que soient venus des gens de l'entourage de Jacques, il prenait ses repas avec les païens. Mais, après leur arrivée, il se mit à se dérober et se tint à l'écart par crainte des circoncis. Et les autres juifs entrèrent dans son jeu, de sorte que Barnabas lui-même fut entraîné dans leur duplicité. Mais quand je vis qu'ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l'Évangile, je dis à Céphas devant tout le monde : Si toi, qui es juif, tu vis à la manière des païens et non à la juive, comment peux-tu contraindre les païens à se comporter en juifs ? Nous sommes, nous, des juifs de naissance et non pas des païens, ces pécheurs (Gal. 2, 11-15).

Pour un juif, tout païen est pécheur, donc impur. Il ne faut pas prendre ses repas avec des êtres impurs, sous peine de contracter soi-même une impureté rituelle. Pour le juif qui croit en Jésus, la communauté de table ne peut plus être une source d'impureté rituelle. C'est un renversement de conception que Jésus opère en prenant ses repas avec les collecteurs d'impôts. Ces derniers, abusant des facilités de leurs charges, pouvaient s'enrichir rapidement, injustement, "sur le dos" des autres juifs ; ils étaient ainsi assimilés aux pécheurs publics, d'où leur nom de publicains.

10. Question sur le jeûne

Les disciples de Jean et les pharisiens étaient en train de jeûner. Ils viennent dire à Jésus : Pourquoi alors que les disciples de Jean et les disciples des pharisiens jeûnent, tes disciples ne jeûnent-ils pas ? Jésus leur dit : Les invités à la noce, peuvent-ils jeûner pendant que l'époux est avec eux ? Tant qu'ils ont l'époux avec eux, ils ne peuvent pas jeûner. Mais des jours viendront où l'époux leur aura été enlevé, alors ils jeûneront ce jour-là. La discussion sur le jeûne suit un modèle semblable à la discussion sur le repas avec les pécheurs. A propos d'un fait, une question est posée, qui entraîne une réponse décisive de la part de Jésus.

La question sur le jeûne amène à se demander qui a pu poser cette question. Marc n'est pas clair. Les interlocuteurs de Jésus ne peuvent pas être les pharisiens ou les disciples du Baptiste, ils ne parleraient pas d'eux à la troisième personne du pluriel... C'est la raison pour laquelle certains traducteurs préfèrent rendre la tournure par une proposition impersonnelle : les disciples de Jean et les pharisiens étaient en train de jeûner. On vient dire à Jésus... C'est le choix de la Bible de Jérusalem. Mais, si l'on se réfère aux autres synoptiques, ce sont les disciples de Jean qui interrogent Jésus :

Alors les disciples de Jean l'abordent et lui disent : Pourquoi, alors que nous et les pharisiens nous jeûnons, tes disciples ne jeûnent-il pas ? (Mt. 9, 14).

Selon Luc, ce sont les scribes et les pharisiens qui posent la question :

Ils (les Pharisiens et leurs scribes) lui dirent : Les disciples de Jean jeûnent souvent et font des prières, de même ceux des pharisiens, tandis que les tiens mangent et boivent... (Lc. 5, 33)

Dans ces conditions, il est difficile de savoir qui a pu interroger Jésus. Seulement, la réponse de Jésus ne peut se comprendre sans cette double référence aux pharisiens et aux disciples de Jean-Baptiste. Toutes les religions connaissent le jeûne comme une pratique relativement courante. Il n'est pas propre à Israël, encore moins à certains courants du judaïsme. Toutefois, il ne convient pas de considérer le jeûne selon des conceptions modernes, comme une pratique destinée à se maîtriser soi-même et à manifester son indépendance vis-à-vis des biens matériels. Dans l'Ancien Testament, on jeûnait à l'occasion d'un décès ou d'un malheur national. Mais le jeûne est aussi une occasion de rencontrer Dieu ; dès lors, il est associé à la prière. Dans certains cas, le jeûne devenait une pratique purement extérieure : on jeûnait non pas par amour de Dieu, mais pour susciter l'admiration des foules. C'est le cas des pharisiens. Jean-Baptiste, quant à lui, pratiquait des jeûnes très sévères, il enseignait de cette manière à ses disciples comment préparer la venue du Seigneur : le jeûne avait une signification eschatologique. C'est tout le sens qu'il donnait à sa prédication et au baptême qu'il conférait (1, 2-8).

La réponse de Jésus prend son sens dans la critique des pratiques pharisaïques et dans la constatation de l'accomplissement de ce qui était attendu par le Baptiste. Le jeûne n'a pas une valeur permanente, mais simplement transitoire : il convient de jeûner quand on se prépare à rencontrer Dieu, mais quand on le rencontre, le jeûne devient superflu, inutile. Le fait pour les disciples de Jésus de ne pas se soumettre au jeûne est un signe que le Royaume de Dieu est arrivé. Il n'est plus question de jeûner, mais de prendre part au festin nuptial. Et Jésus ne craint pas de se présenter comme l'époux. Ses disciples sont les compagnons de l'époux à la noce, les amis que le fiancé invite à son mariage. De ce fait, Jésus revendique pour lui-même une prérogative divine. En effet, dans l'Ancien Testament, Dieu se présentait comme l'époux de son peuple :

Je te fiancerai à moi pour toujours, je te fiancerai à moi par la justice et le droit, l'amour et la tendresse. Je te fiancerai à moi par la fidélité et tu connaîtras le Seigneur (Os. 2, 21-22).

ou encore :

On ne te dira plus : Délaissée, on ne dira plus à la terre : La Désolée, mais on t'appellera : Celle en qui je prends plaisir, et la terre : l'Épousée, car le Seigneur mettra son plaisir en toi et ta terre sera épousée. En effet, comme le jeune homme épouse sa fiancée, tes enfants t'épouseront et de l'enthousiasme du fiancé pour sa promise, ton Dieu sera enthousiasmé pour toi. (Es. 62, 4-5).

Mais le verset 20 : Mais des jours viendront où l'époux leur aura été enlevé, alors ils jeûneront ce jour-là, paraît bien énigmatique. Le jeûne qui préparait la venue de Celui qui devait venir n'est plus de mise, puisqu'il est là. Mais quand il sera "enlevé", il conviendra de nouveau en signe de deuil. Toutefois, rien, dans la vie des Églises primitives, ne permet de dire que la mort de Jésus a été l'occasion de divers jeûnes. Au contraire, la première communauté est tout entière portée à la joie, dans sa période pascale. Les Actes ne mentionnent pas de jeûne commémoratif de la mort de Jésus. Quand les disciples jeûnent c'est toujours dans le cas d'une préparation à un événement comme un départ en mission :

Il y avait, à Antioche, dans l'Église du lieu, des prophètes et des hommes chargés de l'enseignement : Barnabbas, Syméon appelé Niger et Lucius de Cyrène, Manahem compagnon d'enfance d'Hérode le tétrarque et Saul. Un jour qu'ils célébraient le culte du Seigneur et qu'ils jeûnaient, l'Esprit Saint dit : Réservez-moi donc Barnabbas et Saul pour l'oeuvre à laquelle je les ai appelés. Alors, après avoir jeûné et prié, et leur avoir imposé les mains, ils leur donnèrent congé (Ac. 13, 1-3).

Il ne semble pas que Jésus ait voulu abolir la pratique du jeûne, puisqu'il donne même des règles sur la manière de l'accomplir :

Quand vous jeûnez, ne prenez pas un air sombre, comme font les hypocrites : ils prennent une mine défaite pour bien montrer aux hommes qu'ils jeûnent. En vérité, je vous le déclare : ils ont déjà reçu leur récompense. Pour toi, quand tu jeûnes, parfume-toi la tête et lave-toi le visage, pour ne pas montrer aux hommes que tu jeûnes, mais seulement à ton Père qui est là dans le secret, et ton Père, qui voir dans le secret, te le rendra (Mt. 6, 16-17).

11. Le vieux et le neuf

Personne ne coud une pièce d'étoffe neuve à un vieux vêtement, sinon le morceau neuf qu'on ajoute tire sur le vieux vêtement et la déchirure est pire. Personne ne met du vin nouveau dans de vieilles outres, sinon le vin fait éclater les outres et l'on perd à la fois le vin et les outres, mais à vin nouveau, outres neuves.

Ces deux courtes paraboles sont strictement parallèles :

Personne ne coud                      

une pièce d'étoffe neuve              

à un vieux vêtement,                   

sinon le morceau neuf                 

qu'on ajoute

tire sur le vieux vêtement               

et la déchirure est pire.                          

Personne ne met

du vin nouveau

dans de vieilles outres,

sinon le vin

fait éclater les outres

et l'on perd à la fois le vin et les outres,

mais à vin nouveau, outres neuves.

 

Cependant, l'accent est placé d'une part sur le vieux vêtement et d'autre part sur le vin nouveau, pour que les deux symbolismes se complètent. L'image du vieux vêtement désigne l'ancienne économie du salut dont le but était de préparer la venue du Sauveur. Il est donc inutile de reprendre les observances de l'ancienne alliance : il faut faire du nouveau. Saint Paul reviendra constamment sur ce thème, en particulier à propos de la circoncision.

De même, à propos du vin nouveau, il est inutile de vouloir donner pour cadre à la nouvelle alliance les institutions de l'ancienne : on perdrait à la fois l'une et l'autre.

Toutefois, il ne faudrait pas prendre, d'une façon unilatérale, ces affirmations. On en conclurait, par exemple, que Jésus abolit définitivement le jeûne. Certaines observances sont devenues caduques, d'autres doivent être renouvelées. Mais, en aucune façon, il n'est possible de mettre sa confiance dans de simples pratiques extérieures.

12. Les épis arrachés et l'observation du sabbat

Or Jésus, un jour de sabbat, passait à travers des champs de blé et ses disciples se mirent, chemin faisant, à arracher des épis. Les pharisiens lui disaient : Regarde ce qu'ils font le jour du sabbat ! Ce n'est pas permis. Et il leur dit : Vous n'avez donc jamais lu ce qu'a fait David lorsqu'il s'est trouvé dans le besoin et qu'il eut faim, lui et ses compagnons, comment au temps du grand prêtre Abiathar, il est entré dans la maison de Dieu, a mangé les pains de l'offrande que personne n'a le droit de manger sauf les prêtres, et en a donné aussi à ceux qui étaient avec lui ? Et il leur disait : Le sabbat a été fait pour l'homme et non l'homme pour le sabbat, de sorte que le Fils de l'homme est maître même du sabbat.

Ce récit est construit de la même façon que toutes les autres controverses : repas chez les pécheurs, question sur le jeûne. A propos d'un fait, une question est posée à Jésus qui élargit le débat et propose un enseignement nouveau. Ce récit se trouve chez les trois synoptiques, avec des présentations quelque peu différentes. Ces divergences permettent aux exégètes de reconstituer une histoire de ce petit récit.

Au stade le plus ancien, les disciples arrachent du blé pour le manger, ils veulent ainsi tromper leur faim. Les pharisiens sont scandalisés. Jésus leur répond par l'exemple de David. Il démontre ainsi qu'aucune loi ne peut prévaloir à la nécessité vitale.

A une étape suivante, mais antérieure à la rédaction définitive des évangiles, l'épisode est situé un jour de sabbat. Le délit devient alors plus grave, puisque, pour le juif, le sabbat rappelle le repos de Dieu après la création. Célébrer le sabbat, c'est non seulement n'effectuer aucun travail, c'est aussi communier à l'oeuvre de création de Dieu. Mépriser le sabbat, c'est mépriser Dieu et son oeuvre créatrice. La moindre infraction à la loi sabbatique est donc nécessairement un grave délit.

Alors que Matthieu et Luc insistent que les disciples arrachent des épis pour les manger, Marc indique qu'ils se frayent un chemin. C'est un geste de vandalisme pur et simple. Sur ce point, il semble que Matthieu et Luc présentent la plus ancienne tradition. D'ailleurs, la réponse de Jésus, même chez Marc, reprend la question de la faim. La logique du récit de Marc s'en ressent.

Comment comprendre le souci de Marc ? Il s'adresse à un public d'origine païenne qui ignore toutes les prescriptions juives, entre autres les prescriptions sabbatiques. Aussi choisit-il un délit beaucoup plus parlant pour tout homme : saccager un champ de blé à l'approche de la moisson. Mais Marc reste quand même dans la perspective du sabbat. Et sa conclusion : Le sabbat a été fait pour l'homme et non l'homme pour le sabbat, de sorte que le Fils de l'homme est maître même du sabbat, prend une coloration importante pour la première Église Les critiques des évangiles considèrent que cette parole attribuée à Jésus est une addition de Marc. Il est difficile de penser que Jésus ait pu, de son vivant, prononcer une telle parole, car il a respecté la Loi juive. Malgré cela, le sabbat a été fait pour l'homme, et non l'homme pour le sabbat n'est par une innovation. Ainsi Rabbi Syméon ben Manaya, vers 180, enseignait : Le sabbat vous a été remis, mais vous n'avez pas été remis au sabbat.

De même, dans le livre des Martyrs d'Israël, Matthatias, le père de Juda Macchabée, avait déclenché une guerre sainte, et certains de ses partisans, attaqués, avaient été exterminés le jour du sabbat :

Lorsqu'ils l'apprirent, Mattathias et ses amis les pleurèrent amèrement et se dirent les uns aux autres : Si nous faisons tous comme ont fait nos frères, si nous ne luttons pas contre les nations pour notre vie et nos observances, ils auront tôt fait de nous exterminer de la terre. Ce même jour, ils prirent cette décision : Tout homme qui viendrait nous attaquer le jour du sabbat, combattons-le et nous ne mourrons donc pas tous comme sont morts nos frères dans leurs retraites (1 M. 2, 39-41).

Toutefois à l'époque de Jésus, l'observance rigoureuse semblait être beaucoup plus stricte. La tendance était à la radicalisation des règlements. Ce qui apparaît le plus scandaleux dans la réponse de Jésus, c'est le fait qu'il s'attribue la maîtrise sur le sabbat. Aussi est-il assez difficile de lui attribuer directement cette parole. Mais on la comprend mieux dans une communauté dégagée de toutes les questions d'observance juive, telle que la communauté de Rome, accueillante à tout homme, sans prendre en considération sa race ou sa religion d'origine. Cette parole attribuée à Jésus serait à rapprocher d'un autre verset de l'évangile selon saint Luc, verset dont l'authenticité est très discutée, et qu'un seul témoin rapporte à la suite de Luc :

Le même jour, voyant quelqu'un travailler le jour du sabbat, il lui dit : homme, si tu sais ce que tu fais, tu es heureux, mais si tu ne le sais pas, tu es maudit et transgresseur de la loi (Lc. 6, 5).

Jésus est comparé à David. Si celui-ci a pu permettre à ses compagnons de manger les pains des offrandes dans le lieu de culte, combien plus les disciples peuvent-il se permettre de prendre des latitudes par rapport à la réglementation sabbatique !

Ainsi l'Église primitive reconnaît en Jésus le Fils de l'homme au sens le plus fort du terme, elle reconnaît en lui une sorte de dignité divine, celle du juge qui viendra inaugurer le jugement de la fin des temps. Jésus est comparé à Dieu, puisqu'il est considéré comme le maître de tout, même du sabbat.

13. Guérisons le jour du sabbat

Il entra de nouveau dans une synagogue, il y avait là un homme qui avait la main paralysée. Ils observaient Jésus pour voir s'il le guérirait le jour du sabbat. C'était pour l'accuser. Jésus dit à l'homme qui avait la main paralysée : Lève-toi, viens au milieu. Et il leur dit : Ce qui est permis le jour du sabbat, est-ce de faire le bien ou de faire le mal, de sauver un être vivant ou de le tuer ? Mais eux se taisaient. Promenant sur eux un regard de colère, navré de l'endurcissement de leur coeur, il dit à cet homme : Étends la main. Il l'étendit et sa main fut guérie. Une fois sortis, Les Pharisiens tinrent conseil avec les Hérodiens contre Jésus sur les moyens de le faire périr.

Les deux affrontements, un jour de sabbat, montrent que Jésus est l'homme d'une liberté et d'une maîtrise totale. Il est libre devant les poursuites de ses adversaires ; mais il est surtout libre parce qu'il apporte le salut et la libération, tant par rapport à la maladie comme en cet épisode déjà analysé précédemment que par rapport à la loi qui tue. Jésus apparaît alors comme l'homme d'une libération libératrice, alors que ses adversaires optent pour la mort, violant également la loi, le jour même du sabbat. Ils oublient le "Tu ne tueras pas" en préférant laisser le malade sans guérison et en se décidant sur les moyens de faire périr Jésus.

Conclusion : Qui est Jésus ?

Jésus se donne à connaître par ses actions. Il est reconnu comme le Saint de Dieu par les esprits mauvais. Ses actes et ses paroles font percevoir à ses adversaires qu'il peut être quelqu'un de redoutable, qui n'hésite pas à se placer au-dessus de la Loi, qui n'hésite même pas à revendiquer des prérogatives divines.

Marc compare Jésus à Élie (dans la vocation des disciples), à David (dans l'épisode des épis arrachés). Il le distingue des scribes et des pharisiens, en ce sens qu'il parle en homme qui a une réelle autorité, ce que les foules apprécient. Il l'identifie même déjà à Dieu par ses pouvoirs sur la maladie et sur les prescriptions rituelles. Il suggère même un culte à son égard, dans le cas de la guérison de la belle-mère de Pierre.

Déjà, dans ce premier développement centré sur les miracles, Marc manifeste que la première communauté chrétienne se distingue de la communauté juive.

 

 

Chapitre 3.

Les paraboles de Jésus

 

Ce deuxième développement est centré sur les paraboles de Jésus, notamment celles du Royaume qui grandit, malgré toutes les vicissitudes qu'il peut rencontrer. On y découvre l'opposition entre "ceux du dedans" et "ceux du dehors". D'ailleurs, ce développement est encadré par deux épisodes concernant la famille de Jésus, sa maison avec des gens du dehors et des gens du dedans.

1. Jésus et la foule

Jésus se retira avec ses disciples au bord de la mer. Une grande multitude venue de Galilée le suivit. Et de la Judée, de Jérusalem, de l'Idumée, d'au-delà du Jourdain, du pays de Tyr et de Sidon, une grande multitude vint à lui, à la nouvelle de tout ce qu'il faisait. Il dit à ses disciples de tenir une barque prête pour lui à cause de la foule qui risquait de l'écraser. Car il en avait tant guéris que tous ceux qui étaient frappés de quelque mal se jetaient sur lui pour le toucher. Les esprits impurs, quand ils le voyaient, se jetaient à ses pieds et criaient : Tu es le Fils de Dieu. Et il leur commandait très sévèrement de ne pas le faire connaître.

Marc donne, dans ce paragraphe, une vue générale du ministère de Jésus. Alors que l'hostilité des chefs, religieux et politiques, croît, la popularité de Jésus grandit également auprès des foules. Quand Jean le Baptiste prophétisait dans le désert, les foules venaient à lui de tout le pays de la Judée et de Jérusalem (Mc. 1, 5). Jésus, quant à lui, rassemble les Juifs de toutes les régions, y compris celles qui ne constituent pas la Palestine de l'époque. Tout Israël se rassemble autour de celui qui est désigné comme le Fils de Dieu. Il est possible de déceler une construction de ce passage en tenant compte simplement de la situation de Jésus dans l'espace.

- Jésus se retira avec ses disciples au bord de la mer (v. 7).

- Il dit à ses disciples de tenir une barque prête pour lui à cause de la foule qui risquait de l'écraser (v. 9).

- Il monte dans la montagne (v. 13).

Les trois lieux importants du ministère de Jésus sont déjà mentionnés : il enseigne les foules au bord de la mer, et il s'écarte de cette foule, soit pour aller dans la montagne, soit pour partir en mer (sur le lac) avec ses disciples. Ce qui attire les foules, ce n'est pas l'enseignement de Jésus, mais ce qu'il fait : une grande multitude vint à lui, à la nouvelle de tout ce qu'il faisait (v. 8). Par la suite, on verra que l'enseignement de Jésus n'est pas compris par cette foule qui le poursuit. Pour comprendre la Parole, il faut être "du dedans", il faut connaître Jésus de l'intérieur : c'est pour cela qu'il ordonne aux esprits impurs de ne pas le faire connaître.

Le verset 10 : Car il en avait tant guéris que tous ceux qui étaient frappés de quelque mal se jetaient sur lui pour le toucher, annonce déjà la guérison de la femme qui sera présentée en Mc. 5, 24-34, tandis que le verset suivant rappelle la guérison du possédé présentée en Mc. 1, 23-26.

De la sorte, ce court paragraphe, ce sommaire constitue une sorte de nœud dans l'évangile, un résumé de ce qui précède, avec une insistance sur la découverte faite par les esprits impurs, qui le reconnaissent comme "Fils de Dieu" mais à qui il est ordonné de se taire, et une annonce de ce qui va se produire : des guérisons multiples, sans oublier le rôle que vont jouer les disciples. Ceux-ci seront à côté de Jésus, sur le bord de la mer comme sur la montagne.

2. Institution des Douze

Il monte dans la montagne et il appelle ceux qu'il voulait. Ils vinrent à lui et il en établit douze pour être avec lui et pour les envoyer prêcher avec pouvoir de chasser les démons. Il établit les Douze : Pierre, c'est le surnom qu'il a donné à Simon, Jacques, le fils de Zébédée, et Jean, le frère de Jacques, et il leur donna le surnom de Boanerguès, c'est-à-dire fils du tonnerre, André, Philippe, Barthélemy, Matthieu, Thomas, Jacques, le fils d'Alphée, Thaddée et Simon le zélote, et Judas Iscarioth, celui-là même qui le livra.

Jésus rencontre la foule au bord de la mer (2, 13 ; 3, 7-8 ; 4, 1-2 ; 5, 21), mais il monte dans la montagne, à l'écart de la foule, pour prier (6, 46) ou pour accomplir des actes importants à l'égard de ses disciples (3, 13 ; 9, 2).

L'institution des douze constitue une unité littéraire isolable et repérable par la mention des lieux : il monte dans la montagne (v. 13), il vient à la maison (v. 20). Entre ces deux lieux se place l'institution des douze, avec pour certains d'entre eux des déterminations qui s'ajoutent à la mission qu'ils reçoivent conjointement : et il appelle ceux qu'il voulait. Ils vinrent à lui et il en établit douze pour être avec lui et pour les envoyer prêcher avec pouvoir de chasser les démons.

Immédiatement, il est possible de constater que l'initiative vient de Jésus, c'est lui qui appelle ceux qu'il veut. Mais les disciples sont disponibles, ils viennent à lui. Le schéma reprend d'une certaine manière les récits de vocation de disciples. Autre petit détail, les disciples choisis ne sont pas appelés "apôtres", mais simplement "les douze". Marc n'emploie qu'une seule fois le terme d'apôtres, en 6, 30. Les douze son apôtres en tant qu'ils sont envoyés par Jésus. L'apostolos est égal à celui qui l'envoie, c'est en quelque sorte un plénipotentiaire. Il obtient cette égalité en vertu de sa mission, de sa fonction. En choisissant les douze, Jésus se réfère explicitement aux tribus d'Israël, bien que Marc ne souligne pas ce fait. La fonction attribuée aux douze est "d'être avec lui". Seul, Marc souligne cet aspect de la vie des disciples. Le fait d'être avec caractérise uniquement les douze. On comprend alors pourquoi Jésus refuse au démoniaque de la Décapole de demeurer avec lui (5, 18). L'activité de ces douze sera de prêcher, c'est-à-dire de proclamer la nouvelle. Du fait même, ils obtiennent le pouvoir de chasser les démons, ce pouvoir de Jésus sur les esprits mauvais ; ils utiliseront ce pouvoir dans le développement suivant. Marc donne la liste des douze dans une phrase à la construction très embarrassée :

Il établit les Douze : Pierre, c'est le surnom qu'il a donné à Simon, Jacques, le fils de Zébédée, et Jean, le frère de Jacques, et il leur donna le surnom de Boanerguès, c'est-à-dire fils du tonnerre, André, Philippe, Barthélemy, Matthieu, Thomas, Jacques, celui (le fils ou le frère ?) d'Alphée, Thaddée et Simon le zélote, et Judas Iscarioth, celui-là même qui le livra.

Trois des douze reçoivent un surnom : Simon, qui est appelé Pierre (en araméen, Képha, le rocher), Jacques et Jean, les deux fils de Zébédée, qui sont appelés Boanerguès. En fait, ces deux surnoms n'ont pas exactement la même portée. Simon reçoit un nom nouveau, celui par lequel il est connu dans la tradition chrétienne. Les deux frères restent plus connus sous le nom des fils de Zébédée, et il semble que ce soit simplement un surnom qui leur est attribué en raison de leur caractère impétueux, laissant présager que leur prédication serait puissante. Ces trois disciples ont une position privilégiée dans leur "être avec" Jésus. Ce sont les témoins de la résurrection de la fille de Jaïros (5, 37), de la Transfiguration (9, 2) et de l'Agonie (14, 33). Ensuite sont nommés André et Philippe. Le quatrième évangile les mentionne ensemble, au moment de la multiplication des pains (Jn. 6, 7-8), puis quand ils présentent à Jésus des grecs qui voulaient le rencontrer (Jn. 12, 22). Par ce même évangile, nous savons que Philippe est originaire de Bethsaïde, tout comme Simon et André. Les deux noms d'André (le viril) et de Philippe (l'amateur de chevaux) sont typiquement grecs. Les autres disciples portent des noms sémitiques, araméens ou hébreux : Barthélemy : bar (fils) de Talmaï? Il peut être identifié à Nathanaël, qui est introduit auprès de Jésus par Philippe (en Jn. 1, 45), mais aucun texte ne le justifie. Matthieu : don de Dieu. S'agit-il de Lévi ? Thomas : d'une racine hébraïque qui veut dire "doubler", d'où le surnom de jumeau qui lui est parfois donné (Jn. 11, 16). Thaddée, nom diversement interprété. Ou bien, c'est un diminutif de Théodose ou Théodore, ou bien c'est un surnom dérivé de l'araméen "mamelle" : Thaddée serait l'homme à la poitrine développée. Simon le zélote se distingue ainsi du premier Simon. Les zélotes constituaient plus un parti politique qu'une secte religieuse. Ils se caractérisaient spécialement comme un mouvement de résistance armée à l'occupation romaine. Ils furent certainement les instigateurs de la guerre juive, et leur dernière place forte, Massada, tomba en 74. La présence d'un zélote dans l'entourage immédiat de Jésus a permis à certains de penser que Jésus lui-même était sympathisant de ce courant politico-religieux. Mais cette hypothèse tombe devant le fait que Jésus parle d'un Royaume de Dieu qui doit arriver à l'improviste et non pas sous le fait d'une intervention des hommes. Il n'empêche que Jésus connut la mort de la plupart des résistants juifs à l'occupant romain. Judas Iscarioth : l'homme de Kérioth (isch, en hébreu, désigne l'homme). Il est celui-là même qui le livra, l'indication du temps passé souligne le fait d'une lecture post-pascale.

La liste des douze s'achève ainsi en contraste avec son point de départ : à l'initiative de Jésus correspond la perfidie de la part d'un disciple.

3. Jésus et Béelzéboul - La vraie parenté de Jésus

L'ensemble des versets 20 à 35 est composé de deux épisodes emboîtés l'un dans l'autre. C'est un procédé fréquent chez Marc pour mettre en valeur soit une parole, soit une idée. Dans le cas présent, ce qui est mis en relief, c'est le caractère de la sainteté de l'autorité de Jésus. Deux thèmes sont alors exploités : le combat de Jésus contre Satan et la puissance de Jésus.

(a) la vraie parenté de Jésus

Arrivent sa mère et ses frères.

Jésus vient à la maison

et de nouveau

la foule                                                            

se rassemble,                                                

à tel point qu'ils ne pouvaient

même pas prendre leur repas.

A cette nouvelle les gens de sa parenté vinrent

pour s'emparer de lui.

Car ils disaient : il a perdu la tête.

Restant dehors, ils le firent appeler.

 

La foule

était assise autour de lui.

 



On lui dit : Voici que ta mère et tes frères

sont dehors, ils te cherchent.

 

Il leur répond :

Qui sont ma mère et mes frères ?

Et parcourant du regard

ceux qui étaient assis 

en cercle autour de lui, il dit :

Voici ma mère et mes frères.

Quiconque fait la volonté de Dieu,

voilà mon frère, ma sœur, ma mère

 

Les deux épisodes concernant la famille de Jésus sont coupés par une discussion avec des scribes venus de Jérusalem. Sa parenté, comme les autorités de Jérusalem, a entendu parler des événements de Capharnaüm. Les réactions des uns et des autres se ressemblent : il faut faire cesse l'activité de Jésus. Aux yeux de sa parenté, il se laisse emporter par ses dons de guérisseur, il perd la tête. Aussi sa famille veut-elle le ramener à la raison. Déjà, une première fois, Marie avait pu le ramener à la raison, lors d'un pèlerinage à Jérusalem, à l'occasion de la Pâque (cf. Lc. 2, 41-51), il était revenu à Nazareth pour reprendre la vie des jeunes de son âge. Cette fois encore, il pourrait bien se soumettre...

La piété chrétienne répugne quelque peu à admettre que Marie ait ajouté foi aux rumeurs malveillantes concernant son Fils. D'ailleurs, certains manuscrits anciens ne mentionnent pas la mère de Jésus. On y lit "les frères et les sœurs". Mais sans affirmer que Marie accordait crédit à toutes les rumeurs qui pouvaient circuler sur Jésus, il est permis de penser qu'elle voulait se rendre compte par elle-même de la situation dans laquelle se trouvait Jésus. De plus, il faudrait justifier la mention des "frères et sœurs". En hébreu, le même terme désigne indistinctement les frères et les cousins... Et Jésus va même étendre ce concept de fraternité à l'infini. Celui qui fait la volonté de Dieu, celui-là est frère de Jésus. Rien n'empêche de penser qu'après cette parole, Jésus soit sorti de la maison pour s'entretenir avec sa famille. Peut-être est-ce même à la suite de cette conversation qu'il s'est rendu à Nazareth (Mc. 6), mais cela n'est que pure supposition...

La portée essentielle de cette intervention de la famille de Jésus, c'est de montrer que les disciples prennent le relais de la famille naturelle. Marc souligne particulièrement l'opposition qui existe entre ceux du dedans et ceux du dehors. En effet, la parole de Jésus : Qui sont ma mère, mes frères ? est tout à fait négative pour ceux qui sont restés dehors. Mais elle est un enseignement positif pour ceux qui entourent Jésus. Être assis autour de quelqu'un, chez les Juifs, c'est la position des disciples autour de leur maître. Dans cette attitude se manifeste un lien très étroit de communion entre les uns et l'autre, communion à la même pensée, à la même vie. Ici, il s'agit d'une vie spirituelle beaucoup plus profonde qu'une union selon la chair. Ainsi peut être également expliqué le fait qu'il est impossible de prendre un repas (v. 20).

Marc n'exclut pas la possibilité pour Marie et les frères de devenir disciples de Jésus. Mais il oblige au moins à penser que la foi de Marie, comme la foi de tout croyant, a dû grandir progressivement. Ce n'est pas simplement au moment de l'Incarnation que Marie a compris pleinement que son fils était le Fils de Dieu. C'est peu à peu également, en écoutant la Parole de Dieu, en accomplissant sa volonté qu'elle a grandi dans la foi en son Fils.

(b) Jésus et Béelzéboul

Et les scribes qui étaient descendus de Jérusalem disaient : Il a Béelzéboul en lui, et : C'est par le chef des démons qu'il chasse les démons.

Il n'était pas possible de mettre en doute les miracles accomplis par Jésus. La question n'était pas celle de leur authenticité, mais celle de leur signification. Les habitants de Nazareth s'interrogeront aussi sur l'origine de cette puissance de Jésus (Mc. 6, 2). Pour les chrétiens aujourd'hui, la réponse va de soi : cette puissance de Jésus lui vient de son Père. Mais pour les juifs de l'époque, il y avait deux solutions possibles. Ou bien un tel pouvoir venait de Dieu, ou bien il venait du chef des démons. Et pour les autorités religieuses, c'était cette seconde hypothèse qui prévalait. Seule, la puissance du Messie aurait pu renverser la puissance des démons. Mais Marc a déjà fait comprendre à son lecteur que Jésus est le Messie, en faisant parler les démons : De quoi te mêles-tu, Jésus de Nazareth ? Tu es venu pour nous perdre ? Je sais qui tu es : le Saint de Dieu (Mc. 1, 24).

Le nom du chef des démons est, dans le cas présent, Béelzéboul. L'origine de ce nom est très discutée. Il peut s'agir du dieu d'Ekron, qui est mentionné au deuxième livre des Rois (2 R. 1, 2) ou bien du Seigneur (Baal, chez les peuples cananéens) du fumier (c'est par ce terme que le culte des idoles est désigné dans le judaïsme), ou bien encore du Seigneur des mouches...

Il les fit venir et il leur disait en paraboles. C'est la première mention de ce terme chez Marc. Une parabole est un récit imagé derrière lequel se trouve un enseignement. Mais celui-ci ne peut être compris que par ceux du dedans...

- la parabole du Royaume (de la famille) divisé(e)

Comment Satan peut-il expulser Satan ?

Si un royaume                                          

est divisé contre lui-même,                      

ce royaume                                                

ne peut se maintenir.      

 

Si une famille

est divisée contre elle-même

cette famille

ne pourra pas tenir.

Et si Satan est dressé contre lui-même,

il ne peut pas tenir,

c'en est fini de lui.

 

Par deux images parallèles, Jésus invite ses interlocuteurs à discerner dans les exorcismes la valeur de signe de la venue du Royaume de Dieu. L'argumentation de Jésus suppose que le prince des démons, appelé par son nom plus courant de Satan, est trop malin pour ruiner lui-même son empire. Si le royaume de Satan est divisé, il ne va pas tarder à s'effondre, comme une maison aux murs lézardés ou comme un royaume en proie à la guerre civile. Satan ne peut donc expulser les siens, sans risque de se perdre

- la parabole de l'homme fort

Mais personne ne peut entrer dans la maison de l'homme fort et piller ses biens, s'il n'a pas d'abord ligoté l'homme fort, alors il pillera sa maison.

Jésus décrit ici un cambriolage, tout en se présentant lui-même comme le cambrioleur. C'est lui qui surprend l'homme fort (Satan) dans sa propre maison. Le plus fort, c'est celui qui peut ligoter l'homme prétendu fort et piller ses biens. Cette courte parabole possède une double pointe de signification : le Royaume de Dieu vient comme un voleur, mais cela ne se fait pas sans combats violents...

- le péché irrémissible

En vérité, je vous déclare que tout sera pardonné aux fils des hommes, les péchés et les blasphèmes, aussi nombreux qu'ils en auront proférés. Mais si quelqu'un blasphème contre l'Esprit-Saint, il reste sans pardon à jamais, il est coupable de péché pour toujours. Cela parce qu'ils disaient : Il a un esprit impur.

Après avoir réfuté ses adversaires, les scribes venus de Jérusalem, Jésus leur adresse un avertissement solennel. Pour en souligner la gravité, il l'introduit par la formule des grandes occasions : Amen ! En vérité. C'est la transcription littérale du terme araméen qui sert à approuver ce qui a été dit auparavant. L'emploi du terme par Jésus lui sert, non pas à approuver la parole d'un autre, mais à annoncer une parole particulièrement importante. Il s'agira alors pour ses auditeurs de prendre parti.

Tout sera pardonné

aux fils des hommes,

les péchés

et les blasphèmes,

aussi nombreux

qu'ils en auront proférés.

 

Il a un esprit impur.

Cela parce qu'ils disaient :

il est coupable de péché pour toujours.

il reste sans pardon à jamais

 

blasphème contre l'Esprit-Saint

Mais si quelqu'un

 

Tous les péchés seront pardonnés aux hommes, tous sauf un : le blasphème contre l'Esprit Saint. On peut s'interroger longuement sur la nature de ce péché. La première évidence, soulignée par cette courte phrase, c'est qu'il s'agit d'un péché d'homme : le quelqu'un qui blasphème contre l'Esprit est mis en parallèles avec les "fils des hommes". La seconde évidence est soulignée par Marc : Cela parce qu'ils disaient.... Ce n'est donc pas n'importe qui qui peut commettre ce blasphème contre l'Esprit. D'après le contexte immédiat, ce blasphème consiste à constater l'existence de signes inexplicables par la raison humaine et de refuser d'attribuer la puissance de ce signe à Dieu pour l'accorder à Satan. C'est se fermer définitivement au salut offert par Dieu. Si on refuse de croire en Jésus en donnant à une possession satanique l'origine de son autorité sur les démons, alors on s'exclut soi-même du salut.

4. La parabole du semeur et son explication

Jésus enseigne la foule sur les bords du lac. L'affluence est si grande qu'il est obligé de se retirer dans une barque sur le lac. Il enseigne la foule en paraboles, et il donne les explications nécessaires à ses disciples

De nouveau, Jésus se mit à enseigner au bord de la mer. Une foule se rassemble près de lui si nombreuse qu'il monte s'asseoir dans une barque, sur la mer. Toute la foule était à terre, face à la mer. Et il leur enseignait beaucoup de choses en paraboles. Il leur disait dans son enseignement : Écoutez.

Voici que le semeur

est sorti pour semer.          

Or, comme il semait,

du grain est tombé

au bord du chemin,  

les oiseaux sont venus 

et ont tout mangé.

De même              

Il en est tombé aussi                    

dans un endroit pierreux,                         

où il n'y avait pas beaucoup de terre,   

il a aussitôt levé                 

parce qu'il n'y avait pas

de terre en profondeur,           

quand le soleil fut monté,

il a été brûlé,

et faute de racines,

il a séché.

Il en est tombé aussi      

dans les épines,

les épines ont monté,        

                                                                                       

elles l'ont étouffé                        

et il n'a pas donné de fruit.

D'autres grains   

sont tombés                       

dans la bonne terre     

et, montant        

et se développant,            

ils donnaient du fruit,                                                    

trente pour un,

soixante pour un,

cent pour un.

Et Jésus disait :

qui a des oreilles pour entendre,

qu'il entende !








Le semeur

sème la Parole.

Voilà ceux qui sont

au bord du chemin où la Parole est semée,

quand ils ont entendu,

Satan vient aussitôt

et il enlève la Parole qui a été semée en eux.

voilà

ceux qui sont ensemencés

dans des endroits pierreux,

ceux-là

quand ils entendent la Parole,

la reçoivent aussitôt avec joie,

mais ils n'ont pas en eux de racines, 

ils sont les hommes d'un moment,

et dès que vient la détresse ou la persécution

à cause de la Parole,

ils tombent.

D'autres sont ensemencés

dans les épines,

ce sont ceux qui ont entendu la Parole,

mais les soucis du monde,

la séduction des richesses et les autres convoitises

s'introduisent

et étouffent la Parole

qui reste sans fruit.

Et voici ceux

qui sont ensemencés

dans la bonne terre,

ceux-là entendent la Parole,

ils l'accueillent

et portent du fruit, et ils ont rapporté

trente pour un,

soixante pour un,

cent pour un.

Le parallélisme entre la parabole et son explication est entièrement explicite par lui-même. Toutefois, il convient de noter un déplacement entre le texte de la parabole et celui de son explication.

En effet, la parabole parle du grain tandis que son application parle de terrains. Comment justifier ce changement de perspective ? Peut-être simplement en constatant que cette explication est mise dans la bouche de Jésus, alors qu'elle est, en fait, l'oeuvre de l'Église primitive : c'est une interprétation nouvelle de la parole de Jésus.

Dans la parabole même, l'intérêt est porté sur la fécondité de la semence : l'avenir du Royaume était assuré, il allait croître jusqu'à la moisson. Dans l'explication, l'intérêt est porté sur les dispositions des auditeurs de la Parole. C'est le signe que la communauté s'interroge : la venue du Royaume rencontre bien des difficultés. Ainsi, on trouve une allusion aux persécutions que subissent les disciples, ce qui n'était pas le cas au temps de Jésus. De la sorte, en passant du registre de la parabole à celui de son explication, on passe du temps même de Jésus à celui de l'Église qui prend le relais du Maître, et la parole de la communauté devient la parole même du Maître.

La parabole était claire en elle-même. Le semeur, c'est Jésus qui est sorti pour semer la Parole : le Royaume de Dieu est tout proche. Il en sera du Royaume comme du grain semé. Du grain sera perdu à cause des oiseaux, des cailloux, des épines, mais tout ne sera pas perdu. Le Royaume ne cessera de croître jusqu'à la moisson qui dépassera toutes les espérances, car rien n'est impossible à Dieu. Mais l'explication se pose en contradiction avec la parabole : tout est possible à l'homme, même de refuser la Parole.

5. Le pourquoi des paraboles

Bien que la parabole du semeur soit claire par elle-même, Marc éprouve le besoin de donner des explications. La première, celle des versets 10 à 13, s'y raccorde assez mal.

Quand Jésus fut à l'écart, ceux qui l'entouraient avec les douze se mirent à l'interroger sur les paraboles. Il leur disait : A vous, le mystère du Règne de Dieu est donné, mais pour ceux du dehors, tout devient énigme pour que, tout en regardant, ils ne voient pas et que, tout en entendant, ils ne comprennent pas de peur qu'ils ne se convertissent et qu'il leur soit pardonné. Et il leur dit : Vous ne comprenez pas cette parabole ! Alors, comment comprendrez-vous toutes les paraboles ?

La question des disciples et la réponse de Jésus semblent placées ici par anticipation. En effet, tout au long du chapitre 4 de l'évangile, Jésus enseigne la foule sans quitter la barque, alors que ces quelques versets réclament un autre cadre : Jésus est à l'écart de la foule, entouré des douze et d'un certain nombre d'autres disciples. Marc va donner à ses lecteurs sa façon de comprendre le pourquoi des paraboles, en tenant compte des échecs de la prédication de Jésus en milieu juif, en tenant compte également des premières communautés qui n'avaient pas connu Jésus directement. C'est aux disciples seulement qu'il est donné de saisir le sens des paraboles.

Pour comprendre, pour entrer dans le mystère du Royaume de Dieu, la foi est une condition indispensable : il faut croire pour comprendre, il faut être du dedans pour saisir le mystère. Il s'agit de déchiffrer les signes du Royaume. Les événements du monde sont les signes de Dieu, des paroles que les chrétiens doivent déchiffrer. Les juifs ont perçu les signes, mais ils n'ont pas découvert la clef, tout leur est resté comme une énigme. Marc, en utilisant un texte du prophète Esaïe, justifie l’aspect de l'ignorance du peuple juif dans son ensemble. Certains se sont convertis, mais les autres, tout en regardant les événements (destruction du Temple, ruine de Jérusalem, fin de tout culte, dispersion de la nation) ne se sont pas convertis... Le Royaume est offert à tous les hommes, mais il faut que chaque homme prenne une libre décision.

Toutes les paraboles vont alors illustrer deux thèmes : la puissance de l'évangile et la responsabilité de l'homme à l'égard de l'évangile. L'explication de la parabole du semeur en est le premier exemple. La Parole de Dieu est puissante en elle-même, mais si l'homme (c'est-à-dire le terrain) refuse de la recevoir, cette Parole ne peut pas porter de fruit.

6. La lampe et la mesure

Il leur disait : Est-ce que la lampe arrive pour être mise sous le boisseau ou sous le lit ? N'est-ce pas pour être mise sur son support ? Car il n'y a rien de secret qui ne doive être mis au jour, et rien de caché qui ne doive venir au grand jour. Si quelqu'un a des oreilles pour entendre, qu'il entende ! Il leur disait : Faites attention à ce que vous entendez. C'est la mesure dont vous vous servez qui servira de mesure pour vous et il vous sera donné plus encore.

Ces deux paraboles illustrent le thème de la puissance de l'évangile qui sera manifesté au grand jour : la lumière est arrivée, le secret (messianique) de l'évangile va être éclairé. Elles illustrent également le thème de la responsabilité de l'homme en face de l'évangile. D'une part, il y a une relative sécurité : le succès de la Parole de Dieu ne dépend pas des hommes, elle brille par elle-même, elle est lumière pour toute l'humanité. Mais, d'autre part, cette lumière installe les hommes dans l'insécurité : la mesure de l'homme sera la mesure de Dieu : Car à celui qui a, il sera donné, et à celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera retiré. Cette parole de Jésus est citée à plusieurs reprises par les évangélistes :

A vous, il est donné de connaître les mystères du Royaume des cieux, tandis qu'à ceux-là, ce n'est pas donné. Car à celui qui a, il sera donné et il sera dans la surabondance, mais à celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera retiré (Mt. 13, 11-12).

Retirez-lui donc son talent et donnez-le à celui qui a les dix talents. Car à tout homme qui a, il sera donné et il sera dans la surabondance, mais à celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera retiré (Mt. 25, 28-29).

Faites donc attention à la manière dont vous écoutez. Car à celui qui a, il sera donné, et à celui qui n'a pas, même ce qu'il croit avoir lui sera retiré (Lc. 8, 18).

Je vous le dis : à tout homme qui a, il sera donné, mais à celui qui n'a pas, même ce qu'il a lui sera retiré (Lc. 19, 26).

Jésus semble utiliser un proverbe déjà courant à son époque : on ne prête qu'aux riches ! La pleine révélation du Royaume de Dieu ne peut être faite qu'aux hommes qui se disposent à le recevoir. A qui n'a pas le moindre germe, la Parole ne profitera pas, alors que celui qui possède ces germes, il sera donné la pleine lumière.

7. La semence qui pousse d'elle-même

Il disait : Il en est du Royaume de Dieu comme d'un homme qui jette la semence en terre. Qu'il dorme ou qu'il soit debout, la nuit et le jour, la semence germe et grandit, il ne sait comment. D'elle-même, la terre produit d'abord l'herbe, puis l'épi, enfin du blé plein l'épi. Et dès que le blé est mûr, on y met la faucille, car c'est le temps de la moisson.

La formule d'introduction pourrait prêter à confusion : Il en est du Royaume de Dieu comme d'un homme... Ce n'est pas à un homme qu'est comparé le Royaume. Il faut attendre la fin de la parabole pour comprendre ce que sera le Royaume, il sera comme une moisson : sa venue sera comparable à ce qui se passe au moment de la moisson. Le temps des semailles n'est qu'un préliminaire. L'attention est portée sur la croissance de la semence. Après les semailles, le paysan reprend son existence ordinaire, sans se soucier de la semence qu'il a jetée en terre, il n'a rien d'autre à faire dans son champ, tout se passe sans qu'on ait besoin de lui. Le moment de la moisson, c'est le moment du jugement. L'intervention eschatologique (à la fin des temps) de Dieu sera celle du moissonneur : il lancera la faucille comme l'indiquait déjà le prophète Joël : Brandissez la faucille, la moisson est mûre... Le Jour du Seigneur est proche dans le val de la Décision (Jl. 4, 13-14).

Le Royaume est présenté comme une moisson, mais le paysan représente Dieu. La parabole laisse à penser que Dieu n'intervient plus. Il laisse les choses aller leur cours, il semble se désintéresser de ce qui se passe dans le monde. De même que le grain croît de lui-même, de même le Royaume, inauguré par la prédication de Jésus (cf. : "Commencement de la Bonne Nouvelle de Jésus Christ, Fils de Dieu) va croître jusqu'à la pleine maturité. De la même façon que le grain, l'évangile porte en lui son principe et sa puissance de développement.

8. La graine de moutarde

Il disait : A quoi allons-nous comparer le Royaume de Dieu, ou par quelle parabole allons-nous le représenter ? C'est comme une graine de moutarde. Quand on la sème en terre, elle est la plus petite de toutes les semences du monde. Mais quand on l'a semée, elle monte et devient plus grande que toutes les plantes potagères, et elle pousse de grandes branches si bien que les oiseaux du ciel peuvent faire leurs nids à son ombre.

Une fois encore, il importe de regarder la finale pour saisir la portée de la parabole. Marc place un nouvel accent sur la construction du Royaume, en établissant un contraste entre la graine de moutarde qui est la plus petite de toutes les semences et l'état final de cette semence qui devient un arbre immense. Il faudrait noter la distinction entre les verbes : quand on l'a semée (passé), elle monte et devient plus grande (présent). Les semailles sont le fait passé, la croissance a lieu dans le présent. La petitesse initiale permet de souligner le contraste entre l'état primitif et l'état final.

L'image du grand arbre indique que le Royaume est en construction. L'expression "les oiseaux s'abritent dans ses branches" rappelle le songe de Nabuchodonosor : Cet arbre sous lequel demeuraient les bêtes des champs et dans le feuillages duquel nichaient les oiseaux du ciel, c'est toi, ô roi (Dan. 4, 9...18). Cette image est traditionnelle dans la Bible. Le pharaon est décrit sous les traits d'un cèdre magnifique (Ez. 31, 6). Un roi puissant est comme un arbre qui assure la sécurité à ceux qui viennent se réfugier sous son feuillage. Toutefois, l'attention porte davantage sur la magnificence du Royaume à venir que sur la personne et l'autorité du roi lui-même : l'arbre, ce n'est plus le roi, mais l'état de choses qui prévaudra quand Dieu établira son Royaume dans le monde. Le contraste joue entre la modestie de la prédication de l'évangile par Jésus (le point de départ est vraiment insignifiant) et le déploiement de la puissance au moment de l'avènement du Royaume.

Mais il convient de ne pas se faire illusion : Dieu lui-même est à l'oeuvre dans la modestie. Ce qu'il y a de plus grand doit sortir de ce qu'il y a de plus petit. La prédication de Jésus est la première intervention de Dieu, la première étape en vue de l'établissement futur. Il faut prendre conscience du moment où l'on se trouve. Le processus de croissance est commencé, l'eschatologie est inaugurée. Il ne faut plus revenir au temps des semailles, l'enseignement du Christ est achevé, maintenant c'est l'oeuvre de l'Église qui permet de poursuivre la croissance.

Malgré les échecs répétés de la semence (tels qu'ils sont présentés dans la parabole du semeur), la minuscule semence mise en terre par Jésus se développe toute seule. La Parole, dont les disciples vont être chargés, produira du fruit : les échecs répétés ne vont pas empêcher la Parole de croître et de manifester son efficacité pleine et entière.

9. L'enseignement en paraboles

Par de nombreuses paraboles de ce genre, il leur annonçait la Parole dans la mesure où ils étaient capables de l'entendre. Il ne leur parlait pas sans paraboles, mais, en particulier, il expliquait tout à ses disciples.

A première vue, la conclusion de ce discours en paraboles ne pose pas de problèmes : Jésus annonce aux foules qui le suivent dans la mesure où elles peuvent comprendre son enseignement. Les paraboles seraient ainsi un moyen de se faire comprendre plus facilement par ceux qui l'écoutent. Et pour ses disciples, Jésus réserve un enseignement complémentaire.

Mais Marc achève également le thème introduit précédemment de la distinction entre ceux du dehors et ceux du dedans. Alors, le sens des paraboles prend une autre tournure : ce n'est plus un langage imagé pour se faire comprendre, mais c'est un langage chiffré, un code qui ne peut être compris que par les disciples qui en reçoivent la clé lorsqu'ils sont seuls avec Jésus. Le mystère du Royaume de Dieu n'est pas donné à ceux du dehors, c'est pourquoi Jésus ne parle pas sans paraboles.

La théorie des paraboles s'achève ainsi, elle n'est d'ailleurs qu'une illustration de la théorie du secret messianique. Il faudrait alors se replacer dans le contexte de l'époque où Marc rédige son évangile. A ce moment, un fait s'impose : le peuple juif, dans son ensemble, n'a pas reçu l'évangile. La mission de Jésus auprès de son peuple ressemble étrangement à un échec. Cela peut s'expliquer de deux façons, ou bien le plan de Dieu a échoué, ou bien la mission de Jésus ne venait pas de Dieu. Cette double objection est redoutable pour les premiers chrétiens. Et Marc va répondre en citant le prophète Esaïe : tout en regardant, ils ne voient pas et que, tout en entendant, ils ne comprennent pas de peur qu'ils ne se convertissent et qu'il leur soit pardonné, du verset 12. Ainsi, Jésus parle en paraboles à l'intention de la foule et de ses adversaires : il ne doit pas se faire comprendre par eux. Mais le danger est alors grand de transformer l'enseignement de Jésus en parfait ésotérisme, puisque l'interprétation n'est réservée qu'à quelques privilégiés. Et Marc corrige cette interprétation de l'enseignement en paraboles, il précise que les disciples ont la mission de faire connaître le secret qu'ils ont reçu. Leur mission est une révélation de ce qui est caché et qui doit venir au grand jour.

Par toutes ces remarques sur l'enseignement en paraboles, on découvre facilement que la prédication de l'évangile est très engagée dans les problèmes contemporains à la rédaction martienne, et donc qu'elle est très engagée dans les problèmes de l'époque de la construction de l'Église

Le témoin véritable, le vrai disciple, ce n'est pas celui qui répète, de façon mécanique, les paraboles, mais celui qui en donne le sens, la portée profonde, en réponse aux exigences de son époque et en réponse à l'attente des hommes de son temps.

10. La tempête apaisée

Ce qui doit retenir l'attention dans le récit de la tempête apaisée, ce sont davantage les thèmes spirituels évoqués que le miracle lui-même. D'ailleurs, Marc, contrairement à son habitude, insiste très peu sur le phénomène, à tel point qu'il serait possible de se demander s'il y a eu un phénomène miraculeux authentique ou simplement un heureux concours de circonstances, dont Jésus se contente de tirer la signification. En effet, Jésus a toujours refusé d'accomplir des miracles qui renverseraient l'ordre cosmique.

Ce jour-là, le soir venu, Jésus leur dit : Passons sur l'autre rive. Quittant la foule, ils emmenèrent Jésus dans la barque où il se trouvait et il y avait d'autres barques avec lui. Survient un grand tourbillon de vent. Les vagues se jetaient sur la barque, au point que déjà la barque se remplissait. Et lui, à l'arrière, sur le coussin, dormait. Ils le réveillent et lui disent : Maître, cela ne te fait rien que nous périssions ? Réveillé, il menaça le vent et dit à la mer : Silence ! Tais-toi ! Le vent tomba, et il se fit un grand calme. Jésus dit : Pourquoi avez-vous si peur ? Vous n'avez pas encore de foi ? Ils furent saisis d'une grande crainte, et ils se disaient entre eux : Qui donc est-il pour que même le vent et la mer lui obéissent ?

Marc rapporte donc ce récit à la suite de la journée des paraboles. Le même soir, Jésus s'embarque pour aller de l'autre côté de la mer. A première vue, il existe un lien chronologique étroit entre cet épisode et le chapitre des paraboles. Jésus enseigne au bord de la mer de Galilée, et une foule très nombreuse s'est rassemblée autour de lui.

Le soir venu, il passe de l'autre côté. Et l'on comprend pourquoi Jésus s'endort : il est harassé. Marc a rattaché ce récit par une simple suture chronologique : Ce jour-là, le soir venu... Ce lien est propre à Marc, on ne le retrouve pas chez les autres synoptiques.

A proprement parler, l'enseignement en paraboles ne donne aucune lumière particulière à ce récit. Toutefois, on pourrait rapprocher le sommeil de Jésus dans la barque du sommeil du paysan (v. 27). Dans les conflits qui naissent dans et autour de l'Église, souvent symbolisée par la barque de Pierre, Jésus semble dormir, ne pas se soucier de toute cette agitation. Ce texte est un excellent exemple des qualités de conteur de Marc. Il est vivant et visuel, il joue sur les contrastes pour augmenter l'intensité dramatique. Trois contrastes peuvent être repérés :

- la barque submergée par les flots - le sommeil tranquille de Jésus

- l'affolement des disciples - la majesté de Jésus-Maître

- le grand vent - le grand calme


Survient

un grand tourbillon de vent.

Les vagues se jetaient      

sur la barque,                  

au point que déjà

la barque se remplissait.

Ils le réveillent       

et lui disent :

Maître,                    

cela ne te fait rien      

que nous périssions ?

Réveillé,

il menaça le vent        

et dit à la mer :  

Silence ! Tais-toi !

                               

 

Et lui, à l'arrière,

sur le coussin,

 

dormait.

Ils furent saisis

d'une grande crainte, et

ils se disaient entre eux :

Qui donc est-il

pour que même le vent et

et la mer lui obéissent ?

 

Le vent tomba,

et il se fit un grand calme.

 

                               

 

Jésus leur dit :

Pourquoi avez-vous si peur ?

Vous n'avez pas encore de foi ?

 

 

La parole de Jésus : Pourquoi avez-vous si peur ? Vous n'avez pas encore de foi ? ne trouve pas de correspondance auprès des autres phrases. Cela s'explique par le fait que Marc, même s'il est un bon conteur, est avant tout un catéchète. Et de ce fait, il insiste moins sur le miracle proprement dit que sur la qualité de la foi, sur sa nécessité en tant qu'elle peut être une confiance.

En manquant de confiance en Dieu, alors que le sommeil de Jésus aurait dû leur inspirer cette confiance, les disciples oublient leur foi en Dieu qui veille sur ses enfants. Dès lors, le sommeil de Jésus peut s'expliquer d'une autre façon que par la fatigue d'une journée de prédication. Il illustre la confiance que l'homme peut avoir en Dieu : Jésus, par son sommeil, invite les disciples effrayés à découvrir la présence de Celui qui peut tout, jusqu'à gouverner sur les éléments de la création. Et cette puissance sur les éléments est une manifestation de l'action divine en Jésus. Seulement, les disciples ne peuvent pas encore comprendre. En effet, pour eux, qui sont de vrais juifs, il est impossible d'attribuer la divinité à ce Jésus. Adorer un homme est inconcevable pour un juif authentique... Mais à l'époque de la rédaction de l'évangile, les choses ont changé. L'Église se constitue progressivement et la question que les disciples se posent : "Quel est donc cet homme ?" prend un autre sens qu'au moment précis de l'événement. Selon la conception biblique, Dieu seul peut commander à la mer, c'est lui seul qui fait le partage des eaux, c'est lui seul qui peut exorciser la puissance infernale de l'abîme. Jésus manifeste sa divinité et pourtant ses disciples ne peuvent pas comprendre, ne peuvent pas l'admettre sans être infidèles à la foi monothéiste. La question ne cesse de se poser : "Qui donc est-il ?"

11. Guérison d'un démoniaque dans la Décapole

Ils arrivent de l'autre côté de la mer, au pays de Géraséniens. Comme il descendait de la barque, un homme possédé d'un esprit impur vint aussitôt à sa rencontre, sortant des tombeaux. Il habitait dans les tombeaux et personne ne pouvait plus le lier, même avec une chaîne. Car il avait été souvent lié avec des entraves et des chaînes, mais il avait rompu les chaînes et brisé les entraves, et personne n'avait la force de le maîtriser. Nuit et jour, il était sans cesse dans les tombeaux et les montagnes, poussant des cris et se déchirant avec des pierres. Voyant Jésus de loin, il courut et se prosterna devant lui. D'une voix forte, il crie : De quoi te mêles-tu, Jésus, Fils du Dieu Très Haut ? Je t'adjure par Dieu, ne me tourmente pas. Car Jésus lui disait : Sors de cet homme, esprit impur ! Il l'interrogeait : Quel est ton nom ? Il lui répond : Mon nom est Légion, car nous sommes nombreux. Et il le suppliait avec insistance de ne pas l'envoyer hors du pays. Or, il y avait du côté de la montagne un grand troupeau de porcs en train de paître. Les esprits impurs supplièrent Jésus en disant : Envoie-nous dans les porcs pour que nous entrions en eux. Il le leur permit. Et ils sortirent, entrèrent dans les porcs, et le troupeau se précipita du haut de l'escarpement dans la mer. Il y en avait environ deux mille et ils se noyaient dans la mer. Ceux qui les gardaient prirent la fuite et rapportèrent la chose dans la ville et dans les hameaux. Et les gens vinrent voir ce qui était arrivé. Ils viennent auprès de Jésus et voient le démoniaque assis, vêtu et dans son bon sens, lui qui avait eu le démon Légion. Ils furent saisis de crainte. Ceux qui avaient vu leur racontèrent ce qui était arrivé au démoniaque et à propos des porcs. Et ils se mirent à supplier Jésus de s'éloigner de leur territoire. Comme il montait dans la barque, celui qui avait été démoniaque le suppliait, demandant à être avec lui. Jésus ne le lui permit pas, mais il lui dit : Va dans ta maison, auprès des tiens et rapporte-leur tout ce que le Seigneur a fit pour toi dans sa miséricorde. L'homme s'en alla et se mit à proclamer dans la Décapole tout ce que Jésus avait fait pour lui. Et tous étaient dans l'étonnement.

Après avoir traversé le lac, Jésus arrive en terre païenne. La preuve est manifeste : on y élève des porcs. Chez les juifs, c'était chose impossible... Jésus se trouve donc en terre démoniaque, d'après la croyance juive. Nous sommes en terre de mission, le climat est à l'aliénation religieuse (l'homme vivait dans des tombeaux, autre signe d'impureté rituelle) et à la peur superstitieuse (il est enchaîné, mais il peut rompre ses entraves). En lisant le texte avec une attention soutenue, on découvre des invraisemblances :

- Gérasa, c'est une ville située à 50 kilomètres à vol d'oiseau du lac. C'est une bien longue distance que doivent parcourir les porcs pour aller se jeter dans la mer !

- Jésus sort de la barque et le possédé vient à sa rencontre. Cela laisse entendre que le possédé se tient sur la rive. Or il voit Jésus de loin et il court vers lui...

- L'homme est possédé par un esprit impur, puis on annonce que cet esprit est Légion, car "nous sommes nombreux", et la légion est grande : 2000 porcs !

- Le récit se termine avec deux conclusions. D'une part, les gardiens annoncent la nouvelle du "suicide" des porcs, et les gens de la ville demandent à Jésus de quitter les lieux. D'autre part, celui qui avait été possédé part en ville annoncer sa guérison, sans faire mention de l'épisode des porcs.

A partir de ces remarques, il est possible de découvrir que deux récits ont été juxtaposés :

(a) un exorcisme de possédé

Ils arrivent de l'autre côté de la mer, au pays de Géraséniens. Comme il descendait de la barque, un homme possédé d'un esprit impur vint aussitôt à sa à sa rencontre, sortant des tombeaux. Il habitait dans les tombeaux et personne ne pouvait plus le lier, même avec une chaîne. Car il avait été souvent lié avec des entraves et des chaînes, mais il avait rompu les chaînes et brisé les entraves, et personne n'avait la force de le maîtriser. Voyant Jésus de loin, il courut et se prosterna devant lui. D'une voix forte, il crie : De quoi te mêles-tu, Jésus, Fils du Dieu Très Haut ? Je t'adjure par Dieu, ne me tourmente pas. Car Jésus lui disait : Sors de cet homme, esprit impur ! (Et l'esprit impur sortit). Comme il (Jésus) montait dans la barque, celui qui avait été démoniaque le suppliait, demandant à être avec lui. Jésus ne le lui permit pas, mais il lui dit : Va dans ta maison, auprès des tiens et rapporte-leur tout ce que le Seigneur a fait pour toi dans sa miséricorde. L'homme s'en alla et se mit à proclamer dan la Décapole tout ce que Jésus avait fait pour lui. Et tous étaient dans l'étonnement.

(b) une histoire de porcs

A ce récit, qui doit être le plus primitif est venu se greffer un autre épisode : la noyade accidentelle d'un troupeau de porcs dans le lac de Tibériade. Il est alors possible de reconstituer un second récit, incluant cette histoire :

Ils arrivent de l'autre côté de la mer, au pays de Géraséniens. Comme il descendait de la barque, un homme possédé d'un esprit impur vint aussitôt à sa rencontre, sortant des tombeaux. Il habitait dans les tombeaux et personne ne pouvait plus le lier, même avec une chaîne. Voyant Jésus de loin, il courut et se prosterna devant lui. D'une voix forte, il crie : De quoi te mêles-tu, Jésus, Fils du Dieu Très Haut ? Je t'adjure par Dieu, ne me tourmente pas. Et il le suppliait avec insistance de ne pas l'envoyer hors du pays. Or, il y avait du côté de la montagne un grand troupeau de porcs en train de paître. Les esprits impurs supplièrent Jésus en disant : Envoie-nous dans les porcs pour que nous entrions en eux. Il le leur permit. Et ils sortirent, entrèrent dans les porcs, et le troupeau se précipita du haut de l'escarpement dans la mer. Il y en avait environ deux mille et ils se noyaient dans la mer. Ceux qui les gardaient prirent la fuite et rapportèrent la chose dans la ville et dans les hameaux. Et les gens vinrent voir ce qui était arrivé. Ils viennent auprès de Jésus. Ils furent saisis de crainte. Ceux qui avaient vu leur racontèrent ce qui était arrivé au démoniaque et à propos des porcs. Et ils se mirent à supplier Jésus de s'éloigner de leur territoire.

En fusionnant ces deux récits, Marc a ajouté un verset de liaison : "Il l'interrogeait : Quel est ton nom ? Il lui répond : Mon nom est Légion, car nous sommes nombreux". Marc ajoute également quelques détails concernant la situation du possédé :

- avant l'exorcisme :

Nuit et jour, il était sans cesse dans les tombeaux et les montagnes, poussant des cris et se déchirant avec des pierres.

- après l'exorcisme :

le démoniaque assis, vêtu et dans son bon sens, lui qui avait eu le démon Légion.

Ces quelques traits redonnent une vision synthétique à l'ensemble du récit, signifiant ainsi que Jésus seul (puisque les foules sont restées de l'autre côté du lac et que les disciples eux-mêmes sont totalement évacués de la scène) peut faire face au déchaînement des forces de Satan dans le monde. La première parole du possédé est riche de sens : "De quoi te mêles-tu ?" littéralement : qu'est-ce qu'il y a entre toi et moi ? Il n'y a rien de commun entre le possédé et Jésus qui va dompter Satan et sa légion (c'est-à-dire 5 à 6000 hommes) en les enfermant dans les cochons, en les envoyant dans le lac, dans la mer qui est le symbole du monde du mal. Ce monde de la mer impressionne beaucoup les juifs, à tel point que dans l'Apocalypse, quand viendront les cieux nouveaux et la terre nouvelle, il n'y aura plus de mer (Ap. 21, 1). La pointe symbolique de ce récit est de reconnaître que la mer est le domaine de Satan, et puisque Satan se trouve dans le monde, Jésus doit le renvoyer dans la mer.

On peut comprendre cet exorcisme comme un passage de l'état de nature à l'état de culture. L'homme possédé vit à l'état de nature : il est libre extérieurement, puisque toutes les chaînes dont il pouvait être lié ne lui résistent pas, mais pourtant il ne cesse de se blesser, il est libre puisque personne ne peut le maîtriser. Mais cette liberté l'entraîne irrésistiblement dans le domaine de la mort : son démon est un démon de destruction, il se blesse continuellement, il fréquente les lieux de la mort, les tombeaux. Celui qui est dans l'état de nature rejoint l'état sauvage, et le civilisé, le cultivé, tente toujours de l'attacher, de le dompter.

En soulignant que personne ne pouvait plus le lier, même avec une chaîne, et que personne n'avait la force de le maîtriser, Marc fait ressortir le fait même de l'attitude de Jésus. Il ne cherche pas à le lier comme les autres hommes. Il va le libérer sans aucune condamnation, en le touchant au plus profond de son être, en réduisant à rien celui qui faisait de lui un véritable animal, un homme réduit à l'état de nature. Jésus libère cet homme aliéné sur tous les plans : physique, mental, religieux.

Cet homme est le type même de toutes les aliénations qui empêchent l'homme d'être vraiment libre, et particulièrement de la possession démoniaque dont les signes sont évident : obsession de mort, masochisme, violence, exhibitionnisme... Et cet homme accède en quelque sorte à la culture par le fait d'être assis, vêtu, en pleine possession de son bon sens. Il est redevenu pur, alors que les esprits du mal sont rejetés dans le monde de l'impureté, puis dans celui du mal.

Les réactions des foules dans la première finale est aussi typique de toute humanité : alors qu'un malheureux a été sauvé, les gens semblent plutôt considérer la perte des 2000 porcs. Pour eux, il valait mieux garder ce troupeau et il faut que Jésus s'en aille... Dans le fond, les hommes sont effrayés par le calme : tant qu'il y a du bruit, de l'agitation, des risques, personne ne se pose de questions, mais dès que l'on touche à ce qui est plus personnel, aux possessions matérielles par exemple...

Le tumulte et le déchaînement sont considérés comme des phénomènes normaux, mais le retour au calme est complètement anormal. On ne veut pas que Dieu intervienne, alors, on chasse Jésus. Car on préfère quelques biens matériels à la sérénité et à la paix de Dieu. Les hommes sont toujours surpris quand Dieu intervient pour apporter la paix. En revanche, ceux qui sont libérés sont réellement en paix et souhaitent suivre Jésus.

Quel est donc l'enseignement transmis par Marc dans ce récit composite ? Jésus est venu apporter une immense espérance. C'est un pouvoir de libération qui s'exerce en lui. Mais jusqu'où faut-il espérer ? Ayant obtenu la libération, il n'est pas toujours évident de devenir le disciple de Jésus. La libération est celle de l'aliénation religieuse, superstitieuse, magique. Celui qui croit en Dieu doit savoir qu'il ne peut rien lui arriver de mal. Le Royaume de Dieu, même s'il est combattu en l'homme lui-même par des forces hostiles et malfaisantes, est sûr de l'emporter par la puissance de Dieu qui se révèle en Jésus-Christ.

Enfin, Jésus n'impose pas le silence au possédé guéri, rompant ainsi avec la tradition du secret messianique de Marc. C'est qu'il se trouve en terre païenne, et que la mission effective de Jésus ne dépasse pas les limites du peuple d'Israël. D'autres suivront pour porter le témoignage de la Bonne Nouvelle hors de ces frontières...

Le possédé guéri est à considérer comme le type et la figure de tous ceux qui proclameront l'Évangile hors du territoire de Palestine. Toutefois, cette prise de parole n'est pas en contradiction avec le thème du secret messianique, puisque le secret est imposé chaque fois qu'il s'agit des villes d'Israël, mais, ici, Jésus est hors des frontières. D'ailleurs, cette prédication du possédé guéri n'a d'autre suite qu'une simple admiration, qu'un simple étonnement, elle n'implique aucune conversion des habitants de la Décapole.

12. Deux miracles imbriqués

L'évangéliste fait revenir Jésus en territoire juif, où il retrouve la foule, qui était totalement absente lors de son incursion en territoire païen. Ce retour au monde juif est marqué par la résurrection de la fille d'un chef de la synagogue. Mais ce miracle est imbriqué dans un second récit qui concerne la guérison d'une femme.

Quand Jésus eut regagné en barque l'autre rive, une grande foule s'assembla près de lui. Il était au bord de la mer. Arrive l'un des chefs de la synagogue, nommé Jaïros. Voyant Jésus, il tombe à ses pieds et le supplie avec insistance en disant : Ma petite fille est près de mourir, viens lui imposer les mains pour qu'elle soit sauvée et qu'elle vive. Jésus s'en alla avec lui, une foule nombreuse le suivait et l'écrasait. Une femme qui souffrait d'hémorragies depuis douze ans - elle avait beaucoup souffert du fait de nombreux médecins et avait dépensait tout ce qu'elle possédait sans aucune amélioration, au contraire, son état avait plutôt empiré - cette femme, donc, avait appris ce qu'on disait de Jésus. Elle vint par derrière dans la foule et toucha son vêtement. Elle se disait : Si j'arrive à toucher au moins ses vêtements, je serai sauvée. A l'instant, sa perte de sang s'arrêta, et elle ressentit en son corps qu'elle était guérie de son mal. Aussitôt Jésus s'aperçut qu'une force était sortie de lui. Il se retourna au milieu de la foule et il disait : Qui a touché mes vêtements ? Ses disciples lui disaient : Tu vois la foule qui te presse et tu demandes : Qui m'a touché ? Mais il regardait autour de lui pour voir celle qui avait fait cela. Alors, la femme, craintive et tremblante, sachant ce qui lui était arrivé, vint se jeter à ses pieds et lui dit toute la vérité. Mais il lui dit : Ma fille, ta foi t'a sauvée, va en paix et sois guérie de ton mal. Ils parlaient encore quand arrivent de chez le chef de la synagogue des gens qui disent : Ta fille est morte ; pourquoi ennuyer encore le Maître ? Mais, sans tenir compte de ces paroles, Jésus dit au chef de la synagogue : Sois sans crainte, crois seulement. Et il ne laissa personne l'accompagner, sauf Pierre, Jacques et Jean, le frère de Jacques. Ils arrivent à la maison du chef de la synagogue. Jésus voit de l'agitation, des gens qui plurent et poussent de grands cris. Il entre et leur dit : Pourquoi cette agitation et ces pleurs ? L'enfant n'est pas morte, elle dort. Et ils se moquaient de lui. Mais il met tout le monde dehors et prend avec lui le père et la mère de l'enfant et ceux qui l'avaient accompagné. Il entre là où se trouvait l'enfant, il prend la main de l'enfant et lui dit : Talitha Qoum ! ce qui signifie : Fillette, je te le dis, réveille-toi ! Aussitôt la fillette se leva et se mit à marcher - car elle avait douze ans. Sur le coup, ils furent tous bouleversés. Et Jésus leur fit de vives recommandations pour que personne ne le sache, et il leur dit de donner à manger à la fillette.

(a) Guérison d'une femme.

C'est une femme souffrante, ruinée, sans doute relativement âgée, désespérée par sa maladie, rejetée par les autres, car, sans que l'évangéliste ne le dise, elle était, du fait même de son mal, dans un état continuel d'impureté rituelle. Sa foi est d'un ordre purement magique : elle considère Jésus comme un guérisseur ordinaire, il suffit de le toucher pour être guéri. Et elle veut le toucher sans se faire remarquer, car elle entraîne, par ce geste, une souillure rituelle pour lui. Le rôle joué par Jésus est aussi très signifiant. Il ne s'est pas aperçu qu'il guérissait quelqu'un, il a simplement senti une force s'échapper de lui. Le Père a fait le miracle sans que Jésus en ait une pleine connaissance. Jésus ne joue pas la comédie. S'il pose la question : "Qui a touché mes vêtements ?", c'est qu'il ne sait vraiment pas. Marc souligne un caractère particulier que les chrétiens, même encore aujourd'hui, conçoivent souvent mal : l'humanité de Jésus. Jésus a été véritablement homme, c'est-à-dire qu'il a ignoré certaines choses... La femme prend peur. Elle vient d'être surprise en flagrant délit, elle n'a pas observé la Loi, et, de plus, à l'égard d'un Maître. Mais Jésus ne la condamne pas. Au contraire, il admire et souligne la grandeur de sa foi, alors qu'elle pouvait paraître insignifiante, teintée de magie. La souffrance, lé détresse de cette femme témoignent déjà d'une foi. En appeler à Dieu pour échapper à la détresse, c'est déjà une marque de foi. De plus, Marc souligne l'importance du geste dans la foi. Le toucher sera porteur d'une grande signification dans la foi chrétienne.

(b) La fille de Jaïros rappelée à la vie.

La maladie est un grand mal, la mort en est un autre, bien plus profond. Et l'imbrication des deux récits montre que les hommes pensaient bien que Jésus avait un pouvoir sur la maladie, mais pas sur la mort : "Ta fille est morte ; pourquoi ennuyer encore le Maître ?" Le miracle n'a pas de sens pour celui qui ne croit pas, c'est le sens de la parole de Jésus au chef de la synagogue : "Sois sans crainte, crois seulement". Alors ceux qui ne croient pas à la puissance de Jésus, à son pouvoir de révéler le Père, sont exclus : ils n'entrent pas dans la maison. En lui-même, le miracle n'est pas un prodige pour faire connaître un homme particulièrement extraordinaire, c'est un signe pour faire connaître le Père. Et un tel signe est inutile pour ceux qui ne veulent pas croire.

Jésus compare la mort à un sommeil et la résurrection à l'éveil. Il indique par là que la mort est un fait bien réel, mais non pas définitif. Rappelée à la vie par un geste de la main et par une parole, la fillette est invitée à se nourrir. Mais le silence imposée par Jésus aux témoins de la scène est bien difficile à garder, étant donné le nombre de gens qui le suivaient alors. Seulement, ce signe miraculeux ne pourra être compris qu'après la résurrection de Jésus lui-même.

13. Jésus à Nazareth

Jésus partit de là. Il vient dans sa patrie et ses disciples le suivirent. Le jour du sabbat, il se mit à enseigner dans la synagogue. Frappés d'étonnement, de nombreux auditeurs disaient : D'où cela lui vient-il ? Et quelle est cette sagesse qui lui a été donnée, si bien que même des miracles se font par ses mains ? N'est-ce pas le charpentier, le fils de Marie et le frère de Jacques, de José, de Jude et de Simon ? et ses sœurs ne sont-elles pas ici chez nous ? Et il était pour eux une occasion de chute. Jésus leur disait : Un prophète n'est méprisé que dans sa patrie, parmi ses parents et dans sa maison. Et il ne pouvait faire là aucun miracle. Pourtant, il guérit quelques malades en leur imposantl es mains. Et il s'étonnait de ce qu'ils ne croyaient pas.

Pour conclure ce développement sur l'enseignement en paraboles, Marc semble renouer avec la finale de son chapitre 3, par-dessus les deux chapitres où il enseigne à ses disciples ce qui est encore caché aux yeux des foules. Ce passage est important dans la vie de Jésus : c'est l'échec de sa prédication. Il est aussi important pour la vie de l'Église : les disciples ne doivent pas s'étonner de leurs échecs éventuels puisque leur Maître a connu lui-même cette expérience.

Tout d'abord, les gens sont dans l'étonnement : sa parole a une répercussion à l'extérieur du village comme dans leur synagogue : D'où cela lui vient-il ? Ces gens relèvent une généalogie qui porte en elle les traces du christianisme et non pas celles du judaïsme. Il est totalement impensable que des juifs aient pu faire abstraction du père de Jésus, en indiquant simplement sa mère. Cette absence de père est la manifestation d'une préoccupation de l'Église primitive. Pour Marc, Jésus a Dieu pour Père, comme Dieu est le Père des autres disciples qui sont mentionnés...

L'étonnement fait place à la réserve puis à l'incrédulité. Il faudrait écouter ce prophète qui n'est jamais qu'un enfant du pays ! Jésus devient pour eux une pierre d'achoppement, et leur incrédulité l'empêche d'accomplir des miracles. Il peut simplement guérir certains malades en leur imposant les mains. Une distinction doit être faite entre la guérison et le miracle. Le miracle est le signe de l'action de Dieu, tandis que la guérison peut venir d'un homme, d'un guérisseur quelconque. Le miracle exige toujours la foi de l'homme, tandis qu'un homme sans foi peut toujours être guéri. D'ailleurs pour certaines guérisons, le malade est amené par d'autres, sans qu'il soit question de la foi explicite des uns ou des autres, et Jésus accepte de guérir... Le miracle est porteur d'un sens qui dépasse l'intelligence humaine, mais il peut être compris dans et par la foi. Pour comprendre le miracle, il faut être "du dedans" et les habitants de Nazareth sont manifestement "du dehors". Il n'ont rien compris à l'action commencée par Jésus : Ils disaient : Il a perdu la tête (3, 21).

Conclusion : Jésus construit le Royaume

Si Jésus s'est donné à connaître par ses actions (premier développement), il s'est maintenant donné à connaître par sa parole, mais cette parole ne peut être comprise que par ceux qui acceptent de faire le pas de la foi, d'entrer "au-dedans". Dans sa réflexion, Marc indique ainsi que l'Église se constitue progressivement dans la séparation avec le judaïsme qui reste au-dehors, qui ne franchit par le seuil proposé par Jésus.

 

Chapitre 4.

Le pain

 

Après avoir enseigné les foules, selon le genre des paraboles, Jésus va les nourrir. Tout ce troisième développement de Marc va être relatif à des problèmes concernant la nourriture. Selon la construction, désormais classique, nous trouvons un sommaire à propos des douze (6, 6-13), sommaire qui inaugure le développement, lequel est encadré d'interrogations relatives à l'identité de Jésus. D'abord, ce sera Hérode qui s'interrogera sur ce Jésus, et, en finale, ce sera Jésus lui-même qui questionnera ses disciples sur ce qu'on peut dire de lui.

1. Mission des Douze

Il parcourait les villages des environs en enseignant. Il fait venir les douze. Et il commença à les envoyer deux par deux, leur donnant autorité sur les esprits impurs. Il leur ordonna de ne rien prendre pour la route, sauf un bâton : pas de pain, pas de sac, pas de monnaie dans la ceinture, mais pour chaussures des sandales, "et ne mettez pas deux tuniques". Il leur disait : Si quelque part, vous entrez dans une maison, demeurez-y jusqu'à ce que vous quittiez l'endroit. Si une localité ne vous accueille pas, et si l'on ne vous écoute pas, en partant de là, secouez la poussière de vos pieds, ils auront là un témoignage. Ils partirent et ils proclamèrent qu'il fallait se convertir. Ils chassaient beaucoup de démons, ils faisaient des onctions d'huile à beaucoup de malades et ils les guérissaient.

Il s'agit d'un sommaire, donc d'une récapitulation de ce qui précède et d'une annonce de ce qui va suivre. A la première lecture, ce récit relate la convocation des douze par Jésus, leur envoi deux par deux, avec des consignes précises, et il se termine par la constatation de l'exécution de quelques aspects de cette mission.

Cet envoi récapitule ce qui est déjà connu. La mission était contenue dans l'appel des premiers disciples : Venez à ma suite et je ferai de vous des pêcheurs d'hommes (Mc. 1, 17) et dans l'institution des douze : Et il en établit douze pour être avec lui et pour les envoyer prêcher avec pouvoir de chasser les démons (Mc. 3, 14-15).

Il est possible de noter, au passage, un petit trait relatif au style de Marc, c'est la formule répétée plusieurs fois dans son livre : Jésus appelle, il fait venir ceux à qui il va faire une révélation importante. Mais ce qui est autrement plus important, c'est le fait que cet épisode propose quelque chose de totalement nouveau, que Marc souligne en écrivant : Et il commença... Quelque chose de nouveau commence : le relais va être pris par les disciples, qui sont envoyés deux par deux, ce qui indique que les douze deviennent les collaborateurs effectifs de Jésus. Et par là même, Marc renvoie immédiatement au "commencement de l'Évangile de Jésus Christ, Fils de Dieu".

La forme littéraire indique que Marc fait preuve d'une grande liberté en rapportant les paroles de Jésus. En effet, dans ce court récit, on passe insensiblement du style indirect au style direct. Ainsi, la mention des sandales et du bâton est propre à Marc, alors que Matthieu (10, 10) et Luc (9, 3 et 10, 4) les interdisent. Il peut s'agir d'une adaptation des paroles de Jésus à la condition des missionnaires qui doivent quitter la Palestine : bâton et sandales peuvent être nécessaires sans déroger à l'esprit de pauvreté. Mais il peut s'agir aussi d'une référence plus ou moins explicite à la condition des Hébreux au moment où ils vont quitter l'Égypte : Mangez-la (la Pâque) ainsi : la ceinture aux reins, les sandales aux pieds, le bâton à la main (Ex. 12, 11).

En tout cas, il s'agit de faire preuve de mobilité et de disponibilité pour annoncer l'Évangile Il faut être léger pour la route, mais il faut aussi s'attendre à ce que la mission soit difficile. En effet, il est permis de s'étonner de la place faite par Marc au refus de l'accueil des disciples envoyés par leur Maître, alors que Matthieu équilibre mieux cette donnée en décrivant plus amplement les conditions de l'accueil. Marc mentionne à peine l'accueil, insistant sur le refus. Cela laisse à supposer que l'expérience en a été faite dans la communauté de Marc : elle a dû rencontrer de grosses difficultés dans son action missionnaire. Alors l'évangéliste a l'air de dire à sa communauté : Ne vous inquiétez pas, c'était prévu ! Cette mission des douze est exactement la même que celle de Jésus. Ils proclament le message qu'il fallait se convertir, ce qui renvoie le lecteur au début de l'évangile :

Il proclamait l'Évangile de Dieu et disait : Le temps est accompli et le Règne de Dieu s'est approché. Convertissez-vous et croyez à l'Évangile

De plus, les douze donnent les mêmes signes que leur maître, expulsant les démons et guérissant les malades. Seulement, on découvre aussi dans ce texte la marque de l'Église primitive : alors que Jésus guérissait les malades par sa parole ou par l'imposition des mains, les douze font des onctions d'huile. C'est une précision qui est ainsi donnée sur les usages de l'Église primitive où l'on pratique de telles onctions pour guérir ceux qui sont malades. C'est ce que souligne la lettre de Jacques :

L'un de vous souffre-t-il ? qu'il prie. Est-il malade ? qu'il fasse appeler les anciens de l'église et qu'ils prient après avoir fait sur lui une onction d'huile au nom du Seigneur. La prière de la foi sauvera le patient, le Seigneur le relèvera et, s'il a des péchés à son actif, il lui sera pardonné (Jac. 5, 13-15).

2. L'identité de Jésus

6,14-16

8, 27-30

 

Le roi Hérode

entendit parler de Jésus,

car son nom était devenu célèbre

On disait :

Jean le Baptiste

est ressuscité des morts,

voilà pourquoi le pouvoir

de faire des miracles agit en lui.

D'autres disaient : C'est Élie

D'autres disaient : C'est un prophète

semblable à l'un de nos prophètes.

 

 

En entendant ces propos,

Hérode disait :

Ce Jean

que j'ai fait décapiter,

c'est lui qui est ressuscité

En chemin,

il interrogeait ses disciples :

Qui suis-je,

au dire des hommes ?

Ils lui dirent :

Jean le Baptiste,

 

 

 

pour d'autres, Élie

pour d'autres, l'un des prophètes

 

Et lui leur demandait :

Et vous,

qui dites-vous que je suis ?


Prenant la parole,

Pierre lui répond :

Tu es le Christ.

 

 

Et il leur commanda sévèrement

de ne parler de lui à personne.

La mise en parallèles de ces deux récits souligne une progression identique de part et d'autre. Jusqu'à présent, les hommes venaient à Jésus à cause des miracles qu'il accomplissait ou pour entendre sa prédication. Ici, la perspective change un peu. Dans le fil du récit évangélique, l'insertion de l'interrogation d'Hérode est très bonne : puisque les disciples ne sont plus là, il n'y a plus d'action à rapporter, il convient alors d'indiquer que la popularité de Jésus croît en dehors de sa proximité immédiate. De plus en plus, maintenant, les hommes sont amenés à faire des hypothèses sur l'identité de Jésus. Ils se posent des questions et essaient de répondre à la mesure de leurs moyens et connaissances.

L'identité de Jésus n'a pas encore été reconnue par un seul homme, seuls, les esprits mauvais le reconnaissent. Alors, pour les hommes, qui est ce Jésus ? C'est la question qui se pose à Hérode, c'est la question que Jésus lui-même posera à ses disciples. Et les réponses sont identiques : les uns voient en lui Jean le Baptiste revenu à la vie, d'autres Élie, d'autres encore un prophète semblable aux prophètes des temps anciens. Deux réponses sont mise en évidence par la mise en parallèles des deux récits, celle du roi Hérode : Ce Jean que j'ai fait décapiter, c'est lui qui est ressuscité, et celle de Pierre : Tu es le Christ. Ces deux opinions se complètent dans l'identité de sort de Jean et de Jésus. Après la réponse du roi Hérode, Marc décrit la fin tragique de Jean, après la réponse de Pierre, Jésus annonce sa propre fin tragique. Il y a d'ailleurs un lien intéressant avec le récit de la mission des douze : elle ne sera pas toujours couronnée de succès. Ce n'est pas pour rien qu'entre l'envoi et le retour de mission, Marc rapporte l'exécution de Jean. La mission au nom de l'évangile va connaître aussi la persécution, le martyre.

Un parallèle s'établit entre Jean et Jésus. Tout d'abord, Hérode reconnaît une résurrection du Baptiste, ce qui donne à penser que Jésus lui-même se manifeste dans un pouvoir de résurrection. Ensuite, dans sa réponse, Pierre donne à Jésus un titre christologique. C'est la première fois dans l'évangile de Marc qu'un homme découvre l'identité de Jésus. Et celui-ci impose le silence. Pourquoi ? Non parce que Jésus refuse ce titre de Messie et d'Envoyé de Dieu, mais parce que ces titres attribués à Jésus relèvent de la foi de l'Église et ne peuvent pas lui être donnés avant l'instauration de l'Église, après la résurrection. Auparavant, ils sont prématurés. De plus, enfermer Jésus dans le titre de Christ ou de Messie, c'est lui conférer un rôle précis qui ne répond pas à sa mission.

3. Mort de Jean le Baptiste

Le texte de la mort du Baptiste ne semble pas être à sa place, dans un ordre strictement chronologique : Jean est mort depuis quelque temps, puisque certains, dont Hérode, pensent qu'il est ressuscité. D'autre part, il est presque certain que la prédication de Jésus n'a commencé qu'après la fin de celle de Jean, et vraisemblablement après son exécution (Mc. 1, 14 qui est confirmé par Lc. 3, 19-20 avec une invraisemblance de Luc qui enferme Jean dans une prison juste avant le baptême de Jésus). Ce texte a été très travaillé, d'abord pour illustrer que Jean-Baptiste est le nouvel Élie, Élie qui devait venir en précurseur du Messie, et ensuite pour souligner la distinction entre le Baptiste et Jésus.

En effet, Hérode avait fait arrêter Jean et l'avait enchaîné en prison à cause d'Hérodiade, la femme de son frère Philippe qu'il avait épousée. Car Jean disait à Hérode : Il ne t'est pas permis de garder la femme de ton frère. Aussi Hérodiade le haïssait et voulait le faire mourir, mais elle ne le pouvait pas, car Hérode craignait Jean, sachant que c'était un homme juste et saint, et il le protégeait. Quand il l'avait entendu, il restait fort perplexe, cependant il l'écoutait volontiers. Mais un jour propice arriva lorsque Hérode pour son anniversaire donna un banquet à ses dignitaires, à ses officiers et aux notables de Galilée. La fille de cette Hérodiade vint exécuter une danse et elle plut à Hérode et à ses convives. Le roi dit à la jeune fille : Demande-moi ce que tu veux et je te le donnerai. Et il fit ce serment : Tout ce que tu me demanderas, je te le donnerai, serait-ce la moitié de mon royaume. Elle sortit et dit à sa mère : Que vais-je demander ? Celle-ci répondit : La tête de Jean le Baptiste. En toute hâte, elle rentra auprès du roi et elle lui demanda : Je veux que tu me donnes tout de suite sur un plat la tête de Jean le Baptiste. Le roi devint triste, mais à cause de son serment et des convives il ne voulut pas lui refuser. Aussitôt le roi envoya un garde avec l'ordre d'apporter la tête de Jean. Le garde alla le décapiter dans sa prison, il apporta la tête sur un plat, il la donna à la jeune fille et la jeune fille la donna à sa mère. Quand ils l'eurent appris, les disciples de Jean vinrent prendre son cadavre et le déposèrent dans un tombeau.

Le récit du banquet offert par Hérode rappelle, d'une manière assez sommaire, le banquet offert par Esther : Le roi et Haman vinrent banqueter avec Esther, la reine. En ce jour, à la fin du banquet, le roi redit à Esther : "Quelle est ta demande, Esther, ô reine ? Cela te sera accordé ! Quelle est ta requête ? Jusqu'à la moitié du royaume, ce sera fait !" (Est. 7, 1-2). Ce banquet se termine aussi par l'exécution de celui qui gênait la reine et le peuple. Pour exalter Jésus par rapport à Jean, Marc emploie dans son récit des expressions d'autres textes sur la Passion de Jésus : "Hérode craignait Jean, sachant que c'était un homme juste et saint" peut être mis en rapport avec l'exclamation de Pierre : "Vous l'avez renié, vous, le juste et le saint" (Ac. 3, 14).

La vie et la mort de Jean préfigurent la vie et la mort de Jésus. Celui qui ignore la trame du récit évangélique, celui qui le lit pour la première fois peut déjà pressentir que Jésus va connaître la mort de tous les prophètes. Mais la suprématie de Jésus est affirmée d'emblée : il va ressusciter, alors que la résurrection de Jean n'est qu'un mythe, une invention des hommes. Pour cela, il ne faut surtout pas oublier que le texte a été écrit après la résurrection de Jésus.

L'arrestation et l'exécution du Baptiste est un fait historique qui a été exploité par l'évangéliste. L'écrivain juif Flavius Josèphe raconte également l'événement, mais il le rapporte d'une manière différente :

Comme beaucoup de gens suivaient Jean-Baptiste pour écouter sa doctrine, Hérode, craignant que le pouvoir qu'il aurait eux sur eux n'excitât quelque sédition crut devoir prévenir ce mal pour n'avoir pas sujet de se repentir d'avoir attendu trop tard pour y remédier. Pour cela, il l'envoya prisonnier dans la forteresse de Machéronte.

Pour Flavius Josèphe, les motifs de l'arrestation et de l'exécution sont d'ordre politique : la prédication de Jean provoquait des troubles dans les provinces soumises au contrôle de Rome, et le roi Hérode craignait une intervention militaire dans tout le pays. Mais l'agitation continua après la mort du Baptiste. Josèphe situe l'épisode dans la forteresse de Machéronte, un palais royal en plein désert, et il donne encore une conséquence à cette exécution : la défaite d'Hérode devant le roi des Nabatéens, dont il avait répudié la fille pour épouser Hérodiade, est considérée comme le châtiment divin pour le meurtre de Jean.

Marc ne contredit pas ce rapport de l'historien, mais il lui donne des motifs plus spécifiquement religieux, le présentant malgré tout comme une intrigue de palais, par la vengeance d'une femme dont l'inconduite était soulignée par le prophète. Mais Marc rend impossible la localisation du crime à Machéronte, on peut penser plutôt à Tibériade ou à une autre ville des bords du lac. Ainsi, le texte même de l'évangile n'est pas seulement un rapport historique des faits, c'est plutôt une version très travaillée d'un événement déterminé, pour lui donner une signification religieuse (chrétienne) plus grande.

4. Retour des apôtres

Ce petit texte manifeste une fois de plus les talents de narrateur de Marc : il ressemble à un reportage qui fait revivre des scènes prises sur le vif, dans un récit tout en mouvement. Les douze reviennent d'une tournée missionnaire, ils font leur rapport d'activités à Jésus. Celui-ci leur propose de prendre du repos, et ce repos ne peut être pris alors que les foules se pressent autour d'eux, au point qu'il leur est impossible de prendre leur repas. Il faut prendre la fuite vers un lieu désert, mais cette fuite ne réussit pas : les foules devancent le groupe à l'endroit où ils voulaient se retirer. Quand il débarque, Jésus voit la foule et, saisi de pitié, il se met à enseigner.

Cette succession de petits faits manifeste l'attention et le souci de Jésus à l'égard de ses disciples (c'est lui qui pense à leur procurer du repos), elle souligne le pouvoir d'attraction de Jésus sur les foules (elles le précèdent là où il se rend) et l'impossibilité d'échapper aux urgences de la mission (le rêve de repos s'effondre en face de l'amour pour les foules qui sont perdues comme un troupeau sans pasteur). Le récit peut s'organiser en quatre scènes successives :

- les douze reviennent près de Jésus rendre compte de leur mission

- Jésus les invite à prendre du repos à l'écart

- la foule se précipite pour rejoindre Jésus

- Jésus voit la foule, il est pris de pitié, il l'enseigne

Des corrélations peuvent alors s'établir entre les différentes scènes, découvrant ainsi le fonctionnement du texte et l'annonce de ce qui va suivre.

Les apôtres se réunissent auprès de Jésus

et ils lui rapportèrent

tout ce qu'ils avaient fait

et tout ce qu'ils avaient enseigné.

Il leur dit :

Vous autres,

venez à l'écart

dans un lieu désert

et reposez-vous un peu.

 

Car il y avait beaucoup de monde

qui venait et repartait,

et eux n'avaient pas

même le temps de manger.

Ils partirent en barque

vers un lieu désert,

à l'écart.

Les gens les virent s'éloigner

et beaucoup les reconnurent.

 

 

beaucoup de choses.

et il se mit à leur enseigner

Il fut pris de pitié pour eux

parce qu'ils étaient

comme des brebis

qui n'ont pas de berger,

 

En débarquant,

Jésus vit une grande foule.

 

 

 

Alors, à pied,

de toutes les villes,


ils coururent à cet endroit

et arrivèrent avant eux.

 

 

 

Dans la première colonne, l'attention est portée sur Jésus et ses disciples, et voici qu'ils s'éclipsent dans la seconde. Ils ont besoin de repos et le lieu de leur repos se transforme en lieu d'enseignement. On ne parle plus des disciples, ils disparaissent de la scène. D'ailleurs, cela est souligné dans le vocabulaire de Marc : "ils partirent vers un lieu désert" devient "en débarquant, Jésus vit la foule". On passe ainsi du pluriel au singulier. Mais si le narrateur fait déplacer les douze vers un lieu désert, c'est que le récit ne s'achève pas avant qu'ils n'aient quitté ce lieu : là aussi, ils auront leur rôle à jouer. Le récit ne s'achève qu'au verset 45, qui clôt ce qui avait été annoncé au verset 31 : "et eux n'avaient même pas le temps de manger" (ils n'auront d'ailleurs pas le temps de manger, mais ils devront nourrir eux-mêmes la foule qui se presse autour de Jésus.

Pour la foule, Jésus possède un pouvoir d'attraction très puissant. Tout au long de l'évangile selon saint Marc, la foule reste sympathique à l'égard de Jésus, jusqu'à ce qu'elle soit manœuvrée par les grands prêtres au cours du procès devant Pilate. Jamais Jésus ne repousse la foule, même s'il cherche à s'éloigner d'elle pour faire retraite dans des lieux déserts avec ses disciples. C'est le cas dans ce récit : la foule manifeste un aspect particulier de la mission de Jésus, et pratiquement il faudrait analyse chaque terme du verset 34 : Il fut pris de pitié pour eux parce qu'ils étaient comme des brebis qui n'ont pas de berger, et il se mit à leur enseigner beaucoup de choses.

Il fut pris de pitié. Le verbe qui est ainsi traduit est rare dans les évangiles, et il a toujours un sens très fort. Il suggère un sentiment profond qui prend tout l'être. Dans les paraboles où il est employé, il souligne la grande miséricorde de Dieu envers l'homme. C'est le cas pour le maître qui remet une dette monumentale au serviteur qui l'en implore (Mt. 18, 27) et pour le père de famille qui voit revenir vers lui le fils perdu (Lc. 15, 20). Dans la parabole du bon Samaritain (Lc. 10, 33), il manifeste le comportement nouveau à l'égard du prochain, celui de l'amour révélé en Jésus-Christ. En dehors des paraboles, le verbe est toujours appliqué à Jésus : la pitié le pousse à rendre la vue à deux aveugles (Mt. 20, 34), à rendre son fils à la veuve de Naïm (Lc. 7, 13), à guérir un lépreux (Mc. 1, 41), en Marc également, un père de famille fait appel à la pitié de Jésus pour guérir son fils sourd (Mc. 9, 22). Ces gestes où la pitié de Jésus est mentionnée soulignent la qualité messianique de Jésus : il apporte le salut par la miséricorde de Dieu.

La pitié de Jésus pour la foule est soulignée aux deux récits de la multiplication des pains (6, 34 et 8, 2). Dans le second cas, cette pitié est compréhensible : il a pitié de ces hommes qui le suivent et qui ont faim ; mais, dans le premier cas, Marc étonne par le motif qu'il donne à cette pitié : "parce qu'ils étaient comme des brebis qui n'ont pas de berger". Cette remarque rappelle la situation du peuple juif chaque fois qu'il est privé de chef dans l'Ancien Testament. Ainsi, avant sa mort, Moïse demande à Dieu de donner un chef à son peuple : Moïse dit au Seigneur : Que le Seigneur, le Dieu qui dispose du souffle de toute créature désigne un homme qui sera à la tête de la communauté, qui sortira et qui rentrera devant eux, et qui les fera sortir et rentrer, ainsi la communauté du Seigneur ne sera pas comme des moutons sans berger (Nb. 27, 15-17).

De même le prophète Ezéchiel annonce que Dieu lui-même va prendre soin de son peuple : Je susciterai à la tête de mon troupeau un berger unique : ce sera mon serviteur David. Lui fera paître mon peuple, lui sera leur berger (Ez. 34, 23-24).

Dans la ligne de ces textes, comme dans la ligne du Psaume 23 qui fait la louange de Dieu, pasteur de son peuple, le texte de Marc veut souligner la sollicitude de Jésus pour les foules, le repos qu'il veut accorder aux siens. En soulignant cette pitié de Jésus, Marc manifeste que la miséricorde de Dieu se manifeste en Jésus qui rassemble le peuple pour lui donner les biens qu'il attendait.

Il se mit à leur enseigner beaucoup de choses. Enseigner pour manifester la pitié, cela peut paraître étrange, quand on sait que "ventre affamé n'a pas d'oreilles". S'il est dit que Jésus enseigne, il n'est pas dit ce qu'il enseigne... Voilà qui est peu explicite. D'ailleurs, quand Jésus enseignait dans la synagogue de Capharnaüm (1, 21-22), Marc ne donnait pas davantage le contenu de cet enseignement. A ce moment, la foule s'étonnait ; ce n'est plus le cas ici. En enseignant, Jésus fait acte d'autorité, il manifeste sa mission : rassembler le troupeau qui était dispersé faute de pasteur.

Si on reconnaît que l'évangile n'est pas un reportage instantané de la vie de Jésus, il est possible de découvrir une structure existant dans l'Église primitive. La multiplication des pains n'est pas étrangère aux célébrations eucharistiques dans les premières communautés. Et l'on peut découvrir des analogies avec la liturgie : le récit de Marc donne à penser qu'une catéchèse expliquait la fraction du pain dans les premières communautés. L'enseignement et le repas eucharistique s'articulaient comme ils s'articulent encore dans la pratique chrétienne actuelle.

5. Jésus nourrit les foules

Chez Marc, les deux récits de la multiplication des pains ont la même structure et présentent les mêmes thèmes caractéristiques : pitié de Jésus pour les foules, dialogue avec les disciples, paroles de bénédiction des pains et des poissons, repas avec ces pains et ces poissons dans le lieu désert, rassasiement des foules, constatation de l'existence de restes, indication du nombre de personnes présentes. Toutefois, ces deux récits présentent des variantes mises en relief par une lecture synoptique.

La question se pose alors de savoir s'il y a eu une ou deux multiplications des pains. Les exégètes pensent qu'il n'y en a eu qu'une seule. Or, Marc donne deux récits. Comment expliquer ce fait ? Il faut avoir recours à l'histoire de la tradition. La première version a pour origine une communauté judéo-chrétienne, elle rappelle le miracle d'Élisée qui nourrit cent personnes avec vingt pains (2 R. 4, 42-44), soulignant ainsi la supériorité de Jésus... Ce premier récit a alors été modifié pour marquer la préfiguration de l'eucharistie, avec l'insertion de la formule liturgique de l'institution (Mc. 14, 22). Le pain multiplié évoquait alors la manne dans le désert, quand Dieu nourrissait son peuple. Dans ce même récit se trouve évoquée l'organisation du peuple dans sa marche dans le désert. Mais le récit est travaillé de façon à lui donner une dimension nouvelle, celle de l'Église avec ses douze paniers, suggérant le nombre des apôtres dont le rôle est particulièrement actif dans le premier récit, alors que les sept corbeilles du second récit évoquent plutôt le rôle des "Sept" (diacres ?) qui présidaient au service des tables dans les communautés chrétiennes issues du paganisme.

Le second récit semble donc avoir plutôt une origine dans le pagano-christianisme, d'autant plus qu'il ne se situe pas en territoire juif, mais en terre païenne, au pays de la Décapole. Et la formule liturgique n'est plus celle de Marc, mais celle de Paul : "il rendit grâce" et non : "il dit la bénédiction", ce qui suggère un type d'Église d'origine paulinienne (cf. 1 Co. 11, 24). Les païens sont invités au salut : cet appel, l'Église primitive l'avait compris non sans difficultés. Et Marc a voulu faire remonter le dessein à Jésus lui-même, ce qui est vrai, même si Jésus ne l'a lui-même jamais exprimé dans un langage clairement explicite.

Premier récit

Deuxième récit

En débarquant,                                                        

                                                                                   

Jésus vit

une grande foule.                                                    

                                                                             

                                                                              

Il fut pris de pitié                                                    

pour eux,

parce qu'ils étaient comme des brebis                    

qui n'ont pas de berger,

et il se mit à leur enseigner

beaucoup de choses.                                                

Puis, comme il était déjà tard,

ses disciples s'approchèrent de lui                        

 

 

 

pour lui dire :                                                        

L'endroit est désert et il est déjà tard.

Renvoie-les, qu'ils aillent

dans les hameaux et les villages                            

des environs

s'acheter de quoi manger.                                    

Mais il leur répondit :

Donnez-leur vous-mêmes à manger.

Ils lui disent : Faut-il aller acheter

pour deux cents pièces d'argent de pains

et leur donner à manger ?

Il leur dit :                                                            

Combien avez-vous de pains ?                          

Allez voir !                                                            

Cinq et deux poissons.                                       

Et il leur commanda                                            

d'installer tout le monde à la foule

par groupes, sur l'herbe verte.                            

Ils s'étendirent par rangées

de cent et de cinquante.

Jésus prit les cinq pains                                      

et les deux poissons,

et levant son regard vers le ciel,                            

il prononça la bénédiction,

rompit les pains                                                     

et il les donnait                                                

aux disciples pour qu'ils                                        

les offrent aux gens.                                              

                                                                             

Il partagea aussi                                              

les deux poissons entre tous.                                 

                                                                               

                                                                               

Ils mangèrent tous et furent rassasiés.                

Et l'on emporta les morceaux                                

qui remplissaient douze paniers                             

et aussi ce qui restait des poissons.

Ceux qui avaient mangé les pains                        

étaient cinq mille hommes.                                    

Aussitôt Jésus obligea                                          

ses disciples à remonter                                       

dans la barque                                                       

et à le précéder sur l'autre rive,                       

vers Bethsaïda,                                                       

pendant que lui-même renvoyait la foule.

En ces jours-là,

comme il y avait de nouveau

 

une grande foule

et qu'elle n'avait pas de quoi manger,

Jésus appelle ses disciples et leur dit :

J'ai pitié de cette foule,

 

car

 

 

voilà déjà trois jours qu'ils restent auprès de moi

et ils n'ont pas de quoi manger.

Si je les renvoie chez eux à jeun,

ils vont défaillir en chemin,

et il y en a qui sont venus de loin.

 

Ses disciples

lui répondirent :

 

 

Où trouver de quoi

 

de quoi les rassasier de pains ici dans un désert ?

 

 

 

 

 

Il leur demandait :

Combien avez-vous de pains ?

Ayant vérifié, ils disent :

Sept, dirent-ils.

Et il ordonne

 

de s'étendre par terre.

 

 

Puis il prit les sept pains

 

et, après avoir rendu grâce,

 

il les rompit

et il les donnait

à ses disciples pour qu'ils

les offrent.

Et ils les offrirent à la foule.

Il y avait aussi

quelques petits poissons.

Jésus prononça sur eux la bénédiction et dit

de les offrir également.

Ils mangèrent et furent rassasiés.

Et l'on emporta les morceaux

qui restaient : sept corbeilles.

 

Or ils étaient

environ quatre mille.

Puis Jésus les renvoya,

et aussitôt il monta

dans la barque avec ses disciples

et se rendit

dans la région de Dalmanoutha.

 

 

Qu'il y ait eu une ou deux multiplications des pains, les témoins ont vu un fait extraordinaire. Des hommes avaient faim, ils ont eu à manger et ils furent rassasiés à tel point qu'il y eut même des restes. Aucune autre explication n'est possible, si l'on tient à respecter le texte dans sa littéralité. Cependant, il faut tenir compte du genre littéraire, qui est celui de l'Ancien Testament. C'est avec des personnages de la Bible que Jésus est mis en parallèles : dans le cas présent, il est situé en face Élisée Jésus donne à manger à cinq mille hommes alors que le prophète n'en a nourri de deux cents (et cela avec vingt pains). La supériorité de Jésus apparaît comme incontestable. Or, les miracles Élisée étaient considérés comme supérieurs à ceux de son prédécesseur, Élie, lequel avait renouvelé les gestes de Moïse. En conséquence, Jésus est supérieur à Moïse qui avait nourri le peuple dans sa pérégrination dans le désert. Il est supérieur à Élie : il est donc le Prophète par excellence, et il ne faudra as s'étonner de le voir transfiguré aux côtés de Moïse et Élie (Mc. 9, 2-10).

En revanche, ce qui est assez exceptionnel, c'est que cette multiplication des pains n'ait eu aucun effet sur les foules. Celles-ci ne sont pas dans l'admiration, comme dans le cas de la guérison du paralytique de Capharnaüm (2, 12), elles ne cherchent pas à faire de Jésus leur roi comme dans l'évangile selon Jean (6, 15). De plus, ce miracle n'a pas été compris par les disciples, ainsi que Marc le souligne lui-même un peu plus loin :

Les disciples avaient oublié de prendre des pains et n'en avaient qu'un seul avec eux dans la barque. Jésus leur faisait cette recommandation : Attention, prenez garde au levain des Pharisiens et à celui d'Hérode. Ils se mirent à discuter entre eux parce qu'ils n'avaient pas de pains. Jésus s'en aperçoit et dit : Pourquoi discutez-vous parce que vous n'avez pas de pains ? Vous ne saisissez pas encore et vous ne comprenez pas ? Avez-vous le coeur endurci, vous avez des yeux : ne voyez-vous pas, vous avec des oreilles : n'entendez-vous pas ? Ne vous rappelez-vous pas, quand j'ai rompu les cinq pains pour les cinq mille hommes, combien de paniers pleins de morceaux vous avez emportés ? Ils lui disent : Douze. Et quand j'ai rompu les sept pains pour les quatre mille hommes, combien de corbeilles pleines de morceaux avez-vous emportées ? Ils disent : Sept. Et il leur disait : Ne comprenez-vous pas encore ?

Mais alors comment faut-il saisir cette incompréhension ? Certes, la multiplication des pains doit reposer sur un fait réel, puisqu'elle est rapportée par les quatre évangélistes, elle a dû marquer un tournant essentiel dans la prédication de Jésus. Jamais la foule des pauvres qui le suivaient n'avait tant espéré en lui, et les disciples eux-mêmes ont eu le coeur endurci, ils ont été comme saisis d'un enthousiasme que Jésus redoutait. Ils ne comprirent que longtemps après. Et ce qu'ils ont compris, ils l'ont exprimé dans la signification de l'eucharistie. Le vrai sens de la multiplication des pains s'est trouvé pour eux dans le repas eucharistique dont le miracle n'était que la préfiguration. Ils ont alors réinterprété le miracle dans cette perspective, en introduisant des formules liturgiques dans le texte même du récit.

6. Jésus marche sur les eaux

Aussitôt Jésus obligea ses disciples à remonter dans la barque et à le précéder sur l'autre rive, vers Bethsaïda, pendant que lui-même renvoyait la foule. Après l'avoir congédiée, il partit dans la montagne pour prier. Le soir venu, la barque était au milieu de la mer, et lui, seul, à terre. Voyant qu'ils se battaient à ramer contre le vent qui leur était contraire, vers la fin de la nuit, il vient vers eux en marchant sur la mer, et il allait les dépasser. En le voyant marcher sur la mer, ils crurent que c'était un fantôme et ils poussèrent des cris. Car ils le virent tous et ils furent affolés. Mais lui aussitôt leur parla, il leur dit : Confiance, c'est moi, n'ayez pas peur. Il monta près d'eux dans la barque et le vent tomba. Ils étaient extrêmement bouleversés. En effet, ils n'avaient rien compris à l'affaire des pains, leur coeur était endurci.

Cet épisode semble bien réunir deux faits distincts : la marche de Jésus sur la mer et l'apaisement de la tempête. Les disciples, congédiés, sont repartis en mer et ils luttent contre un vent contraire, et quand Jésus monte dans la barque le vent tombe. Marc veut établir un lien entre la multiplication des pains et la marche sur les eaux. D'abord par la connexion temporelle de ce récit avec celui qui précède, ensuite par le fait que les disciples n'ont rien compris à l'affaire des pains.

Si la multiplication des pains pouvait évoquer la nourriture reçue de Dieu dans le désert, la marche de Jésus sur la mer évoque le passage de Dieu auprès de Moïse sur le mont Sinaï et auprès Élie à l'Horeb (l'autre nom du Sinaï).

Ce récit de la marche sur les eaux n'est autre que celui d'une théophanie, d'une manifestation de Dieu. Et il est alors possible de comprendre l'incise de Marc au verset 46 : Après l'avoir congédiée, il partit dans la montagne pour prier. Le contact avec le Père prépare cette manifestation de forces supra-humaines. Et quand Jésus se donne à reconnaître, il dit simplement : "C'est moi", ce qui n'est pas sans lien avec la manifestation de Dieu à Moïse : "Je suis" (Ex. 3, 14).

Marc a donc rapporté ce que les disciples avaient vu et entendu, mais une fois encore, il donne une interprétation de type eucharistique, en rattachant l'événement à la Pâque, au passage de Dieu parmi son peuple. L'homme ne peut voir Dieu et demeurer en vie. C'est un thème constant de l'Ancien Testament. Pour se faire connaître, Dieu ne peut que passer :

Il dit : Tu ne peux pas voir ma face, car l'homme ne saurait me voir et vivre. Le Seigneur dit : Voici un lieu près de moi. Tu te tiendras sur le rocher. Alors quand passera ma gloire, je te mettrai dans le creux du rocher et, de ma main, je t'abriterai tant que je passerai. Puis j'écarterai ma main, et tu me verras de dos, mais ma face, on ne peut la voir (Ex. 33, 20-22).

Et la théophanie, dans la marche de Jésus sur les eaux se trouve soulignée par l'aspect étrange de l'événement (et donc par l'affolement des disciples) et par la supériorité sur les forces de la mort. En effet, pour les juifs, la mer, avec ses eaux redoutables, n'était pas seulement un lieu physique sur lequel il était impossible de marcher, mais le lieu des puissances de la mort, des puissances infernales (cf. Mc. 5, 1-20). Jésus marche sur les eaux sans s'y enfoncer. C'est donc qu'il est comme Dieu, supérieur à la mort.

Ce récit de la marche sur les eaux s'articule avec celui de la multiplication des pains pour dire que Jésus est le Bon Pasteur qui amène son troupeau "sur l'herbe verte" (Mc. 6, 40), en relation avec le Psaume 23 : "sur des près d'herbe fraîche, il me fait reposer", qui nourrit ce troupeau, et qui le sauve finalement de la mort, puisqu'il la foule aux pieds. De la sorte, par une lecture de ces textes de manière eucharistique, on découvre que, dans l'eucharistie, Jésus fait passer les siens de la mort à la vie nouvelle.

Dès lors, tout en rapportant des faits qui se sont réellement passés, Marc souligne l'interprétation qui est celle de la première Église : le Royaume annoncé par Jésus ne se situe pas sur un plan politique, mais sur celui du passage de la mort à la vie.

Seulement, il fallait attendre la résurrection de Jésus pour comprendre ces faits, et il est possible de saisir pourquoi l'esprit des disciples est encore obscurci...

7. Guérisons à Génésareth

C'est encore un condensé de l'activité miraculeuse de Jésus, qui est perçu comme un guérisseur. Les foules ne cessent de se ruer vers lui parce qu'il suscitait une immense espérance.

Après la traversée, ils touchèrent terre à Génésareth et ils abordèrent. Dès qu'ils eurent débarqué, les gens reconnurent Jésus, ils parcoururent tout le pays et se mirent à apporter les malades sur des brancards là où l'on apprenait qu'il était. Partout où il entrait, villages, villes ou hameaux, on mettait les malades sur les places, on le suppliait de les laisser toucher seulement la frange de son manteau, et ceux qui le touchaient étaient tous guéris.

En soulignant que tous étaient guéris, Marc continue d'indiquer la bienveillance de Jésus, même pour ceux qui n'avaient pas une foi réfléchie, telle que celle de la femme qui souffrait d'hémorragies (5, 25-34) dont la guérison semble être rappelée au verset 56. La rencontre avec Jésus apporte la guérison, même si l'homme n'y contribue pas directement par sa foi. Seulement, le Royaume de Dieu qui s'instaure souffre alors d'une certaine ambiguïté : les miracles sont bien des signes, mais des signes de quoi ? puisqu'il n'y a aucune exigence pour être guéri... A moins qu'il ne s'agisse pas de miracles, mais de simples guérisons, comme il l'a été expliqué précédemment...

8. Discussions avec les Pharisiens sur les traditions

Cette discussion de Jésus avec les Pharisiens, la foule et les disciples à propos des traditions religieuses est un passage assez composite. Certes, il semble y avoir unité de temps et de lieu, mais l'aspect composite vient de la multiplicité des personnages et de la diversité des questions posées à Jésus et des propos de celui-ci. D'autre part, il semble que cette discussion a été très travaillée par le rédacteur, afin de faire comprendre au lecteur non-juif les coutumes de la religion juive. En effet, le lecteur auquel Marc s'adresse appartient à un monde étranger au monde palestinien, ce qui impose la nécessité d'expliquer la multiplication des ablutions en usage surtout chez les Pharisiens. Le terme "juif" n'a pas le sens restrictif que lui donne le quatrième évangile : ici, il désigne le peuple qui pratique ces usages, même si des négligences peuvent être relevées ! Le caractère composite du récit peut être mieux décelé, si on accepte de relire le texte dans un ordre un peu différent :

- un reproche des Pharisiens à Jésus (vv. 1, 2, 5)

Les Pharisiens et quelques scribes venus de Jérusalem se rassemblent auprès de Jésus. Ils voient que certains de ses disciples prennent leurs repas avec des mains impures, c'est-à-dire sans les avoir lavées. Les Pharisiens et les scribes demandent donc à Jésus : Pourquoi tes disciples ne se conduisent-ils pas conformément à la tradition des anciens, mais prennent-ils leurs repas avec des mains impures ?

- une explication de Marc pour les lecteurs (vv. 3-4)

En effet, les Pharisiens, comme tous les juifs, ne mangent jamais sans s'être lavé soigneusement les mains, par attachement à la tradition des anciens ; en revenant du marché, ils ne mangent pas sans avoir fait des ablutions, et il y a beaucoup d'autres pratiques traditionnelles auxquels ils sont attachés : lavages rituels des coupes, des cruches et des plats.

- une première réponse de Jésus (vv. 6-8)

Il leur dit : Esaïe a bien prophétisé à votre sujet, hypocrites, car il est écrit : Ce peuple m'honore des lèvres, mais son coeur est loin de moi, c'est en vain qu'ils me rendent un culte car les doctrines qu'ils enseignent ne sont que préceptes d'hommes. Vous laissez de côté le commandement de Dieu et vous vous attachez à la tradition des hommes.

- une seconde réponse de Jésus (vv. 9-13)

Il leur disait : Vous repoussez bel et bien le commandement de Dieu pour garder votre tradition. Car Moïse a dit : Honore ton père et ta mère, et encore : Celui qui maudit père ou mère, qu'il soit puni de mort. Mais vous, vous dites : Si quelqu'un dit à son père ou à sa mère : Le secours que tu devais recevoir de moi est qorban, c'est-à-dire offrande sacrée, vous lui permettez de ne plus rien faire pour son père ou pour sa mère. Vous annulez ainsi la parole de Dieu par la tradition que vous transmettez. Et vous faites beaucoup de choses du même genre.

- une sorte de parabole pour la foule (14-15)

Puis appelant de nouveau la foule, il leur disait : Écoutez-moi tous et comprenez. Il n'y a rien d'extérieur à l'homme qui puisse le rendre impur en pénétrant en lui, mais ce qui sort de l'homme, voilà ce qui rend l'homme impur.

- un verset n'apparaît que dans certains manuscrits (v. 16)

Si quelqu'un a des oreilles pour entendre, qu'il entende !

- l'explication de la parabole pour les disciples (vv. 17-19)

Lorsqu'il fut entré dans la maison, loin de la foule, ses disciples l'interrogeaient sur cette parole énigmatique. Il leur dit : Vous aussi, êtes-vous donc sans intelligence ? Ne savez-vous pas que rien de ce qui pénètre de l'extérieur dans l'homme ne peut le rendre impur, puisque cela ne pénètre pas dans son coeur, mais dans son ventre, puis s'en va dans la fosse ? Il déclarait ainsi que tous les aliments sont purs.

- une explication sur le pur et l'impur (vv. 20-23)

Il disait : Ce qui sort de l'homme, c'est cela qui rend l'homme impur. En effet, c'est de l'intérieur, c'est du coeur des hommes que sortent les intentions mauvaises, inconduites, vols, meurtres, adultères, cupidité, perversités, ruse, débauche, envie, injures, vanité, déraison. Tout ce mal sort de l'intérieur et rend l'homme impur.

Certains disciples de Jésus ne se purifiaient pas les mains avant les repas. Les pharisiens les accusent de ne pas suivre la tradition des anciens, tradition rapportée par l'école rabbinique de façon orale, ce qui complétait l'enseignement de la Torah. Les prescriptions s'étaient tellement multipliées qu'elles rendaient la Torah pratiquement inapplicable ; seuls, les spécialistes pouvaient encore s'y reconnaître. Pour eux, d'ailleurs, le rite importait beaucoup plus que l'intention. C'était en quelque sorte un signe extérieur manifestant l'orthodoxie religieuse. Jésus va dénoncer cette pratique, en portant un coup direct à ses accusateurs. Il n'est plus temps de ménager ses adversaires. Depuis longtemps déjà, la question est tranchée chez Marc : on connaît les disciples de Jésus et leurs adversaires qui invoquent sans cesse la tradition, et souvent une tradition purement humaine, sans se soucier des obligations envers Dieu. Le zèle religieux est devenu pur formalisme, hypocrisie, ou pure vanité. La casuistique rabbinique est élogieuse à ce propos, notamment dans la déclaration de "qorban", ce mot araméen signifiant : offrande faite à Dieu. Les scribes soutenaient que le fait pour le fils de déclarer "offert à Dieu" tout service dont il aurait pu, le cas échéant, assister ses parents équivalait à un engagement sacré, un vœu, un serment, qui ne l'obligeait plus à leur porter secours, puisque ses biens étaient destinés au Temple. Pourtant, cette promesse n'obligeait même pas d'offrir au Temple le bien réservé : elle liait simplement le fils à l'égard de ses parents, ce qui lui permettait de ne plus subvenir à leurs besoins. De plus, les écoles rabbiniques (aux troisième et quatrième siècles après Jésus-Christ) en arrivent même à prévoir des possibilités de faire annuler le vœu : erreur, contrainte, témérité imprudente. Et il n'est pas prouvé que cette possibilité n'existait pas au temps de Jésus, d'une manière assez répandue chez les Pharisiens. C'était en quelque sorte une parole ouverte qui permettait à celui qui avait juré de reprendre sa parole. Toujours est-il que cette théorie du "qorban" pouvait conduire à un double péché. Péché envers les hommes qui étaient privés de secours, et injure envers Dieu dont le nom servait à couvrir une fausse religiosité, une conduite inique.

La place de la discussion sur les traditions dans l'évangile selon Marc est importante. Avant une activité de Jésus en territoire païen, c'est une proclamation de principe qui est faite. Pour entrer dans le Royaume, pour entendre la proclamation de la Bonne Nouvelle, toutes les barrières ont été abolies, les séparations entre les purs et les impurs, les justes et les pécheurs, tombent. Il n'y a plus de distinction entre juifs et païens : tous pourront prendre part au repas du Seigneur. Le verset 15 est particulièrement réaliste.. C'est une sorte de sentence qui répond au goût stylistique palestinien, avec un parallélisme antithétique, des assonances avec des jeux de mots et un rythme bien marqué :

Il n'y a rien d'extérieur à l'homme

qui puisse le rendre impur en pénétrant en lui,

mais ce qui sort de l'homme,

voilà ce qui rend l'homme impur.

Il est possible d'entendre la seconde moitié de la sentence comme le fait le verset 19 : il s'agirait d'excréments. Cette interprétation abonde dans le sens de la Torah, ainsi que le note le livre du Deutéronome :

Tu auras un endroit hors du camp. Et c'est là que tu iras. Tu auras un piquet avec tes affaires, et quand tu iras t'accroupir dehors, tu creuseras avec, et tu recouvriras tes excréments. Car le Seigneur ton Dieu lui-même va et vient au milieu de ton camp pour te sauver, et il ne faut pas que le Seigneur ton Dieu voit quelque chose qui lui ferait honte : il cesserait de te suivre (Dt. 23, 13-15).

Mais la première partie de la sentence contredit la Torah qui reconnaissait des aliments impurs, c'est-à-dire qui rendent l'homme impur. De cette manière, une même parole marque des relations différentes avec la Loi mosaïque : c'est dans son ambiguïté qu'elle a pu faire choc auprès des autorités pharisiennes. La distinction entre le dehors et le dedans, déjà rencontrée à propos des hommes, se retrouve ici. Il ne s'agit pas seulement des aliments introduits du dehors dans le corps, mais aussi de deux niveaux anthropologiques, celui de la périphérie et celui du centre. C'est au "coeur" de l'homme que se rapporte cette sentence, ainsi que le manifeste l'interprétation qui est donnée au verset 21 : En effet, c'est de l'intérieur, c'est du coeur des hommes que sortent les intentions mauvaises, inconduites, vols, meurtres.

C'est le coeur de l'homme qui est le centre de la décision, et donc la seule impureté véritable est celle qui vient de celui qui se décide librement pour le mal. Par cette simple phrase, Jésus manifeste aussi l'extraordinaire liberté de l'homme, sa responsabilité profonde devant Dieu et devant les autres hommes. La véritable religion, ce n'est pas celle des commandements, qui peut être observée de manière routinière sans s'occuper des dispositions du coeurs. La religion évangélique est fondée sur les dispositions intérieures, sur le coeur de l'homme.

De même, dans le domaine moral, le bien et le mal ne se situent pas à l'extérieur de l'homme, ils ne se déterminent pas par une tradition humaine, ils se mesurent aux exigences de la conscience morale, généralement exprimée par les commandements de Dieu, qui ont une dimension d'universalité et qui ne se limitent pas à des règles cultuelles ou rituelles.

9. La foi d'une syro-phénicienne

Si on considère simplement ce récit comme un récit de miracle, on serait en droit de se demander quelle est l'utilité de cette mention dans le contexte. En effet, on peut supposer une forme archaïque de ce miracle qui se laisse repérer dans le texte lui-même :

Une femme dont la fille avait un esprit impur entendit parler de lui et vint se jeter à ses pieds. Elle demandait à Jésus de chasser le démon hors de sa fille. Il lui dit : Va, le démon est sorti de ta fille. Elle retourna chez elle et trouve l'enfant étendue sur son lit : le démon l'avait quittée.

Dans ce miracle, l'évangéliste souligne le pouvoir de Jésus qui s'exerce même à distance. Marc utilise ce récit dans son développement sur le pain afin de montrer que les païens eux aussi sont invités au repas eucharistique. Ainsi, il centre le miracle sur un dialogue à propos des enfants et des chiens.

On sait que, pour les juifs, les païens étaient considérés comme des chiens. Le pain est réservé aux enfants, mais les chiens peuvent manger les miettes sous la table.

Et, en ajoutant encore l'identité de cette femme, une païenne (une grecque) d'origine syro-phénicienne, il souligne que tous sont invités à l'eucharistie.

Parti de là,

Jésus se rendit

dans le territoire de Tyr.

Il entra dans une maison

et il ne voulait pas qu'on le sache,

mais il ne put rester ignoré.

Tout de suite,

une femme dont la fille

avait un esprit impur

entendit parler de lui

et vint se jeter à ses pieds.

 

 

Cette femme était païenne,

syro-phénicienne de naissance.

Elle demandait à Jésus

de chasser            

le démon hors de sa fille..

Jésus lui disait :

Laisse d'abord les enfants

se rassasier,

car ce n'est pas bien

de prendre le pain des enfants sous la table,

pour le jeter aux petits chiens.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Elle retourna chez elle

et trouve l'enfant étendue sur son lit :

le démon l'avait quittée.

 

 

Il lui dit : A cause de cette parole,

va,

le démon est sorti de ta fille.

Elle lui répondit :

 

C'est vrai, Seigneur,

mais les petits chiens,

mangent

les miettes des enfants.

 

Dans la comparaison entre le début et la fin du récit, il est possible de relever l'insistance sur l'origine de cette femme. Elle représente l'ensemble des païens admis à l'eucharistie. Le miracle s'estompe devant la déclaration de cette femme qui utilise à son avantage la réponse de Jésus. Celui-ci se trouve acculé à opérer un miracle : "A cause de cette parole", et cette parole est précisément une réponse sur le pain... qu'il n'est pas permis de prendre aux enfants pour le donner aux chiens. La foi, telle qu'elle est manifestée ici, s'inscrit dans un dynamisme corporel et sensitif. Il faut entendre parler de Jésus, venir se jeter à ses pieds, parler avec lui (et, au besoin, chercher à avoir le dernier mot !) pour lui témoigner une foi humaine.

10. Guérison d'un sourd-muet et d'un aveugle

Ces deux récits peuvent être mis en parallèles : il s'agit plus de guérisons que de miracles...

Jésus quitta le territoire de Tyr

et revint par Sidon vers la mer de Galilée                     

en traversant le territoire de la Décapole.

On lui amène un sourd                                                   

qui de plus parlait difficilement

et on le supplie      

de lui imposer la main.                                                   

Le prenant loin de la foule,                                            

à l'écart,                                                                     

Jésus lui mit les doigts                                               

dans les oreilles,                                                         

et lui toucha la langue.                                                  

                                                                                       

                                                                                       

                                                                                      

                                                                                       

                                                                                       

Puis, levant son regard vers le ciel,

il soupira. Et il lui dit :

Ephphata ! c'est-à-dire : Ouvre-toi !

Aussitôt, ses oreilles s'ouvrirent,

sa langue se délia, il était guéri

et il parlait correctement.            

Jésus leur commanda       

de n'en parler à personne, en disant :

N'entre même pas dans le village.

mais plus il le leur recommandait,

plus ceux-ci le proclamaient.

Ils étaient impressionnés et ils disaient :

Il a bien fait toutes choses,

il fait entendre les sourds

et parler les muets.

Ils arrivent à Bethsaïda.

 

On lui amène un aveugle

 

et on le supplie

de le toucher.

Prenant l'aveugle par la main,

il le conduisit hors du village.

Il mit de la salive

cracha sur ses yeux,

lui imposa les mains

et il lui demandait :

Vois-tu quelque chose ?

Ayant ouvert les yeux, il disait : J'aperçois des gens,

je les vois comme des arbres qui marchent.

Puis Jésus lui pose de nouveau les mains sur les yeux

et l'homme vit clair,

 

 

 

 

 

et voyait tout distinctement.

Jésus le renvoya chez lui

 

 

 

 

Ce sont deux infirmes anonymes qui sont amenés à Jésus, on ne sait même pas par qui. Ils subissent plus ou moins passivement ce que Jésus fait sur eux, avec une application particulièrement détaillée, comme si ses gestes et ses paroles (surtout en araméen) avaient une grande importance, plus grande que son rapport personnel avec ces malades. Aucune mention de la foi de ces infirmes ou de celle de ceux qui les amènent. Le rôle de la salive semble bizarre? Et encore, pourquoi Jésus doit-il agir en secret, à l'écart de la foule ? Il n'est donc pas étonnant que ces deux guérisons soient pratiquement ignorées dans l'enseignement traditionnel de l'Église, d'autant plus que les autres évangélistes les ignorent, même si la guérison de l'aveugle-né peut avoir quelque rapport avec celle de l'aveugle de Bethsaïda.

Ces deux récits, comparables par leur style, se situent à la fin d'une série d'épisodes concernant la multiplication des pains, et surtout sur l'entrée des "impurs" dans le repas eucharistique. En guérissant ces deux infirmes, Jésus leur donne des sens nouveaux. Aveugle, il peut voir, sourd, il peut entendre, muet, il peut parler. La liturgie baptismale ancienne utilisait ces formes pour ouvrir les sens du nouveau chrétien.

Ce qui gêne particulièrement le lecteur, c'est le caractère quelque peu magique de ces guérisons. Marc utilise un modèle bien connu dans l'antiquité, aussi bien chez les juifs que chez les grecs. Un malade est mis en rapport avec un guérisseur, une cure se déroule, un résultat est produit, constaté et rapporté à l'assistance. Jésus semble être réduit à exercer ce rôle de guérisseur, alors qu'habituellement un geste de la main et une simple parole suffisent pour opérer la guérison. La réaction de la foule dans l'épisode du sourd-muet est significative ; elle marque que ces hommes ont compris, d'une manière sans doute imparfaite, que les prophéties d'Esaïe se réalisent avec Jésus : Alors les yeux des aveugles verront et les oreilles des sourds s'ouvriront, alors le boiteux bondira comme un cerf et la bouche du muet criera de joie (Es. 35, 5-6).

Dans sa catéchèse, Marc devait reconnaître que Jésus accomplissait les promesses des prophètes, mais il renvoie bien au-delà des prophètes, il renvoie à la Création elle-même : "Il a bien fait toutes choses" n'est sans doute pas sans rappeler les oeuvres de Dieu, au premier chapitre de la Genèse : Toutes les choses qu'il avait faites, Dieu vit qu'elles étaient très bonnes (Gn. 1, 31).

C'est la première fois que Marc apporte une réponse de la foule sur le mode de l'affirmation et non plus seulement sur celui de l'interrogation. Mais il ne s'agit que des oeuvres de Jésus, pas encore de son identité, qui n'est toujours pas dévoilée aux hommes. La guérison du sourd-muet débouche sur une reconnaissance de l'action de Jésus comme le signe de la venue du temps du salut. La guérison de l'aveugle trouvera son achèvement dans la reconnaissance de l'identité de Jésus par Pierre.

Par ailleurs, il faut noter que ces deux guérisons se situent dans une suite d'événements comparables :

- multiplication des pains : 6, 30-44 et 8, 1-9

- traversée de la mer 6, 45-52 et 8, 10

- discussion avec les adversaires 7, 1-15 et 8, 11-13

- discussion avec les disciples 7, 17-22 et 8, 14-21

Conclusion : La pédagogie de Jésus

Tout au long de ce développement sur le pain, le mystère de la personne de Jésus se dévoile et en même temps se cache. Jésus est incompris par ses disciples qui tombent sous le coup de l'accusation que Jésus pose à l'encontre des pharisiens : "coeurs endurcis".

Les deux dernières guérisons se font en deux temps : le sourd-muet entend avant de pouvoir parler, l'aveugle voit bien imparfaitement avant de voir correctement. On peut y voir une manière pédagogique pour exprimer la foi des disciples : ils comprennent sans comprendre, ils voient sans voir, en attendant qu'ils puissent comprendre et voir sans autre secours.

Et la confession de foi de Pierre qui marque l'aboutissement de toute cette démarche n'est jamais qu'une étape transitoire : elle appelle un éclaircissement sur la mission de Jésus, sur la nécessité de la souffrance et de la mort. Pierre, en reconnaissant en Jésus le Christ, parle, mais il ne parle pas encore correctement.

 

 

 

Chapitre 5.

De la confession de foi de Pierre

à la Transfiguration du Seigneur

 

La confession de foi de Pierre à la Transfiguration du Seigneur forment le centre de l'évangile selon saint Marc. Jusqu'à présent, le secret messianique n'est pas révélé aux hommes : ceux-ci ne peuvent en avoir aucune connaissance. La question de l'identité de Jésus se pose à tous comme une énigme, et la réponse de Pierre (8, 29) donne la clef, mais cette réponse a besoin d'être expliquée. C'est pourquoi Jésus commença à leur enseigner qu'il fallait que le Fils de l'homme souffre beaucoup.

Ces deux récits qui occupent la place centrale de l'évangile s'éclairent mutuellement, selon une structure concentrique :

A Les hommes disent de Jésus qu'il est Élie ou l'un des prophètes 8, 27-28

 

 

 

 

B Pierre, au nom des disciples, répond que Jésus est le Christ 8, 29-30

 

 

 

 

C Jésus enseigne que

le Fils de l'homme

doit mourir

et ressusciter 8, 31-33

 

 

 

 

 

 

D Une section catéchétique

a - le renoncement à soi-même 8, 34

          b - à cause de moi et de l'évangile 8, 35

           c - payer de sa vie 8, 36

                   c' - la valeur de la vie 8, 37

          b' - honte de moi et de mes paroles 8, 38

a' - la vision du Règne de Dieu 9, 1

 

 

C' Le ciel transfigure Jésus

et l'Ancien Testament lui rend témoignage 9, 2-6

 

 

B' Le Père révèle la véritable identité de Jésus : il est son propre Fils 9, 7-10

 

 

A' L'Écriture apporte du sens sur la mission de celui qui doit précéder la venue du Fils de l'homme 9, 11-13

 

 

 

 

La confession de foi de Pierre constitue le sommet de la première partie de l'évangile. Jusqu'à présent, Jésus gardait le silence sur son identité. Désormais, le cadre géographique change : le champ d'action de Jésus ne sera plus la Galilée, mais Jérusalem, et il parlera ouvertement de sa mission, qui est véritablement une montée vers la Passion.

Les hommes disent de Jésus qu'il est Élie ou l'un des prophètes

Jésus s'en alla avec ses disciples vers les villages voisins de Césarée de Philippe. En chemin, il interrogeait ses disciples : Qui suis-je, au dire des hommes ? Ils lui dirent : Jean le Baptiste, pour d'autres, Élie, pour d'autres, l'un des prophètes.

La mise en parallèles faite précédemment de l'interrogation du roi Hérode à propos de Jésus et de celle de Jésus à propos de sa propre identité montre non seulement la cohésion du troisième développement sur le pain, mais encore la lente progression du questionnement sur la personne même de Jésus. La confession de Pierre apparaît alors comme la résultante de toute une démarche de la foi qui, lorsqu'elle est éclairée (comme les yeux de l'aveugle qui sont ouverts progressivement) peut aller au-delà de toutes les réponses insuffisantes de l'homme.

La question de l'identité de Jésus ne vient pas de la foule ni de ses disciples, mais de Jésus lui-même. Ce serait sans doute se faire grandement illusion que de penser que Jésus ignorait ce que les hommes disaient de lui... Mais le moment est particulièrement exceptionnel. Pour que les disciples puissent comprendre la portée de la révélation qui va leur être faite, Jésus prend l'initiative et va, en quelque sorte, orienter le débat.

A la première question, les disciples peuvent facilement apporter une réponse. Les foules ont déjà une opinion sur Jésus. Ses paroles, ses actions sont comparables à celles des prophètes des temps anciens, à Élie qui devait revenir inaugurer les temps nouveaux, à Jean-Baptiste qui serait revenu à la vie, ou à quelque autre prophète. Même si le programme de Jésus le situe dans la catégorie prophétique, la foule ne s'est pas encore bien décidée. Hérode s'est forgé une opinion bien arrêtée : Ce Jean que j'ai fait décapiter, c'est lui qui est ressuscité (Mc. 6, 16). Les disciples, eux, n'avaient encore aucun élément de réponse entre les mains.

Sa seconde question, Jésus l'adresse à ses disciples d'une manière plus directe. Il ne discute pas les opinions de la foule, et il ne réduit pas la réponse qu'il attend de ses disciples à l'opinion de la foule : le temps est venu pour les disciples d'exprimer leur conviction à son égard.

Pierre, au nom des disciples, répond que Jésus est le Christ

Et lui leur demandait : Et vous, qui dites-vous que je suis ? Prenant la parole, Pierre lui répond : Tu es le Christ. Et il leur commanda sévèrement de ne parler de lui à personne.

La réponse de Pierre dépasse les opinions de la foule : Jésus n'est plus considéré comme un prophète, mais comme le Messie, celui qui était annoncé par les prophètes et dont la venue imminente était annoncée par Jean-Baptiste.

Cette réponse de Pierre est aussi la forme de l'acte de foi de l'Église primitive. Dire que Jésus était le Christ signifiait l'entrée dans Église et constituait le "Credo" primitif. C'est le titre officiel de Jésus qui vient d'être révélé par un homme, titre dont il est fait mention au commencement de l'évangile selon saint Marc (1, 1).

Toutefois, il ne semble pas que Pierre ait compris l'importance et l'impact de sa parole. Marc oppose le jugement faux que le roi Hérode avait émis au jugement correct de Pierre, jugement correct peut-être, mais pas encore exact, puisqu'une mise au point de Jésus sera nécessaire pour que cette parole trouve sa réelle et pleine interprétation par les disciples.

Replacée dans le contexte de la guérison de l'aveugle de Bethsaïda, la confession de foi de Pierre exprime la découverte progressive du mystère qui est celui de la personne même de Jésus. Ce que pensent les hommes n'est pas totalement faux, de même que "j'aperçois des gens, je les vois comme des arbres qui marchent" n'est pas un jugement totalement faux. L'aveugle ne "voit" qu'à moitié. Les hommes ne voient qu'à moitié également, ils soupçonnent quelque chose de l'identité de Jésus mais sans la découvrir entièrement. La complète guérison de l'aveugle qui l'amène à voir distinctement est comparable à la vision des disciples qui ont sur discerner, à travers les exorcismes, les guérison et les miracles, la véritable identité de Jésus.

En réclamant le silence : il leur commanda sévèrement de ne parler de lui à personne, Jésus ne récuse en aucune façon le titre que vient de lui donner Pierre, il ne le désapprouve pas. D'ailleurs, il l'acceptera même au cours de son procès devant le Sanhédrin : Es-tu le Messie, le Fils du Dieu béni ? Jésus dit : Je le suis (Mc. 14, 61-62). Mais la consigne du silence à propos de ce titre comme de celui de Fils de Dieu ne cesse de rappeler à l'attention de l'auditeur que ces titres sont l'expression de la profession de foi de Église et qu'ils sont donc prématurés quand on les applique au Jésus pré-pascal : il faut attendre la mort et la résurrection de Jésus pour comprendre que le Jésus d'avant Pâques est bien le Christ.

Tout emploi avant la résurrection serait abusif. La manifestation du Christ ressuscité peut permettre de comprendre le sens de l'activité de Jésus, mais la mission terrestre de celui-ci n'est pas suffisante pour permettre de comprendre qu'il est le Christ.

Jésus enseigne que le Fils de l'homme doit mourir et ressusciter

Puis il commença à leur enseigner qu'il fallait que le Fils de l'homme souffre beaucoup, qu'il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu'il soit mis à mort et que, trois jours après, il ressuscite. Il tenait ouvertement ce langage. Pierre, le tirant à part, se mit à le réprimander. Mais lui, se retournant et voyant ses disciples, réprimanda Pierre, il lui dit : Retire-toi ! Derrière moi, Satan, car tes vues ne sont pas celles de Dieu, mais celles des hommes.

Dans ce petit passage, Jésus donne ouvertement, pour la première et unique fois, la raison pour laquelle il faut garder la consigne du silence. Il souligne le caractère divin de sa mission : la Passion est voulue par Dieu. Cette affirmation réduit à néant les conceptions traditionnelles selon lesquelles le Messie serait un roi victorieux. Le Messie sera un Fils d'homme humble et souffrant.

Sans refuser le titre de "Christ" (traduction grecque du terme hébreu Messie), il semble que Jésus lui préfère celui de Fils de l'homme. C'est un titre qui apparaît quatorze fois sur les lèvres de Jésus dans l'évangile selon saint Marc, et cependant Marc ne l'emploie jamais en parlant lui-même de Jésus.

Selon les apparences, c'est le nom que Jésus s'est donné à lui-même de préférence à celui de Christ, précisément pour éviter toute confusion par rapport au Messie, ce roi victorieux. Dans le cas présent, ce titre est lié à une parole prophétique concernant les souffrances que Jésus devra subir, son rejet par les anciens, et finalement sa mort et sa résurrection. Mais, en employant ce titre, Jésus lui donne un sens différent de celui que lui décernait Daniel. Les déclarations eschatologiques s'inspirant de Daniel présentent le Fils de l'homme comme un être surnaturel... et Jésus présent le Fils de l'homme comme un homme qui devra connaître l'humiliation, la souffrance et la mort. En parlant du Fils de l'homme à son propos, Jésus se décrit sous les traits du Serviteur souffrant d'Esaïe (Es. 53).

Une question se pose alors et mérite d'être abordée : les annonces de la Passion sont-elle des paroles authentiques de Jésus ou bien des compositions de Marc, après les événements de Pâques ? Même si la seconde hypothèse est plausible, elle n'écarte pas la possibilité que ces paroles reflètent la conception même de Jésus. Il est, en effet, très probable que Jésus ait réfléchi aux conséquences de sa prédication, il a sans doute prévu l'issue fatale de sa vie publique. Ses adversaires ne pouvaient pas tout lui pardonner, puisqu'il manifestait une opposition très nette à leur interprétation de la Torah, de la Loi donnée par Dieu à son peuple par l'intermédiaire de Moïse.

Jésus a donc pu annoncer, d'une manière religieuse, le fait qu'il devait souffrir pour que s'accomplisse le dessein de Dieu. De la sorte, il est possible de dire que Jésus a certainement annoncé sa Passion et que Marc a utilisé des matériaux qui remontent à Jésus, en leur ajoutant des détails, que lui, Marc, a compris à la lumière de la mort et de la résurrection de Jésus.

On compte habituellement trois annonces de la Passion. Marc rejoint Matthieu et Luc sur ce point. Les spécialistes de l'exégèse, selon des critères spécifiques issus de la Tradition, ont distingué minutieusement ces trois formes. La tradition la plus ancienne serait celle que Marc cite au moment de l'arrestation de Jésus :

L'heure est venue : voici que le Fils de l'homme est livré aux mains des pécheurs (Mc. 14, 41).

La proximité de l'événement explique le fait que Jésus parle au présent. Cette forme archaïque, remontant sans doute à Jésus lui-même, aurait été reprise une première fois, à l'adresse des chrétiens issus du judaïsme :

Le Fils de l'homme va être livré aux mains des hommes,

puis une autre fois pour les chrétiens venus du paganisme :

Il faut que le Fils de l'homme souffre beaucoup, qu'il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes.

Cette parole a une tendance polémique, puisque Marc sait très bien par qui Jésus a été rejeté. Il peut alors ajouter ce qui est arrivé à Jésus : qu'il soit mis à mort et que, trois jours après, il ressuscite. Cela donne ainsi un éclairage à la Transfiguration qui va suivre cette annonce.

Au passage, il faut se souvenir que Marc ne connaît pas, dans son évangile, de récit de résurrection ou des apparitions du Ressuscité... C'est la raison pour laquelle la place de la Transfiguration, juste au moment d'une annonce de la Passion, prend figure de récit de résurrection et de manifestation de la gloire de Jésus. Tout cela est articulé sur la mention du Fils de l'homme.

Il faut revenir sur cette expression biblique de Fils de l'homme. En un premier sens cette expression désigne un homme, un membre de la race humaine, avec tout ce que cette appartenance peut impliquer de faiblesse, de fragilité, de souffrance et de mort. En un second sens qui se place dans la ligne des écrits apocalyptiques de Daniel, le Fils de l'homme est plus qu'un homme ordinaire, c'est un être proche de Dieu qui exécutera ses volontés au Jour du Jugement. Le secret de Jésus n'est-il pas d'être les deux à la fois ? Le Fils de l'homme doit souffrir. Cette nécessité de la souffrance n'est pas sans heurter toutes les mentalités : "il faut" parce que "Dieu veut". Ce serait dépeindre un Dieu sanguinaire et tyrannique dont la volonté serait cruelle. Ce que Dieu veut, c'est le salut de l'homme. Alors, l'aspect de nécessité ne vient pas de Dieu, mais des hommes. Dieu l'accepte et Jésus en mourra.

Pierre va réagir à cette annonce de la Passion, en porte-parole des disciples. Il entraîne Jésus à l'écart, comme s'il voulait le protéger, en tout cas pour lui enlever de la tête ses idées folles et rétablir la situation du Messie, roi et libérateur de son peuple. A son tour, Jésus va rétablir la situation : le disciple n'est pas au-dessus de son maître, ce n'est pas le maître qui suit le disciple, mais le contraire. Si le disciple ne veut pas suivre, qu'il se retire. Par sa réaction, Pierre manifeste qu'il en est resté à une conception politique de la fonction messianique. Il ne pouvait donc considérer la mort de Jésus que comme une catastrophe : c'en serait fait de la libération du peuple et de la venue du Royaume de Dieu.

Jésus, au contraire, voit dans cette attitude une obstruction à sa mission, un refus du Royaume véritable, une incompréhension radicale de la volonté de Dieu et de son dessein de salut. Essayer de détourner Jésus de sa mission, c'est empêcher la venue du Royaume, c'est de soumettre à la volonté des hommes, se ranger du côté de Satan : les disciples semblent se ranger derrière l'adversaire suprême des desseins de Dieu. C'est sans doute dans un tel épisode que l'on peut voir le mieux l'état d'incompréhension totale dans lequel Jésus a vécu toute sa vie.

En dévoilant une partie du secret, par l'indication de la souffrance du Fils de l'homme, Jésus inaugure, en quelque sorte, la seconde partie de son ministère : il prend sur lui sa Passion et sa mort, afin d'accomplir la volonté de Dieu. Le secret, c'est précisément que le Royaume ne se manifeste pas dans l'état de gloire, mais dans celui de l'humilité et de la souffrance. Le Royaume de Dieu se manifeste dans le dénuement, dans l'abandon et le rejet.

A cause de cela précisément, Jésus n'est plus considéré par ses disciples comme le Messie annoncé et attendu : ils refuseront de le reconnaître comme tel. Et cette attitude de refus sera plus manifeste dans les récits de la Passion : Judas le trahira (Mc. 14, 10-11), Pierre, Jacques et Jean l'oublieront dans le sommeil à Gethsémani (14, 32-42), Pierre le reniera (14, 26-32 et 66-72), et finalement tous l'abandonnent, le laissant seul (14, 50).

Une section catéchétique

Les paroles de Jésus, sur les conditions à remplir pour être son disciple, ne s'adressent pas seulement aux douze, comme c'était le cas pour son enseignement sur la souffrance du Fils de l'homme, mais aussi à la foule : Puis, il fit venir la foule avec ses disciples (Mc. 8, 34). Cette section catéchétique peut être structurée sous une forme concentrique, de la manière suivante :

 

 


D Une section catéchétique

a - le renoncement à soi-même 8, 34

b - à cause de moi et de l'évangile 8, 35

c - payer de sa vie 8, 36

 

c' - la valeur de la vie 8, 37

b' - honte de moi et de mes paroles 8, 38        

a' - la vision du Règne de Dieu 9, 1





 

 

Si quelqu'un

veut venir à ma suite,

qu'il renonce à lui-même

et prenne sa croix, et qu'il me suive.

En effet,

qui veut sauver sa vie la perdra

mais qui perdra sa vie

à cause de moi

et de l'évangile, la sauvera.

 

 

                                                                                  

 

Et quel avantage

l'homme a-t-il à gagner le monde entier,

s'il le paie de sa vie ?

Et il leur disait :

En vérité, je vous le déclare,

certains

ne mourront pas

 

avant de voir le Règne de Dieu venir avec puissance.

Car

si quelqu'un

 

a honte de moi

et de mes paroles

au milieu de cette génération adultère et pécheresse,

le Fils de l'homme aura honte de lui,

quand il viendra dans la gloire de son Père

avec les saints anges.

 

Que pourrait donner l'homme

qui ait la valeur de la vie ?



 Ces paroles s'adressent à la foule. Mais la question est de savoir d'où vient cette foule. Dans l'ordre chronologique que propose Marc, Jésus et ses disciples se trouvent en effet, en pays non juif, à proximité de Césarée de Philippe... Marc énumère cinq conditions pour suivre Jésus, et il souligne, en un verset seulement, une parole prophétique de Jésus.

L'ensemble, situé entre la confession de foi de Pierre et la Transfiguration, souligne sans équivoque possible la dure condition de celui qui veut devenir disciple. Cette condition est une perpétuelle tension entre l'état de mort et celui de résurrection. La situation de ces quelques versets manifeste clairement que celui qui veut être disciple de Jésus doit lui ressembler, en passant par la passion et par la mort.

Le Christ, que les chrétiens connaissent, ne s'est pas seulement manifesté, pendant sa vie, comme un être divin, doté de la puissance divine, mais comme un être pleinement humain, qui a pris sur lui la Passion selon la volonté du Dieu-Père. Aussi le chrétien est-il également pris dans cet engrenage, dans cette tension entre l'humain et le divin.

Le renoncement à soi-même et la vision du Règne de Dieu

Si quelqu'un veut venir à ma suite, qu'il renonce à lui-même et prenne sa croix, et qu'il me suive.

La première condition pour le disciple se situe dans le renoncement à tout pour suivre Jésus. C'est le cas des premiers disciples qui ont quitté famille et métier pour se mettre à la suite de Jésus, de la même manière que d'autres, à la même époque, suivaient un rabbi pour recevoir son enseignement. Mais Jésus n'est pas seulement un enseignant. S'il demande qu'on l'écoute : "Que celui qui a des oreilles pour entendre, qu'il entende !", il demande surtout qu'on le regarde vivre. Renoncer à soi-même, c'est risquer toute son existence à la suite de celle de Jésus. Et cela n'est pas sans péril puisque la communauté chrétienne qui reçoit cette parole sait qu'elle est l'issue réservée à ceux qui suivent Jésus. Marc peut mettre dans la bouche de Jésus cette parole qui concerne la croix.

Prendre sa croix, c'est prendre sur soi l'instrument de son supplice jusqu'au lieu de l'exécution. Et, dans une communauté toujours marquée par la persécution, cette parole prend un sens plus réaliste que spirituel. Il faut être prêt à connaître la mort, il faut être prêt à s'attendre au pire de la part des hommes qui ont condamné Jésus, il faut s'attendre au martyre. Cette exigence demande quand même une justification : le chrétien est-il celui qui doit aller au devant de sa propre perte ? Jamais la recherche du martyre pour lui-même n'a été reconnu comme ayant une valeur religieuse dans l'ensemble de la tradition chrétienne.

Et il leur disait : En vérité, je vous le déclare, parmi ceux qui sont ici, certains ne mourront pas avant de voir le Règne de Dieu venir avec puissance.

Cette parole prophétique de Jésus apporte une nuance nécessaire à la problématique du martyre. Il ne faut par rechercher le martyre comme une fin en soi. La fin, c'est l'avènement du Royaume de Dieu, et il n'est pas nécessaire de mourir pour voir venir ce Royaume avec puissance. Pourtant, cette parole de Jésus, pour prophétique qu'elle soit, ne semble pas s'être réalisée, aux yeux du lecteur actuel. Tous les témoins sont morts sans avoir vu la venue définitive de la gloire de Dieu.

Alors, comment expliquer que la tradition synoptique la rapporte avec une fidélité unanime ? Tous les essais d'interprétation (désignant la Transfiguration qui doit avoir lieu aussitôt après, ou les apparitions du Ressuscité, ou la destruction de Jérusalem...) n'ont jamais obtenu un assentiment complet de la part de tous les spécialistes de l'exégèse. Il n'est peut-être pas utile de trouver une justification précise, à moins que la manifestation de la gloire et de la puissance du Règne de Dieu ne puisse jamais être saisie que dans la pauvreté et l'humiliation absolue de la croix. Mais cela aussi n'est qu'hypothèse...

A cause de moi et de l'évangile, la honte de moi et de mes paroles.

En effet, qui veut sauver sa vie la perdra, mais qui perdra sa vie à cause de moi et de l'évangile, la sauvera.

La précision "à cause de moi et de l'évangile" est importante. Ce que Marc précise ici, c'est le sens qu'il faut donner à sa vie.

Car si quelqu'un a honte de moi et de mes paroles au milieu de cette génération adultère et pécheresse, le Fils de l'homme aura honte de lui, quand il viendra dans la gloire de son Père avec les saints anges.

Ce sens de la vie du disciple est tout entier marqué par la référence au Christ et à son Évangile, à ses paroles. Pour sauver sa vie, il convient de la mener dans l'attachement à celui qui accepte de la donner. Se replier sur soi-même, par un instinct de conservation ou d'égoïsme, est équivalent à la mort. Mais donner sa vie, dans le sens de l'évangile, selon la Nouvelle concernant Jésus, le Christ, c'est la sauver. Par toute sa vie, le chrétien doit confesser, c'est-à-dire reconnaître Jésus comme Christ et comme porteur de la Bonne Nouvelle de la venue du Règne de Dieu.

Il n'est pas impossible que Marc fasse une allusion à ce qui se passait dans certaines communautés. Certains pouvaient succomber à la tentation de courir au martyre, selon un style de vie qui, pour être héroïque, n'est pas pour autant sain(t)... et d'autres, en revanche, pouvaient succomber à la tentation inverse, de refuser ce témoignage par un attachement naturel à la vie présente.

Payer de sa vie et la valeur de la vie

Et quel avantage l'homme a-t-il à gagner le monde entier, s'il le paie de sa vie ?

Que pourrait donner l'homme qui ait la valeur de la vie ?

Un seul moyen peut permettre à l'homme de sauver sa vie, c'est d'accepter de la donner, en l'orientant dans le sens de celle de Jésus. Tant que l'homme n'est pas décidé à opter pour cette forme d'existence, il perd sa vie, dans la recherche des richesses par exemple, mais aucun bien ne saurait être supérieur à la possession de la vie, au sens de la vie en Dieu. Toute cette section catéchétique de Marc, placée entre la confession de foi de Pierre et la Transfiguration, n'est autre qu'une invitation faite au croyant d'essayer de découvrir la véritable dimension de son existence. Celle-ci doit toujours être menée de la même façon que celle de Jésus, toujours tendue vers la même fin, fin dans son sens véritable, qui est l'avènement du Royaume de Dieu, réalisée dans la résurrection, qui trouve une manifestation anticipée dans le récit de la Transfiguration.

Le ciel transfigure Jésus, l'Ancien Testament lui rend témoignage

Dans son évangile, Marc a gardé une grande discrétion à propos de l'événement de la Résurrection du Seigneur. La finale (16, 8) marque l'étonnement et l'effroi des femmes devant le tombeau vide et l'annonce qui leur est faite de la résurrection. En analysant le récit de la Transfiguration, il apparaît qu'il n'était pas nécessaire à Marc de décrire les événements de Pâques. Son intention catéchétique se porte essentiellement au centre de son évangile : Jésus est bien le Messie attendu, mais c'est un Messie qui devra souffrir et que le ciel lui-même transfigurera. Au coeur de son évangile se trouve toute la dimension théologique et évangélique : la mort et la résurrection de Jésus, Christ et Fils de Dieu, a une portée actuelle dans la communauté qui se réclame de lui.

A l'humiliation du Serviteur souffrant correspond la gloire qui vient de Dieu seul. Jésus enseignait que le Fils de l'homme devait mourir avant de ressusciter (8, 31-33). A cette annonce correspond une confirmation divine par le récit de la Transfiguration. Ce récit est introduit par une parole prophétique de Jésus (9, 1), concernant la venue du Royaume, parole elle-même articulée, de manière catéchétique, à la nécessité du renoncement à soi-même. Et si l'on fait abstraction du récit de la Transfiguration, il est facile de constater encore davantage le souci de Marc : il vise à l'unité profonde de son évangile. En effet, à cette parole prophétique de Jésus se rattache directement l'interrogation des disciples à propos du retour Élie

Six jours, après, Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean, et les emmène seuls à l'écart sur une haute montagne.

Six jours après. Dans l'évangile, cette précision n'a guère de valeur chronologique. Mais c'est le nombre classique de jours nécessaires à la préparation d'une manifestation divine. Ainsi, Moïse attend six jours au Sinaï, avant de recevoir la Loi de Dieu : Moïse monta sur la montagne. Alors la nuée couvrit la montagne, la gloire du Seigneur demeura sur la montagne du Sinaï et la nuée la couvrit pendant six jours. Il appela Moïse le septième jour du milieu de la nuée (Ex. 24, 15-16).

Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean. Ces trois disciples sont parmi les douze les trois privilégiés. Ils sont les témoins des moments décisifs de la vie de Jésus, ils étaient présents lors de la résurrection de la fille de Jaïros (5, 37) et ils seront présents au moment de l'agonie (14, 33).

Il les emmène sur une haute montagne. La montagne est le lieu classique des manifestations divines. Dieu se manifeste à Moïse sur la montagne du Sinaï, il se manifeste à Élie sur le mont Horeb, l'autre nom du Sinaï (1 R. 19). En ne donnant aucun nom à cette montagne de la Transfiguration, Matthieu, Marc et Luc semblent souligner qu'il ne s'agit pas du mont Sion, alors que le psaume repris par la voix céleste fait explicitement allusion à cette montagne de Judée : Dieu a installé son roi sur Sion, sa montagne sainte (Ps. 2, 6)

En choisissant un autre mont que Sion, Jésus découronne la Judée de sa prééminence traditionnelle. Dans son entretien avec la Samaritaine (Jn. 4), un motif semblable sera invoqué par Jésus : Crois-moi, femme, l'heure vient où ce n'est ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père (Jn. 4, 21).

Il fut transfiguré devant eux, et ses vêtements devinrent éblouissants, si blancs qu'aucun foulon sur terre ne saurait blanchir ainsi. Il fut transfiguré devant eux, littéralement métamorphosé. Ce verbe désigne habituellement une transformation spirituelle. Ici, il s'agit d'une transformation physique, qui est perceptible par les témoins de l'événement. L'éclat des vêtements, "ses vêtements devinrent éblouissants", est toujours le signe de la présence d'être venus de la part de Dieu, ils sont comme revêtus de sa gloire. Il convient de remarquer que Marc ne s'attache pas à autre chose qu'aux vêtements, alors que Matthieu et Luc soulignent que la gloire est perceptible également sur le visage de Jésus. En ne mentionnant que les vêtements, Marc souligne sans doute que la Transfiguration n'est pas obtenue par un acte qui viendrait de la propre initiative de l'homme Jésus : c'est Dieu seul qui agit dans cette métamorphose. De plus la note qu'aucun foulon sur terre ne saurait blanchir ainsi indique que cette gloire divine vient non pas des vêtements eux-mêmes, mais bien du corps de Jésus, qui retrouve ainsi l'éclat originel de l'homme avant la chute. Pour faire bref, Marc indique que la gloire vient bien d'un ailleurs que de l'homme, mais qu'elle vient aussi de l'individu Jésus. C'est la gloire du Ressuscité qui se manifeste déjà.

Élie leur apparut avec Moïse, ils s'entretenaient avec Jésus.

Moïse et Élie représentent, en leurs personnes, la Loi et les Prophètes, c'est-à-dire l'ensemble de la Révélation de Dieu dans l'Ancien Testament. Tout ce que Dieu a révélé aux hommes, à son peuple, se trouve présent sur cette montagne de la Transfiguration. Moïse et Élie témoignent que Jésus est l'aboutissement du dessein de Dieu. Mais une question peut encore se poser : pourquoi Marc mentionne-t-il Élie avant Moïse, alors que l'ordre chronologique a été respecté par les autres synoptiques ? D'ailleurs, le verset 5 rectifiera l'ordre. Il n'est pas impossible Élie soit mentionné en premier du fait qu'il est considéré comme le précurseur immédiat du Messie, ce qui est advenu en la personne de Jean le Baptiste, ainsi que le montrera le dialogue de Jésus avec ses disciples (9, 11-13). Cette référence à Élie, revenue en la personne de Jean, impliquerait alors que Jésus lui-même connaîtrait le martyre, ainsi qu'il l'annonçait lui-même aussitôt après la confession de foi de Pierre : Il commença à leur enseignait qu'il fallait que le Fils de l'homme souffre beaucoup... (Mc. 8, 31).

Intervenant, Pierre dit à Jésus : Rabbi, il est bon que nous soyons ici, dressons trois tentes, une pour toi, une pour Moïse, une pour Élie.

La mention des tentes a suggéré de nombreux commentaires. Certains ont vu à propos de ces tentes une indication chronologique : la Transfiguration se serait passée au moment de la Fête des Tentes. Pendant les six jours que durait la fête, tout juif devait passer la nuit sous la tente. On peut alors trouver une explication de la mention des "six jours" qui inaugure le récit de la Transfiguration. La Fête des Tentes commençait six jours après la Fête des Expiations : Jésus aurait voulu marquer l'événement en se retirant à l'écart avec ses disciples pour commencer la fête. Ou bien, comme la Fête des Tentes dure six jours, la Transfiguration aurait eu lieu le dernier jour de cette fête... Mais il faudrait aussi justifier le nombre des tentes, correspondant au trio formé par Jésus et ses interlocuteurs. L'interprétation pas la Fête des Tentes est insuffisante. D'autres commentateurs ont essayé d'expliquer la proposition de Pierre à partir des règles de l'hospitalité orientale, mais cette proposition se révèle également insuffisante. Alors faut-il voir dans cette proposition un rappel de la tradition juive selon laquelle la demeure céleste serait une tente, qui symbolisait le lieu de la rencontre de Dieu avec son peuple ? Mais moi, le Seigneur, je suis ton Dieu depuis le pays d'Égypte. Je te ferai de nouveau habiter sous des tentes comme au jour où je vous rencontrais (Os. 12, 10).

Référence serait alors faite au livre de l'Exode :

Moïse prenait la tente, la déployait à bonne distance et l'appelait : tente de la Rencontre. Et alors quiconque voulait rechercher le Seigneur sortait vers la tente de la Rencontre qui était en dehors du camp. Et quand Moïse sortait vers la tente, tout le peuple se levait, chacun se tenait à l'entrée de sa tente et suivait Moïse des yeux jusqu'à son entrée dans la tente. Et quand Moïse était entré dans la tente, la colonne de nuée descendait, se tenait à l'entrée de la tente et parlait avec Moïse (Ex. 33, 7-9).

La tente paraissait alors le lieu de la rencontre définitive avec Dieu. C'était le signe que la fin des temps était arrivée. D'ailleurs, c'est bien de cette manière que Pierre interprète l'événement : il convient d'inaugurer le ciel sur la terre, afin que l'apparition d'un jour dure toujours.

Il ne savait que dire car ils étaient saisis de crainte.

Ils ne savaient que dire, à ce moment de la Transfiguration. Et la même formule se retrouve au moment de l'agonie à Gethsémani (Mc. 14, 10) alors que le sommeil tombe sur les disciples. Dans le cas présent, Marc souligne le caractère incongru de la remarque de Pierre : celui-ci fait une erreur en voulant éterniser un moment privilégié. Pierre ne comprend pas, pas plus qu'il ne comprend le mystère de l'humiliation du Christ à Gethsémani. Et cette même "saisie de crainte" se retrouve au moment de la résurrection : et elles ne dirent rien à personnes, car elles avaient peur (Mc. 16, 8 qui utilise le même verbe grec).

Le Père révèle la véritable identité de Jésus : il est son propre Fils

Une nuée vint des recouvrir, et il y eut une voix venant de la nuée : Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Écoutez-le !

Une nuée vint des recouvrir. Telle est la réponse divine à la proposition de Pierre. Comme la tente, la nuée abrite, mais la première est tissée de mains d'hommes, tandis que la seconde est d'origine céleste. La tente plonge dans l'obscurité, tandis que la nuée est lumineuse. Dans la tradition biblique, déjà évoquée à propos de ce récit de la transfiguration, au moment de la mention de la tente de la Rencontre, la nuée est un signe théophanique, un signe de la manifestation de Dieu. Elle n'est pas une nuée qui porte un personnage, comme le Fils de l'homme venant sur les nuées du ciel (Mc. 14, 62); elle est la nuée qui couvre et qui protège, c'est Dieu lui-même qui dresse sa propre tente. La consécration du Temple, édifié par Salomon, avait été faite par la descente de la nuée à l'intérieur de la demeure où avaient été déposées les Tables de la Loi par les prêtres :

Lorsque les prêtres furent sortis du lieu saint, la nuée remplit la Maison du Seigneur, et les prêtres ne pouvaient pas s'y tenir pour leur service à cause de cette nuée, car la gloire du Seigneur remplissait la maison du Seigneur (1 R. 8, 10-11).

Lorsque la ville de Jérusalem va tomber aux mains des Babyloniens, après le péché du peuple, la gloire de Dieu quitte le sanctuaire (Ez. 10, 18-22). La tradition juive voulait qu'à la fin des temps, la gloire du Seigneur redescendrait dans le sanctuaire qu'elle avait quitté. Si l'on se réfère au texte grec, le verbe qui indique "recouvrir" ne se trouve que deux fois dans le Nouveau Testament : au moment de la Transfiguration et au moment de l'Annonciation, deux circonstances qui marquent une intervention particulière de Dieu. Mais cette nuée recouvre également les disciples : cela n'est pas évident dans le texte de Marc, mais est requis par le contexte, ainsi que le note Luc.

Les disciples ne sont pas des spectateurs, ils sont engagés dans un mouvement qui dépasse les possibilités humaines, tout en les concernant personnellement. Une prophétie, mise dans la bouche de Jérémie, par le livre des Martyrs d'Israël, indiquait à quel moment la gloire du Seigneur se manifesterait de nouveau : le lieu où étaient cachés les objets du culte demeurera inconnu jusqu'à ce que Dieu ait accompli le rassemblement de son peuple et lui ait manifesté sa miséricorde (2 M. 2, 7).

Si l'on se réfère au contexte de la Transfiguration, aux conditions pour être disciples de Jésus, le rassemblement est inauguré par la réunion des disciples autour de Jésus. Dieu a commencé à réunir son peuple.

Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Cette parole divine confirme, tout en la renouvelant, la parole du Père au moment du baptême de Jésus : Tu es mon Fils bien-aimé. Par rapport au baptême, cette parole n'apporte rien de neuf pour Jésus confirmé dans sa dignité de Fils, mais elle apporte une mise au point par rapport à la proclamation de Pierre : Tu es le Christ (Mc. 8, 29). Pierre confessait que Jésus était le Messie, avec la pointe royale que lui attribuait la tradition juive. Ici, le Père replace Jésus dans sa véritable identité, non pas comme Messie, mais comme Le Fils. Et cette distinction est mieux soulignée par Marc que par Matthieu qui fait dire à Pierre : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant (Mt. 16, 16).

La vision du transfiguré anticipe la gloire du ressuscité, et la voix céleste atteste l'identité filiale de Jésus par rapport à Dieu, elle suggère par le fait sa préexistence divine. Mais il apparaît que les témoins de l'événement n'ont pas compris la portée de cette affirmation, même si, pour les évangélistes, elle proclamait cette filiation que les conciles ultérieurs définiront de manière plus conceptuelle. Lors du baptême, Jésus s'était présenté à Jean comme un Israélite ordinaire, sous l'apparence du pécheur, Dieu lui avait déclaré qu'il était son Fils bien-aimé. Lors de la Transfiguration, c'est aux disciples que s'adresse la parole : ils viennent d'entendre Jésus identifier son sort à celui du Serviteur Souffrant dont parlait Esaïe, et Dieu atteste qu'il est son propre Fils.

Écoutez-le ! C'est un commandement qui fait encore poindre la distinction d'avec le récit du baptême. Cette parole semble alors écarter définitivement Moïse et Élie. Ce ne sont plus les prophètes qu'il faut écouter mais Jésus. Et cela peut être référé à une parole mise dans la bouche de Moïse, au livre du Deutéronome : C'est un prophète comme moi que le Seigneur ton Dieu te suscitera au milieu de toi, d'entre tes frères. C'est lui que vous écouterez (Dt. 18, 15).

Cette prophétie de celui qui est considéré par la tradition juive comme le premier des prophètes a été appliquée à Élie, à Celui qui devait venir. Le « Écoutez-le » indique que le lien est fait, c'est Jésus qui devient le nouveau Moïse, le Prophète qui devait inaugurer la fin des temps. Désormais, Moïse et Élie peuvent se retirer. Et, de fait, les disciples s'aperçoivent alors qu'ils ont disparu : Aussitôt, regardant autour d'eux, ils ne virent plus personne d'autre que Jésus, seul avec eux. Et Marc, selon son habitude familière, rapporte la consigne du silence que Jésus impose à ses disciples :

Comme ils descendaient de la montagne, il leur recommanda de ne raconter à personne ce qu'ils avaient vu, jusqu'à ce que le Fils de l'homme ressuscite d'entre les morts. Ils observèrent cet ordre, tout en se demandant entre eux ce qu'il entendait par : ressusciter d'entre les morts.

La recommandation de Jésus peut paraître inutile : comment les trois disciples auraient-ils pu raconter ce qui s'était passé, alors qu'il s'agit pratiquement d'une expérience mystique, totalement incommunicable dans les mots humains ? Mais si Marc s'attache à souligner l'inintelligence des disciples qui se demandent ce que peut signifier "ressusciter d'entre les morts", il ne faudrait pas pour autant penser que les disciples n'étaient pas au courant de la possibilité d'une résurrection des morts. Ce n'est d'ailleurs pas le fait de la résurrection qui les étonne : beaucoup de juifs, à l'époque de Jésus, croyaient en une telle possibilité.

Cette espérance s'était développée dans les milieux pharisaïques, notamment à la suite du livre des Martyrs d'Israël :

Je ne sais pas comment vous avez apparu dans les entrailles, ce n'est pas moi qui vous ai gratifié de l'esprit et de la vie, et ce n'est pas moi qui ai organisé les éléments dont chacun est composé. Aussi bien le créateur du monde qui a formé l'homme à sa naissance et qui est à l'origine de toutes choses, vous rendra-t-il dans sa miséricorde et l'esprit et la vie, parce que vous vous sacrifiez maintenant vous-mêmes pour l'amour de ses lois (2 M. 7, 22-23),

ou encore :

Si en effet, il (Juda Maccabée) n'avait pas espéré que les soldats tombés ressusciteraient, il eut été superflu de prier pour les morts (2 M. 12, 44).

Dans la pensée religieuse d'alors, Dieu ne pouvait pas laisser le juste, celui qui mourait pour les lois du Seigneur, connaître la corruption éternelle. Dans le cas présent, c'est la manière dont Jésus parle de la résurrection (il l'annonce comme toute proche), alors que tous croyaient qu'elle aurait lieu à la fin des temps. De plus le fait d'affirmer que le Fils de l'homme devait passer par la mort puis ressusciter devait paraître un fait assez choquant pour la mentalité juive d'alors...

L'Écriture apporte du sens sur la mission de celui qui doit précéder la venue du Fils de l'homme

L'interrogation des disciples suppose qu'ils ont compris que Jésus est bien le Messie, même si leur interprétation du caractère messianique de Jésus est encore quelque peu erronée.

Et ils l'interrogeaient : Pourquoi les scribes disent-ils Élie doit venir d'abord ?

Pour dire cela, les scribes se référaient à la parole du prophète Malachie :

Voici que je vais vous envoyer Élie, le prophète, avant que vienne le jour du Seigneur, jour grand et redoutable. Il ramènera le cœur des pères vers leurs fils et celui des fils vers leurs pères (Mal. 3, 23-24).

Dans la littérature juive, à l'approche du Nouveau Testament, le personnage Élie occupe une place très importante : il sera le précurseur du Messie. Et l'apparition Élie aux côtés de Jésus transfiguré souligne l'importance de celui qui devait frayer le chemin de la conversion des coeurs, en vue de la préparation du Royaume de Dieu. L'inintelligence des disciples à propos du caractère messianique de Jésus est encore soulignée par cette même question. Jésus ne leur apparaît pas comme le Messie royal et victorieux... Ils ne savent que penser puisque le rôle Élie était de remettre tout en place pour que vienne le jour du Seigneur, jour où se ferait le jugement définitif.

La réponse de Jésus va donc leur confirmer l'annonce déjà faite de la Passion. Jean Baptiste a été cet Élie qui selon les Écritures devait précéder le Messie, mais les hommes lui ont réservé le sort commun à tous les prophètes. Il en sera de même pour lui, Jésus : il sera un Messie persécuté, ce que les disciples ont toujours de la peine à admettre. Et Jésus fait sienne la parole de l'Écriture concernant le Fils de l'homme qui doit être méprisé.

Il leur dit : Certes, Élie vient d'abord et rétablit tout, mais alors comment est-il écrit du Fils de l'homme qu'il doit beaucoup souffrir et être méprisé ? Eh bien, je vous le déclare, Élie est venu et ils lui ont fait tout ce qu'ils voulaient, selon ce qui est écrit de lui.

Mais on serait bien en peine de trouver dans l'Ancien Testament un texte concernant les souffrances du Fils de l'homme, tout au plus pourrait-on trouver des traces concernant les souffrances du Serviteur de Dieu. Jamais il n'est dit que le Fils de l'homme doive passer par la mort, de même qu'il n'est écrit nulle part que le précurseur du Messie devant connaître aussi la mort. Les disciples parlent d'un Élie victorieux qui rétablirait tout, et Jésus leur répond en parlant de Jean-Baptiste mis à mort par Hérode. Cette interprétation de la mission Élie doit remonter à Jésus lui-même et non pas aux disciples qui n'auraient pas osé remettre en cause l'enseignement traditionnel.

De même Élie est venu, mais là où on ne l'attendait pas, de même le Messie est venu. Le Royaume de Dieu ne se réalise pas dans le triomphe, mais dans l'humiliation et la croix. Le Christ n'ira vers la gloire que par le don total de sa vie. Et il sera le modèle à suivre pour tous les disciples, ainsi que l'enseignait la section catéchétique...

 

Chapitre 6.

Souffrir

 

Après la confession de foi de Pierre, qui constitue le sommet de la première partie de l'évangile selon saint Marc, Jésus semble inaugurer une nouvelle étape dans son ministère. Ayant organisé le groupe des douze, il donne le sens ultime de sa venue dans le monde, le sens de la souffrance, du service et finalement de la mort. C'est ainsi que se dérouleront les derniers développements de cet évangile. En ce qui concerne le sens de la souffrance, Marc reprend la structure de l'englobement : le disciple est celui qui accepter de se charger de sa croix, de perdre sa vie à cause du Christ et de l'Évangile, c'est aussi celui qui accepte de tout quitter pour suivre Jésus.

1. Les annonces de la Passion

Les annonces de la Passion posent deux problèmes importants : celui de leur authenticité (Jésus a-t-il réellement prononcé ces paroles ou les lui a-t-on attribuées par la suite ?) et celui du sens que Jésus donnait par avance à la mort qu'il entrevoyait comme l'issue de sa proclamation de la Bonne Nouvelle.

8, 31 : Puis il commença à leur enseigner qu'il fallait que le Fils de l'homme souffre beaucoup, qu'il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu'il soit mis à mort et que, trois jours après, il ressuscite.

9, 31 : Car il enseignait ses disciples et leur disait : Le Fils de l'homme va être livré aux mains des hommes, ils le tueront et lorsqu'il aura été tué, trois jours après, il ressuscitera.

10, 33 : Voici que nous montons à Jérusalem, et le Fils de l'homme sera livré aux grands prêtres et aux scribes, ils le condamneront à mort et le livreront aux païens, ils se moqueront de lui, ils cracheront sur lui, ils le flagelleront, ils le tueront et, trois jours après, il ressuscitera.

14, 41 : L'heure est venue : voici que le Fils de l'homme est livré aux mains des pécheurs.

Cette dernière formule est prononcée à Gethsémani, au moment de l'arrestation de Jésus. La proximité de l'événement explique le fait que Jésus parle au présent. La seconde annonce (9, 31), qui est la plus brève et qui présente donc le moins de détails, apparaît aux yeux des spécialistes de l'exégèse comme la plus archaïque, la plus primitive. Elle se caractérise par l'expression "livré aux mains des hommes", expression qui se retrouve dans l'annonce de la trahison de Judas : "Le Fils de l'homme s'en va selon ce qui est écrit de lui, mais malheureux l'homme par qui le Fils de l'homme est livré" (14, 21) et au moment de l'arrestation de Jésus (14, 41).

La première et la troisième annonces ont été davantage travaillées, fournissant des détails complémentaires, notamment dans le cas de la troisième, sur les différentes étapes du procès de Jésus. Celui-ci sera livré aux grands prêtres qui le livreront aux païens : cela constitue un scandale pour les juifs qui livrent l'un des leurs aux nations étrangères, qui livrent un envoyé de Dieu aux mains des païens.

La seconde annonce présente une opposition plus nette que les autres formules : "Le Fils de l'homme va être livré aux mains (des fils) des hommes". Selon les commentateurs, cette formule indique une origine araméenne par le jeu des mots (Fils de l'homme et fils des hommes) et la tournure passive. Le passif est la manière spécifiquement araméenne pour désigner l'action de Dieu, ce Dieu que l'homme ne peut pas nommer. Alors l'annonce de la Passion peut se traduire d'une manière plus claire : Dieu va livrer aux hommes le Fils de l'homme. La parole de Jésus qui annonce la trahison de Judas prend une autre dimension. Au sens strict, on demeure au seul niveau des engagements humains et des responsabilités humaines : "malheureux l'homme par qui le Fils de l'homme est livré". En prenant le passif, qui indique l'action divine, l'affirmation devient plus étonnante, parce qu'elle renverse les perspectives : la "livraison" du Fils de l'homme n'est pas une affaire simplement humaine, elle prend une dimension divine, elle devient une question de salut des hommes, selon le dessein de Dieu. Le plan de salut voulu par Dieu se réalise, et le scandale du Fils de l'homme livré devient le signe de l'action salvifique de Dieu. Cela fera dire à l'apôtre Paul : "Dieu n'a pas épargné son Fils unique, mais il l'a livré pour nous tous" (Ro. 8, 32).

En définitive, Jésus pouvait facilement prévoir, devant la tournure prise par les événements (et surtout par l'opposition croissante des responsables religieux) une fin tragique, une mort violente, sans nécessairement pour autant connaître le déroulement précis de son exécution. Ce qui est important, c'est de découvrir le sens qu'il donnait à sa mort. Et tout donne à penser qu'il avait conscience de vivre sa mort comme l'événement central de l'histoire du salut, à la suite de la souffrance des justes de l'Ancien Testament, à la suite de la persécution des prophètes et de la mort des martyrs.

2. Comment il faut suivre Jésus

Le terme "suivre" veut dire bien plus que marcher à la suite de Jésus d'une manière purement physique, comme pouvaient le faire ses contemporains. Suivre Jésus, c'est devenir son disciple avec les obligations qui découlent d'une telle situation. Et ces obligations sont exigeantes, même si elles ne s'adressent pas simplement aux premiers disciples, mais aussi à la foule. Il est possible de faire le recensement de toutes ces conditions dans le cadre de ce développement :

- renoncer à soi-même

- prendre sa croix

- perdre sa vie à cause du Christ et de Évangile

- ne pas avoir honte du Christ et de ses paroles

- être le dernier et le serviteur de tous

- accueillir en son nom les enfants

- laisser maison et famille

- supporter la persécution

Ainsi Marc adapte-t-il les paroles de Jésus au moment présent, à la situation que vivent les chrétiens auxquels il s'adresse : c'est ce que les exégètes appellent le "Sitz im Leben" (le milieu de vie dans lequel Évangile a pu être rédigé). S'adressant à des chrétiens troublés par les persécutions, alors que certains, pour échapper aux dangers et à la mort, étaient prêts à nier qu'ils reconnaissaient Jésus comme le Christ, Marc réagit avec vigueur : celui qui veut devenir disciple du Christ doit lui ressembler jusqu'à prendre lui-même sa croix. Au passage, la notion de prendre sa croix semble indiquer, d'une manière assez manifeste, que ce détail a été noté après la mort de Jésus. Et, ainsi, il convient de noter que le Christ, que les chrétiens confessent, n'est pas seulement un être céleste couvert de puissance, de gloire et de majesté divines, c'est celui qui a pris sur lui la Passion, dans un esprit d'obéissance à la volonté du Père. En conséquence, le chrétien ne peut être véritablement disciple du Christ en fuyant la souffrance que peut causer le témoignage qu'il rend à celui qu'il reconnaît comme Christ.

Renoncer à soi-même, ce n'est pas une condition facile ou une petite mortification : c'est se haïr soi-même, risquer sa propre existence sur la parole du Christ. Ce renoncement est le prolongement du "tout quitter" : famille, maison et biens. Ce renoncement va jusqu'à prendre sa croix, c'est-à-dire porter soi-même l'instrument de son supplice jusqu'au lieu de l'exécution pour ne pas avoir honte de rendre témoignage au Christ et à son Évangile Dans cette perspective, être disciple, c'est prendre sa part des souffrances du Christ et accepter même le martyre. Seule, l'humiliation de Jésus a pu permettre de découvrir en lui la grandeur de la filiation divine : c'est cela que le disciples doit imiter, en se faisant le plus petit et le dernier de tous.

3. La Transfiguration et le dialogue sur Élie

Voir l'analyse faite dans le chapitre précédent sur le passage de la confession de foi de Pierre à la Transfiguration du Seigneur.

4. Guérison d'un enfant possédé

En venant vers les disciples, ils virent autour d'eux une grande foule et des scribes qui discutaient avec eux. Dès qu'elle vit Jésus, toute la foule fut remuée et l'on accourait pour le saluer. Il leur demanda : De quoi discutiez-vous avec eux ? Quelqu'un dans la foule lui répondit : Maître, je t'ai amené mon fils : il a un esprit muet. L'esprit s'empare de lui n'importe où, le jette à terre et l'enfant écume, grince des dents et devient raide. J'ai dit à tes disciples de le chasser et ils n'en ont pas eu la force. Prenant la parole, Jésus leur dit : Génération incrédule, jusqu'à quand serai-je auprès de vous ? Jusqu'à quand aurai-je à vous supporter ? Amenez-le moi. Ils le lui amenèrent. Dès qu'il vit Jésus, l'esprit se mit à agiter l'enfant de convulsions ; celui-ci, tombant par terre, se roulait en écumant. Jésus demanda au père : Depuis combien de temps cela lui arrive-t-il ? Il dit : Depuis l'enfance. Souvent l'esprit l'a jeté dans le feu ou dans l'eau pour le faire périr. Mais si tu peux quelque chose viens à notre secours, par pitié pour nous. Jésus lui dit : Si tu peux !... Tout est possible pour celui qui croit. Aussitôt le père s'écria : Je crois ! Viens au secours de mon manque de foi ! Jésus, voyant la foule s'attrouper menaça l'esprit impur : Esprit sourd et muet, je te l'ordonne, sors de cet enfant et n'y rentre plus ! Avec des cris et de violentes convulsions, l'esprit sortit. L'enfant devint comme mort si bien que tous disaient : Il est mort. Mais Jésus, en lui prenant la main, le fit lever et il se mit debout. Quand Jésus fut rentré à la maison, ses disciples lui demandèrent en particulier : Et nous, pourquoi n'avons-nous pas pu chasser cet esprit ? Il leur dit : Ce genre d'esprit, rien ne peut le faire sortir, que la prière.

Au début du récit, des scribes sont là en train de discuter. Après on ne les retrouve plus. Jésus, regardant la foule, l'interroge : "De quoi discutiez-vous avec eux ?" Il n'aura pas de réponse. Puis, Jésus, sans raison apparente se met en colère, il explose sans qu'on sache pourquoi (ce n'est pas la première fois qu'on lui demande un signe de guérison, un miracle) : Génération incrédule, jusqu'à quand serai-je auprès de vous ? Jusqu'à quand aurai-je à vous supporter ? La foule qui était présente au début de la scène se rapproche de Jésus. De plus, on ne sait pas quelle était la situation de l'enfant : est-il possédé, comme semble l'indiquer le verset 22, est-il sourd et muet, comme semble l'indiquer le verset 25, est-il épileptique ? Devant ces anomalies dans le récit, on est amené à penser que Marc a fusionné deux traditions différentes : la guérison d'un épileptique et l'exorcisme d'un possédé. Puis, Marc ou un rédacteur ultérieur a encore augmenté son récit de certains ajouts...

L'exorcisme d'un possédé

Si l'on s'en tient à un premier récit, qui serait l'exorcisme d'un possédé (que l'on peut comparer à Mc. 1, 23-27), on pourrait présenter le récit de la façon suivante :

Maître, je t'ai amené mon fils : il a un esprit muet. Si tu peux quelque chose, viens à notre secours, par pitié pour nous. Jésus, voyant la foule s'attrouper menaça l'esprit impur : Esprit sourd et muet, je te l'ordonne, sors de cet enfant et n'y rentre plus ! Avec des cris et de violentes convulsions, l'esprit sortit.

Un tel récit est très ancien : il montre Jésus luttant contre les esprits impurs. La visée est précise : il faut faire connaître la sainteté de Jésus. C'est ce qui avait cours dans les premières pages de Évangile selon saint Marc.

La guérison d'un épileptique

D'une telle guérison, il ne reste que quelques fragments que l'on peut cependant relier entre eux :

En venant vers les disciples, ils virent autour d'eux une grande foule et des scribes qui discutaient avec eux. Quelqu'un dans la foule lui dit : quand la crise s'empare de lui, elle le jette à terre et l'enfant écume, grince des dents et devient raide (ce sont vraiment les symptômes de la crise d'épilepsie). Dès qu'il (l'enfant) vit Jésus, (la crise) se mit à agiter l'enfant de convulsions ; celui-ci, tombant par terre, se roulait en écumant.

Un tel récit viendrait de la tradition judéo-chrétienne qui veut montrer que Jésus est une sorte de guérisseur plein de bonté qui exerce son art avec puissance. Marc a donc transformé cette guérison en exorcisme.

Les passages ajoutés par Marc

Il est permis de penser que Marc a ajouté certains éléments à ces deux récits qu'il a amalgamés, sans doute pour justifier aux yeux de ses auditeurs certains échecs d'exorcismes qui avaient troublé l'Église des premiers temps.

Des scribes qui discutaient avec eux (les disciples). Il leur demanda : De quoi discutiez-vous avec eux ?" A ce moment-là, on ne sait pas très bien à qui Jésus s'adresse, et sa question restera sans réponse. Un homme, dans la foule, va alors intervenir : "J'ai dit à tes disciples de le chasser et ils n'en ont pas eu la force. Prenant la parole, Jésus leur dit : Génération incrédule, jusqu'à quand serai-je auprès de vous ? Jusqu'à quand aurai-je à vous supporter ? Amenez-le moi. Ils le lui amenèrent".

A cet endroit du récit se place la guérison-exorcisme. Puis, "quand Jésus fut rentré à la maison, ses disciples lui demandèrent en particulier : Et nous, pourquoi n'avons-nous pas put chasser cet esprit ? Il leur dit : Ce genre d'esprit, rien ne peut le faire sortir, que la prière". Certains manuscrits anciens indiquent "la prière et le jeûne" (mais ce dernier n'est guère attesté). Il semble que Marc ait voulu placé cette guérison aussitôt après la Transfiguration pour insister, une fois de plus, sur l'inintelligence des disciples, leur incapacité personnelle et aussi pour insister sur l'importance de la prière.

Les passages ajoutés par un rédacteur ultérieur

De nouveaux thèmes ont été ajoutés par la suite, en fonction des traditions qui circulaient oralement dans les communautés avant la rédaction définitive. Ces thèmes traitent de la foi et de la résurrection :

- la foi

Jésus demanda au père : Depuis combien de temps cela lui arrive-t-il ? Il dit : Depuis l'enfance. Souvent l'esprit l'a jeté dans le feu ou dans l'eau pour le faire périr. Mais si tu peux quelque chose, viens à notre secours, par pitié pour nous. Jésus lui dit : Si tu peux !... Tout est possible pour celui qui croit. Aussitôt le père s'écria : Je crois ! Viens au secours de mon manque de foi !

Dans ce passage, le rédacteur met en contraste le manque de foi des disciples et la puissance de la foi de Jésus.

- la résurrection

Pour comprendre ce thème de la résurrection, il faut garder en mémoire deux épisodes au cours desquels il était également question de résurrection, mais en des termes aussi voilés que dans le cas présent. Il s'agit de la guérison de la belle-mère de Pierre : "Il s'approcha et la fit lever en lui prenant la main" (1, 31) et du rappel à la vie de la fille de Jaïros : "Il prend la main de l'enfant et lui dit : Fillette, réveille-toi" (5, 41). Prendre la main et faire lever symbolisaient, dans l'esprit des premiers chrétiens, le pouvoir de Jésus de faire se lever les morts. Et le dernier rédacteur de l'épisode le souligne avec une grande habileté : "L'enfant devint comme mort si bien que tous disaient : Il est mort. Mais Jésus, en lui prenant la main, le fit lever et il se mit debout". Ce même rédacteur semble avoir ajouté, au début du récit, une indication concernant la foule : "Dès qu'elle vit Jésus, toute la foule fut remuée et l'on accourait pour le saluer". Or, il s'agit de Jésus descendant de la montagne d la Transfiguration, comme si, dès ce moment, Jésus laissait entrevoir, devant la foule, la gloire de la Résurrection.

A travers ce récit, il est possible de découvrir comment a pu fonctionner, dès les origines, le type même du récit évangélique. Un événement réel a été transmis de manière orale, mais les auditeurs interprètent le récit qui leur est fait à leur convenance, donnant naissance à des traditions différentes selon les communautés qui dégagent les divers enseignements qu'un même enseignement pouvait laisser entrevoir. Finalement, un auteur (unique ou pluriel) met en forme ce récit, en amalgamant les données dont il pouvait disposer dans les communautés qu'il connaissait. Des rédacteurs ultérieurs peuvent encore travailler le texte pour faire ressortir telle ou telle dimension, dans une perspective catéchétique ou spirituelle. De la sorte, on perçoit que l'évangile ne peut jamais être un fait brut : il est toujours retravaillé, et il manifeste aussi par lui-même la vitalité de la primitive Église

5. Qui est le plus grand ?

Dans les premières communautés, tout n'était certainement pas aussi idyllique que ne semble le laisser croire le récit des Actes des apôtres. Tout porte à croire que des difficultés de différents ordres surgissaient. Les apôtres étaient sans doute souvent mis à contribution pour régler des problèmes de vie courante. Alors, ils essayaient de donner des réponses, en rapportant ce qu'ils savaient de Jésus. Dans les péricopes qui vont suivre, il est possible de retrouver la trace de ces questions et de leurs réponses.

Ils allèrent à Capharnaüm. Une fois à la maison, Jésus leur demandait : De quoi discutiez-vous en chemin ? Mais ils se taisaient car, en chemin, ils s'étaient querellés pour savoir qui était le plus grand. Jésus s'assit et il appela les douze, il leur dit : Si quelqu'un veut être le premier, qu'il soit le dernier de tous et le serviteur de tous. Et prenant un enfant, il le plaça au milieu d'eux et, après l'avoir embrassé, il leur dit : Qui accueille en mon nom un enfant comme celui-là m'accueille moi-même, et qui m'accueille, ce n'est pas moi qu'il accueille, mais Celui qui m'a envoyé (9, 33-37).

Dans ce petit passage, il existe une certaine incohérence dans la succession des événements. Au verset 33, Jésus est à la maison avec ses disciples, puis, au verset 35, il s'assied, appelle les douze et les questionne. Comment peut-il appeler ceux qui sont déjà là ? Il y a une double introduction à la parole de Jésus qui est déjà en discussion avec ses disciples. La querelle des disciples portait sur la question du plus grand, et la réponse de Jésus se situe sur l'opposition premier-dernier. Alors, la scène, ou plus exactement la parabole en action avec l'enfant, devrait reprendre cette opposition, ou du moins la question de la grandeur, et voici que Jésus parle de l'accueil. Accueillir un enfant, c'est prendre le parti pour l'homme, pour tout homme et, du même coup, pour Jésus.

L'enfant, dans la société antique, était un être parfaitement insignifiant. Pour être "homme", il fallait posséder, or l'enfant ne possède rien, même pas la capacité de parler selon l'étymologie latine (in-fans). Ne rien avoir, ne rien savoir, ne rien pouvoir, c'était être une quantité négligeable dans la vie sociale où comptaient en priorité le rang social, l'influence, la richesse. Par sa parole et par son geste, Jésus inverse les perspectives, il affirme la valeur de l'enfant, indépendamment de tout avoir, de tout savoir, de tout pouvoir. La révolution évangélique s'opère alors, c'est le service désintéressé des autres, jusqu'au plus petit : "Si quelqu'un veut être le premier, qu'il soit le dernier de tous et le serviteur de tous". Mais, dans la parole sur l'accueil qui clôt, d'une certaine manière, cette discussion sur la grandeur, apparaît l'idée de l'Envoyé : "Qui accueille en mon nom un enfant comme celui-là m'accueille moi-même, et qui m'accueille, ce n'est pas moi qu'il accueille, mais Celui qui m'a envoyé". En fin de compte, ce sont les envoyés, les missionnaires, qui sont désignés comme les enfants, les petits. Le petit enfant devient en quelque sorte le symbole de l'humble messager de l'évangile. Et la parole de Jésus reconnaît à ces messager une valeur éminente, celle de prophète, de porte-parole de Celui qui envoie tout homme en mission.

6. Qui n'est pas contre nous est pour nous

Autre difficulté de pouvaient connaître les premières communautés : Jésus et des disciples pratiquaient des exorcismes, d'autre juifs également. La prise de parole par Jean souligne donc un fait réel : d'autres utilisent le nom de Jésus pour chasser les esprits mauvais, cela souligne la puissance même du nom de Jésus :

Jean lui dit : Maître, nous avons vu quelqu'un qui chassait les démons en ton nom et nous avons cherché à l'en empêcher parce qu'il ne nous suivait pas. Mais Jésus dit : Ne l'empêchez pas, car il n'y a personne qui fasse un miracle en mon nom et puisse aussitôt après mal parler de moi. Celui qui n'est pas contre nous est pour nous. Quiconque vous donnera à boire un verre d'eau parce que vous appartenez au Christ, en vérité, je vous le déclare, il ne perdra pas sa récompense.

Le fait que Jean soit nommé indique qu'il s'agit d'une tradition ancienne. Marc aurait pu parler simplement d'un disciple. Le fait qu'il nomme l'un des douze souligne le caractère antique de la tradition rapportée par ce récit. Et cependant la manière dont la déclaration de Jean est formulée indique une tradition de l'Église primitive, ce qui la situe bien après la résurrection de Jésus. Cette déclaration suppose que le groupe des douze est déjà bien constituait : "il ne nous suivait pas", façon d'exprimer l'Église post-pascale. D'autre part, le caractère schématique "question à Jésus - réponse de Jésus" paraît manifester le souci de la primitive Église de rapporter à Jésus la solution des problèmes qui se posent. La parole de Jésus prend une valeur normative, elle a force de loi.

Une mésaventure des exorcistes juifs, rapportée par les Actes des Apôtres, serait éclairante pour le propos présent.

Dieu accomplissait par les mains de Paul des miracles peu banals, à tel point qu'on prenait, pour les appliquer aux malades, des mouchoirs ou des linges qui avaient touché sa peau. Ces gens étaient alors débarrassés de leurs maladies et les esprits mauvais s'en allaient. Des exorcistes juifs itinérants entreprirent à leur tour de prononcer, sur ceux qui avaient des esprits mauvais, le nom du Seigneur Jésus, ils disaient : Je vous conjure par ce Jésus que Paul proclame. Sept fils d'un grand prêtre juif, un certain Scéva, s'essayaient à cette pratique. L'esprit mauvais leur répliqua : Jésus, je le connais et je sais qui est Paul. Mais vous, qui êtes-vous donc ? Et, leur sautant dessus, l'homme qu'habitait l'esprit mauvais prit l'avantage sur eux tous avec une telle violence qu'ils s'échappèrent de la maison, à moitié nus et couverts de plaies. Toute la population d'Éphèse, juifs et grecs, fut au courant de cette aventure, la crainte les envahit tous et l'on célébrait la grandeur du nom du Seigneur Jésus (Ac. 19 11-17).

Dans ce passage, des exorcistes juifs tentent de chasser des esprits mauvais au nom de ce Jésus que Paul proclame, et leur tentative se solde par un échec, qui met en évidence le caractère non-magique de l'invocation du nom de Jésus... Le cas qui intéresse Marc est quelque peu différent, puisque cet exorcisme réussit. Cela explique une certaine foi de la par de celui qui le pratiquait. La réponse de Jésus semble même souligner cette foi : "Ne l'empêchez pas, car il n'y a personne qui fasse un miracle en mon nom et puisse aussitôt après mal parler de moi". Cette réponse, même si elle ne vient pas directement de la bouche de Jésus, correspond à son attitude : il n'a jamais obligé personne à le suivre... Le souvenir de son attitude est resté dans l'Église des premières générations comme la mise en garde contre toute forme d'intolérance : il ne convient pas de monopoliser la foi en Jésus ni de s'accaparer de sa puissance.

Toutefois une question peut alors se poser : comment se fait la distinction entre ceux qui appartiennent à la communauté et ceux qui ne lui appartiennent pas ? Toute la tradition primitive donne à penser que faire des miracles ne suffisait pas pour être reconnu comme disciple de Jésus. Tous les signes extraordinaires que les hommes peuvent connaître ne sont pas nécessairement des signes de Dieu. Paul le rappelait dans sa première lettre aux chrétiens de Corinthe :

Quand je parlerais en langues, celle des hommes et celle des anges, s'il me manque l'amour, je suis un métal qui résonne, une cymbale retentissante. Quand j'aurais le don de prophétie, la connaissance de tous les mystères et de toute la science, quand j'aurais la foi la plus totale, celle qui transporte les montagnes, s'il me manque l'amour, je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens aux affamés, quand je livrerais mon corps aux flammes, s'il me manque l'amour, je n'y gagne rien (1 Co. 13, 1-3).

Le critère de discernement entre les disciples authentiques et les autres se résume simplement dans la confession de Jésus comme Seigneur. La réponse de Jésus est en quelque sorte une contestation de tout sectarisme. Si les disciples se situaient au niveau de la communauté "parce qu'il ne nous suivait pas", la réponse de Jésus est immédiatement référée à sa propre personne : "en mon nom" et "mal parler de moi". C'est donc qu'il y a possibilité pour un homme d'être disciple de Jésus sans immédiatement faire partie de la communauté instituée. Il y a différentes manières d'être rattaché à Jésus et à sa communauté, et tant que l'on ne s'en sépare pas expressément, la relation demeure.

Le verset 41 : "Quiconque vous donnera à boire un verre d'eau parce que vous appartenez au Christ, en vérité, je vous le déclare, il ne perdra pas sa récompense" est raccroché à ceux qui le précèdent d'une manière assez artificielle, il paraît reprendre le verset 37 : "Qui accueille en mon nom un enfant comme celui-là m'accueille moi-même, et qui m'accueille, ce n'est pas moi qu'il accueille, mais Celui qui m'a envoyé". Il s'agit de l'accueil des petits, des enfants, des missionnaires. Il n'y a pas de lien direct avec ce qui précède, excepté le fait qu'il s'agit d'une nouvelle situation dans laquelle un disciple peut se trouver. Tout geste en faveur d'un disciple du fait de son appartenance au Christ a une grande importance pour Dieu. Les premières communautés ont tenté de vivre cette parole par leur solidarité.

7. Mise en garde

Quiconque entraîne la chute d'un seul de ces petits qui croient, il vaut mieux pour lui qu'on lui attache au cou une grosse meule de moulin et qu'on le jette à la mer. Si ta main entraîne ta chute, coupe-la, il vaut mieux que tu entres manchot dans la vie que d'aller avec tes deux mains dans la géhenne, dans le feu qui ne s'éteint pas (où le ver ne meurt pas et où le feu ne s'éteint pas). Si ton pied entraîne ta chute, coupe-le, il vaut mieux que tu entres estropié dans la vie que d'être jeté avec tes deux pieds dans la géhenne (où le ver ne meurt pas et où le feu ne s'éteint pas). Si ton oeil entraîne ta chute, arrache-le, il vaut mieux que tu entres borgne dans le Royaume que d'être jeté avec tes deux yeux dans la géhenne, où le ver ne meurt pas et où le feu ne s'éteint pas. Car chacun sera salé au feu. C'est une bonne chose que le sel. Mais si le sel perd son goût, avec quoi le lui rendrez-vous ? Ayez du sel en vous-mêmes et soyez en paix les uns avec les autres.

Il convient de distinguer deux sortes de scandales : le scandale des petits et le scandale personnel. Le scandale des petits, c'est-à-dire de ceux qui croient, les écarte du salut, c'est la raison pour laquelle le châtiment devrait être terrible : "il vaut mieux pour lui qu'on lui attache au cou une grosse meule de moulin et qu'on le jette à la mer". Le plus grand malheur pour l'homme, c'est d'entraîner un petit, un faible, quelqu'un de rejeté ou de méprisé, dans la voie du péché. Cette mise en garde pourrait très bien s'adresser à des chefs religieux, qui prétendent détenir les clefs du savoir officiel sur Jésus et son Évangile, et qui ferment la porte d'accès au salut à ceux qui cherchent à y entrer avec leurs faibles moyens. Ceux qui risquent de se perdre ne sont pas peut-être pas nécessairement ceux qui sont à l'extérieur des communautés.

Mais le scandale peut être personnel. Il fait courir un danger à chacun : tout homme peut trouver en lui-même une occasion de chute et perdre ainsi la possibilité de la vie éternelle. Marc fait une opposition entre la vie (le Royaume de Dieu) et la géhenne, ce lieu au sud de la ville de Jérusalem où l'on brûlait les ordures, et qui symbolisait le lieu où seraient réduits à néant tous les ennemis de Dieu. L'enjeu du choix entre la vie et la géhenne est si grave qu'il justifierait même le sacrifice d'une partie de soi (main, pied, oeil). La suppression d'un organe ou d'un membre ne supprimerait d'ailleurs pas le danger, la possibilité de chute, mais l'évangéliste symbolise toutes les occasions de péché qu'un disciple peut trouver en lui-même ou dans ses relations avec les autres. En soulignant le caractère coûteux d'une telle séparation, Jésus insiste sur l'opposition absolue entre la mort et la vie éternelles. Il faut alors faire l'estimation de ce qui est le plus nécessaire à l'homme et aussi considérer le salut ultime de la personne : à chacun de choisir son destin, pour le Royaume ou pour la géhenne ! Mais il ne faudrait pas se lancer dans de vaines spéculations sur le monde de l'au-delà : ce qui compte, c'est de rendre plus ferme le choix de la route de la vie.

Une parole de Jésus sur le sel trouve ici sa place : "Car chacun sera salé au feu". Jésus vient de parler du feu qui purifie en consumant toutes les ordures. Le sel aussi purifie : les disciples seront purifiés par un sel qui est le feu de Dieu. "C'est une bonne chose que le sel. Mais si le sel perd son goût, avec quoi le lui rendrez-vous ?" Le disciple, c'est celui qui porte du sel, celui qui fait connaître la sagesse de Dieu. Mais s'il vient à perdre cette sagesse, comment pourra-t-on la lui rendre ? "Ayez du sel en vous-mêmes et soyez en paix les uns avec les autres". Ici, le sel désigne Évangile que le disciple doit conserve en lui et qui permet de vivre en paix avec les autres hommes, puisqu'ils doivent s'aimer les uns les autres.

8. Mariage et divorce

Partant de là, Jésus va dans le territoire de Judée, au-delà du Jourdain.

Ce premier verset du chapitre 10 de l'évangile montre la montée de Jésus vers Jérusalem : il quitte la Galilée pour affronter ses adversaires sur leur propre terrain, en Judée, allant jusqu'à les provoquer dans la capitale. Le cadre convient bien pour souligner le climat dans lequel doit se situer toute vie chrétienne, sinon dans la souffrance, du moins dans l'exigence de la perfection, et cela dans la vie la plus courante, comme dans le mariage, sur lequel des Pharisiens vont l'interroger...

De nouveau, les foules se rassemblent autour de lui et il les enseignait une fois de plus, selon son habitude. Des Pharisiens s'avancèrent et, pour lui tendre un piège, ils lui demandaient s'il est permis à un homme de répudier sa femme. Il leur répondit : Qu'est-ce que Moïse vous a prescrit ? Ils dirent : Moïse a permis d'écrire un certificat de répudiation et de renvoyer sa femme. Jésus leur dit : C'est à cause de la dureté de votre coeur qu'il a écrit pour vous ce commandement. Mais au commencement du monde, Dieu les fit mâle et femelle, c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme, et les deux ne feront qu'une seule chair. Ainsi, ils ne sont plus deux mais une seule chair. Que l'homme donc ne sépare pas ce que Dieu a uni. A la maison, les disciples l'interrogeaient de nouveau sur ce sujet. Il leur dit : Si quelqu'un répudie sa femme et en épouse une autre, il est adultère à l'égard de la première, et si la femme répudie son mari et en épouse un autre, elle est adultère.

D'après le style, le récit de Marc est destiné à des communautés chrétiennes qui ignorent les coutumes du judaïsme (ils n'est d'ailleurs pas sans rappeler le récit concernant les traditions entre le pur et l'impur du chapitre 7). Cela est particulièrement manifeste dans la formulation même de la question des Pharisiens : "ils lui demandaient s'il est permis à un homme de répudier sa femme". Cette question ne se posait pas pour un juif au temps de Jésus. Le principe de la répudiation était alors couramment admis : il suffisait que le mari remette à sa femme une lettre de répudiation, qui permettait à celle-ci de se remarier sans problème. Le point de litige, c'est celui qui est indiqué par l'évangéliste Matthieu, à savoir le motif de la répudiation : "Est-il permis de renvoyer sa femme pour n'importe quel motif ?" (Mt. 19, 3). Le texte de la Loi qui est invoqué est extrait du Deutéronome :

Lorsqu'un homme aura pris une femme et l'aura épousée, s'il advient qu'elle ne trouve pas grâce à ses yeux, parce qu'il a trouvé en elle quelque chose de choquant, il écrira pour elle une lettre de répudiation, la lui remettra et la renverra de sa maison" (Dt. 24).

La question était alors de savoir ce que pouvait être ce "quelque chose de choquant", et les juifs connaissaient alors des querelles d'écoles. L'école de rabbi Shammaï traduisait ce caractère par l'infidélité de la femme à l'égard de son mari, l'école de rabbi Hillel la traduisait pour toute cause de déplaisir pour le mari, par exemple : si elle avait laissé brûler son repas... Un troisième maître de la Loi, rabbi Aqiba, présentait encore une interprétation plus large : il suffisait que le mari ait trouvé une femme plus jolie que la sienne. Toutefois, ce rabbi est postérieur à Jésus, tandis que les deux autres lui sont immédiatement antérieurs. Cependant, relativement à la loi du divorce, l'interprétation la plus large prévalait, et les motifs de séparation étaient donc nombreux.

Poser la question du divorce à Jésus, c'est lui tendre un piège. En effet, il convient de se souvenir que c'est aussi une question relative au mariage qui avait entraîné l'internement de Jean Baptiste (Mc. 6, 17-29). Jésus risquait de s'attirer l'hostilité du roi Hérode, il risquait aussi de se mettre à dos beaucoup d'hommes qui avaient suivi la coutume... La réponse de Jésus renvoie les Pharisiens à la Loi même de Moïse. Ils parlent d'une permission accordée par le législateur et Jésus leur indique que ce "commandement" (qu'ils auraient d'ailleurs été incapables de trouver dans la Loi écrite) leur a été consenti en raison de la dureté de leur coeur, non pas de leur insensibilité, mais plutôt de leur opacité à reconnaître la volonté de Dieu. Jésus dépasse des raisonnements des scribes, en se référant immédiatement à l'autorité de la Parole divine relative à l'indissolubilité du mariage. Cette Parole, exprimée sous forme mythique, est pourtant très éclairante : "Au commencement du monde, Dieu les fit mâle et femelle, c'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère et s'attachera à sa femme, et les deux ne feront qu'une seule chair". L'unité de l'origine est le couple, qui forme un seul et même être : le mariage reconstitue cette unité primordiale de l'humanité, qui est bien antérieure à la Loi mosaïque. En conséquence, la parole de Jésus se situe à un autre niveau que le précepte légal, elle vise la relation profonde et interpersonnelle qui structure le mariage.

Dans un entretien privé avec ses disciples, Jésus va encore approfondir cette question. "A la maison", cette dernière expression, si elle pouvait encore avoir une certaine précision dans les récits précédents, puisque Jésus était encore à Capharnaüm, devient sur sorte de formule passe-partout pour signifier une intimité particulière avec les disciples, et sans doute pour introduire une parole de Jésus, citée comme hors de tout éclairage narratif. Marc fait ici office de catéchiste : il applique aux chrétiens venus du paganisme les éclaircissements que Jésus a donnés aux juifs. Dans les versets 10 à 12, en effet, Marc ne se situe plus dans le cadre de la Loi juive, mais plutôt dans celui de la loi païenne et romaine. Selon la Torah, la femme ne pouvait pas divorcer de son mari. Or, ici la parole de Jésus envisage successivement le cas de l'homme, puis celui de la femme qui répudie son conjoint pour se remarier : "Si quelqu'un répudie sa femme et en épouse une autre, il est adultère à l'égard de la première, e si la femme répudie son mari et en épouse un autre, elle est adultère". En somme, Marc souligne que les circonstances que connaissent les chrétiens peuvent changer, mais la parole de Jésus, devenue un commandement, ne peut pas changer, même s'il fallait l'adapter aux nouvelles circonstances de l'existence.

Le lien conjugal est indissoluble, à tel point que le remariage après répudiation est qualifié d'adultère, tout comme l'infidélité. En fait, selon la Loi, seule la femme pouvait être adultère par rapport à son mari, jamais le mari à l'égard de son épouse. Marc apporte un éclairage nouveau, celui de l'égalité entre l'homme et la femme, dans le mariage.

9. Jésus et les enfants

Des gens lui amenaient des enfants pour qu'il les touche, mais les disciples les rabrouèrent. En voyant cela, Jésus s'indigna et leur dit : Laissez les enfants venir à moi, ne les empêchez pas, car le Royaume de Dieu est à ceux qui sont comme eux. En vérité, je vous le déclare, qui n'accueille pas le Royaume de Dieu comme un enfant n'y entrera pas. Et il les embrassait et les bénissait en leur imposant les mains.

Ce récit de la relation de Jésus avec les enfants paraît anecdotique et touchant. Toutefois, il faut remarquer que ce texte ne peut pas se réduire, comme c'est souvent le cas dans les évangiles, au rappel des circonstances qui ont amené Jésus à prononcer telle ou telle parole. Ici Jésus n'enseigne pas seulement par des paroles mais aussi par une action.

On veut faire toucher des enfants à Jésus, sans doute pour les bénir, ainsi qu'il était de tradition dans le judaïsme, par l'imposition des mains. Cette tradition était réservée aux adultes, bien que certains personnages religieux acceptaient de bénir également des enfants... Les disciples font obstacle au projet de ceux qui amènent des enfants. Il ne s'agit pas de bébés, puisque rien n'indique qu'on les porte, mais il ne s'agit pas non plus de "grands enfants", puisque la majorité légale et religieuse était fixée à douze ans et que ces enfants sont accompagnés. Les disciples ne font pas obstacle aux enfants eux-mêmes, mais à ceux qui les amènent, et leur attitude n'est pas motivée. Le reproche que leur fait Jésus suppose que les disciples n'ont pas vu le rapport qui existe entre le désir, le souhait de ces gens et l'oeuvre accomplie par Jésus.

La situation normale des enfants était celle de ne pas être des adultes, et donc ils n'étaient pas soumis à la Loi. Jésus, par son geste, va les traiter en adultes, en personnes responsables. Si on les compare aux adultes, ce que sont les enfants en face de la Loi, les disciples doivent l'être pour entrer dans le Royaume de Dieu. En quelque sorte, les enfants témoignent d'une disponibilité d'accueil qui est nécessaire à tous devant le Royaume. Jésus ne les prend pas pour symbole d'une disposition qui serait exigée des adultes, il ne les donne pas davantage en exemple. Mais il souligne simplement le caractère de disponibilité. L'homme doit accueillir le Royaume avec les mêmes dispositions qu'un enfant. Le Royaume est un don pour lequel l'homme ne peut se prévaloir d'aucun droit, d'aucun avantage, d'aucun mérite : les enfants entrent de plain-pied et sans problème dans ce Royaume du don, parce qu'ils savent recevoir et s'abandonner avec confiance à celui qui donne.

Jésus rejette ainsi toute religion qui cherche à obtenir les faveurs de Dieu par l'observation plus ou moins servile des préceptes et des obligations légales ou rituelles. Il propose simplement l'accueil filial à Dieu qui est Père de tous ces enfants.

Et ce Royaume n'est pas simplement pour l'avenir : c'est dans le présent qu'il faut accueillir le Royaume qui vient afin de pouvoir y entrer également dans l'avenir. Cela vient alors illustrer les paraboles de la graine de moutarde et de la semence qui pousse toute seule (Mc. 4, 26-32). Accueillir le Royaume de Dieu devient équivalent à accueillir la Parole. Par son Parole, Jésus annonce le Royaume qui vient : "Le Royaume de Dieu s'est approché, convertissez-vous et croyez à l'évangile" (Mc. 1, 15).

La bénédiction de ces enfants doit être reliée non pas simplement à un attachement humain chaleureux, mais aussi et surtout à la promesse de la venue du Royaume : il est d'ailleurs déjà donné à celui qui sait l'accueillir. Les enfants sont bénis pour eux-mêmes, en tant qu'ils sont les bénéficiaires de ce Royaume qui vient, et ils sont bénis en lieu et place de quiconque réalise, dans son existence, une attitude comparable à l'égard de Jésus et de sa Parole.

De plus, on sait par Tertullien que ce texte a servi d'argument en faveur du baptême des petits enfants. Certains commentateurs n'hésitent pas à penser que cette utilisation était déjà courante à l'époque même de l'Église primitive. Toutefois, il ne semble pas qu'un tel argument soit décisif, dans le sens où les seuls enfants seraient véritablement aptes à recevoir le baptême et, en conséquence, le don gratuit du Royaume : tout homme est invité à la conversion, à croire au don de Dieu.

10. L'appel du riche

Comme il se mettait en route, quelqu'un vient en courant et se jeta à genoux devant lui, il lui demandait : Bon Maître, que dois-je faire pour recevoir la vie éternelle en partage ? Jésus lui dit : Pourquoi m'appelles-tu bon ? Nul n'est bon que Dieu seul. Tu connais les commandements : Tu ne commettras pas de meurtre, tu ne commettras pas d'adultère, tu ne voleras pas, tu ne porteras pas de faux témoignage, tu ne feras de tort à personne, honore ton père et ta mère. L'homme lui dit : Maître, tout cela je l'ai observé dès ma jeunesse. Jésus le regarda et se prit à l'aimer, il lui dit : Une seule chose te manque. Va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel, puis viens, suis-moi. Mais à cette parole, il s'assombrit et s'en alla tout triste, car il avait de grands biens. Regardant autour de lui, Jésus dit à ses disciples : Qu'il sera difficile à ceux qui ont des richesses d'entrer dans le Royaume de Dieu ! Les disciples étaient déconcertés par ces paroles. Mais Jésus leur répète : Mes enfants, qu'il est difficile d'entrer dans le Royaume de Dieu ! Il est plus facile à un chameau de passez par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu. Ils étaient de plus en plus impressionnés, ils se disaient entre eux : Alors qui peut être sauvé ? Fixant sur eux son regard, Jésus dit : Aux hommes, c'est impossible, mais pas à Dieu, car tout est possible à Dieu. Pierre se mit à lui dire : Eh bien ! nous, nous avons tout laissé pour te suivre. Jésus lui dit : En vérité, je vous le déclare, personne n'aura laissé maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou champs à cause de moi et à cause de Évangile, sans recevoir au centuple maintenant, en ce temps-ci, maisons, frères, sœurs, mères, enfants et champs avec des persécutions et dans le monde à venir la vie éternelle. Beaucoup de premiers seront derniers et les derniers seront premiers.

Un nouveau problème de la vie concrète des chrétiens est ici abordé par l'évangéliste, c'est la question des richesses. On reconnaît, à certains détails littéraires, le goût de Marc pour les récits bien campés. Tandis que Jésus se remet en route, un inconnu se présente et tombe aux pieds de Jésus. Cette rapide introduction, qui situe les personnages, fait rapidement place au dialogue, lequel se termine par un regard d'amour de Jésus et sur une invitation pour ce riche à devenir lui aussi disciple : "puis viens, suis-moi". Une telle parole n'est pas sans rappeler l'invitation faite aux premiers disciples (Mc. 1, 16-20), puis celle lancé à Lévi (Mc. 2, 13-17). En racontant cet épisode, les premiers chrétiens s'identifiaient eux-mêmes comme disciples du Christ, comme ceux qui avaient entendu personnellement son invitation à tout quitter pour le suivre, et non pas seulement à suivre ce que la Loi prescrivait.

Deux thèmes sont particulièrement traités dans cette péricope, celui de la bonté de Dieu et celui de l'abandon des biens. Tout d'abord, c'est l'homme qui inaugure un dialogue avec Jésus, mais celui-ci semble refuser un tel dialogue, par une réflexion sur la bonté : "Bon Maître, que dois-je faire pour recevoir la vie éternelle en partage ? Jésus lui dit : Pourquoi m'appelles-tu bon ? Nul n'est bon que Dieu seul". De cette manière, Jésus refuse de laisser s'établir un lien direct entre le riche et lui-même, puisque la question ne se situe pas dans le contexte de la gratuité. Le Royaume, ou la vie éternelle, n'est pas un objet d'acquisition, mais un don gratuit que Dieu offre à celui qui veut bien l'accueillir comme le fait un enfant. Même l'homme Jésus ne peut rien faire pour obtenir la vie éternelle : Dieu seul est source de cette vie, et il la donne. Voilà pourquoi lui seul est bon. De cette manière est aussi affirmé le fait que Jésus, quoique Fils de Dieu, reste un homme. Et c'est pourquoi il détourne le riche de sa personne (à lui, Jésus) pour le mettre en relation avec le Père, comme lui-même, Jésus, est toujours en relation avec lui.

Mais la relation avec Dieu n'est possible pour l'homme que par les commandements, qui sont alors présentés comme le don gracieux de Celui qui est le bienfaiteur du peuple et son guide pour la vie présente. La question du riche souligne déjà la complexité du Royaume : "Que dois-je faire pour obtenir la vie éternelle en partage ? Cette question mêle deux notions : en tant qu'il s'agit d'un "recevoir", la question évoque une intervention au dernier jour, comme le prix de la rétribution des justes, et, en tant qu'il s'agit de la "vie éternelle", elle indique le pouvoir de Dieu qui étendra son empire sur le monde. Ces deux notions ne sont naturellement pas contradictoires, mais elles indiquent que, pour Marc, comme pour Jésus d'ailleurs, le Royaume est une réalité complexe. On aura déjà remarqué par ailleurs que toutes les paroles de Jésus sur le Royaume sont des paraboles : "il en est du Royaume de Dieu comme de...".

La réponse de Jésus, après le rappel de la bonté de Dieu, renvoie aux commandements, mais pas à tous les commandements : tous les devoirs indiqués concernent le prochain (et l'amour du prochain sera rapidement identifié à l'amour de Dieu, en Mc. 12, 28-34). Le riche déclare qu'il a suivi toutes ces consignes depuis sa jeunesse, et il n'est pas permis de mettre en doute la sincérité de sa réponse, puisque Jésus lui-même ne contestera pas cette déclaration. Alors, on pourrait supposer que le récit va s'achever, de même qu'ultérieurement Jésus va déclarer au scribe qui l'interrogera : "Tu n'es pas loin du Royaume de Dieu" (Mc. 12, 34). Or, le récit rebondit, signe manifeste que l'évangéliste a autre chose à dire que ce petit événement.

L'homme riche sait bien ce qu'il doit faire, puisqu'il le fait depuis sa jeunesse, mais ce qu'il ignore, c'est le comment il doit agir. Jésus s'aperçoit qu'il demande plus, et il lui propose de devenir son disciple, de vivre avec lui, de le suivre, jusque dans sa vie errante sur les chemins de Palestine. Il importe donc que cet homme se sente indépendant : "Va, ce que tu as, vends-le, donne-le aux pauvres et tu auras un trésor dans le ciel, puis viens, suis-moi". A ce niveau de la discussion apparaît la distinction entre les deux trésors, celui de la terre et celui du ciel. Face à la vie éternelle, la richesse terrestre constitue un danger, et l'on doit s'en défaire chaque fois qu'elle fait obstacle au salut, chaque fois qu'elle étouffe la parole. Un tel message est certainement plus réaliste qu'une interprétation littérale ou matérialiste, qui ferait obligation à toute personne fortunée de vendre ses biens au profit des pauvres. Et d'ailleurs, où fixer la limite entre la catégorie des riches et celles des pauvres ? Et faut-il penser que tous les riches sont des damnés en puissance ?

Le riche quitte Jésus "triste, car il avait de grands biens". Mais la tristesse de celui qui aurait pu devenir disciple n'a pas son origine dans sa fortune, mais surtout dans le remords de perdre le trésor du ciel... Après le départ de cet homme, une conversation s'instaure entre Jésus et ses disciples sur le danger des richesses : il est difficile à ceux qui ont des richesses d'entrer dans le Royaume, mais il y a une autre difficulté qui se fait jour : il est difficile à tout homme d'entrer dans ce Royaume, et même cela leur est impossible, mais tout est possible à Dieu.

"Il est plus facile à un chameau de passez par le trou d'une aiguille qu'à un riche d'entrer dans le Royaume de Dieu". Jésus ne retire rien de son enseignement : les richesses constituent un obstacle dirimant. Cette parole de Jésus peut susciter l'étonnement chez le lecteur occidental peu habitué à l'exagération orientale. Aussi, les Pères de l'Église, comme Cyrille de Jérusalem, ont essayé d'atténuer la portée de cette parole, en substituant le mot "câble" (en grec, kamilon ) au mot "chameau" (en grec, kamèlon ). D'autres se sont essayés à voir dans le trou de l'aiguille le nom d'une des portes étroites de Jérusalem. Mais il semble encore actuel de maintenir l'exagération et l'audace du texte primitif. D'ailleurs, les récits rabbiniques, tels que le Talmud de Babylone, présentent des expressions analogues. Pour marquer une telle impossibilité, ce Talmud se sert de l'expression : un éléphant passant par le trou d'une aiguille. Et Jésus lui-même, dans ses discussions avec les pharisiens, n'hésitera pas à leur reprocher d'avaler le chameau, alors qu'ils filtrent le moucheron (Mt. 23, 24). Si on prend cette parole à la lettre, il n'est pas plus facile d'avaler le chameau que de la faire passer par le trou d'une aiguille ! Il faut faire en sorte de ne pas être riche pour espérer entrer dans le Royaume.

La question des disciples qui ont tout quitté pour suivre Jésus fait rebondir le débat : "Qui peut être sauvé ?" La question est embarrassante, car elle ne se situe pas immédiatement dans son contexte. Les disciples, qui avaient tout abandonné, pouvaient bien espérer être sauvés, or ils se posent la question de leur salut. On comprend assez mal l'adjonction d'une telle parole. Et les chrétiens des origines étaient-ils tous riches ? Il faut revoir la perspective catéchétique de Marc : il vise les difficultés de l'entrée dans le Royaume. Les empêchements peuvent venir de l'opulence, mais il y a beaucoup d'obstacles sur la route. Ces obstacles ont été soulignés dans la parabole du semeur et dans son explication. L'accès au Royaume est impossible aux hommes, pas seulement aux riches : personne ne peut se mettre en condition d'avoir sa part de vie éternelle. On ne peut entrer dans ce Royaume que par le don de Dieu à qui tout est possible. Il lui est possible de créer avec puissance ce qui manque aux hommes : personne n'est exclu de sa miséricorde.

Une intervention de Pierre, porte-parole des douze, ouvre un dernier volet dans cette discussion : Eh bien ! nous, nous avons tout laissé pour te suivre. En suivant Jésus, les disciples ont créé un vide, ils ont laissé ce vide se créer, il appartient à Jésus de le remplir. La réponse de Jésus se fait sur un ton solennel : Amen ! En vérité, je vous le déclare, personne n'aura laissé maison, frères, sœurs, mère, père, enfants ou champs à cause de moi et à cause de Évangile, sans recevoir au centuple maintenant, en ce temps-ci, maisons, frères, sœurs, mères, enfants et champs avec des persécutions et dans le monde à venir la vie éternelle. Beaucoup de premiers seront derniers et les derniers seront premiers.

Il s'agit plus que d'une annonce, il s'agit d'un engagement, Jésus va décider du sort réservé à ceux qui l'auront suivi. Suivre Jésus, c'est alors plus que suivre l'homme le plus religieux de l'Ancien Testament. Aucun prophète n'avait osé faire prévaloir le salut sur l'adhésion à sa personne. En disant "à cause de moi et de Évangile", Jésus révèle l'importance de sa mission, centrée sur sa personne et sur le don qu'il fait de lui-même, dans le sens qu'il donne à sa mort, dans le cadre des annonces de sa Passion. De plus, la persécution des fidèles n'est pas exclue : tout concourt à montrer que l'exigence de vie est importante, et que la seule récompense qui puisse être attendue par le disciple, c'est de partager le sort du maître, celui de l'humiliation, comparable à celle de celui qui, de premier qu'il était, s'est fait le dernier de tous, pour sauver ces derniers.

 

 

Chapitre 7.

Servir

 

Ce cinquième développement marque, d'une façon particulière, la destinée terrestre de Jésus : sa mission, qui est service, comme il l'indique lui-même dans sa réponse à la demande des deux fils de Zébédée, se heurte à l'hostilité des autorités de Jérusalem. Tout ce développement marquera donc l'affrontement de Jésus à la Ville Sainte.

  1. La demande de Jacques et Jean

Jacques et Jean, les fils de Zébédée, s'approchent de Jésus et lui disent : Maître, nous voudrions que tu fasses pour nous ce que nous allons te demander. Il leur dit : Que voulez-vous que je fasse pour vous ? Ils lui dirent : Accorde-nous de siéger dans ta gloire l'un à ta droite l'autre à ta gauche. Jésus leur dit : Vous ne savez pas ce que vous demandez. Pouvez-vous boire la coupe que je vais boire, ou être baptisés du baptême dont je vais être baptisé ? Ils lui dirent : Nous le pouvons. Jésus leur dit : La coupe que je vais boire, vous la boirez, et du baptême dont je vais être baptisé, vous serez baptisés. Quant à siéger à ma droite ou à ma gauche, il ne m'appartient pas de l'accorder, ce sera donné à ceux qui cela est préparé. Les dix autres qui avaient entendu se mirent à s'indigner contre Jacques et Jean. Jésus les appela et leur dit : Vous le savez, ceux qu'on regarde comme les chefs des nations les tiennent sous leur pouvoir et les grands sous leur domination. Il n'en sera pas ainsi parmi vous. Au contraire, si quelqu'un veut être grand parmi vous, qu'il soit votre serviteur. Et si quelqu'un veut être le premier parmi vous, qu'il soit l'esclave de tous. Car le Fils de l'homme est venu non pour être servi, mais pour servir et donner sa vie en rançon pour la multitude.

La demande de Jacques et Jean intervient juste après la troisième annonce de la Passion. L'évangéliste Marc fait suivre chacune de ces annonces d'un enseignement sur l'exigence de la vie du disciple, à l'exemple de son maître. La troisième annonce est détaillée.

Le Fils de l'homme va être livré aux grands prêtres et aux scribes, condamné à mort, livré aux païens, couvert de crachats, flagellé, mis à mort.

Après de telles précisions, la demande de Jacques et de Jean peut surprendre, elle provoquera d'ailleurs l'indignation des autres disciples (mais pour un autre motif... chacun voulait les premières places). Les frères n'auraient dont rien compris à ce que Jésus annonçait ! Mais qui sont les fils de Zébédée ? Ils font partie des premiers disciples appelés par Jésus sur les bords du lac de Galilée (1, 19-20). Ils sont toujours nommés ensemble, à la suite de Pierre, ce qui indique une sorte de privilège dans l'ordre des disciples. Autre privilège, Jésus leur a donné un surnom : "Boanerguès, c'est-à-dire fils du tonnerre" (3, 17). Enfin, avec Pierre, ils sont les témoins des moments importants dans la vie et l'oeuvre de Jésus : résurrection de la fille de Jaïros, transfiguration, agonie à Gethsémani. Une ancienne tradition de l'Église fait de Jacques et de Jean, ainsi que le laisse sous-entendre Marc lui-même (6, 3) des frères de Jésus, ses cousins. Cela justifierait sans doute leur demande : quand un individu pend le pouvoir, c'est toute sa famille qui peut en profiter (phénomène du népotisme). Toutefois, l'indignation des autres disciples indique bien que ceux-ci avaient sans doute au moins perçu qu'aux yeux de Jésus ce qui comptait ce n'était pas la parenté selon la chair, selon les liens du sang, mais plutôt la parenté spirituelle, dans une même disposition à l'égard de la volonté du Père.

Comme la plupart des textes évangéliques, ce passage a été très travaillé. Le fait qu'il rapporte est confirmé, avec de sérieuses nuances par le récit qu'en donne Matthieu, qui attribue la demande à la mère des deux frères, afin d'atténuer sans doute un climat de suspicion et d'animosité à l'égard de ceux qui étaient connus et appréciés dans l'Église primitive, même si nous savons, par les Actes et les lettres de Paul, que les conflits existaient déjà dans les premières communautés.

La demande des frères prend la forme d'une revendication : Maître, nous voudrions que tu fasses pour nous ce que nous allons te demander. Ce faisant, ils constatent d'eux-mêmes que cette demande n'est pas fondée sur leurs mérites personnels, leur revendication est une sollicitation de faveur. Ce que Jésus fait, c'est sonder la rectitude de leurs intentions. Celles-ci ne sont pas tout à fait pures : ils songent à partager la gloire de leur maître en siégeant à sa droite et à sa gauche. Ils ne savent pas que ces deux places seront occupées par des brigands au moment de la crucifixion. Ils ne tiennent pas compte des différentes annonces de la Passion pour ne voir uniquement que la gloire. Le chemin de la gloire passe par la souffrance et par la croix, et, pas plus que Pierre, quand il reconnaissait Jésus comme le Messie, les deux frères ne peuvent concevoir un Messie souffrant.

La réponse de Jésus souligne leur folie : Vous ne savez pas ce que vous demandez. Elle les invite à pénétrer alors davantage dans le mystère de son destin. Siéger à la droite de Jésus ne peut se payer que dans une terrible épreuve. C'est ce que veulent exprimer les images de la coupe et du baptême. D'une manière générale, dans l'Ancien Testament, boire la coupe signifie une dure épreuve pour le peuple. La coupe évoque aussi métaphoriquement la destinée de l'homme, que ce soit la coupe de bénédiction pour souligner le bonheur accordé par Dieu ou que ce soit la coupe de la colère divine versée aux pécheurs. A l'agonie, Jésus parlera de cette coupe pour lui-même (14, 36). L'image du baptême est propre à Marc, elle a pu être ajoutée par un rédacteur ultérieur au moment où la théologie du baptême s'exprimait dans la participation à la souffrance et à la mort de Jésus. La rédaction évangélique n'est donc pas sans référence à la vie sacramentelle des premières communautés, où le baptême et l'eucharistie jouaient un rôle absolument essentiel. Et les images de la coupe et du baptême évoquent de manière directe la pratique de ces deux sacrements.

En annonçant aux frères qu'ils boiront comme lui cette coupe, Jésus leur promet, sans le dire expressément, que, souffrant un jour comme lui, ils entreront avec lui dans la gloire. Il ne leur répond pas directement, car il refuse de faire sienne toutes les représentations d'un Messie disposant de toute une hiérarchie de places d'honneur. Mais il ne leur reproche pas la vision de sa gloire, il les invite à purifier et à approfondir leur relation avec lui, dans la participation à la souffrance, dans la soumission totale à la volonté du Père. Et Jésus opère un renversement dans les conceptions "politiques" de son temps. Il s'oppose à toute forme de gouvernement fondée sur l'ambition et les honneurs, pour mettre à leur place la constitution d'une communauté fondée sur le service.

2. Guérison de l'aveugle Bartimée

Ils arrivent à Jéricho.

Jéricho se trouve en Judée, et le récit de la guérison de l'aveugle Bartimée, dans l'ensemble de l'évangile de Marc, n'est pas sans évoquer celle de l'aveugle de Bethsaïde en Galilée (8, 22-26). Ce texte précédait alors immédiatement la confession de foi de Pierre, prolongée elle-même par une première annonce de la Passion. D'une manière équivalente, cette nouvelle guérison est suivie de l'acclamation de Jésus comme le Messie qui entre dans sa ville, puis du récit même de la Passion. D'une certaine façon, ces deux textes de guérison miraculeuse, constituent des récits de transition : ils veulent acheminer le lecteur vers une profession de foi publique dans le caractère messianique de Jésus. Mais cette foi ne trouve son fondement que dans l'événement de la Passion.

Ils arrivent à Jéricho. Comme Jésus sortait de Jéricho...

La cité même de Jéricho n'a aucune importance dans le récit, elle n'est qu'un lieu de passage vers Jérusalem, on ne s'arrête pas. Et pourtant, à travers ce passage à Jéricho, un peuple de croyants se forme. Si le lieu n'a guère d'importance, le chemin en a une grande. Et c'est sans doute par l'idée même du chemin qu'il est possible d'interpréter ce texte. On ne sait pas où mène ce chemin : certes, le dernier verset indique que Bartimée suivait Jésus sur le chemin, alors qu'il était assis sur le bord du chemin avant sa guérison, mais ce chemin ne s'arrête pas...

L'aveugle Bartimée, fils de Timée, était assis au bord du chemin, en train de mendier.

Bartimée se trouve dans un état de fixité, considérée comme définitive, puisque sa cécité l'empêchait d'avancer. Installé dans sa fixité, il était éloigné de toutes les réalités qui se passaient auprès de lui. Sur le bord du chemin, cela indique qu'il ne se trouve pas sur le chemin : il se trouve en quelque sorte exclu du chemin que suit Jésus.

Apprenant que c'était Jésus de Nazareth, il se mit à crier.

Le fait que c'est par l'ouïe que Bartimée reçoit l'information de la présence de Jésus continue de souligner sa cécité, et le fait qu'il se mette à crier souligne la distance et l'éloignement qui le sépare de Jésus. Si Jésus peut être considéré comme proche de lui dans l'espace, il semble que cet aveugle refuse la proximité toute physique. Dans son cri, il l'appelle : Fils de David ! Jésus. Ce faisant, il lui accorde le titre de Messie d'Israël, soulignant par le fait même une autre distance qui le sépare de Jésus. Dans son éloignement sensible, du fait de sa cécité, il est proche de Jésus, d'une proximité plus réelle, celle de la foi. Et cela sera encore plus souligné par le second cri de l'aveugle : Fils de David, aie pitié de moi ! Le terme de Jésus, comme personnage historique, a disparu.

Jésus s'arrêta.

Celui qui était mobile sur le chemin va s'arrêter, et cette rupture dans la marche aura pour effet direct d'accorder de la mobilité à celui qui était fixe. L'arrêt de Jésus provoque la surprise, de même que l'attitude de l'aveugle :

Rejetant son manteau, il se leva d'un bond et il vint vers Jésus.

Tout se passe déjà comme si Bartimée n'était plus aveugle. Le rejet du manteau, utilisé par les mendiants orientaux pour recevoir les offrandes des passants, marque la fin de l'état de fixité. Bartimée vient alors sur le chemin qui le conduit à Jésus. Tout le chemin qu'il va parcourir se situe entre un appel : Appelez-le ! et un envoi : Va, ta foi t'a sauvé. Être proche de Jésus, ce n'est donc pas s'installer dans une nouvelle fixité, mais c'est découvrir la mobilité sans laquelle la proximité ne peut réellement durer. En d'autres termes, la vue retrouvée permet d'être proche, même à distance, elle assure la mobilité et la sécurité dans la marche. La parole "va" signifie alors la nécessaire rupture qui est celle de l'homme qui voit par la foi. La foi exige une distance, qui était soulignée par le titre messianique, mais elle ne peut pas être la cause d'un éloignement. La foi comble la distance. Désormais, l'aveugle voit : éloigné dans la proximité physique, il est maintenant proche dans la distance. Le miracle n'est pas simplement un fait physique, c'est un fait de la foi, car la guérison n'est que suggérée, elle n'est pas décrite en réalité. Croire, c'est donc voir, mais c'est surtout suivre Jésus sur le chemin.

  1. L'entrée triomphale à Jérusalem

Lorsqu'ils approchèrent de Jérusalem, près de Bethphagé et de Béthanie, vers le mont des Oliviers, Jésus envoie deux de ses disciples et leur dit : Allez au village qui est devant vous, dès que vous entrerez, vous trouverez un ânon attaché que personne n'a encore monté. Détachez-le et amenez-le. Et si quelqu'un vous dit : Pourquoi faites-vous cela ? répondez : Le Seigneur en a besoin et il le renvoie ici tout de suite. Ils sont partis et on trouvé un ânon attaché dehors près d'une porte dans la rue. Ils le détachent. Quelques-uns de ceux qui se trouvaient là leur dirent : Qu'avez-vous à détacher cet ânon ? Eux leur répondirent comme Jésus l'avait dit et on les laissa faire. Ils amenèrent l'ânon à Jésus, ils mettent sur lui leurs vêtements et Jésus s'assit dessus. Beaucoup de gens étendirent leurs vêtements sur la route et d'autres des feuillages qu'ils coupaient dans la campagne. Ceux qui marchaient devant et ceux qui suivaient criaient : Hosanna Béni soit au nom du Seigneur celui qui vient ! Béni soit le règne de David notre père ! Et il entra à Jérusalem dans le Temple. Après avoir regardé autour de lui, comme c'était déjà le soir, il sortit pour se rendre à Béthanie avec les douze.

Pour rappeler à ses lecteurs l'entrée de Jésus à Jérusalem, Marc articule deux récits. D'une part, Jésus envoie ses disciples préparer sa monture (11, 1-6) et d'autre part, il est acclamé par la foule (7-10). Une question peut se poser à propos de cet événement. Quand a-t-il eu lieu ? Et par suite, quelle en est la signification ? Une tradition très ancienne, rapportée par Jean (11, 54-57), montre Jésus recherché par la police et se cachant, probablement à Béthanie, sinon dans le désert de Juda. Cette tradition permet d'expliquer un peu mieux la trahison de Judas : puisque Jésus se cachait, il fallait un indicateur aux autorités pour qu'elles puissent l'arrêter. Mais si on considère une entrée triomphale, il n'est donc plus besoin d'une trahison pour arrêter Jésus. Et des indications scripturaires invitent à situer cet événement non pas dans le contexte immédiat des fêtes pascales juives, mais plutôt dans le contexte de Soukkot, la fête des Tentes. Cette fête rappelait le séjour de la maison d'Israël dans le désert et le don de la Loi au Sinaï. La tradition voulait que, pendant cette période festive, le peuple s'abrite sous des tentes et des branchages, comme dans le désert. Toute une liturgie était prévue à cet effet. Il suffit alors de comparer l'entrée à Jérusalem avec cette liturgie :

A la fête des Tentes

A l'entrée à Jérusalem

Une procession montait au Temple                 

On chantait ce jour-là                                             

le psaume 117.                                                         

                                                                                


On célébrait la royauté de Dieu                         

C'était une fête des derniers temps          

qui attirait des païens                                      

selon ce qui est dit par Zacharie :

Les païens monteront à Jérusalem                         

et célébreront la fête                                         

des Tentes (Za. 14, 16).

Pour ces derniers temps                                        

est annoncée la purification                                   

du Temple (Za. 14, 21) :                                       

En ce jour-là,                                                        

il n'y aura plus de marchands                             

dans le Temple                                                        

Un cortège aboutit au Temple

Le récit fait allusion

au psaume 117 :

Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur.

Marc y voit la royauté de Jésus


Selon une tradition transmise par l'évangéliste Jean

il y avait quelques grecs

 

montés à Jérusalem

pour la fête

 

L'expulsion des vendeurs

se fait aussitôt après

l'entrée à Jérusalem :

Entré dans le Temple,

il se mit à chasser

les vendeurs et les acheteurs.

 

Alors, pourquoi les synoptiques font-ils coïncider cette entrée de Jésus avec les fêtes pascales ? Pour la bonne raison qu'ils ne connaissent qu'une seule montée de Jésus à Jérusalem aux jours de sa vie publique. On comprend alors qu'ils aient dû faire coïncider cette entrée avec la fête de la Pâque. En pensant raisonnablement que l'entrée à Jérusalem ait eu lieu au moment de la fête des Tentes, c'est-à-dire fin Septembre - début Octobre de l'année avant la mort de Jésus, on n'enlève rien à la signification de cet événement dans la vie de Jésus.

Marc devait aussi faire ressortir le lien existant entre cet événement et la Pâque de Jésus. Deux récits manifestent une très grande similitude : c'est l'envoie des disciples pour préparer la monture de Jésus (11, 1-6) et pour préparer la salle du repas (14, 12-16) :

Lorsqu'ils approchèrent

de Jérusalem,

près de Bethphagé

et de Béthanie,

vers le mont des Oliviers,

                                                                              


Jésus envoie

deux de ses disciples

et leur dit :

Allez au village

qui est devant vous,

dès que vous entrerez,

vous trouverez

un ânon attaché

que personne n'a encore monté.

Détachez-le et amenez-le.

Et si quelqu'un vous dit :

Pourquoi faites-vous cela ?

répondez :

Le Seigneur en a besoin

et il le renvoie

ici tout de suite.

Ils sont partis

et ont trouvé un ânon

attaché dehors

près d'une porte dans la rue.

Le premier jour

des pains sans levains,

où l'on immolait la Pâque,

 

ses disciples lui disent :

Où veux-tu que nous allions faire

les préparatifs pour que tu manges la Pâque ?

Et il envoie

deux de ses disciples

et leur dit :

Allez à la ville,

 

un homme viendra

à votre rencontre,

portant une cruche d'eau.

Suivez-le,

et là où il entrera

 

 

dites au propriétaire :

Le Maître dit :

Où est ma salle où je vais manger

la Pâque avec mes disciples.

Et lui vous montrera la pièce du haut,

vaste, garnie, toute prête,

c'est là que vous ferez les préparatifs pour nous.

Les disciples partirent

et allèrent à la ville.

Ils trouvèrent tout comme il leur avait dit

et ils préparèrent la Pâque.

 

Dans ces deux textes, Marc souligne la volonté de Jésus de tout ordonner selon son intention qui est nette : les consignes sont sans équivoque. Une parole de Jésus est remarquable dans le cadre de l'entrée à Jérusalem. C'est l'emploi qu'il fait pour lui-même du terme "Seigneur". Le cas est unique dans le second évangile. A plusieurs reprises, Jésus s'est désigné sous le titre de "Fils de l'homme", mais jamais sous le titre de "Seigneur". Certes, ce terme est employé par les autres synoptiques, et c'est aussi, à l'époque, un terme de politesse. Mais il était plutôt employé à l'égard des personnalités. Toutefois, il ne faut pas oublier que dans la version grecque de la Bible, dans la Septante, le terme de Seigneur (Kurios) était la traduction du nom de Dieu (YHWH) dans le texte hébreu.

Les noms des localités, Bethphagé et Béthanie, ne sont peut-être pas simplement des indications géographiques, elles peuvent avoir leur importance dans le récit. Béthanie signifie : maison du pauvre, maison de l'humilité, maison de l'affliction. Acclamé par la foule, Jésus ne va pas s'arrêter à Jérusalem, il ne fait qu'y passer, et le soir venu, il se retire à Béthanie. Bethphagé signifie maison des figues ; autre signe intéressant quand on découvre que le séjour nocturne de Jésus à Béthanie se poursuit par une péricope sur le figuier stérile. L'entrée triomphale à Jérusalem donne lieu à un texte empreint d'une grande simplicité. La venue de Jésus sur un ânon peut être lue comme une indication de la royauté messianique, ainsi que l'écrivait le prophète Zacharie : "Voici que ton roi vient à toi, il est juste et victorieux, humble et monté sur un âne" (Za. 9, 9). Dans l'Ancien Testament, l'âne est la monture royale, il désigne également la monture du Messie. De plus, ce récit rappelle d'autres séquences vétéro-testamentaires. Les juifs connaissaient le récit de l'investiture royale de Jéhu : "Aussitôt, ils prirent tous leurs manteaux et les étendirent sous lui, à même les degrés. Ils sonnèrent du cor et crièrent : Jéhu est roi !" (2 R. 9, 13). C'est exactement ce que fait la foule qui accompagne Jésus. l'entrée à Jérusalem apparaît comme la venue du roi-messie.

Hosanna ! C'est la translittération d'un terme, qui veut dire : donne le salut ! Le mot exprime une supplication instante. Et, dans le cadre de la fête des Tentes, c'était plutôt une prière pour demander la pluie. Par la suite, ce terme est devenu, peut-être dans le judaïsme, mais surtout dans le christianisme primitif, une acclamation liturgique, au même titre que Alléluia ! qui signifie : louez Dieu !

Le retour à Béthanie, à la maison de l'humilité et de l'affliction, donne une coloration pascale à l'ensemble du récit : c'est l'humiliation par la croix qui s'inaugure.

4. Le figuier stérile

Le lendemain, à leur sortie de Béthanie, il eut faim. Voyant de loin un figuier, il alla voir s'il n'y trouverait pas quelque chose. Et s'étant approché, il ne trouva que des feuilles, car ce n'était pas le temps des figues. S'adressant à lui, il a dit : Que jamais plus personne ne mange de tes fruits. Et ses disciples écoutaient.

En passant le matin, ils virent le figuier desséché jusqu'aux racines. Pierre, se rappelant, lui dit : Rabbi, regarde, le figuier que tu as maudit est tout sec. Jésus leur répond : Ayez foi en Dieu. En vérité, je vous le déclare, si quelqu'un dit à cette montagne : Ôte-toi de là et jette-toi dans la mer, et s'il ne doute pas en son coeur mais croit que ce qu'il dit arrivera, cela lui sera accordé. C'est pourquoi, je vous le déclare : Tout ce que vous demandez en priant, croyez que vous l'avez reçu et cela vous sera accordé. Et quand vous êtes debout en prière, si vous avez quelque chose contre quelqu'un, pardonnez, pour que votre Père qui est aux cieux vous pardonne aussi vos fautes.

Si l'on s'en tient à l’explication naturelle, cette condamnation a de quoi surprendre. C'est un miracle à rebours, Jésus est de mauvaise foi. Car comment peut-il s'attendre à trouver des fruits sur le figuier, à l'époque du printemps, puisque Marc situe cet événement dans le cadre des fêtes pascales ? La condamnation est radicale : jamais plus le figuier ne portera du fruit. Aucun indice littéraire ne permet de la comprendre, à moins d'essayer de lire l'épisode dans le cadre des vendeurs chassés du Temple. Tel le figuier, arbre symbole de la recherche attentive de Dieu dans sa Parole, jamais plus Israël ne portera de fruits. Israël n'a pas répondu à l'attente de son Seigneur quand il l'a visité. Il ne porte pas de fruits, désormais, il n'en portera jamais plus. Il reste pourtant debout, tel le figuier : il n'est pas détruit, il est stérile et inutile.

5. Les vendeurs chassés du Temple

La nouvelle entrée de Jésus dans la ville sainte se déroule dans le cadre de la semaine qui précède la Pâque. Le premier jour, selon l'évangile de Marc, Jésus est entré triomphant dans Jérusalem et dans le Temple, avant de quitter la ville pour la nuit. Le second jour, il revient, maudit au passage le figuier, chasse les vendeurs du Temple, avant de se retirer pour la nuit. Le troisième jour, en revenant à Jérusalem, les disciples constatent que la malédiction du figuier s'est réalisée. Puis Jésus circule dans le Temple, répond à diverses questions, propose un discours sur la fin des temps. Le premier verset du chapitre 14 nous situe deux jours avant les festivités pascales : "La Pâque et la fête des pains sans levain devaient avoir lieu deux jours après". La purification du Temple est encadrée par l'épisode du figuier. Il s'agit du procédé classique de l'inclusion : la purification est enchâssée à l'intérieur de la malédiction du figuier, qui en radicalise le sens.

Ils arrivent à Jérusalem. Entrant dans le Temple, Jésus se mit à chasser ceux qui vendaient et achetaient dans le Temple, il renversa les tables des changeurs et les sièges des marchands de colombe, et il ne laissait personne traverser le Temple en portant quoi que ce soit. Et il enseignait et leur disait : Ma maison sera appelée Maison de prière pour toutes les nations. Mais vous, vous en avez fait une caverne de bandits. Les grands prêtres et les scribes l'apprirent et ils cherchaient comment ils le feraient périr. Car ils le redoutaient, parce que la foule était frappée de son enseignement.

Sur le fait qu'il se soit passé quelque chose au Temple, que Jésus soit intervenu pour rappeler la destination du Temple, les indices ne manquent pas. L'indice le plus apparent, et non le moindre, réside dans le fait que l'événement est rapporté par les quatre évangélistes. Le trafic commercial à l'intérieur du Temple est vraisemblable : la scène de vente des objets et animaux nécessaires au culte n'est en rien scandaleuse pour les juifs. De plus, les autorités religieuses devaient avoir pris des mesures pour que le "haut-lieu" du culte ne soit pas profané. L'intervention de Jésus ne peut se comprendre que dans la perspective d'une purification du Temple dans son intégralité : il le purifie pour la venue du Royaume de Dieu, dans une visée eschatologique imminente.

Le Temple de Jérusalem n'était pas seulement un lieu sacré (en grec : naos), un lieu dans lequel seuls les prêtres pouvaient entrer, mais le Temple (ieron) constituait un vaste domaine qui entourait le sanctuaire proprement dit. Le Temple, auquel l'épisode fait allusion doit être le parvis des païens, immense esplanade qui bordait le grand côté du sanctuaire. C'était une sorte de place publique, bordée de portiques où régnait, au temps de Jésus, une animation très orientale. Cet espace semble profane, mais en réalité il est déjà séparé du monde extérieur, on pouvait accéder à ce parvis par neuf portes fortifiées. Le sanctuaire proprement dit domine de plusieurs mètres ce marché. Cette fois, l'entrée est interdite aux païens : "qui sera pris sera seul responsable envers lui-même, car mort s'ensuivra". Puis une cour réservée aux femmes qui ne pouvaient aller plus loin, puis un parvis pour les hommes, ensuite un parvis pour les prêtres où se trouvait l'autel des sacrifices, enfin le lieu saint, où les prêtres seuls pouvaient déposer l'encens avec des charbons ardents sur l'autel de l'encens, ce lieu saint précédait immédiatement le "saint des saints" qui ne renfermait rien, mais dont le grand prêtre, une fois par an, encensait l'intérieur pour se protéger et pour protéger tout le peuple de la Présence divine. C'était là le haut lieu du Temple auquel on ne pouvait accéder qu'en franchissant les limites successives. Le parvis des païens n'était en quelque sorte que la frontière du profane et du sacré.

Cette péricope peut être classée dans le genre littéraire de l'apophtegme. L'apophtegme, c'est principalement une parole encadrée dans un acte. L'événement sert simplement de support à la parole qui devient ainsi parole gestuée, parole située. Il semble que la première génération chrétienne a mémorisé les paroles de Jésus, bien plus qu'elle ne se soit souvenue du détail de l'événement et de son déroulement. C'est ensuite, à partir des paroles, qu'elle a constitué des unités "récit-parole". Les deux aspects se complètent l'un l'autre pour constituer une unité indissoluble. Dans le cas présent, il paraît que l'action prime sur la parole : la pointe est mise sur le récit, dont la parole n'est qu'un commentaire. C'est leur conjonction qui donne le caractère unitaire de l'épisode, mais la portée symbolique est manifeste.

Il serait intéressant de connaître la datation de cet événement. Si les synoptiques sont d'accord pour placer l'épisode au début de la semaine de la Passion, Jean le présente comme un des signes inaugurateurs de la mission de Jésus. L'unanimité des synoptiques fait pencher pour la datation à la semaine de la Pâque, et même l'allusion à la mort de Jésus, en Jn. 2, 21, s'expliquerait mieux avant la Passion plutôt qu'au début du ministère de Jésus. De plus, comme Jean présente plusieurs voyages de Jésus à Jérusalem, il lui était plus facile de choisir une autre date que celle des synoptiques, qui ne connaissent qu'une seule montée de Jésus à Jérusalem.

Il semble certain que l'événement du Temple a été à l'origine d'un clivage entre les partisans de Jésus et ses adversaires, qui vont se manifester de plus en plus jusqu'à la Passion. L'opinion publique est divisée en deux camps. Cela rend plus vraisemblable la chronologie johannique, situant la purification du Temple aux origines du ministère de Jésus. A quelques jours de la Passion, cet événement aurait certainement été rappelé dans le procès. Or, fait remarquable, il n'est nullement fait mention de l'expulsion des vendeurs qui, si on s'en tient à la chronologie synoptique, vient d'avoir lieu. En revanche, Matthieu (26, 61) et Marc (14, 58) font intervenir de faux témoins qui rapportent une prophétie énoncée par Jésus dans le quatrième évangile (Jn. 2, 19).

La situation apparaît alors comme une question très complexe. Si un acte de zèle ou de subversion, aux yeux de l'autorité juive, semble un geste plausible au début du ministère, il faut admettre la chronologie johannique qui a le mérite de souligner que la rupture avec les notables juifs n'est pas encore entièrement consommée, même si ceux-ci retiendront les propos de Jésus comme motifs de condamnation. De plus, la question de l'autorité de Jésus (Mc. 11, 28) apparaît comme une question normale au début de la vie publique de Jésus : par quelle autorité un nouveau rabbi peut-il agir de la sorte ? A la fin de la vie de Jésus, cette question aurait sans doute déjà reçu sa réponse. Enfin, la référence à Jean-Baptiste (Mc. 11, 29) trouverait très bien sa place à un moment où Jésus tenterait de se démarquer par rapport au Baptiste pour inaugurer son ministère.

Finalement, la question de la datation est une question qui pose de grandes difficultés. Un tel événement aurait pu inciter les grands prêtres à dépêcher le procès de Jésus, et donc la purification du Temple se situerait chronologiquement peu avant la Passion, ce qui donne du poids au témoignage synoptique. Un geste aussi radical, aussi virulent, ne pouvait pas rester sans conséquences fâcheuses. Mais c'est aussi parce que ce geste est très significatif que Jean l'a placé au début de son évangile, comme exergue à tout le ministère de Jésus. Alors, Marc a raison... et Jean aussi, en plaçant ce geste de revendication comme un geste significatif par excellence.

Un fait est certain : la tradition chrétienne primitive a interprété ce geste de Jésus, comme son entrée triomphale à Jérusalem, comme un geste messianique. C'est sans doute dans ce même sens que les premiers jours de la dernière semaine de Jésus ont été compris par les témoins directs. Et pourtant, chez Marc en particulier, la purification du Temple n'apparaît pas encore comme l'inauguration de temps nouveaux, mais plutôt comme un acte réformateur : il faut rendre au Temple sa pureté originelle comme lieu du culte divin.

Et cet événement du Temple oblige à poser quelques questions sur la personne même de Jésus, à ce moment donné de son histoire. Était-il un agitateur politique ? Si on présume une réponse positive, l'épisode de l'expulsion des vendeurs peut apparaître comme une pièce importante du dossier. Il faudrait admettre une thèse qui présente Jésus comme un être violent, qui se fabrique un fouet et qui chasse "manu militari" ceux qui étaient occupés à vendre les articles du culte. Certains vont même jusqu'à dire que le ministère de Jésus fut centré sur la violence, et que ses disciples immédiats l'ont repris dans un contexte plus pacifique, voire pacifiste... Ce serait faire beaucoup de cas d'un événement qui n'a même pas été rapporté dans le procès. De plus, s'il fallait percevoir ce geste comme l'inauguration d'une opération militaire, d'un soulèvement zélote, on pourrait s'étonner du silence de l'historien juif Flavius Josèphe : il aurait certainement signalé cet événement dans son oeuvre. En fait, il semble qu'à ce niveau, l'événement n'a pas eu l'importance qu'on veut lui accorder trop souvent. Alors, Jésus était-il un zélote pour la Loi ? Il est facile de transposer le zèle politique de Jésus à un niveau religieux : ce geste est alors perçu comme un geste prophétique, qui se situe dans la lignée d'autres actes accomplis dans le pur respect de la Loi. La revendication zélote pour un culte purifié remonte très loin dans l'histoire du peuple. On donne même l'exemple de Phinéas, fils d'Eliazar, contemporain plus ou moins légendaire de Moïse, qui aurait assassiné un Israélite ayant épousé, au mépris de la Loi, une Madianite...

Jésus se serait alors rattaché plus ou moins à un courant piétiste, soucieux d'un culte purifié et réformé, même si les piétistes ne s'attaquaient pas directement au Temple et aux sacrifices sanglants. Mais, dans ce cas, n'est-ce pas oublier quelque peu l'aspect prophétique du geste de Jésus, qui inaugure de cette façon le culte véritable, dépassant de toutes façons le littéralisme aussi bien pharisien que zélote ? Jésus aurait-il revendiqué le titre de "Messie" ? Si l'entrée à Jérusalem revêt un certain caractère messianique, l'expulsion des vendeurs ne s'apparente pas à un geste messianique. Au contraire, il semblerait même que cet acte de Jésus lui interdise désormais de se présenter comme le Messie, celui qui allait rétablir Israël. En effet, par ce geste, Jésus manifeste son hostilité à l'égard des pratiques traditionnelles du peuple juif et des chefs de prêtres. Un tel Messie ne s'en prend pas directement aux causes de la servitude, comme la présence romaine toujours plus envahissante, mais à l'existence même d'un culte avec viandes sacrées. Comment faire entrer dans la catégorie messianique un acte qui se situe de lui-même comme étranger à cette catégorie ? D'ailleurs, il semble, selon les évangélistes, que Jésus se soit toujours refusé à une prétention messianique.

Ce sont ses disciples qui auraient interprété son ministère, à la lumière de sa résurrection, comme messianique. Ce serait alors faire de l'événement du Temple un événement surchargé, ce serait lui accorder une importance que personne, pas même les adversaires de Jésus, n'a revendiquée.

La pratique et l'enseignement de Jésus peuvent-ils être classés dans la perspective des mouvements baptistes qui refusaient toutes les anciennes institutions de salut, et particulièrement les sacrifices sanglants ? L'hypothèse est séduisante dans la perspective de Marc, notamment avec la mention du "pour toutes les nations" (v. 17) que seul Marc cite comme finale de la proposition d'Esaïe. Et, la référence au Baptiste est toujours exprimée au verset 28, dans la question sur l'autorité de Jésus. La proposition de salut s'adresse à tous, y compris aux pauvres, aux impurs, aux pécheurs, par la conversion et le baptême dans l'eau : cette proposition aurait valu à Jean-Baptiste et à ses disciples une grande popularité ainsi qu'une grande autorité dans le peuple, provoquant ainsi la réaction violente des autorités qui livrent à la mort successivement Jean (Mc. 1, 14) et Jésus (14, 53). En adoptant cette pensée baptiste, on reste en conformité avec la référence explicite à Jean-Baptiste et aussi avec l'épisode du figuier desséché, qui manifeste qu'Israël n'est pas détruit mais qu'il ne porte plus de fruits, qu'il est stérile à jamais. La pensée baptiste n'a jamais été une pensée destructrice, mais purificatrice : le rite du baptême dans l'eau en est la preuve matérielle. Le Temple n'est pas voué à la destruction, mais seulement au rejet et à la stérilité définitive.

La religion était abâtardie. Pour Jésus, les relations de l'homme avec Dieu se situent dans le coeur. Ce sont les dispositions intérieures qui comptent et non pas seulement les paroles et les actes rituels qui n'engagent personne. Or, au milieu du trafic organisé et tarifé des marchandises et des bestiaux, il était devenu impossible de retrouver le culte en esprit et vérité. C'est le clergé qui est visé et pas seulement les petits vendeurs : le clergé est visé parce qu'il empêchait les païens de s'approcher de Dieu.

6. L'autorité de Jésus mise en question

Ils reviennent à Jérusalem. Alors que Jésus allait et venait dans le Temple, les scribes et les anciens s'approchent de lui. Ils lui disaient : En vertu de quelle autorité fais-tu cela ? Ou qui t'a donné autorité pour le faire ? Jésus leur dit : Je vais vous poser une question, répondez-moi et je vous dirai en vertu de quelle autorité je fais cela. Le baptême de Jean venait-il du ciel ou des hommes ? Répondez-moi ! Ils raisonnaient ainsi entre eux : Si nous disons : du ciel, il dire : Pourquoi n'avez-vous pas cru en lui ? Allons-nous dire au contraire : des hommes ? Ils redoutaient la foule, car tous pensaient que Jean était réellement un prophète. Alors, ils répondirent à Jésus : Nous ne savons pas. Et Jésus leur dit : Moi non plus, je ne vous dit pas en vertu de quelle autorité je fais cela.

Dans le contexte de l'évangile selon saint Marc, Jésus, après être entré triomphalement à Jérusalem, après avoir chassé les marchands du Temple, revient une nouvelle fois dans le Temple où il déambule, tout en continuant vraisemblablement son enseignement. Il est facile de comprendre l'exaspération des responsables de la religion juive. Aussi vont-ils lui poser la question de son autorité : En vertu de quelle autorité fais-tu cela ? Ou qui t'a donné autorité pour le faire ? Jésus, selon son habitude, va éluder la question en la retournant contre ses adversaires, il renvoie à Jean Baptiste et au baptême qu'il proposait en vue du pardon des péchés. Le piège que les grands prêtres, les scribes et les anciens tendaient à Jésus se referme sur eux. S'ils disent que l'autorité de Jean venait de Dieu, Jésus leur reprochera de ne pas avoir cru en lui, et s'ils disent qu'elle venait des hommes, ils seront en butte à l'ensemble du peuple qui croyait que Jean était un prophète. Ils reconnaissent ne pas savoir... et Jésus ne répondra pas à leur question. Le mystère de la personne de Jésus et de sa mission reste donc entier pour ses contemporains. Le secret doit être maintenu jusqu'à la révélation de la croix.

7. Parabole des vignerons homicides

Dans une parabole, le prophète Esaïe avait comparé le peuple d'Israël à une vigne, cultivée et entourée de soins par Dieu lui-même, espérant une riche vendange.

Mon bien-aimé avait une vigne sur un coteau plantureux. Il y retourna la terre et installa un plant de son choix. Au milieu, il bâtit une tour et il creusa aussi un pressoir. Il en attendait de beaux raisins, il n'en eut que de mauvais. Et maintenant, habitants de Jérusalem et gens de Juda, soyez donc juges entre moi et ma vigne. Pouvais-je faire pour ma vigne plus que je n' ai fait ? J'en attendais de beaux raisins, pourquoi en a-t-elle produit de mauvais ? En bien, je vais vous apprendre ce que je vais faire à ma vigne : enlever la haie pour qu'elle soit dévorée, faire une brèche dans le mur pour qu'elle soit piétinée. J'en ferai une pente désolée, elle ne sera ni sarclée ni taillée, il y poussera des épines et des ronces et j'interdirai aux nuages d'y faire tomber la pluie. La vigne du Seigneur, le tout-puissant, c'est la maison d'Israël, et les gens de Juda sont le plant qu'il chérissait. Il en attendait le droit, et c'est l'injustice. Il en attendait la justice, et il ne trouve que le cri des malheureux (Es. 5).

Dès ses premières lignes, le récit évangélique évoque le chant de la vigne d'Esaïe, mais il présente une grande originalité. La responsabilité ne repose pas sur l'ensemble d'Israël, mais sur ses chefs, sur les intendants qui n'ont pas fait produire les fruits escomptés pour en remettre le bénéfice au maître de la vigne.

Et il se mit à leur parler en paraboles : Un homme a planté une vigne, l'a entourée d'une clôture, il a creusé une cuve et bâti une tour, puis l'a donnée en fermage à des vignerons et il est parti. Le moment venu, il a envoyé un serviteur aux vignerons pour recevoir sa part des fruits de la vigne. Les vignerons l'ont saisi, roué de coups et renvoyé les mains vides. Il leur envoya encore un autre serviteur, celui-là aussi ils l'ont frappé à la tête et insulté. Il en a envoyé un autre, celui-là, ils l'ont tué, puis beaucoup d'autres, ils ont roué de coups les uns et tué les autres. Il ne restait plus que son fils bien-aimé. Il l'a envoyé en dernier vers eux en se disant : Ils respecteront mon fils. Mais ces vignerons se sont dit entre eux : C'est l'héritier. Venez ! Tuons-le et nous aurons l'héritage. Ils l'ont saisi, tué et jeté hors de la vigne. Que fera le maître de la vigne ? Il viendra, il fera périr les vignerons et confiera la vigne à d'autres. N'avez-vous pas lu ce passage de l'Écriture : La pierre qu'ont rejetée les bâtisseurs, c'est elle qui est devenue la pierre angulaire. C'est là l'oeuvre du Seigneur, quelle merveille à nos yeux ! Ils cherchaient à l'arrêter, mais ils eurent peur de la foule. Ils avaient bien compris que c'était pour eux qu'il avait dit cette parabole. Et le laissant, ils s'en allèrent.

Marc insiste sur le crescendo dans l'attitude des vignerons, ils battent le premier serviteur qu'ils renvoient les mains vides, ils frappent à la tête et couvrent d'outrages le second, ils tuent le troisième, ainsi que beaucoup d'autres. Tous les messagers de Dieu ont été repoussés et maltraités. Le crescendo se poursuit par l'envoi du fils : Il ne restait plus que son fils bien-aimé. Cette désignation du fils bien-aimé renvoie directement dans cette parabole aux scènes du baptême et de la transfiguration, indiquant par le fait même, mais d'une manière voilée, la mission messianique du fils. Ce fils ne connaît pas de meilleur traitement que les serviteurs : Mais ces vignerons se sont dit entre eux : C'est l'héritier. Venez ! Tuons-le et nous aurons l'héritage. Ils l'ont saisi, tué et jeté hors de la vigne. Cette progression permet d'aligner la parabole sur l'événement historique de la Passion de Jésus : il a été conduit hors de la ville de Jérusalem pour y être crucifié. Constatant ce fait, certains exégètes contemporains pensent que ce récit serait une allégorie chrétienne : les premiers chrétiens auraient interprété la mort de leur maître en la mettant en relation avec l'échec de l'histoire d'Israël. Cette parabole serait alors une composition plus ou moins artificielle, en rapport avec une parole de Jésus. Mais même dans cette perspective, le texte n'en garde pas moins une très grande importance : c’est une parabole de l'Église primitive qui innove dans son enseignement reçu de Jésus lui-même. Une des preuves apportées pour souligner cette interprétation réside dans le fait que le texte ne se termine pas par le châtiment des vignerons homicides, mais par l'attribution de leur tâche à d'autres, selon l'annonce du Psaume : La pierre qu'ont rejetée les bâtisseurs, c'est elle qui est devenue la pierre angulaire. C'est là l'oeuvre du Seigneur, quelle merveille à nos yeux ! (Ps. 118, 22-23). Ainsi, le plan de Dieu ne sera pas tenu en échec par l'attitude des intendants de la Vigne du Seigneur : le fils assassiné n restera pas longtemps dans la mort, la pierre rejetée comme inutile devient celle qui a le plus d'importance, c'est elle qui soutient tout l'édifice de l'Église. L'annonce que le domaine du Seigneur sera attribué à d'autres suffit à faire naître au coeur des adversaires de Jésus le désir de l'arrêter. La présence de la foule les en empêche. Mais désormais ils seront de plus en plus attentifs à l'enseignement de Jésus, cherchant à le faire tomber dans leurs pièges.

8. L'impôt dû à César

Ils envoient auprès de Jésus quelques Pharisiens et quelques Hérodiens pour le prendre au piège en le faisant parler. Ils viennent lui dire : Maître, nous savons que tu es franc et que tu ne te laisses influencer par qui que ce soit, tu ne tiens pas compte de la condition des gens, mais tu enseignes les chemins de Dieu selon la vérité. Est-il permis, oui ou non, de payer le tribut à César ? Devons-nous payer ou ne pas payer ? Mais lui, connaissant leur hypocrisie, leur dit : Pourquoi me tendez-vous un piège ? Apportez-moi une pièce d'argent, que je voie ! Ils en apportèrent une. Jésus leur dit : Cette effigie et cette inscription, de qui sont-elles ? Ils lui répondirent : De César. Jésus leur dit : Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Et ils restaient à son propos dans un grand étonnement.

Cette controverse entre Jésus et ses adversaires trouve sa place dans l'évangile. Elle a lieu en Judée, territoire soumis à l'imposition romaine, ce qui n'était pas le cas de la Galilée. Elle a lieu après l'entrée de Jésus à Jérusalem, dans laquelle ses adversaires avaient su découvrir une prétention messianique et royale. L'intérêt de la question n'est pas seulement chronologique, il est aussi spirituel pour ceux qui attendaient un libérateur. Le piège, c'est de faire tomber Jésus dans le domaine de la politique, lui qui refusait de suivre le messianisme politico-religieux.

L'intention de faire tomber Jésus dans un piège est soulignée dès les premières lignes : "Ils envoient auprès de Jésus quelques Pharisiens et quelques Hérodiens pour le prendre au piège en le faisant parler". Les Hérodiens interviennent parce qu'ils sont les partisans de la dynastie du roi Hérode, lequel était favorable au pouvoir romain. La question posée est double, elle porte sur la licéité de l'impôt à payer, mais aussi, sur un aspect plus concret, celui du devoir de la payer. D'une part, il s'agit du principe et de l'autre de sa réalisation. Sous le couvert d'une louange à l'impartialité et à la franchise de Jésus, ses adversaires veulent le prendre au piège devant le peuple (sil reconnaît la légitimité de l'impôt) et devant le pouvoir (s'il refuse de la reconnaître). Quelle que soit sa réponse, Jésus est perdu : ou bien, il perd tout crédit aux yeux du peuple qui attend une libération, ou bien il sera facile à dénoncer aux autorités romaines.

Découvrant l'hypocrisie de la démarche, Jésus demande que lui soit présentée la monnaie servant à l'impôt. En accédant à sa demande et en soulignant que l'effigie de la pièce ainsi que son inscription est de César, les adversaires de Jésus tombent dans leur propre piège : puisqu'ils se servent de la monnaie impériale, ils reconnaissent qu'ils se soumettent à la domination romaine. Pour refuser de payer l'impôt, il leur faudrait refuser toutes les formes de la présence romaine, et, en premier lieu, l'utilisation de la monnaie.

Néanmoins, Jésus ne se récuse pas, il répond : Rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui est à Dieu. Il ne faut pas interpréter trop rapidement cette réponse dans le sens d'une séparation de l'Église et de l'État, comme si les deux pouvoirs étaient deux domaines totalement étrangers. Pour les auditeurs de Jésus, tout pouvoir, même celui des rois païens, vient de Dieu. Aussi rendre a César ce qui appartient à César n'implique-t-il aucune atteinte au droit universel de Dieu sur tout homme. Le Messie ne vient, en aucune façon, prendre la place de César : le Royaume de Dieu n'est pas de ce monde, il est sur un tout autre plan que celui des puissances terrestres. Mais cela, les interlocuteurs de Jésus ne peuvent pas le comprendre.

9. La résurrection des morts

Après une première controverse avec les représentants de l'autorité civile, Jésus se voit contraint d'affronter des adversaires d'une autre trempe, des sadducéens. Pour comprendre leur mentalité, il faut se souvenir qu'au premier siècle avant l'ère chrétienne, les juifs instruits de leur foi se répartissaient en trois grandes sectes.

Les pharisiens sont les plus connus et ils interviennent fréquemment dans l'évangile. Contrairement à ce que l'on pense habituellement d'eux, ce sont de véritables saints juifs, des hommes qui ont misé toute leur existence sur la Parole de Dieu et qui veulent se soumettre, dans tous les actes de leur vie, à la volonté de Dieu. Ils passent donc la plus grande partie de leur temps à étudier les Écritures, et ils sont souvent de grands théologiens. Ce sont de véritables saints, mais malheureusement ils le savent, et ils pensent qu'il suffit de s'appuyer sur leur sainteté pour approcher Dieu. Jésus se montre souvent très dur avec eux, sans doute parce qu'il les admire et qu'il veut les mettre en garde de perdre leur sainteté réelle par leur bonne conscience.

Les esséniens sont ignorés de l'évangile. Pour la plupart, ce sont des moines qui ont quitté le monde pour vivre dans un lieu plus ou moins désertique, à Qumran, sur les bords de la Mer Morte, dans l'intention de préparer la venue du Royaume de Dieu, dans la prière, la réflexion et l'ascèse. Il semble que Jésus soit d'accord avec eux sur beaucoup de points : est-ce pour cela qu'il ne leur soit jamais fait allusion ?

Les sadducéens étaient de véritables aristocrates. C'était parmi eux qu'étaient recrutés les grands prêtres. Ils étaient très conservateurs, s'en tenant simplement à la Loi de Moïse (la Torah) et refusant tous les développements ultérieurs, n'admettant pas que pour progresser, la foi devait sans cesse s'enrichir. Ils tenaient pour déviations religieuses et doctrinales certaines affirmations comme la résurrection des morts et l'existence des anges. Ils sont peu nommés dans l'évangile, surtout parce qu'ils ne se sont pas intéressés à la prédication de Jésus. Mais, sur la fin du ministère de Jésus, ils se heurtent à lui, de peur que sa prédication ne leur crée des problèmes avec l'administration romaine, avec laquelle ils parvenaient à s'accommodaient, puisqu'elle leur laissait une certaine forme de pouvoir. C'est par l'intervention du grand-prêtre, issu légitimement des sadducéens, auprès du gouverneur Pilate, que Jésus sera finalement condamné. Ce sont donc des sadducéens qui viennent tendre un nouveau piège à Jésus. Ils savent qu'il partage la foi des pharisiens en la résurrection des morts. En lui posant un cas à la limite du ridicule, ils veulent le forcer à désavouer sa croyance ou le ridiculiser en montrant à quelles aberrations elle peut aboutir.

Des sadducéens viennent auprès de lui. Ces gens disent qu'il n'y a pas de résurrection. Ils lui posaient cette question : Maître, Moïse a écrit pour nous : Si un homme a un frère qui meurt en laissant une femme, mais sans laisser d'enfant, qu'il épouse la veuve et donne une descendance à son frère. Il y avait sept frères. Le premier a pris femme et est mort sans laisser de descendance. Le second a épousé cette veuve et est mort sans laisser de descendance. Le troisième également, et les sept n'ont laissé aucune descendance. Après eux tous, la femme est morte aussi. A la résurrection, quand ils ressusciteront, duquel d'entre eux sera-t-elle la femme, puisque les sept l'ont eue pour femme ? Jésus dit : N'est-ce point parce que vous ne connaissez ni les Écritures ni la puissance de Dieu que vous êtes dans l'erreur ? En effet, quand on ressuscite d'entre les morts, on ne prend ni mari ni femme, mais on est comme les anges dans les cieux. Quant au fait que les morts doivent ressusciter, n'avez-vous pas lu dans le livre de Moïse, au récit du buisson ardent, comment Dieu lui a dit : Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob ? Il n'est pas le Dieu des morts, mais des vivants. Vous êtes complètement dans l'erreur.

D'après la loi, bien connue dans le peuple, même si elle ne s'appliquait guère, le beau-frère (en latin : levir, d'où le nom de loi du lévirat) doit épouser sa belle-sœur, quand son mari décède sans lui avoir donné d'enfant mâle, afin de susciter une génération ultérieure à son frère défunt. L'enfant né de cette union est considéré comme le fils du défunt. A une époque où l'on n'avait pas encore l'idée d'une résurrection possible, prolonger ainsi le nom était la seule façon de survivre. C'est à partir de cette loi que les sadducéens établissent leur cas d'école...

Face au problème de la vie au-delà de la mort, la lecture de l'Ancien Testament est quelque peu déroutante. Alors que d'autres peuples (comme les Égyptiens) affirmèrent très vite une foi en une vie après la mort, le peuple d'Israël dut attendre les derniers siècles avant l'ère chrétienne pour découvrir des lumières sur ce problème. L'espérance du peuple se plaçait d'abord dans la victoire de Dieu sur toutes les forces du mal, le Royaume de Dieu installant une ère de paix dans le monde. Ce n'est qu'après l'exil à Babylone, vers 537, que l'idée de résurrection voit le jour, mais il s'agit de la résurrection du le peuple : Dieu va ressusciter son peuple après la catastrophe nationale. Ce n'est qu'au deuxième siècle avant l'ère chrétienne que l'idée d'une résurrection personnelle apparaît, au moment de la persécution déclenchée par Antiochus Epiphane (167-165) : à cause de leur foi, de nombreux juifs sont morts martyrs. Alors, eux qui ont donné leur vie pour Dieu se verraient-ils privés de Dieu par la mort ? Non, Dieu les intégrera dans un univers transfiguré.

A l'époque de Jésus, les sadducéens ne croient pas à la résurrection des morts, les pharisiens croient qu'elle interviendra après la venue du Messie qui transformera la vie présente, les esséniens, quant à eux, ne parlent pas de ce problèmes dans leurs livres, mais ils estiment que l'entrée dans leur communauté est déjà une participation au culte des anges. Les esséniens ne spéculent pas sur la matérialité des corps ressuscités, ils pensent à une vie intérieure consacrée à la louange de Dieu. Et c'est précisément cela que Jésus va répondre aux sadducéens. Il leur montre qu'ils se trompent complètement en voulant imaginer la vie après la mort sur le modèle de la vie présente.

La vie des ressuscitées est inimaginable : "quand on ressuscite d'entre les morts, on ne prend ni mari ni femme, mais on est comme les anges dans les cieux". Pour caricaturer la vie future, les sadducéens avaient choisi un point précis, celui du mariage. La réponse de Jésus souligne la vanité de leur question : quand on est établi pour toujours dans l'amour de Dieu et aussi dans l'amour de toute créature, il n'est plus possible d'établir des différences. La vie de ressuscité n'est pas comparable à la vie présente, elle est la louange éternelle de Dieu, elle est comme celle des anges.

Toutefois, Jésus ne se contente pas de débouter ses adversaires, il les réfute même sur leur propre terrain, soulignant le fait qu'ils ne comprennent pas l'Écriture, et surtout pas la Loi de Moïse qu'ils défendent avec acharnement comme seule Parole de Dieu authentique. Déjà dans la Torah, il est question de la résurrection, puisque au buisson ardent, Dieu déclare à Moïse : "Je suis le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob". Dieu n'est pas seulement le Dieu que ces ancêtres ont adoré au cours de leur existence terrestre, il est celui qui les a sauvés, celui qui les a protégés. Mais si cette fonction cesse définitivement au moment de la mort, Dieu aurait échoué dans sa fonction de protecteur. Parler d'un Dieu des morts est une contradiction. Si Abraham est mort à jamais, le secours de Dieu est une dérision : donc Abraham doit revivre.? Dieu n'est pas le Dieu des morts, mais celui des vivants. Et les sadducéens sont complètement dans l'erreur.

10. Le premier commandement

Dans la suite des controverses qui opposent Jésus à ses adversaires, c'est un scribe, vraisemblablement du parti des pharisiens qui intervient pour demander à Jésus quel est le premier des commandements. Ce scribe, expert dans les questions relatives à la Loi, semble porter, quant à lui, quelque intérêt pour la doctrine de Jésus, puisque celui-ci conclura en affirmant qu'il n'est pas éloigné du Royaume.

Un scribe s'avança. Il les avait entendu discuter et voyait que Jésus leur avait bien répondu. Il lui demanda : Quel est le premier de tous les commandements ? Jésus répondit : Le premier c'est : Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l'unique Seigneur, tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force. Voici le second : Tu aimeras ton prochain comme toi-même. Il n'y a pas d'autre commandement plus grand que ceux-là. Le scribe lui dit : Très bien, Maître, tu as dit vrai : Il est unique et il n'y en a pas d'autre que lui, et l'aimer de tout son coeur, de toute son intelligence, de toute sa force, et aimer son prochain comme soi-même, cela vaut mieux que tous les holocaustes et sacrifices. Jésus, voyant qu'il avait répondu avec sagesse, lui dit : Tu n'es pas loin du Royaume de Dieu. Et personne n'osait plus l'interroger.

A l'époque de Jésus, les maîtres de la Loi avaient établi des classifications dans la Loi juive, dénombrant 613 commandements, dont 365 étaient négatifs, les interdictions, et 248 positifs, les obligations. Parmi ces commandements, les uns étaient déclarés grands et les autres petits. C'est dans ce contexte de commandement qu'il est possible de comprendre la question "quel est le plus grand commandement ?", mais aussi "quel est le premier ?", celui qui a le plus d'importance, celui qui peut résumer à lui seul toute la Loi, celui qui peut rassembler toutes les recommandations, non seulement de la Loi juive, mais aussi de la simple loi humaine, car il ne faut pas oublier que Marc écrit son évangile pour un public qui ne connaît pas toutes les obligations législatives juives. Marc se soucie davantage de la priorité que de la grandeur : qu'est-ce qui est primordial ? Déjà le Talmud avait essayé de répondre à cette question. D'ailleurs, de grands passages de la littérature juive essayaient de répondre à cette préoccupation : prohibition de l'idolâtrie, défense de verser le sang, interdiction de profaner le nom de Dieu, défense de violer le sabbat... Et vingt ans avant Jésus-Christ, le rabbi Hillel prescrivait l'amour du prochain comme le premier des commandements : "Ce qui ne te plaît pas à toi, ne le fais pas à ton prochain, c'est là toute la Loi, le reste est explication".

Pour répondre à celui qui représente aussi un groupe d'adversaires, Jésus emploie les mêmes armes que les Pharisiens, il s'appuie sur les Écritures qui leur sont familières, il cite la profession de foi d'Israël : "Écoute, Israël, le Seigneur notre Dieu est l'unique Seigneur", c'est l'affirmation du monothéisme absolu qui préside à la réponse de Jésus, qui emploie à dessein cette parole du Deutéronome, parce que c'est dans ce seul livre qu'il est question de l'amour de Dieu, beaucoup plus que de la crainte de Dieu. Il n'y a qu'une obligation, celle d'aimer Dieu sans réserve : "Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta pensée et de toute ta force". Et le second commandement découle presque nécessairement du premier : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même". Il ne s'agit pas de faire à autrui ce que l'on fait à soi-même, il s'agit de le traiter avec le même amour. Certes l'amour du prochain se traduit dans des réalisations pratiques, mais il ne s'agit pas d'une pratique simplement sociale. Le christianisme veut que toute action charitable ou sociale soit inspirée par le don de soi : nous connaissons l'amour quand nous acceptons de donner notre vie pour nos frères, expliquera la première lettre de saint Jean. Le commandement nouveau, c'est d'accepter d'aimer les autres au point de donner sa vie pour eux, c'est aimer comme le Christ qui aima les siens jusqu'au bout...

Le scribe constate que Jésus a bien répondu, en soulignant que le seul commandement ne s'attache pas à l'objet de l'amour, mais à l'acte d'aimer. Il découvre ainsi que Jésus est celui qui pose les fondements qu'une religion nouvelle qui vaut mieux que tous les sacrifices. Et Jésus constate que son interlocuteur n'est pas loin du Royaume de Dieu, bien qu'il n'y soit pas encore entré, car il y a une grande marge entre comprendre une doctrine et la mettre en pratique.

11. Le Messie et David

Jésus enseignait dans le Temple. Il disait : Comment les scribes peuvent-ils dire que le Messie est fils de David ? David lui-même, inspiré par l'Esprit-Saint, a dit : Le Seigneur a dit à mon Seigneur : Siège à ma droite jusqu'à ce que j'aie mis tes ennemis sous tes pieds. David lui-même l'appelle Seigneur, alors de quelle façon est-il son fils ? La foule nombreuse l'écoutait avec plaisir.

La discussion de Jésus avec ses adversaires se termine, comme le souligne Marc : "Et personne n'osait plus l'interroger" (12, 34). L'auditoire de Jésus n'est donc plus hostile, au contraire, "la foule nombreuse l'écoutait avec plaisir" (12, 37). C'est Jésus lui-même qui interroge, il n'attend aucune réponse, mais il développe une argumentation toute rabbinique sur la question de la filiation davidique de Messie : "Comment les scribes peuvent-ils dire que le Messie est fils de David" alors que David lui-même reconnaît son Seigneur dans ce Messie ? C'est que la qualité du Messie ne repose pas seulement sur une filiation selon la chair, mais sur une qualité bien supérieure, que Jésus ne précise pas.

La question sur la filiation davidique du Messie peut renvoyer à un autre problème, qui n'est pas évoqué par l'évangéliste Marc, mais qui l'est par Matthieu et par Luc : la généalogie de Jésus. Avec ces deux généalogies, nous nous trouvons en face d'un problème qui paraît insoluble, d'autant plus qu'il ne s'agit pas de filiation par Joseph. En Israël, la Loi reconnaissait deux manières de remonter le fil des générations, soit selon la chair, soit selon la Loi. C'est ainsi que Matthieu procède en utilisant des données qui lui viennent de filiation selon la chair, en employant régulièrement le verbe "engendrer" : Abraham engendra Isaac... Jessé engendra le roi David... Mathan engendra Joseph, l'époux de Marie, de laquelle est né Jésus que l'on appelle Christ.

Luc adopte une autre pratique : au lieu de descendre l'ordre généalogique, il remonte dans le temps jusqu'à Adam, sans employer de verbe, mais simplement l'expression "fils de". Et Luc donne pour père de Joseph non plus Jacob, mais Héli. Il y a une explication simple, cette différence viendrait de la loi du lévirat : Héli serait mort sans enfant, aussi Jacob aurait épousé la veuve de Héli, ainsi charnellement Joseph serait le fils de Jacob, tout en étant le fils de Héli, selon la loi. Mais cela n'explique pas pourquoi Jésus, que l'on appelle Christ ou Messie, serait fils de David, puisque toute filiation passe par Joseph... Il y a une autre loi, stricte en Israël, c'est celle qui oblige à épouser quelqu'un de la même tribu, afin que l'héritage demeure dans les mêmes familles, comme Dieu l'a voulu au commencement.

Parmi les fils d'Israël, une héritage ne passera pas d'une tribu à l'autre : les fils d'Israël resteront attachés chacun à l'héritage de la tribu de ses pères. Toute fille qui héritera d'une part dans l'une des tribus des fils d'Israël ne pourra épouser qu'un homme d'un clan de la tribu de son père. Ainsi chacun des fils d'Israël possédera l'héritage de ses pères. Un héritage ne passera pas d'une tribu à l'autre, mais les tribus des fils d'Israël resteront attachées chacune à son héritage (Nb. 36, 7-9).

C'est pourquoi Joseph n'a pu épouser qu'une jeune fille de la même tribu que lui, de la même famille que lui, ce qui justifie la filiation davidique de Jésus.

12. Les scribes jugés par Jésus

Dans son enseignement, il disait : Prenez garde aux scribes qui tiennent à déambuler en grandes robes, à être salués sur les places publiques, à occuper les premiers sièges dans les synagogues et les premières places dans les dîners. Eux qui dévorent les biens des veuves et font pour l'apparence de longues prières, ils subiront la plus rigoureuse condamnation (12, 38-40).

Les griefs de Jésus contre les scribes sont présentés par Marc selon un ordre de gravité croissante : la vanité, manifestée par le souci qu'ils apportent à leurs beaux vêtements, celui d'être salués sur les places publiques et d'occuper les places d'honneur, l'exploitation des veuves, et enfin l'hypocrisie religieuse : ils font pour l'apparence de longues prières. Jésus ne leur reproche pas de prier en public, lui-même a dû le faire dans le Temple, il leur reproche de jouer la comédie de la piété. La vanité aboutit à l'hypocrisie religieuse, et celle-ci passe par une rapacité indue sur le compte de gens qui se trouvent dans une situation misérable : les coupables de tels actes ne peuvent être que gravement sanctionnés au jour du jugement.

13. L'offrande de la veuve pauvre

Assis en face du tronc, Jésus regardait comment la foule mettait de l'argent dans le tronc. De nombreux riches mettaient beaucoup. Vint une veuve pauvre qui mit deux petites pièces, ce qui est un quadrant (quelques centimes). Appelant ses disciples, Jésus leur dit : En vérité, je vous le déclare, cette veuve pauvre a mis plus que tous ceux qui mettent dans le tronc. Car tous ont mis en prenant sur leur superflu mais elle, elle a pris sur sa misère pour mettre tout ce qu'elle possédait, tout ce qu'elle avait pour vivre.

La condition des veuves était peu enviable : elles ne pouvaient hériter de leur mari. Aussi exploiter la misère des veuves était-il une faute grave, odieuse... Le récit évangélique, réduit au strict minimum, est une petite séquence biographique. Jésus, assis face au Trésor du Temple observe la foule : les riches sont nombreux et jettent beaucoup d'argent dans le tronc, la veuve dépose deux piécettes, dont la valeur serait, de l'avis des spécialistes, huit fois moindre que la ration quotidienne distribuée aux pauvres, ce qui fait vraiment peu de choses... Jésus ne blâme pas les riches, il ne blâme même pas leur éventuelle vanité lorsqu'ils jettent de l'argent dans le tronc. Il se contente de souligner l'importance du don de la veuve indigente : la proportion entre son offrande et ses ressources lui donne une plus grande importance qu'à ceux qui ont donné davantage matériellement. Cela suppose même des dispositions plus ferventes, puisqu'elle donne ce qu'elle avait pour vivre, et pas seulement son superflu. Mas aucune considération morale n'est déduite de cette simple constatation. Cependant les disciples, appelés par Jésus, pouvaient tirer plusieurs conclusions de l'enseignement de leur Maître. Il faut se garder de juger les gens et leurs actes sur les simples apparences : les plus pieux et les plus généreux ne sont pas ceux qui le paraissent le plus. Parmi toutes les attitudes de l'homme, l'aumône, geste de charité et de détachement, quand elle est accomplie avec une intention pure, est une action qui plaît à Dieu, qui voit plus loin que les apparences. De plus, cette veuve ne porte-t-elle pas le signe d'une religion tout intérieure : c'est à la foule et à son va-et-vient incessant dans le Temple que Jésus oppose l'attitude de la veuve, et non pas aux riches. Cette veuve, par son attitude, apparaît comme le modèle d'une religion qui se garde de l'influence formaliste des scribes.

Conclusion

C'est par cet exemple que se clôt le débat qui pouvait opposer Jésus et ses adversaires. De plus, par la mention du Temple, Marc se ménage une habile transition avec l'annonce de la ruine du Temple, ruine qui semblait déjà être annoncée par la condamnation des scribes.

 

 

Chapitre 8.

La ruine de Jérusalem

 

Les prophètes l'ont annoncé : un jour viendra où Dieu jugera le monde, ils ont même décrit cette visite de Dieu en des termes dramatiques : "Il est proche le jour du Seigneur, formidable, jour de colère, ce jour-là, jour des sonneries de cors et de cris de guerre, contre les villes fortes et les tours d'angles" (So. 1, 14-16)

La prédication du Jour de YHWH était une des constantes du courant prophétique. Jean-Baptiste lui-même annonçait, non pas le jour de YHWH, mais le jugement de Dieu, jugement terrible, jugement de colère : "Engeance de vipères, qui vous a montré le moyen d'échapper à la colère qui vient ?" (Mt. 3, 7). Or, la prédication de Jésus a pris un tour différent, au point que Jean lui-même se soit étonné et qu'il ait envoyé des messagers auprès de Jésus pour savoir s'il était bien celui qui devait venir ou s'il fallait en attendre un autre. Toutefois, Jésus, comme le Baptiste, ne cesse de prêcher la conversion, en présentant aussi un aspect dramatique, notamment dans l'évangile selon saint Matthieu qui dresse le tableau du jugement dernier. Dans un contexte quelque peu différent, Marc rapporte un discours de Jésus sur la ruine du Temple et le retour du Fils de l'homme.

1. Jésus annonce la ruine de Jérusalem

Comme Jésus s'en allait du Temple, un des disciples lui dit : Maître, regarde, quelles pierres, quelles constructions ! Jésus lui dit : Tu vois ces grandes constructions ! Il ne restera pas pierre sur pierre : tout sera détruit. Comme il était assis au mont des Oliviers, en face du Temple, Pierre, Jacques, Jean et André, à l'écart, lui demandaient : Dis-nous quand cela arrivera et quel sera le signe que tout cela va finir (13, 1-4).

Les premiers versets du chapitre 13 dressent le cadre de ce discours de Jésus sur la ruine de Jérusalem. En sortant du Temple, un des disciples fait admirer cette grande construction qu'avait fait édifier le roi Hérode le Grand. Ce n'est pas la première fois que les paroles de Jésus laissent les disciples muets, tant ils sont bouleversés par la sévérité de certains de ses propos. Mais, de plus, il n'est pas possible d'entretenir une conversation sur la route, car le groupe des disciples se dirige vers le mont des Oliviers : la pente est raide, on ne peut guère parler ! Mais une fois arrivée sur les pentes de ce mont, la petite troupe prend du repos : "comme il était assis au mont des Oliviers, en face du Temple". C'est un lieu bien connu des pèlerins qui, en arrivant à cet endroit, découvraient le Jérusalem, avec en premier plan l'immense esplanade du Temple. C'est de cet endroit chargé de souvenirs pour ceux qui montaient en pèlerinage à la Ville sainte, que Jésus va entreprendre son discours de la fin des temps, en réponse à la question des disciples, Pierre, Jacques, Jean et André, qui sont précisément les premiers qu'il a appelés : "Dis-nous quand cela arrivera et quel sera le signe que tout cela va finir". Quand cela va-t-il se produire ? C'est la question que tous les hommes se posent, c'est la question qui est reprise régulièrement par les millénarismes qui annoncent la proximité de la fin des temps... A cette question, Jésus refuse de répondre ou plus exactement ne peut pas répondre, puisque c'est le Père seul, dans sa souveraine liberté, qui peut en décider, comme il le soulignera ultérieurement : "Mais ce jour ou cette heure, nul ne les connaît, ni les anges du ciel, ni le Fils, personne sinon le Père" (13, 32).

2. Le commencement des douleurs

Jésus se mit à leur dire : Prenez garde que personne ne vous égare. Beaucoup viendront en prenant mon nom, ils diront : C'est moi, et ils égareront bien des gens. Quand vous entendrez parler de guerres et de rumeurs de guerres, ne vous alarmez pas : il faut que cela arrive, mais ce ne sera pas encore la fin. On se dressera en effet nation contre nation et royaume contre royaume, il y aura en divers endroits des tremblements de terre, il y aura des famines, ce sera le commencement des douleurs de l'enfantement. Soyez sur vos gardes. On vous livrera aux tribunaux et aux synagogues, vous serez roués de coups, vous comparaîtrez devant des gouverneurs et des rois à cause de moi, ils auront là un témoignage. Car il faut d'abord que l'Évangile soit annoncé à toutes les nations. Quand on vous conduira pour vous livrer, ne soyez pas inquiets à l'avance de ce que vous direz, mais ce qui vous sera donné à cette heure-là, dites-le, car ce n'est pas vous qui parlerez mais l'Esprit-Saint. Le frère livrera son frère à la mort, et le père son enfant, les enfants se dresseront contre leurs parents et les feront condamner à mort. Vous serez haïs de tous à cause de mon nom. Mais celui qui tiendra jusqu'à la fin, celui-là sera sauvé.

Des cataclysmes de toutes sortes ont déjà ébranlé l'histoire des hommes, d'autres peuvent encore survenir. Aussi Jésus reprend il les images retenues par les prophètes pour souligner le commencement de la fin : les guerres entre nations, les tremblements de terre, les famines... Mais tout cela ne sera qu'un commencement. Viendront aussi les persécutions, l'Église elle-même ne sera pas épargnée de la détresse universelle, de faux prophètes se lèveront pour dire qu'ils sont eux-mêmes le Fils de l'homme revenu sur terre. Des fidèles seront ébranlés, d'autres conduits devant les tribunaux par leurs propres parents, par leurs enfants, pas leur famille... Les croyants n'ont rien à craindre : l'Esprit de Dieu lui-même sera à l'oeuvre, il leur inspirera la réponse qu'il convient de donner aux hommes qui les haïssent et les poursuivent.

3. La grande détresse

Quand vous verrez l'Odieux dévastateur installé là où il ne faut pas - que le lecteur comprenne - alors, ceux qui sont en Judée, qu'ils fuient dans les montagnes, celui qui sera sur la terrasse, qu'il ne descende pas, qu'il n'entre pas dans sa maison pour emporter quelque chose, celui qui sera au champ, qu'il ne retourne pas en arrière pour prendre son manteau ! Malheureuses celles qui seront enceintes et celles qui allaiteront en ces jours-là ! Priez pour que cela n'arrive pas en hiver. Car ces jours-là seront des jours de détresse comme il n'y en a pas eu de pareil depuis le commencement du monde que Dieu a créé jusqu'à maintenant et comme il n'y en aura plus. Et si le Seigneur n'avait pas abrégé ces jours, personne n'aurait la vie sauve. Mais à cause des élus qu'il a choisis, il a abrégé ces jours. Alors si quelqu'un vous dit : Vois, le Messie est ici ! Vois, il est là ! ne le croyez pas. De faux messies et de faux prophètes se lèveront et feront des signes et des prodiges pour égarer, si possible, même les élus. Vous donc, prenez garde, je vous ai prévenus de tout.

S'inspirant du prophète Daniel, même s'il ne l'exploite pas à fond, Marc dépeint la détresse du cataclysme final. Cette détresse sera atroce pour l'ensemble de l'humanité, ce sera l'abomination de la désolation. La foi des croyants ne sera pas épargnée, de faux christs, de faux prophètes se lèveront dans le but de perdre l'ensemble des croyants, et, si cela était possible, ils pourraient même conduire à leur perte les élus. Il convient de se tenir sur ses gardes, puisque les chrétiens sont prévenus de tout cela...

4. La venue du Fils de l'homme

Mais en ces jours-là, après cette détresse, le soleil s'obscurcira, la lune ne brillera plus, les étoiles se mettront à tomber du ciel et les puissances qui sont dans les cieux seront ébranlées. Alors on verra le Fils de l'homme venir, entouré de nuées, dans la plénitude de la puissance et dans la gloire. Alors, il enverra les anges et, des quatre vents, de l'extrémité de la terre à l'extrémité du ciel, il rassemblera ses élus.

Il faut donc savoir que la prédication de l'Évangile à l'ensemble de l'humanité ne se fera pas sans s'accompagner de persécutions, d'oppositions diverses, de conflits importants. Et même le monde naturel semblera se mettre de la partie pour contredire la vérité de l'évangile. Seulement, il ne faudra pas se décourager, il y aura un au-delà à toutes ces calamités, ainsi que le prophète Daniel lui-même l'avait annoncé. Après l'obscurcissement des luminaires célestes, après la chute des étoiles et l'ébranlement des puissances célestes, c'est-à-dire après un retour à la condition du monde d'avant la création, telle qu'elle est présentée dans le premier chapitre de la Genèse, après tout cela, le Fils de l'homme viendra sur les nuées du ciel pour rassembler tous les élus. Et cet avènement du Fils de l'homme, dont parlait Daniel, est aussi certain que la venue de l'été que l'on peut guetter dès le printemps.

5. La leçon du figuier

Comprenez cette comparaison empruntée au figuier : dès que ses rameaux deviennent tendres et que poussent ses feuilles, vous reconnaissez que l'été est proche. De même, vous aussi, quand vous verrez cela arriver, sachez que le Fils de l'homme est proche, qu'il est à vos portes. En vérité, je vous le déclare, cette génération ne passera pas que tout cela n'arrive. Le ciel et la terre passeront, mes paroles ne passeront pas. Mais ce jour ou cette heure, nul ne les connaît, ni les anges du ciel, ni le Fils, personne sinon le Père.

Très souvent, la présentation de l'évangile de la fin des temps, dans la liturgie notamment, trouve une coïncidence avec la fin de l'année civile, à une période où toute la création semble, du moins dans l'hémisphère nord, courir à sa ruine à l'approche de l'hiver. Et précisément, la comparaison que présente Marc ne fait pas songer à une fin dans le monde naturel, mais plutôt à un grand renouveau. C'est l'été qui approche quand les feuilles du figuier deviennent vertes. La venue du Fils de l'homme ne doit plus être perçue par le croyant comme l'arrivée d'une nouvelle catastrophe ; au contraire, c'est le signe d'une nouvelle espérance.

Ce qu'il importe aux chrétiens de vivre, c'est l'attitude confiante de celui qui attend l'été lorsqu'il perçoit les signes précurseurs de la nature. Il s'agit donc de veiller dans la fidélité, il faut rester vigilant, éveillé, se méfier des fausses espérances, se tenir prêt sans donner prise aux illusions d'une recherche précise de l'heure et du jour de la fin.

6. Veillez

Prenez garde, restez éveillés, car vous ne savez pas quand ce sera le moment. C'est comme un homme qui par en voyage : il a laissé sa maison, confié à ses serviteurs l'autorité, à chacun sa tâche, et il a donné au portier l'ordre de veiller. Veillez donc, car vous ne savez pas quand le maître de la maison va venir, le soir ou au milieu de la nuit, au chant du coq ou le matin. Craignez qu'il n'arrive à l'improviste et ne vous trouve en train de dormir. Ce que je vous dis, je le dis à tous : veillez.

Le discours eschatologique se termine par une exhortation pressante à la vigilance, qui ne s'adresse pas seulement aux quatre disciples qui ont posé la question, mais à tous ceux qui veulent suivre l'enseignement du Maître. Veiller, c'est d'abord ne pas dormir, et trois des disciples qui ont interrogé Jésus dormiront, au lieu de rester éveillés, alors que l'heure sera grave pour Jésus lui-même, alors que leur foi risquait de sombrer avec l'arrestation de Jésus. Mais il ne s'agit pas simplement de ne pas dormir, il s'agit d'être vigilant. Cette vigilance, dans le contexte chrétien, doit être eschatologique, c'est-à-dire qu'elle doit toujours être orientée vers le retour du Christ, vers l'avènement du monde nouveau : c'est une attitude vitale, qui se marque par la certitude d'avoir toujours Jésus devant soi.

 

 

 

Chapitre 9.

Mourir

Ce dernier développement de l'évangile selon saint Marc est entièrement centré sur la Passion de Jésus. L'affrontement aux autorités de Jérusalem a conduit les membres du clergé et leurs partisans jusqu'à l'exaspération, les événements vont se précipiter pour la perte de Jésus.

1. Complot contre Jésus

La Pâque et la fête des pains sans levain devaient avoir lieu deux jours après. Les grands prêtres et les scribes cherchaient comment arrêter Jésus par ruse pour le tuer. Ils disaient en effet : Pas en pleine fête, de peur qu'il n'y ait des troubles dans le peuple.

La décision est prise : l'affrontement que Jésus avait porté jusque dans la capitale ne peut avoir d'autre issue que son arrestation et sa mise à mort. Ses adversaires sont d'accord sur ce point, leur principale préoccupation est de trouver le moyen de l'arrêter sans provoquer d'émeute dans la ville, en cette période de fêtes pascales, pendant laquelle la foule est très nombreuse à Jérusalem. Puisque Jésus se trouve dans la capitale, ou dans sa proche banlieue, l'occasion est favorable, mais il n'est pas possible aux adversaires de Jésus de procéder publiquement à cette arrestation; il leur faut agir par ruse, car ils ignorent le nombre de ses partisans présents avec lui dans la ville à cette époque. La proposition de Judas Iscarioth aux grands prêtres arrivera à point nommé pour hâter les événements.

2. L'onction à Béthanie

Comme dans les autres développements de l'évangile selon Marc, on trouve pour commencer le grand thème de la Passion une préfiguration de l'ensevelissement de Jésus et pour conclure la réalisation même de cet ensevelissement.

Jésus était à Béthanie dans la maison de Simon le lépreux et, pendant qu'il était à table, une femme vint, avec un flacon d'albâtre contenant un parfum de nard, pur et très coûteux. Elle brisa le flacon d'albâtre et lui versa le parfum sur la tête. Quelques-uns se disaient entre eux avec indignation : A quoi bon perdre ainsi ce parfum ? On aurait bien pu vendre ce parfum-là plus de trois cents pièces d'argent et les donner aux pauvres ! Et ils s'irritaient contre elle. Mais Jésus dit : Laissez-la, pourquoi la tracasser ? C'est une bonne oeuvre qu'elle vient d'accomplir à mon égard. Des pauvres, en effet, vous en avez toujours avec vous, et quand vous voulez, vous pouvez leur faire du bien. Mais moi, vous ne m'avez pas pour toujours. Ce qu'elle pouvait faire, elle l'a fait d'avance, elle a parfumé mon corps pour l'ensevelissement. En vérité, je vous le déclare, partout où sera proclamé l'Évangile, dans le monde entier, on racontera aussi, en souvenir d'elle, ce qu'elle a fait.

Sans pouvoir déterminer avec précision les circonstances de sa mort, Jésus semble pressentir sa fin prochaine. Au cours d'un repas à Béthanie, il annonce son ensevelissement : une femme va poser un geste prophétique que Jésus interprétera dans le sens de sa mort.

Le simple événement suscite plusieurs interprétations dans le récit. Cette femme, qui vient verser du parfum sur la tête de Jésus, n'accomplit qu'un geste de courtoisie commun en Orient, encore aujourd'hui : elle manifeste son respect pour la personne de Jésus, le reconnaissant d'une certaine manière comme celui qui est "oint", c'est-à-dire le Christ. Les disciples, comme les autres personnes qui devaient se trouver attablés chez Sinon le lépreux, un inconnu lui aussi, ne constatent qu'un grand gaspillage, qui aurait pu être évité au profit des pauvres, imaginant peut-être manifester une plus grande fidélité à l'enseignement de Jésus. Puisque ses interlocuteurs parlent des pauvres, Jésus va rectifier une opinion couramment admise, celle de voir tous les pauvres devenir riches au moment de l'ère messianique. Même si les pauvres seront soulagés, ils seront présents. Mais, lui, Jésus, ne sera pas toujours présent au milieu d'eux. Il propose une interprétation de l’événement : "elle a parfumé mon corps pour l'ensevelissement". Alors que la femme pouvait donner à penser qu'elle reconnaissait la royauté de Jésus, alors que les témoins s'interrogeaient plus ou moins consciemment sur la venue des temps messianiques, Jésus pense à sa mort. Les disciples n'ont encore rien compris à l'annonce de la Bonne Nouvelle dont Jésus est à la fois le sujet et l'objet. Sans le vouloir, cette femme a posé un geste qui sera porteur de sens et de Bonne Nouvelle : le Christ, qui a reçu l'onction, doit mourir pour le salut de tous les pauvres. Par son geste, cette femme acquiert une immortalité parmi : "partout où sera proclamé Évangile, dans le monde entier" (partout où l'annonce sera faite du Christ mort et ressuscité), on se souviendra d'elle, car elle a anticipé l'ensevelissement du Seigneur.

3. Trahison de Judas

Pour suivre la trame dramatique de son récit, Marc, aussitôt après l'anticipation de l'ensevelissement de Jésus, situe l'épisode de la trahison de Judas :

Judas Iscarioth, l'un des douze, s'en alla chez les grands prêtres pour leur livrer Jésus. A cette nouvelle, ils se réjouirent et promirent de lui donner de l'argent. Et Judas cherchait comment il le livrerait au bon moment.

La tradition s'est souvent complu à noircir la mémoire de Judas. Les évangélistes en portent la responsabilité. Si Marc reste très discret sur la personnalité de Judas, il le mentionne néanmoins comme le dernier des douze, en précisant "celui-là même que le livra" (3, 19). Dernier à être appelé à faire partie des disciples privilégiés, il est aussitôt qualifié de traître. Mais il faut quand même noter que Judas n'a jamais comploté la mort de Jésus. Il ne fait pas partie de ceux qui ont condamné Jésus au supplice... A vrai dire, Marc ne s'intéresse pas au personnage de Judas, mais il réussit à montrer ce que "celui qui livra" Jésus ne pouvait absolument pas comprendre : un Messie souffrant et mourant. Comment serait-il possible à de fidèles observants de la Loi juive, comme devait l'être Judas, de découvrir dans cet homme sans grande envergure politique le Messie attendu par Israël depuis des générations ? Pourtant, il a trahi son maître, et cette trahison a été durement ressentie par les autres disciples de Jésus qui, dans leur douleur, n'ont pas pu comprendre pourquoi un de ceux qui avaient été choisis par le maître le trahissait.

Tout, dans l'évangile, laisse à croire que Jésus connaissait le désaccord qui devait l'opposer à Judas, et que le maître s'attendait, à un moment ou à un autre, à la défection du disciple. Alors que les évangélistes s'attardent à souligner sa trahison, ils ne disent rien des motifs qui ont pu le conduire. Matthieu pense que Judas agissait poussé par la cupidité, Luc et Jean estiment que le disciple a été comme possédé par Satan, ils soulignent le fait que la Passion de Jésus serait le résultat de l'œuvre démoniaque qui s'oppose à la volonté salvifique de Dieu. Habituellement, on pense que Judas était affilié au parti des zélotes, qui se révoltaient contre la puissance d'occupation pour des motifs religieux. Judas avait placé sa confiance dans la personne de Jésus, en qui il pensait avoir trouvé celui qui allait secouer la tutelle romaine, pour des motifs religieux.

Déçu par Jésus, qui refusait de se reconnaître comme celui qui devait être le libérateur messianique, de style politique, qui allait redonner à Israël toute sa dignité royale, sacerdotale et prophétique, Judas aurait alors découvert en Jésus une sorte d'imposteur qui allait empêcher la restauration d'Israël comme une puissance au milieu des autres nations, il lui fallait dénoncer nécessairement cette imposture pour la bien public de la nation juive.

Quoi qu'il en soit, les évangiles ne sont pas très explicites sur les motifs qui ont poussé Judas à agir de la sorte. Ils sont davantage sensibles au fait que Jésus est l'homme en qui peut s'opérer le salut que Dieu réserve à l'ensemble de l'humanité, ce salut s'effectuant dans l'humiliation d'un Messie crucifié, en qui toutes les Écritures seraient accomplies. Et la trahison de Judas, comme le reniement de Pierre, peut apparaître comme la mise en relief du drame que connaît Jésus aux derniers moments de sa vie. En même temps, les évangélistes adressent une sorte d'avertissement à tous ceux qui sont devenus les disciples de Jésus : eux aussi ne sont pas à l'abri d'une trahison ou d'un reniement.

La rencontre de Judas et des grands prêtres est l'épisode ultime qui clôt l'affrontement de Jésus aux autorités religieuses.

4. Préparatifs du repas pascal

Comme à l'occasion de l'entrée solennelle de Jésus à Jérusalem, l'évangéliste veut montrer la volonté de Jésus de tout ordonner selon son intention propre, qui est nette : les consignes sont précises et ne laissent place à aucune équivoque.

Le premier jour des pains sans levains, où l'on immolait la Pâque, ses disciples lui disent : Où veux-tu que nous allions faire les préparatifs pour que tu manges la Pâque ? Et il envoie deux de ses disciples et leur dit : Allez à la ville, un homme viendra à votre rencontre, portant une cruche d'eau. Suivez-le, et là où il entrera dites au propriétaire : Le Maître dit : Où est ma salle où je vais manger la Pâque avec mes disciples. Et lui vous montrera la pièce du haut, vaste, garnie, toute prête, c'est là que vous ferez les préparatifs pour nous. Les disciples partirent et allèrent à la ville. Ils trouvèrent tout comme il leur avait dit et ils préparèrent la Pâque.

Ainsi, quelques jours avant sa mort, peut-être la veille, Jésus demande à ses disciples de préparer la Pâque pour qu'il la mange avec eux. Dans tous les préparatifs de ce repas pascal, l'initiative est toujours prise par Jésus : c'est lui qui envoie ses disciples préparer la salle dans laquelle doit se dérouler le repas, comme si tout avait été organisé d'avance par ses propres soins.

Rien ne permet d'établir avec certitude la date exacte à laquelle Jésus a partagé son dernier repas avec ses disciples. Il se peut que, suivant les accords sacerdotaux pour les Galiléens, Jésus ait célébré la Pâque dans la nuit du mardi au mercredi avant d'être arrêté, jugé et crucifié dans la journée du vendredi, veille officielle de la Pâque. Selon les évangiles synoptiques, la préparation de la Cène a eu lieu l'après-midi du jour où il fallait immoler l'agneau pascal. Jésus est mort le vendredi 15 nisân, son dernier repas aurait eu lieu la veille, le jeudi 14, après 18 heures. L'immolation de l'agneau devait avoir lieu après le coucher du soleil, mais étant donné le grand nombre d'agneaux à immoler pour cette fête, elle pouvait être avancée à l'après midi de ce jour. Selon saint Jean, Jésus est le véritable Agneau pascal dont aucun os ne devait être brisé. Le repas pascal a lieu normalement le soir de la mort de Jésus, au commencement du sabbat, cette année-là. Les Galiléens, qui s'étaient déplacés de leur province, avaient la possibilité d'avancer ce repas jusqu'au mardi avant la fête. Un climat festif préside à cette célébration domestique.

5. Annonce de la trahison

Pendant le repas, qui se déroulait donc selon le climat des grandes liturgies pascales, et donc festives, Jésus annonce qu'un de ceux qui partagent son repas va le trahir. Tout se déroule dans l'évangile selon Marc comme si le plan avait été minutieusement préparé.

Le soir venu, il arrive avec les douze. Pendant qu'ils étaient à table et mangeaient, Jésus dit : En vérité, je vous le déclare, l'un de vous va me livre, un qui mange avec moi. Pris de tristesse, ils se mirent à lui dire l'un après l'autre : Serait-ce moi ? Il leur dit : C'est l'un des douze, qui plonge la main avec moi dans le plat. Car le Fils de l'homme s'en va selon ce qui est écrit de lui, mais malheureux l'homme par qui le Fils de l'homme est livré ! Il vaudrait mieux pour lui qu'il ne soit jamais né, cet homme-là !

6. Institution de l'eucharistie

Dans le récit de l'institution de l'eucharistie, Marc veut montrer que Jésus connaît aussi le sens de sa mort et qu'il l'assume pleinement.

Pendant le repas, il prit du pain, et après avoir prononcé la bénédiction, il le rompit, le leur donna et dit : Prenez, ceci est mon corps. Puis il prit une coupe et après avoir rendu grâce, il la leur donna et ils en burent tous. Et il leur dit : Ceci est mon sang, le sang de l'alliance versé pour la multitude. En vérité, je vous le déclare, jamais plus je ne boirai du fruit de la vigne jusqu'au jour où je le boirai, nouveau, dans le Royaume de Dieu.

Un climat festif a présidé à la Cène. Il ne fait pas de doute que Jésus ait dit beaucoup plus de choses que ce que les évangélistes ont rapporté. Ils n'ont retenu que ce qui était nouveau, soit parce que le rituel juif était assez connu pour les chrétiens venus du judaïsme, soit parce que ce rituel n'offrait que peu d'intérêt pour les chrétiens venus du paganisme.

La fête commence par la bénédiction d'une première coupe de vin, dite coupe de Qiddush : Béni sois-tu, Seigneur, notre Dieu, roi des siècles, toi qui nous donnes le fruit de la vigne. Après un rite d'ablution et de purification, on mange des herbes amères (en souvenir de l'amertume de la captivité en Égypte, avant la première Pâque). C'est alors que commence la liturgie pascale proprement dite : le plus jeune interroge le père de famille ou le maître de maison sur le rituel pascal. Et le président explique : Pâque signifie passage, car Dieu est passé au milieu de son peuple en Égypte Le pain est azyme, sans levain, car les fils d'Israël sont partis, emportant la pâte qui n'avait pas eu le temps de lever, l'agneau rappelle l'agneau dont le sang avait protégé les maisons d'Israël au passage de l'exterminateur, les herbes amères rappellent l'amertume de la servitude, et l'eau salée, les larmes versées en Égypte par les fils d'Israël. Puis, on chantait des psaumes, le grand Hallel (psaumes 113 et 114), avant de bénir et de partager une seconde coupe de vin, dite coupe de haggadah. Et le repas proprement dit commence avec une bénédiction sur le pain qui est alors rompu : Béni sois-tu, Seigneur, notre Dieu, roi des siècles, toi qui fais produire le pain à la terre. On mange ensuite l'agneau pascal et on bénit une troisième coupe de vin, la coupe de bénédiction : Béni sois-tu, Seigneur, notre Dieu, roi des siècles, toi qui nourris le monde dans ta bonté, ta grâce et ta miséricorde, toi qui donnes sa nourriture à toute chair, car tu nourris et soutiens tous les êtres et tu procures leur nourritures à toutes les créatures. Béni sois-tu, Seigneur, toi qui donnes à tous la nourriture. En conclusion de ce repas, on chantait de nouveau des psaumes, la fin du grand Hallel (les psaumes 115 à 118). Après avoir chanté les psaumes d'action de grâce, comme c'était la coutume, Jésus se retire au Jardin des oliviers.

Quand on regarde les évangiles avec la structure du repas pascal juif, il est facile de constater que la Cène s'est coulée dans ce moule rituel, même si les évangélistes n'ont voulu retenir que ce qui était absolument nouveau dans la manière de procéder de Jésus.

Rite d'entrée

(Bénédiction de la coupe de Qiddush)

 

Rite d'ablution

Lavement des pieds

herbes amères

annonce de la trahison de Judas

et du reniement de Pierre

Liturgie pascale

Haggadah

(Chant du grand Hallel)

(Bénédiction de la coupe de Haggadah)

 

Discours d'adieux

Repas

Bénédiction du pain

(Manducation de l'agneau)

Coupe de bénédiction

 

 

Ceci est mon corps

 

Ceci est mon sang

Conclusion

Fin du grand Hallel

Après avoir chanté les psaumes,

ils se retirèrent au Jardin...

 

De la même manière que, dans le peuple juif, tous les repas étaient messianiques, situés dans l'espérance de la venue imminente du Royaume de Dieu par l'avènement du Messie, de même le dernier repas de Jésus a été placé dans la perspective de la venue imminente du Royaume. Rien, dans les textes eux-mêmes, ne permet de savoir si Jésus s'attendait à une mort violente à ce moment précis. Son attitude est faite de confiance envers Dieu qui interviendra pour le sauver et confirmer son message. Il ne boira plus du fruit de la vigne, il ne célébrera plus la Pâque ici-bas, puisque Dieu va intervenir en sa faveur. D'une certaine manière, Jésus sait qu'il participe déjà au banquet eschatologique, celui qui rassemblera les élus, au moment de l'avènement du Royaume de Dieu sur ce monde.

Néanmoins, les premières communautés ont fait apparaître la Cène comme une prophétie exacte de la mort sacrificielle de Jésus, en interprétant ses paroles sur le pain et le vin. En disant "Ceci est mon corps, ceci est mon sang, le sang de l'alliance, versé pour la multitude", Jésus apprend à ses disciples que le sens qu'il a donné à sa vie et qu'il continue de lui donner, c'est le don total de soi. C'est cet aspect du don que les premiers chrétiens ont retenu, en soulignant que le dernier repas de Jésus revêtait les caractéristiques d'une annonce de sa mort sacrificielle pour le salut des hommes. En partageant le pain et le vin avec ses disciples, Jésus leur fait comprendre que l'important, c'est le don, le partage. Le support qu'il donne à son geste, ce n'est pas la matière des objets partagés (le pain et le vin), c'est l'acte de les donner. Les premières communautés ont rapidement compris que l'acte de donner était inséparable de celui de se donner. Le repas du Seigneur est inséparable du sacrifice que Jésus fera de lui-même sur la croix, dans son sang répandu pour une alliance nouvelle et définitive entre Dieu et son peuple.

7. Annonce du reniement de Pierre

Si l'alliance nouvelle est plus forte que celle du Sinaï, si elle n'est pas conditionnée par l'obéissance d'un peuple - mais par celle de Jésus seul -, si elle revêt un caractère définitif, il n'en demeure pas moins vrai que ce qui compte principalement c'est l'engagement que Dieu prend vis-à-vis des hommes, qui sont libres de l'accepter ou de la refuser. Et Marc souligne l'incapacité humaine à tenir cette alliance, en encadrant son récit de l'institution de l'eucharistie par l'annonce de la trahison de Judas d'une part et par l'annonce du reniement de Pierre d'autre part.

Après avoir chanté les psaumes, ils sortirent pour aller au mont des Oliviers. Et Jésus leur dit : Tous, vous allez tomber, car il est écrit : Je frapperai le berger et les brebis seront dispersées. Mais une fois ressuscité, je vous précéderai en Galilée. Pierre lui dit : Même si tous tombent, eh bien, pas moi ! Jésus lui dit : En vérité, je te le déclare, toi aujourd'hui, cette nuit même, avant que le coq chante deux fois, tu m'auras renié trois fois. Mais lui affirmait de plus belle : Même s'il faut que je meure avec toi, non, je ne te renierai pas. Et tous en disaient autant.

Au moment même où l'alliance nouvelle entre Dieu et les hommes prend corps, les hommes sont incapables de prendre des engagements définitifs. L'alliance nouvelle est scellée par la seule obéissance de Jésus.

8. A Gethsémani

Le dernier repas de Jésus est suivi de son agonie et de sa prière solitaire au jardin de Gethsémani. C'est sans doute à ce moment que Jésus a pu mesurer pleinement le destin qui allait être le sien. Jusqu'alors, dans la tranquillité, il manifestait sa certitude d'accomplir le dessein de Dieu sur le monde, et il va être tenté de refuser d'aller jusqu'au bout du chemin, avant d'accepter que la volonté du Père soit faite.

Ils arrivent à un domaine du nom de Gethsémani et il dit à ses disciples : Restez ici pendant que je prierai. Il emmène avec lui Pierre, Jacques et Jean. Et il commença à ressentir frayeur et angoisse. Il leur dit : Mon âme est triste à en mourir. Demeurez ici et veillez. Et, allant un peu plus loi, il tombait à terre et priait pour que, si possible, cette heure passât loin de lui. Il disait : Abba, Père, à toi tout est possible, écarte de moi cette coupe ! Pourtant, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux ! Il vient et les trouve en train de dormir, il dit à Pierre : Simon, tu dors ! Tu n'as pas eu la force de veiller une heure ! Veillez et priez afin de ne pas tomber au pouvoir de la tentation. L'esprit est plein d'ardeur, mais la chair est faible. De nouveau, il s'éloigna et pria en répétant les mêmes paroles. Puis, de nouveau, il vint et les trouva en train de dormir, car leur yeux étaient appesantis. Et ils ne savaient que lui dire. Pour la troisième fois, il vient, il leur dit : Continuez à dormir et reposez-vous ! C'en est fait. L'heure est venue, voici que le Fils de l'homme est livré aux mains des pécheurs. Levez-vous ! Allons ! Voici qu'est arrivé celui qui me livre.

"Et il commença à ressentir frayeur et angoisse". Jésus est effrayé devant un événement qui doit survenir et sur lequel il ne peut avoir de prise directe, un événement auquel il ne peut donner personnellement un sens. Il est dépourvu devant la mort qui approche de lui. Il est seul, car les hommes qu'il a choisis sont défaillants, l'un d'eux le trahit, l'autre va le renier, les autres dorment sans se rendre compte de l'importance de ce qui se déroule pendant leur sommeil.

Pour Jésus, c'est l'heure du rejet, l'heure de l'abandon par ceux qui l'entourent, c'est l'heure de la mort. C'est aussi l'heure où il surmonte définitivement la tentation. Dans sa prière au Père, à qui tout est possible, il demande d'écarter la coupe de souffrance. Mais il comprend quelle est la volonté du Père, il s'y abandonne avec confiance : Pourtant, non pas ce que je veux, mais ce que tu veux !

C'est sans doute à ce moment tragique de son existence qu'il est possible de découvrir le mieux l'expression la plus parfaite de la divinité en cet homme singulier. C'est en considérant jusqu'à quel point Jésus assume toute la vérité de la condition des hommes, dans l'angoisse devant la mort, qu'il est possible de découvrir sa manière divine d'être homme, non pas refuser d'accomplir la volonté de Dieu, mais accepter de laisser agir la puissance même de Dieu. Le dessein divin est incompréhensible, mais c'est le dessein de Dieu. Ce que Dieu veut, c'est le salut de l'homme. Jésus est écartelé, et, en prenant sa décision, en choisissant d'accomplir la volonté du Père, il indique aux hommes le sens de toute la destinée et de l'existence humaine : se retrouver dans la volonté de Dieu.

9. Arrestation de Jésus

Au même instant, comme il parlait encore, survient Judas, l'un des douze, avec une troupe armée d'épées et de bâtons qui venait de la part des grands prêtres, des scribes et des anciens. Celui qui le livrait avait convenu avec eux d'un signal : Celui à qui je donnerai le baiser, avait-il dit, c'est lui ! Arrêtez-le et emmenez-le sous bonne garde. Sitôt arrivé, il s'avance vers lui et lui dit : Rabbi. Et il lui donna un baiser. Les autres mirent la main sur lui et l'arrêtèrent. L'un de ceux qui étaient là tira l'épée, frappa le serviteur du grand prêtre et lui emporta l'oreille. Prenant la parole, Jésus leur dit : Comme pour un bandit, vous êtes partis avec des épées et des bâtons pour vous saisir de moi ! Chaque jour, j'étais parmi vous dans le Temple à enseigner et vous ne m'avez pas arrêté. Mais c'est pour que les Écritures soient accomplies. Et tous l'abandonnèrent et prirent la fuite. Un jeune homme le suivait, n'ayant qu'un drap sur le corps. On l'arrête, mais lui, lâchant le drap, s'enfuit tout nu.

Le jardin de Gethsémani est le lieu où Jésus fut arrêté par l'ensemble de ses adversaires conduits par Judas. Ils trouvent Jésus paré à toute éventualité, tandis que des disciples, non préparés, s'enfuient et se dispersent, laissant Jésus seul aux mains de ses ennemis. Le jeune homme couvert d'un simple drap pourrait bien être Marc lui-même, qui rapporte seul cet événement qui semble autobiographique... Comme les prêtres l'avaient souhaité, l'arrestation de Jésus s'est faite à l'insu de la foule, et Jésus leur reproche de ne pas avoir osé intervenir devant la foule pendant qu'il enseignait dans le Temple.

Il fallait maintenant dépêcher le procès de Jésus, avant que ses sympathisants puissent avoir le temps de provoquer une émeute en cette période de fêtes où de nombreux fidèles étaient montés à Jérusalem pour la Pâque. Dans le récit du procès de Jésus que dressent les évangélistes, il existe deux jugements séparés, l'un devant le tribunal juif, le sanhédrin qui n'avait aucun pouvoir pour exécuter les sentences qu'il prononçait, et l'autre devant le tribunal du gouverneur romain. Chacun des deux jugements se termine par une condamnation à mort, mais chacun pour un crime différent.

10. Jésus devant le Sanhédrin

Ils emmenèrent Jésus chez le grand prêtre. Ils s'assemblent tous, les grands prêtres, les anciens, les scribes. Pierre, de loin, l'avait suivi jusqu'à l'intérieur du palais du grand-prêtre. Il était assis avec les serviteurs et se chauffait près du feu. Or les grands prêtres et tout le Sanhédrin cherchaient contre Jésus un témoignage pour le faire condamner à mort et ils n'en trouvaient pas. Car beaucoup portaient de faux témoignages contre lui, mais les témoignages ne concordaient pas. Quelques-uns se levaient pour donner un faux témoignage contre lui en disant : Nous l'avons entendu dire : Moi, je détruirai ce sanctuaire fait de main d'homme et, en trois jours, j'en bâtirai un autre qui ne sera pas fait de main d'homme. Mais, même de cette façon, ils n'étaient pas d'accord dans leur témoignage. Le grand prêtre, se levant au milieu de l'assemblée, interrogea Jésus : Tu ne réponds rien aux témoignages que ceux-ci portent contre toi ? Mais lui gardait le silence, il ne répondit rien. De nouveau, le grand prêtre l'interrogeait, il dit : Es-tu le Messie, le Fils du Dieu béni ? Jésus dit : Je le suis et vous verrez le Fils de l'homme siégeant à la droite du Tout Puissant et venant avec les nuées du ciel. Le grand prêtre déchira ses habits et dit : Qu'avons-nous encore besoin de témoins ! Vous avez entendu le blasphème. Qu'en pensez-vous ? Et tous le condamnèrent comme méritant la mort. Quelques-uns se mirent à cracher sur lui, à lui couvrir le visage et à lui dire : Fais le prophète ! Et les serviteurs le reçurent avec des gifles.

Jésus est d'abord traduit devant le tribunal juif où les prêtres cherchent un motif pour le condamner à mort, mais les faux témoins, recrutés pour la circonstance, se contredisent. Le motif juridique, selon la législation juive, pour condamner Jésus à la mort, sera trouvé dans une réponse que celui-ci fera à une question du grand-prêtre : Es-tu le Messie, le Fils du Dieu béni ? Jésus dit : Je le suis et vous verrez le Fils de l'homme siégeant à la droite du Tout Puissant et venant avec les nuées du ciel. C'est le première fois que Jésus rend ouvertement un témoignage sur sa propre personne : il se présente comme le Messie, celui qui est attendu par tout le peuple, il s'arroge le titre de Fils de l'homme qui devait venir juger l'humanité à la fin des temps, en siégeant à la droite de Dieu. Revendiquer une telle égalité avec le Dieu unique, se placer soi-même au rang de Dieu était perçu comme le plus abominable des blasphèmes. Pourtant, il faut constater que ce premier procès a été bâclé et qu'il n'a que les apparences d'un procès régulier. Même si le Sanhédrin avait quelque pouvoir pour ordonner l'exécution d'une sentence pour un motif religieux, tel que le blasphème, il n'avait pas le pouvoir d'ordonner la mise à mort. C'est pourquoi il faut porter l'affaire devant le procurateur romain, Pilate, qui séjournait à Jérusalem, pendant les périodes de fêtes.

11. Reniements de Pierre

Le triple reniement de Pierre, annoncé par Jésus au cours du repas pascal, trouve ici sa place en une sorte d'intermède entre les deux procès.

Tandis que Pierre était en bas, dans la cour, l'une des servantes du grand prêtre arrive. Voyant Pierre qui se chauffait, elle le regarde et lui dit : Toi aussi, tu étais avec le Nazaréen, avec Jésus ! Mais il nia en disant : Je ne sais pas et je ne comprends pas ce que tu veux dire. Et il s'en alla dehors dans le vestibule. La servante le vit et se mit à dire à ceux qui étaient là : Celui-là, il est des leurs ! Mais de nouveau, il niait. Peu après, ceux qui étaient là disaient une fois de plus à Pierre : A coup sûr, tu es des leurs ! Et puis, tu es galiléen. Mais lui se mit à jurer avec des imprécations : Je ne connais pas l'homme dont vous me parlez ! Aussitôt, pour la deuxième fois, un coq chanta. Et Pierre se rappela la parole que Jésus lui avait dite : Avant que le coq chante deux fois, tu m'auras renié trois fois. Il sortit précipitamment, il pleurait.

12. Jésus devant Pilate

Dès le matin, les grands prêtres tinrent conseil avec les anciens, les scribes et le Sanhédrin tout entier. Ils lièrent Jésus, l'emmenèrent et le livrèrent à Pilate. Pilate l'interrogea : Es-tu le roi des Juifs ? Jésus lui répond : C'est toi qui le dis. Les grands prêtres portaient contre lui beaucoup d'accusations. Pilate l'interrogeait de nouveau : Tu ne réponds rien ? Vois toutes les accusations qu'ils portent contre toi. Mais Jésus ne répondit plus rien de sorte que Pilate était étonné. A chaque fête, il leur relâchait un prisonnier, celui qu'ils réclamaient. Or celui qu'on appelait Barabbas était en prison avec les émeutiers qui avaient commis un meurtre pendant l'émeute. La foule monta et se mit à demander ce qu'il accorder d'habitude. Pilate leur répondit : Voulez-vous que je vous relâche le roi des Juifs ? Car il voyait bien que les grands prêtres l'avaient livré par jalousie. Les grands prêtres excitèrent la foule pour qu'il leur relâche plutôt Barabbas. Prenant alors la parole, Pilate leur disait :Que ferai-je donc de celui que vous appelez le roi des Juifs ? De nouveau, ils crièrent : Crucifie-le ! Pilate leur disait : Qu'a-t-il donc fait de mal ? Ils crièrent de plus en plus fort : Crucifie-le ! Pilate, voulant contenter la foule, leur relâcha Barabbas et il livra Jésus, après l'avoir fait flageller, pour qu'il soit crucifié.

L'autorité religieuse présente Jésus à l'autorité civile, mais elle masque les motifs réels de sa condamnation, elle en invoque d'autres, qui sont d'ordre politique. L'intention qui dirigeait les prêtres était double : il fallait faire condamner Jésus à tout prix, mais il fallait aussi discréditer sa mémoire parmi le peuple. C'est la raison pour laquelle ils convertissent le motif religieux en un motif politique de sédition et d'incitation à la révolte, puisqu'il se prétendait le "roi des Juifs". Pilate s'aperçoit certainement qu'on lui présente un procès truqué, ce que Marc souligne : "Car il voyait bien que les grands prêtres l'avaient livré par jalousie".

Pilate fut mis dans l’embarras, quand on lui présenta Jésus. Il aurait aimé trouver le moyen de décliner la compétence de son pouvoir, mais les grands prêtres qui jouaient le rôle de procureurs de justice, lui présentent Jésus comme un dangereux nationaliste, invoquant contre lui des accusations auxquelles Jésus ne répond pas, car il ne les accepte pas. Pilate va abandonner Jésus, mais auparavant, conscient du fait que Jésus pouvait être un personnage populaire, il va faire un geste susceptible de lui attirer la faveur des foules, dût-il déplaire aux chefs des prêtres qu'il semblait mépriser. Pilate propose inconditionnellement de remettre Jésus en liberté ; la foule rejette cette proposition et, sous l'incitation des prêtres, réclame la mise en liberté de Barabbas et la crucifixion de Jésus. Le gouverneur est contraint de se soumettre à la vindicte populaire, et conformément à l'usage, il fait flageller Jésus avant de le faire crucifier.

13. Le couronnement d'épines

Jésus est alors soumis aux outrages des soldats qui lui enfoncent sur la tête une couronne d'épines tressées.

Les soldats le conduisirent à l'intérieur du palais, c'est-à-dire du prétoire. Ils appellent toute la cohorte. Ils le revêtent de pourpre et ils lui mettent sur la tête une couronne d'épines qu'ils ont tressée. Et ils se mirent à l'acclamer : Salut, roi des Juifs ! Ils lui frappaient la tête avec un roseau, ils crachaient sur lui et se mettant à genoux, ils se prosternaient devant lui. Après s'être moqués de lui, ils lui enlevèrent la pourpre et lui remirent ses vêtements. Puis ils le font sortir pour le crucifier.

14. La crucifixion

Puis Jésus, portant lui-même l'instrument de son supplice, le patibulum, c'est-à-dire la barre transversale de la croix, est entraîné vers le lieu de son exécution, où se dressaient la barre verticale (stipes) des croix. Son épuisement physique justifie sans aucun doute la réquisition d'un passant, Simon de Cyrène, dont les fils devaient être connus dans l'Église primitive, puisque Marc les mentionne.

Ils réquisitionnent pour porter sa croix un passant, qui venait de la campagne, Simon de Cyrène, le père d'Alexandre et de Rufus. Et ils le mènent au lieu-dit Golgotha, ce qui signifie lieu du crâne. Ils voulurent lui donner du vin mêlé de myrrhe, mais il n'en prit pas. Ils le crucifient, et ils partagent ses vêtements en les tirant au sort pour savoir ce que chacun prendrait. Il était neuf heures quand ils le crucifièrent. L'inscription portant le motif de sa condamnation était ainsi libellée : Le roi des Juifs. Avec lui, ils crucifient deux bandits, l'un à sa droite, l'autre à sa gauche (et fut accomplie l'Écriture qui dit : et il fut compté au nombre des malfaiteurs). Les passants l'insultaient hochant la tête et disant : Hé ! toi qui détruis le sanctuaire et le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même en descendant de la croix. De même, les grands prêtres, avec les scribes, se moquaient entre eux : Il en a sauvé d'autres, il ne peut pas se sauver lui-même ! Le Messie, le roi d'Israël, qu'il descende maintenant de la croix, pour que nous voyions et nous croyions ! Ceux qui étaient crucifiés avec lui l'injuriaient aussi.

Pour décrire l'exécution, les évangélistes sont très sobres. Les condamnés, qui devaient subir ce châtiment, habituellement des esclaves révoltés, étaient cloués, les bras étendus sur le patibulum, puis on fixait cette barre transversale sur un poteau préalablement dressé à hauteur d'homme. Les pieds du condamné étaient alors cloués. Une sorte de siège supportait en partie le poids du corps afin que celui-ci n'entraîne pas une déchirure des membres supérieurs fixés préalablement. Le crucifié mettait souvent de très longues heures avant de mourir, non pas par perte de sang, mais plutôt par une lente asphyxie. Les inventeurs de ce type d'exécution sont les Perses et les Phéniciens, puis les Grecs et les Romains l'ont certainement adopté en raison de son caractère très spectaculaire. Jésus, comme vraisemblablement tous les crucifiés, est accablé des sarcasmes de la foule, qui passe et qui regarde la mort faire progressivement son oeuvre.

Un texte, paru dans Les dossiers de l'archéologie, en mai 1975, avec comme sous-titre : Jésus révélé par les historiens, permet de mieux comprendre le supplice enduré par Jésus et quelles sont les tortures impliquées par la crucifixion.

On a retrouvé son squelette en 1968 près de Jérusalem au cours de fouilles pour le compte du ministère israélien de la construction et du logement, dans un sarcophage près d'un squelette d'enfant. Les techniques les plus modernes ont été mises en oeuvre pour en savoir davantage sur les restes de cet homme, grand pour son époque (1,70 mètre). Il était âgé de 24 à 28 ans. Très vite, à l'examen, on se rendit compte qu'on avait affaire à un crucifié : les chevilles de l'homme étaient réunies par un énorme clou qui les transperçait de part en part. Ce clou est conservé au Musée de Jérusalem. Le supplice a eu lieu vraisemblablement en l'an 70 de notre ère, en cette année où Titus ordonna la crucifixion de milliers de juifs venus à Jérusalem pour la Pâque. Il ne s'agit donc pas de Jésus. Le supplicié avait probablement cherché à fuir la ville sainte assiégée par l'armée romaine. Il a été crucifié par trois clous, un dans chaque poignet, le troisième perforant les deux chevilles. Le tibia gauche a reçu le coup de gr'e2ce qui a occasionné une fracture bien visible. La croix comportait une sellette sur laquelle reposait le séant du supplicié : cette sellette prolongeait l'agonie et empêchait la rupture des os des poignets. Les bras étaient étendus à l'horizontale et tirés au maximum. Le clou, dans son état actuel, transperçant le pied gauche placé sur le pied droit, a environ 17 centimètres de longueur. Il a dû être enfoncé avec une brutalité inouïe, les cheville ayant éclaté. Il n'a d'ailleurs pas été possible aux ensevelisseurs de le retirer, comme ils l'ont fait aux poignets, au moment de l'inhumation. La brutalité du bourreau romain est attestée par la présence d'éclats de bois dans les tissus osseux, du même bois que l'on retrouve sur le clou, et qui était en olivier. L'agonie a dû se prolonger durant trois ou quatre heures. Supplice horrible que celui de la crucifixion, importé de Carthage par les Romains et dont Cicéron, Pline, Plaute et Flavius Josèphe disaient qu'il était le plus horrible et le plus inhumain des supplices. D'après une inscription sur le tombeau, le crucifié s'appelait Jehochanan, Jean.

15. La mort de Jésus

A midi, il y eut des ténèbres sur toute la terre jusqu'à trois heures. Et à trois heures, Jésus cria d'une voix forte : Eloï, Eloï, lama sabaqthani ? ce qui signifie : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? Certains de ceux qui étaient là disaient, en l'entendant : Voilà qu'il appelle Élie ! Quelqu'un courut, emplit une éponge de vinaigre, et, la fixant au bout d'un roseau, il lui présenta à boire en disant : Attendez, voyons si Élie va venir le descendre de là. Mais poussant un grand cri, Jésus expira. Et le voile du sanctuaire se déchira en deux du haut en bas. Le centurion qui se tenait devant lui, voyant qu'il avait expiré, dit : Vraiment cet homme était Fils de Dieu. Il y avait aussi des femmes qui regardaient à distance, et parmi elles Marie de Magdala, Marie, la mère de Jacques le Petit et de José, et Salomé, qui le suivaient et le servaient quand il était en Galilée, et plusieurs autres qui étaient montées avec lui à Jérusalem.

Après plusieurs heures de souffrances, Jésus meurt en redisant sa confiance en Dieu, puisqu'il cite Écriture, même si le verset du Psaume 22 qu'il cite en araméen (et que les passants ne comprennent plus...) : "Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?" apparaît comme un cri de détresse. Il expire, non sans avoir suscité une véritable profession de foi dans la bouche d'un centurion de l'armée romaine : "Vraiment cet homme était Fils de Dieu", profession de foi qui fait suite à la déchirure du voile qui fermait le sanctuaire du Temple : le rideau qui protégeait le Saint des saints se déchire au moment de la mort de Jésus, signe que désormais Dieu est accessible à tous, même aux païens.

16. L'ensevelissement

Déjà, le soir était venu et comme c'était jour de Préparation, c'est-à-dire une veille de sabbat, un membre éminent du Conseil, Joseph d'Arimathée, arriva. Il attendait lui aussi le Règne de Dieu. Il eut le courage d'entrer chez Pilate pour demander le corps de Jésus. Pilate s'étonna qu'il soit déjà mort. Il fit venir le centurion et lui demanda s'il était mort depuis longtemps. Et, renseigné par le centurion, il permit à Joseph de prendre le cadavre. Après avoir acheté un linceul, Joseph descendit Jésus de la croix et l'enroula dans le linceul. Il le déposa dans une tombe qui était creusée dans le rocher et il roula une pierre à l'entrée du tombeau. Marie de Magdala et Marie, mère de José, regardaient où on l'avait déposé.

La Loi mosaïque, en vigueur à Jérusalem, même sous la domination romaine, ne permettait pas que des cadavres soient exposés dans la nuit, d'autant plus que c'était la nuit de la grande préparation pascale. Un membre influent du Grand Conseil, c'est-à-dire vraisemblablement le Sanhédrin, eut le courage d'aller demander à Pilate le corps de Jésus, car les romains ne se souciaient pas de l'ensevelissement des condamnés. Comme, d'après la loi romaine, les exécutés politiques, pouvaient bénéficier, par grâce spéciale, d'une sépulture honorable, Pilate donne donc l'autorisation à Joseph d'Arimathée d'enlever le cadavre de Jésus et de l'ensevelir. Ainsi, malgré la hâte due à la Préparation de la Pâque, Jésus reçut une sépulture décente.

C'est une donnée commune aux quatre évangélistes que Jésus fut abandonné par ses disciples et que seuls quelques amis, surtout des femmes, furent témoins de ses derniers instants et de sa sépulture. Et ce sont précisément ces femmes qui vont jouer un grand rôle, le premier jour de l'autre semaine.

17. Les femmes au tombeau

Quand le sabbat fut passé, Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques, et Salomé achetèrent des aromates pour aller l'embaumer. Et, de grand matin, le premier jour de la semaine, elles vont à la tombe, le soleil étant levé. Elles se disaient entre elles : Qui nous roulera la pierre de l'entrée du tombeau ? Et levant les yeux, elles voient que la pierre est roulée, or, elle était très grande. Entrées dans le tombeau, elles virent, assis à droite, un jeune homme, vêtu d'une robe blanche, et elles furent saisies de frayeur. Mais il leur dit : Ne vous effrayez pas. Vous cherchez Jésus de Nazareth, le crucifié, il est ressuscité, il n'est pas ici, voyez l'endroit où on l'avait déposé. Mais allez dire à ses disciples et à Pierre : Il vous précède en Galilée, c'est là que vous le verrez, comme il vous l'a dit. Elles sortirent et s'enfuirent loin du tombeau, car elles étaient toutes tremblantes et bouleversées, et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur.

Le récit de Marc ne s'achève pas avec la mort de Jésus et sa sépulture. Tous les évangélistes poursuivent en affirmant qu'il est ressuscité, même s'ils ne décrivent jamais le phénomène concret de sa résurrection.

Les quatre évangélistes rapportent que le premier jour de l'autre semaine, c'est-à-dire le surlendemain de l'exécution de Jésus, un groupe de femmes se rend au tombeau, afin d'y rendre les derniers devoirs au corps du crucifié. Ces femmes trouvent le tombeau vide : la pierre qui en fermée l'entrée a été roulée. Elles sont averties par un messager divin de la résurrection de Jésus, et elles éprouvent un sentiment qui est celui de tout homme qui se découvre en présence d'un phénomène divin : la crainte. Marc termine son évangile par ce récit, en disant que les femmes "ne dirent rien à personne, car elles avaient peur" : il ne parle pas des apparitions, car il pense que la foi ne trouve pas son fondement sur des preuves historiques de la résurrection.

18. Apparitions de Jésus ressuscité

Rédigée avec un vocabulaire et un style très différent du reste de l'évangile, la finale que l'on trouve désormais dans l'évangile canonique de Marc est une sorte de sommaire des récits d'apparitions mentionnés par les autres évangiles et des événements rapportés par le début du livre des Actes des apôtres. L'authenticité de cette finale a été mise en doute dès le deuxième siècle...

Nous ne savons donc pas si l'auteur a rédigé une conclusion à son évangile ou s'il se contente de renvoyer son lecteur aux premières manifestations de Jésus sur les bords du lac de Galilée, là où commence précisément la proclamation de Évangile au monde entier...

Ressuscité le matin du premier jour de la semaine, Jésus apparut d'abord à Marie de Magdala, dont il avait chassé sept démons. Celle-ci partit l'annoncer à ceux qui étaient avec lui et qui étaient dans le deuil et les pleurs. Mais, en entendant dire qu'il vivait et qu'elle l'avait vu, ceux-ci ne la crurent pas. Après cela, il se manifesta sous un autre aspect à deux d'entre eux qui faisaient route pour se rendre à la campagne. Et ceux-ci revinrent l'annoncer aux autres, eux non plus, on ne les crut pas. Ensuite, il se manifesta au onze, alors qu'ils étaient à table, et il leur reprocha leur incrédulité et la dureté de leur coeur, parce qu'ils n'avaient pas cru ceux qui l'avaient vu ressuscité. Et il leur dit : Allez par le monde entier, proclamez l'évangile à toutes les créatures. Celui qui croira et sera baptisé sera sauvé, celui qui ne croira pas sera condamné. Et voici les signes qui accompagneront ceux qui auront cru : en mon nom, ils chasseront les démons, ils parleront des langues nouvelles, ils prendront dans leurs mains des serpents, et s'ils boivent quelque poison mortel, cela ne leur fera aucun mal, ils imposeront les mains à des malades, et ceux-ci seront guéris. Donc le Seigneur Jésus, après leur avoir parlé, fut enlevé au ciel et s'assit à la droite de Dieu. Quant à eux, ils partirent prêcher partout : le Seigneur agissait avec eux et confirmait la Parole par les signes qui l'accompagnaient.