Les visages de l’Église

dans le quatrième évangile



L’intention de l’auteur du quatrième évangile

Le travail que réalise l’auteur du quatrième évangile suppose une fidélité très attentive au passé, mais cette fidélité est nécessairement éclairée par l’événement pascal, par la résurrection de Jésus. De plus, cette fidélité, l’auteur veut la vivre à l’intérieur de l’Église naissante. Son « livre » n’est pas seulement l’œuvre d’un témoin, fut-il le témoin oculaire qui a vu et qui porte témoignage, il est aussi une oeuvre de l’Esprit. C’est déjà ce que Jésus lui-même annonçait dans son discours d’adieux : « Lorsque viendra le Paraclet que je vous enverrai d’auprès du Père, l’Esprit de vérité qui procède du Père, il rendra lui-même témoignage de moi ; et vous, à votre tour, vous me rendrez témoignage, parce que vous êtes avec moi depuis le commencement (Jn. 15, 26-27). L’Esprit rend témoignage à Jésus ressuscité : l’histoire de Jésus ne peut être écrite que sous l’inspiration de cet Esprit qui lui rend un témoignage véritable. Enfin, l’histoire de Jésus a un rapport constant avec le présent dans lequel vit l’Église.

Dire que l’évangile johannique est le témoignage d’un christianisme individuel, spirituel ou mystique est une affirmation qui ne résiste pas à l’examen : cet évangile est un témoignage sur la vie de l’Église, il est ecclésiologique, il présente les différents visages de l’Église naissante. Pour argumenter ce propos, il suffit de s’attacher aux relations des deux disciples, qui occupent une place privilégiée dans les quatre traditions évangéliques : Pierre et Jean. Ils sont deux des trois témoins de la résurrection de la fille de Jaïre, de la transfiguration, et de l’agonie au Jardin des Oliviers. Et pour éclairer davantage encore les visages de l’Église, il suffira de regarder la place et la fonction de certaines femmes.

L’évangile du nouveau peuple de Dieu

L’évangile selon saint Jean veut être lu en Église, tout comme il fut élaboré dans un milieu d’Église. Celle-ci, jamais nommée, est toujours présente. Si le terme lui-même n’apparaît pas, l’idée de l’Église domine la pensée johannique aussi réellement qu’elle domine dans la pensée paulinienne. Comment peut-on reconnaître la présence de l’Église ? D’abord, par un subtil passage du « je » au « nous » : « En vérité, en vérité, je te le dis : nous parlons de ce que nous savons, nous témoignons de ce que nous avons vu et pourtant vous ne recevez pas notre témoignage » (Jn. 3, 11). Ensuite, par 1a présence de confessions de foi chrétienne qui viennent orchestrer les révélations de Jésus : « Celui qui vient d’en haut est au-dessus de tout. Celui qui est de la terre est terrestre et parle de façon terrestre. celui qui vient du ciel témoigne de ce qu’il a vu et entendu, et personne ne reçoit son témoignage. Celui qui reçoit son témoignage ratifie que Dieu est véridique. En effet celui que Dieu a envoyé dit les paroles que lui donne l’Esprit sans mesure. Le Père aime le Fils et il a tout remis en sa main. Celui qui croit le Fils a la vie éternelle, celui qui refuse de croire au Fils ne verra pas la vie, mais la colère de Dieu demeure sur lui » (Jn. 3, 31-36).

Enfin, par des gloses de l’évangéliste qui donnent aux paroles de Jésus le sens plénier qu’elles ont pris après la résurrection : « Mais lui parlait du temple de son Corps. Aussi, lorsque Jésus se leva d’entre les morts, ses disciples se souvinrent qu’il avait parlé ainsi et ils crurent à l’Écriture, ainsi qu’à la parole qu’il avait dite » (Jn. 2, 21-22).

En lisant le quatrième évangile comme un texte où l’Église est toujours présente, il est possible de découvrir que les récit de la guérison de l’aveugle-né est le centre de toute la rédaction : i1 souligne la découverte progressive du mystère de Jésus, mais il marque surtout le passage de la synagogue à l’Église, du judaïsme au christianisme, c’est-à-dire également le passage de la cécité spirituelle à la lumière de la foi. C’est par ce biais que nous pouvons déjà percevoir le symbolisme qui préside à la rédaction évangélique. L’aveugle-né accepte d’être exclu de la synagogue, c’est-à-dire de perdre toute place dans la société de son temps, en raison de la confiance qu’il place en la personne de Jésus : il obtient ainsi la lumière de la vie et il entre dans l’Église.

Dans le quatrième évangile, nous apprenons comment Jean conçoit la nature et la mission de l’Église. Il en donne des images symboliques : le nouveau sanctuaire (Jn. 2, 20), le troupeau du bon pasteur (Jn. 10), la vigne de Dieu (Jn. 15), la collectivité donnée par le Père au Fils (Jn. 17, 2), la communion d’amour qui s’origine en Dieu (Jn. 17, 26). Fondamentalement et radicalement, c’est l’amour seul qui peut constituer la véritable appartenance à l’Église, le commandement d’amour incluant tous les autres (Jn. 15, 17). Ainsi, l’Église apparaît finalement comme une organisation fondée sur l’amour. Et les relations entre Pierre et Jean éclairent ces deux aspects de la nature de l’Église. Pierre apparaît comme le symbole même de l’Église instituée, Jean celui de l’Église charismatique (par charisme, il faut entendre le don gratuit de Dieu qui se manifeste dans l’amour du disciple).

A la lecture des textes, il est possible de constater que Pierre est, parmi le Douze, celui qui est nommé le plus souvent par l’auteur du quatrième évangile, il est même nommé plus souvent que l’autre disciple. Qui plus est, l’emploi de son nom, sous ses différentes formes (Céphas, Simon, Pierre, Simon-Pierre) a une fréquence plus grande encore que dans les Synoptiques : Matthieu mentionne 27 fois Pierre, Marc 26 fois, Luc 31 fois et Jean le mentionne 53 fois.

 

Tableau des interventions de Pierre et de l’autre disciple

 

 

1, 40 Simon est prévenu par André

1, 42 Simon devient Céphas, Pierre

6, 68 Seigneur, à qui irions-nous ?

13, 6 s Toi, me laver les pieds !

13, 24 Pierre fait interroger Jésus

13, 36 Seigneur, où vas-tu ?

37 Seigneur, je te suivrai

18, 10 Pierre et l’épée

18. 15 Pierre et

18, 16 Pierre est dehors

18, 17 s Triple reniement de Pierre

19, 27

20, 2 Marie prévient Pierre

20, 3 Pierre

 

20, 4 Pierre et

 

20, 5

20, 6 Pierre arrive, entre le premier

examine le tombeau

 

21, 2 Pierre avec des disciples

21, 3 Pierre décide d’aller pêcher

21, 7 qui se précipite vers la berge

21, 11 Pierre dirige la manœuvre

21, 15 s Le pastorat de Pierre

21, 20 s Pierre interroge Jésus

Un autre disciple n’est pas nommé

 

 

 

par le disciple que Jésus aimait

 

 

 

l’autre disciple,

suivent Jésus jusqu’au palais

l’autre le fait entrer

 

Voici ta mère

et l’autre disciple

et l’autre disciple

courent vers le tombeau

l’autre disciple couraient ensemble

mais l’autre courut plus vite

l’autre attend Pierre

 

l’autre peut entrer

il vit et il crut

dont les fils de Zébédée

 

l’autre prévient Pierre .

 

sur l’autre disciple

 

A la simple lecture de ce tableau, il est facile de constater que Pierre est nettement plus souvent mentionné que l’autre disciple, « celui que Jésus aimait ». Et cette mention plus fréquente est particulièrement remarquable dans les moments importants pour la tâche pastorale de Pierre. La présence de l’autre disciple n’est pas de celles qui cachent la présence principale : il n’est donc pas permis, ni possible de penser que Jean a voulu rabaisser Pierre. Au contraire, il semble même que parfois l’autre disciple met en relief la forte personnalité, impétueuse il est vrai, mais combien humaine, de Pierre.

Pierre et Jean sont deux amis. Et leurs relations amicales se retrouvent plus manifestement que dans les Synoptiques : Pierre demande à Jean de questionner Jésus à propos de celui qui va le livrer (Jn. 131 24), ils sont ensemble lorsque Marie de Magdala vient les rejoindre pour annoncer la nouvelle du tombeau vide (Jn. 20, 2), ils sont dans la même barque sur le lac, lors de l’apparition à Tibériade (Jn. 21, 7).

L’importance de Pierre dans l’évangile johannique

Si l’évangéliste avait voulu diminuer le rôle de Pierre, il semble qu’il aurait lamentablement échoué dans son entreprise, car Pierre manifeste une très grande personnalité, ce qui lui vaut d’être reconnu comme ayant une certaine supériorité, une primauté par rapport à l’autre disciple. Pierre est celui qui prend d’abord les initiatives, et c’est finalement lui qui aura la charge de faire paître le troupeau : « Fixant son regard sur lui, Jésus dit : Tu es Simon, le fils de Jean ; tu seras appelé Képhas, ce qui veut dire Pierre » (Jn. 1, 42). Jésus donne un nouveau nom à Simon. Dans toute la vie et la pensée du peuple juif, le nom a une importance capitale. Le nom, donné à la naissance ou au moment de la circoncision, exprime la destinée de celui qui le porte, il est confondu avec sa personnalité même. Aussi changer de nom signifie-t-il, par le fait même, changer de personnalité. Ainsi Dieu a changé le nom d’Abram, celui de Saraï, celui de Jacob : « Simon-Pierre lui répondit Seigneur, à qui irions-nous ? Tu as les paroles de la vie éternelle » (Jn. 6, 68).

Tout d’abord, l’intervention de Pierre, comme plusieurs autres, souligne le fait que Pierre appelle Jésus du titre de « Seigneur ». C’est une manière d’indiquer que l’ecclésiologie, la vie de l’Église, se construit toujours sur une christologie, sur la reconnaissance effective de Jésus comme Christ et Seigneur. Mais cette première confession de foi de Pierre est immédiatement suivie par une annonce de la Passion : « N’est-ce pas moi qui vous ai choisis, vous, les Douze ? Et cependant, l’un de vous est un diable ! Il désignait ainsi Judas, le fils de Simon l’Iscarioth, car c’était lui qui allait le livrer, lui, l’un des Douze » (Jn. 6, 71). C’est donc dans l’événement de la mort et de la résurrection de Jésus, son affirmation comme Christ, que l’Église trouve son origine. 

« Il arrive ainsi à Simon-Pierre qui lui dit : Toi, me laver les pieds ! Jésus lui répond : Ce que je fais, tu ne peux le savoir à présent, mais par la suite tu comprendras. Pierre lui dit : Me laver les pieds, à moi, jamais ! Jésus lui répondit : Si je ne te lave pas, tu ne pourras avoir part avec moi. Simon-Pierre lui dit : Alors, Seigneur. non pas seulement les pieds, mais aussi les mains et la tête » (Jn. 13, 6-9).

Le lavement des pieds est une parabole en action, puisque le Maître se fait le serviteur. On peut lire ce texte avec comme toile de fond la pratique baptismale : « Celui qui s’est baigné n’a nul besoin d’être lavé, car il est entièrement pur » (Jn. 13, 10). La purification des disciples et celle de tous les hommes sera obtenue par la croix. Mais il reste à l’homme la tâche de croire. La foi nécessite, semble-t-il, le baptême et le geste d’amour qui se traduit dans l’accomplissement d’une tâche réservée aux esclaves.

« Simon-Pierre lui dit : Seigneur, où vas-tu ? Jésus lui répondit : Là où je vais, tu ne peux me suivre maintenant, mais tu me suivras plus tard. Seigneur, lui répondit Pierre, pourquoi ne puis-je te suivre à l’instant ? Je me dessaisirai de lIa vie pour toi. Jésus répondit : Te dessaisir de ta vie pour moi ! En vérité, en vérité, je te le dis, trois fois tu m’auras renié avant qu’un coq ne se mette à chanter » (Jn. 13, 36-38).

Dans un élan spontané, Pierre se propose de suivre Jésus et même de mourir à sa place. Il est mis en garde par Jésus qui lui annonce son reniement.

« Alors Simon-Pierre, qui portait un glaive, dégaina et frappa le serviteur du grand-prêtre, auquel il trancha l’oreille droite. Le nom de ce serviteur était Malchus » (Jn. 18, 10). Pierre dégaine un glaive, mais d’où vient ce glaive ? peut-être faut-il voir une influence lucanienne sur la composition du récit johannique : « Maintenant. par contre, celui qui a une bourse, qu’il la prenne ; de même celui qui a un sac ; et celui qui n’a pas d’épée, qu’il vende son manteau pour en acheter une. Car, je vous le dis, il faut que s’accomplisse en moi ce texte de l’Écriture : On l’a compté parmi les criminels. Et, de fait, ce qui me concerne va être accompli. Seigneur, dirent-ils, voici deux épées. Il leur répondit : C’est assez ! » (Lc. 22, 36-38).

L’évangéliste Jean est le seul à mentionner Pierre comme intervenant personnellement au moment de l’arrestation de Jésus. Cette mention repose vraisemblablement sur un fait historique. Elle n’a, en aucun cas, une valeur péjorative : Pierre est le seul qui prenne positivement la défense de son maître.

Ce qu’il importe de retenir du reniement de Pierre (Jn. 18, 17-27), c’est la mise à l’épreuve : elle est une condition de la foi authentique. Avant l’arrestation de Jésus, la foi de Pierre était une foi non critique. L’épreuve lui permet de faire la lumière sur sa foi. C’est à lui seul qu’est rapportée cette épreuve décisive, comme c’était lui seul qui était intervenu directement pour manifester son attachement à Jésus.

La place du disciple que Jésus aimait

Pour l’instant, nous laissons en suspens la lecture continue de cet évangile dans l’optique des interventions de Pierre. Nous reviendrons ultérieurement sur la finale si importante de cet évangile.

Au côté de Pierre, le disciple bien-aimé du maître joue aussi un grand rôle avant la résurrection. Après l’événement pascal, les deux disciples sont tellement unis dans leurs interventions qu’il est difficilement concevable de les séparer. La présence de cet « autre » disciple est un argument de poids pour montrer qu’il y a non seulement « un autre disciple » mais surtout qu’il y a « une autre façon » de se manifester comme disciple de Jésus et que cette façon est regardée avec amour par Jésus. A côté du pastorat de Pierre, il est possible d’attester la vérité de l’Évangile par la dimension de l’amour.

« Près de la croix de Jésus se tena1ent débout sa mère, la sœur de sa mère, Marie, femme de Clopas et Marie de Magdala Voyant ainsi sa mère et près d’elle le disciple qu’il aimait, Jésus dit à sa mère : Femme, voici ton fils. Il dit ensuite au disciple : Voici ta mère. Et depuis cette heure-là, le disciple la prit chez lui » (Jn. 19, 25-27).

La présence du disciple et de la Mère de Jésus au pied de la croix apparaît comme un épisode très difficile pour l’interprétation. Il faut souligner que la piété catholique lui a fait dire beaucoup de choses. Il semble que Jésus désigne ce disciple pour tenir sa place auprès de sa mère, pour tenir son rôle sur la terre, pour continuer son oeuvre dans le monde. De plus, le disciple apparaît comme le modèle de tout croyant, il tient lieu de représentant de l’humanité, qui se voit confier la mission de poursuivre l’œuvre de Jésus qui va se terminer par : « Tout est achevé » (Jn. 19, 30). La piété catholique a vu dans Marie debout au pied de la croix la proclamation de la maternité spirituelle de Marie par rapport à l’Église. La tradition continue de dire que Marie est la Mère de l’Église depuis cet instant.

La place occupée par les femmes

Les interventions féminines sont relativement peu nombreuses dans le quatrième évangile :

Marie, Mère de Jésus, à Cana (Jn. 21 1-12)

La Samaritaine (Jn. 4, 1-42)

La femme adultère (Jn. 8, 1-m)

Les sœurs de Lazare (Jn. 11, 20-42)

Marie au pied de la croix (Jn. 19, 25-27)

Marie de Magdala au tombeau (Jn. 20, 1-2 et m-18)

La constatation qui s’impose, c’est le côté humain révélé par la présence féminine : la délicatesse de Marie à Cana, le péché de la Samaritaine et de la femme adultère, le chagrin des sœurs de Lazare et de Marie de Magdala, le silence de Marie devant la mort de Jésus. A l’exception de ce dernier épisode, la confiance que les femmes placent en Jésus est toujours récompensée immédiatement. Marie, la Mère de Jésus, est présente à l’occasion du premier « signe », de la première oeuvre de Jésus. La Samaritaine découvre le Messie et va l’annoncer aux hommes. La femme adultère est graciée et libérée de son péché. Marthe et Marie, les sœurs de Lazare, après leur acte de foi, retrouvent leur frère vivant. Marie de Magdala reconnaît le Seigneur qui appelle par son nom et qui lui confie une mission. L’évangéliste n’a sans doute pas eu l’intention de donner une ecclésiologie féminine mais, à l’intérieur même de l’Église, dans la première communauté qui se constitue autour de Jésus, les femmes ont un rôle à jouer. Elles ont un ministère à exercer, qui les rend quelque peu comparable au disciple que Jésus aimait. Elles doivent porter le témoignage de Jésus, soit en effectuant un acte de foi soit en portant un message aux autres. La division des sexes est transcendée par la foi : « Il n’ y a plus l’homme et la femme, car tous, vous n’êtes qu’un en Jésus-Christ », écrira saint Paul dans sa lettre aux Galates (Gal. 3, 28). L’Église naissante s’assure la collaboration des femmes en vue du Royaume qui vient. La théologie de la femme sera plus développée par les lettres apostoliques de Pierre et de Paul, ainsi 1 Co. 11, 2-16 ; 14, 34-37 ; 1 P. 3, 1-7.

Les deux disciples au tombeau

Nombreux sont les exégètes et les théologiens qui ont utilisé ce texte pour défendre des positions tout à fait différentes. Cela n’est pas le propre des écrivains catholiques, les théologiens protestants ont aussi pris leur parti de ce type de lecture. Les catholiques soutiennent volontiers que, en attendant la venue de Pierre, Jean lui reconnaît une certaine supériorité et même une primauté effective. Les protestants mettent en relief la foi de Jean et sa valeur, ce qui leur permet de protester contre les prétentions et les ambitions de Pierre et de ses successeurs.

Pierre et le disciple bien-aimé sont avertis par Marie de la disparition du cadavre de Jésus. Tous deux se précipitent vers le tombeau ; l’amour, qui n’est pas encombré de fardeaux, qui n’est pas chargé par une lourde expérience, arrive le premier, alors que la fonction hiérarchique, surchargée de soucis, n’atteint le but que plus tard. L’amour voit ce que l’on peut voir sans même entrer dans le tombeau : il laisse passer l’autorité. Pierre considère tout, même ce qui n’était pas visible de l’extérieur. Ce que voit le disciple bien-aimé est contenu dans un demi-verset, et ce que Pierre examine occupe un verset et demi. Pierre parvient à une sorte de « nihil obstat » qui laisse l’amour entrer librement, de sorte que tous deux parviennent à la foi. Pas plus que Pierre, le disciple bien-aimé n’avait compris le sens de l’Écriture avant d’arriver au tombeau : « Il vit et il crut » (Jn. 20, 8). A la lecture de ce texte, il est possible de constater l’existence de deux priorités reconnues implicitement par l’évangéliste : l’autorité à laquelle il faut faire une référence constante pour demeurer dans le sein de la communauté ecclésiale et l’amour qui ne peut vagabonder indépendamment de cette référence, même s’il lui arrive d’avoir des intuitions plus rapides et peut-être même plus justes. En somme, ce texte suggère deux visages de la même Église, entre lesquels règne une tension harmonieuse, la fonction pastorale travaillant pour l’amour et l’amour laissant le premier pas au pastorat officiel.

Marie de Magdala au tombeau

La visite de Marie au tombeau se décompose en deux scènes : la constatation du tombeau vide (Jn. 20, 1-2) et l’apparition de Jésus (Jn. 20, 11-18). Que Marie se présente comme une figure de l’Église dans ces deux récits semble évident. Elle aussi éprouve le besoin d’en référer à l’autorité pour se faire une opinion de ce qui s’est passé, puisque « la pierre a été enlevée du tombeau ». L’apparition du Ressuscité à Marie implique qu’elle devient porteuse d’une mission auprès des disciples. Voilant sa présence, Jésus se laisse reconnaître par Marie en l’appelant par son nom (de la même manière que le bon pasteur appelle les brebis chacune par son nom : Jn. 10, 3) et il lui confie un message : « Va trouver mes frères et dis-leur que je monte vers mon Père qui est votre Père, vers mon Dieu qui est votre Dieu » (Jn. 20, 17). Ce message ne porte pas sur la résurrection elle, mais plutôt sur la montée de Jésus vers son Père : ainsi, dans le quatrième évangile le triple événement Résurrection-Ascension-Pentecôte se trouve résumé en un seul temps, alors que Luc le décompose sur une période de cinquante jours. Le contenu du message pascal n’est pas l’annonce du kérygme, de la proclamation de foi primitive : « Jésus est ressuscité » ; c’est plutôt l’annonce du fait que nous sommes tous « enfants de Dieu ». Et seule une femme pouvait annoncer cette paternité.

Les apparitions à Jérusalem

A Marie de Magdala qui le retenait, Jésus annonce qu’il remonte vers son Père. Dans la première apparition aux disciples le soir de Pâques (Jn. 20, 19-23), Jésus leur remet l’Esprit avant de les envoyer en mission. Une nouvelle fois, l’apparition du Christ ressuscité est source d’un envoi en mission, et d’une mission qui passe dans le cadre de l’Église, avec notamment la, charge de « remettre les péchés ». Ce passage fait part d’une mission apostolique, même si certaines difficultés peuvent surgir quant aux disciples qui bénéficient de cette première apparition. S’agit-il uniquement des Onze ? Mais alors l’absence de Thomas pose une sérieuse question... Et s’il ne s’agit pas des Onze, mais d’un nombre plus important de disciples, comment peut-on faire le lien avec la mission de libérer du péché ? Pour faire bref, il est possible de conclure que cette apparition manifeste que tout disciple a la mission de mettre les hommes en face de l’annonce de leur libération du péché.

Thomas, l’absent, est celui des disciples qui apparaît comme le plus humain, le plus réaliste : il lui faut une preuve matérielle pour donner sa foi (Jn. 20, 24-29) et il l’obtient car il bénéficie du statut privilégié de premier disciple. Est-ce dire que les autres ne connaîtront qu’un statut inférieur ? Il ne le semble pas, car la dernière parole de Jésus contient une béatitude : « Bienheureux ceux qui, sans avoir vu, ont cru » Les disciples, qui croiront grâce au témoignage des premiers disciples, iront aussi jusqu’à la véritable confession de foi : « Mon Seigneur et mon Dieu ».

L’apparition sur les bords du lac

Ce dernier chapitre de l’évangile johannique, que certains considèrent comme un appendice, s’inaugure par le premier départ de l’Église sans son Seigneur. La tentative de pêche est infructueuse. Mais, au miracle, le disciple bien-aimé reconnaît le Seigneur et il prévient Pierre de ce qu’il vient de constater. L’autorité sait ce qu’il faut faire : rejoindre le Seigneur sur la berge, berge qui apparaît comme le symbole du fondement ferme (de l’infaillibilité, pourrait-on dire). Pierre assume sa responsabilité de chef en dirigeant la manœuvre et en tirant sur la berge le filet débordant. De même qu’il avait pris l’initiative du départ, de même il dirige la manœuvre. Le filet ne se déchire pas (Jn. 21, 11) alors qu’il se déchirait en Luc 5, 1-11. Là aussi, le symbolisme permet de dire quel malgré certaines rivalités, notamment entre les communautés d’origine juive et les communautés d’origine païenne, l’unité est encore ferme dans cette Église naissante qui compose l’évangile johannique.

Puis, c’est un repas pris sur la rive (Jn. 21, 9-13). Faut-il y voir un repas eucharistique, puisque Jean ne rapporte pas de récit de la Cène ? En considérant les récits synoptiques, il ne peut plus être question d’eucharistie de Jésus après la résurrection, tout étant accompli. Mais il faut aussi considérer ce récit avec son aspect symbolique. Il s’agit de pain, mais il s’agit aussi de poisson, or le poisson qui est mangé n’est pas un des poissons ramenés par les pécheurs... De plus, le terme grec de poisson constitue l’anagramme du Christ lui-même. Le symbole du poisson exprime la réalité du Christ en personne. C’est le Christ lui-même qui nourrit ses disciples après leur travail ; et, dans une certaine mesure, ce récit se présente comme un repas eschatologique.

A l’issue de ce repas, Pierre se voit confier non pas la succession de Jésus, mais la tâche de conduire le troupeau à la place de Jésus. La tâche pastorale de Pierre est fondée sur l’amour du Seigneur la responsabilité qu’il doit assumer dans l’Église en tant que pasteur est une responsabilité d’amour, un service (Jn. 21, 15-19). C’est ainsi que se fait, dans le quatrième évangile, l’unité entre l’autorité et l’amour.

Somme toute, l’évangile de l’amour, ou plus exactement celui que l’on présumait tel, se termine par une apothéose de la fonction officielle. C’est Pierre qui est choisi comme celui qui aime le Seigneur plus que tous les autres. Il faut dire que Pierre lui-même semble très étonné de se voit confier ce charisme de l’amour et il se retourne vers le disciple que Jésus aimait et qui était, jusqu’à présent, le médiateur idéal entre Pierre et Jésus (Jn. 21, 20-23). Pierre ne comprend pas, mais il cherche à pénétrer cette situation, puisque sa fonction est de comprendre et de décider pour les autres. La réponse de Jésus reste énigmatique. Pierre doit accomplir sa fonction de serviteur, le reste - entre autres les limites entre l’institution et l’amour - ne le concerne en rien. Ce qu’il faut que Pierre comprenne, c’est que l’Église officielle doit être l’Église de l’amour, et que c’est dans cet esprit qu’il doit diriger le troupeau. L’essentiel n’est pas dans une question de personne privilégiée, mais dans l’Évangile qui reste à proclamer après la mort de Pierre, après la disparition même du disciple bien-aimé.

Conclusion : la mission de l’Église

A travers son évangile, Jean fait découvrir que la mission de l’Église est de proclamer la Bonne Nouvelle, d’apporter au monde la Révélation ultime de Dieu opérée en Jésus-Christ, afin de rassembler tous les hommes comme enfants de Dieu. Ainsi, par le témoignage de la communion et de l’amour fraternel, les disciples manifesteront l’amour et l’unité qui existent entre le Père et le Fils. Seul l’amour constitue la véritable appartenance à l’Église, mais cet amour ne peut être compris qu’en référence au Christ qui annonce l’amour du Père et du Fils.

Cet amour de Dieu pour tous les hommes, cet amour qui est le lien d’unité en Dieu, ne peut pas être connu par la seule raison. Aussi l’Église invite-t-elle ses enfants à purifier, à confirmer et à approfondir leur foi en ce Jésus qui est Seigneur et Christ : « Jésus a opéré sous les yeux de ses disciples bien d’autres signes qui ne sont pas consignés dans ce livre. Ceux-ci l’ont été pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu et pour que, en croyant, vous ayez la vie en son nom » (20, 30-31).

La rencontre de Jésus-Christ est une condition de la foi. Et cette rencontre a été sensible pour les disciples, pour les foules qui suivaient Jésus, pour les personnes qui ont rencontré cet homme durant son ministère et qui ont vu les signes qu’il accomplissait, même si elles refusaient ces signes. La rencontre, pour les disciples actuels, n’est pas une rencontre du même ordre. La rencontre de Jésus, comme Christ, n’est pas une pure rencontre spirituelle, comme pourrait le laisser croire une interprétation trop « spiritualisante » du quatrième évangile, mais elle est surtout sa rencontre dans les événements de l’existence humaine. Pour le chrétien, l’acte élémentaire de la foi est un « je ne sais quoi » qu’on ne peut qualifier autrement que par les paroles de Marie de Magdala ou des disciples : « Nous avons vu le Seigneur ».

Si l’Église est le lieu de la rencontre de Jésus-Christ, qui révèle le Père et qui nous atteint dans notre acte de foi, si elle manifeste cette rencontre par le témoignage de l’amour et de la communion fraternelle, il ne faut pas oublier que ce qui constitue l’Église, dans l’unité de ses membres, c’est l’Esprit-Saint qui maintient le contact avec le Christ. L’évangile de Jean n’est pas seulement l’œuvre d’un témoin oculaire, il est d’abord et surtout une œuvre de l’Esprit. C’est ce que Jésus annonçait dans son dernier discours : le rôle de l’Esprit est de porter à son achèvement la compréhension du mystère de Jésus.

L’Église ne peut prétendre rendre présente la révélation par elle Son action ne peut se substituer à celle de Dieu. Elle n’est pas maîtresse, mais servante de la Parole qui lui a été confiée dans la tâche pastorale. Et elle doit assurer ce service dans l’amour qui la conduit au cœur même de la Trinité.