Le rôle des signes

dans l’accès à la foi

 

La notion de signe

Le rédacteur du quatrième évangile place en conclusion de son livre les phrases suivantes : « Jésus a opéré sous les yeux de ses disciples bien d’autres signes qui ne sont pas consignés dans ce livre. Ceux-ci l’ont été pour que vous croyiez que Jésus est le Christ, le Fils de Dieu, et pour que. en croyant, vous ayez la vie en son nom » (Jn. 20, 30-31).

Ces deux phrases ont permis de voir dans l’évangile johannique comme une sorte de « livre des signes » accomplis par Jésus durant sa vie publique. Le caractère fondamental des quatre évangiles réside dans la constante que l’on retrouve toujours : chaque récit présente à la fois un fait et une interprétation. C’est là que réside précisément le signe, en même temps dans le fait annoncé et dans son interprétation. On peut lire dans cette perspective non seulement les récits de miracles, mais aussi tous les faits de la vie quotidienne de Jésus. Chaque fois, l’interprétation est donnée au lecteur attentif : la manière de lire le signe est présente dans le texte lui-même. Les actes de Jésus sont mis en relation avec ses paroles : les discours sont préparés par un signe et les signes sont mis dans leur vraie lumière par les discours.

Seulement, il convient de ne pas se fourvoyer dans la conception même du signe. Ce n’est pas un acte magique qui pourrait répondre d’emblée aux interrogations des Juifs : « Mais toi-même, quel signe fais-tu, en sorte que nous voyions et que nous puissions te croire ? » (Jn. 6, 30).

Jésus ne donne jamais de signes pour montrer sa propre puissance, mais pour manifester sa référence au Père, « pour que les oeuvres de Dieu soient manifestées en lui » (Jn. 9, 3). C’est pourquoi l’évangile selon saint Jean, ainsi que son rédacteur le précise lui-même, ne rapporte que quelques signes de Jésus afin de montrer que celui-ci est le Christ, le Fils de Dieu, et de faire accéder ainsi les hommes à la foi en Jésus-Christ.

Le récit de l’aveugle-né peut être considéré comme le centre de tout l’évangile johannique. C’est le récit qui manifeste le mieux la découverte progressive du mystère de Jésus. En effet, il révèle peu à peu l’identité de Jésus : celui qui confesse que Jésus est le Christ accède à la lumière et à la foi, tandis que celui qui refuse de le reconnaître reste dans les ténèbres. En outre, cet accès à la foi marque le passage de la Synagogue à l’Église, le passage du judaïsme au christianisme, ou, encore, dans une perspective polémique, le passage de la cécité spirituelle à la lumière de la foi.

Propositions pour une structure du texte

En lisant ce récit de l’aveugle-né, il est facile de repérer une succession de différents tableaux. Un récit est toujours composé d’épisodes qui permettent de suivre l’histoire qui est proposée. Essayons de redécomposer le texte en une suite de tableaux :

 

Jésus voit, parle, guérit,

disparaît de la scène (1-7)

 

 

 

 

Jésus est absent,

les voisins s’interrogent (8-12)

 

 

 

 

Premier interrogatoire de l’aveugle guéri.

(13-22)

 

 

 

 

« Jésus est le Christ » (22 fin)

 

 

Second interrogatoire de l’aveugle guéri

(23-34)

 

 

Jésus rencontre l’aveugle

qui proclame sa foi (35-38)

 

 

Jésus est présent, il parle et sanctionne (39-41)

 

 

 

 

Pour l’instant, le texte n’est que décomposé en différentes parties. Mais on s’aperçoit immédiatement qu’il existe une certaine correspondance entre les trois premiers épisodes et les trois derniers, le tout étant articulé autour d’un petit segment de phrase « Jésus est le Christ ». C’est d’ailleurs par cette seule affirmation qu’il est possible de constater dans la Bible la distinction entre l’Ancien et le Nouveau Testament. Pour les Juifs, il n’y a pas de Nouveau Testament. La Bible hébraïque contient ce que nous appelons l’Ancien Testament, mais les Juifs refusent cette appellation : il ne peut pas y avoir d’ancien s’il n’y a pas de nouveau. De plus, il ne peut être question de « Testament », puisque ce terme suppose que quelqu’un est mort ; or, la Loi de Moïse, l’alliance de Dieu avec son peuple est toujours vivante.

Cette répartition ne s’attache qu’aux thèmes qui parcourent le texte. Elle ne peut être que provisoire, car elle peut n’être qu’une construction de l’esprit. Il faut creuser davantage, verset par verset, pour découvrir des similitudes plus intéressantes encore. Le tableau suivant présente brièvement les différentes correspondances qui. existent entre les versets quand on les prend isolément.

1 Jésus vit un homme

2 qui a péché ?

3 les oeuvres de Dieu se manifestent

4 celui qui m’a envoyé

mission de Jésus

5 Je suis la lumière du monde

6 de la boue avec la salive

7 se laver -il voyait

8 les voisins

9 c’est bien moi

10 comment se sont-ils ouverts ?

m j’ai retrouvé la vue

12 où est-il, celui-là ?

absence de Jésus

13 chez les pharisiens

14 un jour de sabbat

15 comment il a recouvré la vue

16 il n’est pas de Dieu

comment un homme pécheur ?

division des pharisiens

17 c’est un prophète

18 convocation des parents

19 comment voit-il maintenant ?

20 c’est notre fils, demandez-lui

21 refus de prendre position

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

22 « Jésus est le Christ »

 

41 votre péché demeure

40 sommes-nous des aveugles ?

39 je suis venu en ce monde

mission de Jésus

 

38 il se prosterna

37 tu l’as vu

 

37 c’est lui qui te parle

36 qui est-il ?

35 crois-tu au Fils de l’homme ?

35 il vient alors le trouver

présence de Jésus

34 ils le jetèrent dehors

 

32 quelqu’un ait ouvert les yeux

33 s’il n’était pas de Dieu

31 Dieu n’exauce pas les pécheurs

30 étonnement devant l’ignorance

28-29 Moïse et Jésus

26-27 nouvelle explication

25 et maintenant je vois

24 nouvel interrogatoire

23 explication de ce refus

 

 

Une telle lecture serait insatisfaisante si elle en restait à ce simple point de vue d’un découpage systématique des versets, si elle ne pouvait servir que de trame pour comprendre le déroulement de l’histoire.

Tout d’abord, nous pouvons remarquer que les correspondances ne s’établissent pas toujours : il y a des « blancs » qui apparaissent, et ce sont souvent ces « blancs » qui donnent la signification à un texte. Ce qui n’est pas dit, ou ce qui est sous-entendu, est souvent plus important que ce qui est dit. Quatre versets de la première partie n’ont pas de correspondant dans la seconde partie. Il s’agit des versets 1, 5, 8 et 14. Quelle peut être la signification de ces versets isolés ? Il ne s’agit pas ici de faire une longue démonstration sur les thèmes esquissés dans ces versets, mais simplement de faire une constatation qui sera utile pour la suite du développement.

« En passant, Jésus vit un aveugle de naissance »

Dans l’évangile johannique, la foi inclut la vision : elle suppose que l’on regarde, puisque le Verbe s’est fait chair et qu’il se manifeste dans des miracles visible et signifiants. Le texte de l’aveugle-né présente un cas exceptionnel. En effet, habituellement, pour que le miracle puisse s’accomplir, il requiert la foi du malade, une démarche de sa part. Or, ici, rien de tel. Ce n’est pas le malade qui fait une démarche, c’est Jésus qui va à sa rencontre, un peu comme par hasard. L’initiative vient de Jésus, celle ne vient pas de l’homme. La foi n’est pas autre chose qu’une grâce, c’est-à-dire un don gratuit de Dieu. Si la vision est importante dans l’accès à la foi, la vue n’est toutefois pas une condition suffisante pour croire. Les pharisiens ont vu et ils n’ont pas cru. Et même la vision n’est plus une condition nécessaire pour croire : « Bienheureux ceux qui croient sans avoir vu » (Jn. 20, 29). La foi est un don. C’est son premier caractère. Si nous regardons l’ensemble de l’Écriture, nous constatons que c’est toujours Dieu qui prend l’initiative, aussi bien dans l’œuvre de création que dans l’œuvre de salut.

« Je suis la lumière du monde »

Au niveau du texte que nous lisons, cette affirmation vient corroborer le verset 1, lui donner un poids supplémentaire. Le Christ est lumière pour ceux qui acceptent de voir. Mais, si on se place dans l’ensemble de la Bib1e, nous constatons que la lumière a une importance capitale. C’est la première création, de Dieu, au livre de la Genèse. Il ne s’agit pas seulement de la lumière visible, puisque les astres qui diffusent cette lumière seront créés ultérieurement, il s’agit de la lumière de vie, qui est le symbole même du salut, ainsi que l’exprime le prophète Isaïe : « Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière. Sur ceux qui habitaient le pays de l’ombre, une lumière a resplendi » (Is, 9, 1), Ce même livre d’Isaïe annonce que la lumière sera le Seigneur lui-même : « Désormais ce n’est plus le soleil, qui sera pour toi la lumière du jour, ce n’est plus la lune, avec sa clarté qui sera pour toi la lumière de la nuit. C’est le Seigneur qui sera pour toi la lumière de toujours, c’est ton Dieu qui sera ta splendeur » (Is. 60, 19). De plus, on peut souligner quelques connotations supplémentaires : le fait de dire « Je suis » est une prérogative divine. C’est par ce nom que Dieu se donne à connaître à Moïse au Sinaï. De plus, « aussi longtemps que je suis dans le monde » donne, une idée d’avant la venue au monde et d’après la venue dans ce monde. Cela donne à penser que l’existence terrestre de Jésus est une étape transitoire. ailleurs, cela est encore souligné ultérieurement par la détermination du nom de la piscine : Siloé. En soi, le nom même de la piscine est insignifiant, mais une accentuation est mise par le rédacteur de l’évangile : « ce qui signifie : Envoyé » Le verset 5 récapitule ainsi toute la mission de Jésus, en l’identifiant à la lumière incréée, à la lumière des origines.

« Les gens du voisinage et ceux qui, auparavant, avaient l’habitude de le voir - car c’était un mendiant - disaient : N’est-ce pas celui qui était assis à mendier ? »

L’attitude des voisins est particulièrement importante dans l’accès à la foi pour ceux qui n’ont pas vu directement les signes que Jésus pouvait accomplir, mais qui ont pu en constater les effets. On retrouve des exemples similaires dans l’Évangile johannique : ce sont eux qui discutent, mais la foi ne l’emporte pas toujours. Tout reste en suspens. Ils demeurent au stade dubitatif et demandent toujours de nouveaux signes. Le rôle joué par les voisins dans ce texte est comparable à celui des nations voisines d’Israël au temps de son installation en Terre Promise. L’histoire de la nation se répète au niveau individuel : c’est toujours dans un rapport avec le voisinage que s’est affirmée la foi d’Israël. Le peuple était signe parmi les nations, signe du salut de Dieu. Tant qu’il restait signe, le peuple vivait dans la prospérité, mais quand il copiait ses voisins, voulant établir sa puissance au rang des pouvoirs humains, il succombait aux pressions politiques extérieures.

« Or, c’était un jour de sabbat que Jésus avait fait de la boue…»

La question du travail le jour du sabbat est une question primordiale dans les discussions de Jésus avec les représentants de la Loi mosaïque, aussi bien dans les synoptiques que chez Jean. Ici, l’absence de correspondance semble déjà marquer que la loi ancienne se trouve abolie pour faire place au règne de la foi. Mais cette question sur le sabbat fait aussi une allusion implicite au récit de la création : « Dieu acheva au septième jour l’œuvre qu’il avait faite, il arrêta au septième jour toute l’œuvre qu’il faisait. Dieu bénit le septième jour et le consacra, car il avait alors arrêté toute l’œuvre qu’il avait créée lui-même par son action » (Gen. 2, 2-3). Et le rappel de cette création se trouvait dans la Loi de Moïse : « Tu travailleras six jours, faisant ton ouvrage, mais le septième jour, c’est le sabbat du Seigneur. Tu ne feras aucun ouvrage, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, pas plus que ton serviteur, ta servante, tes bêtes ou l’émigré que tu as dans tes villes. Car, en six jours, le Seigneur a fait le ciel et la terre, la mer et tout ce qu’ils contiennent, mais il s’est reposé le septième jour. C’est pourquoi le Seigneur a béni le jour du sabbat et l’a consacré » (Ex. 20, 9-11). Le rôle joué par Jésus, aux jours de sa vie terrestre, est un rôle de salut, c’est-à-dire un renouvellement de la création. La loi ancienne disparaît pour faire place au régime de la foi.

Outre ces quatre « blancs » qui mériteraient certainement d’être plus amplement explicités en dehors de la seule perspective de l’accès à la foi, il faut encore souligner la présence de ce qu’il serait possible de considérer comme « le creuset » de ce récit : « quiconque confesserait que Jésus est le Christ ». C’est sans aucun doute la première forme de la confession de foi dans l’Église primitive. Il semble que le Credo de l’Église ancienne se soit d’abord limité à cette seule affirmation de la reconnaissance de Jésus comme Christ, c’est-à-dire comme celui qui a été envoyé par Dieu dans le monde. Il suffisait d’affirmer que Jésus était le Christ, le Messie, pour entrer dans l’Église. Et l’attachement à la Synagogue se manifestait par le refus d’une telle reconnaissance. Affirmer que Jésus est le Christ, c’est quitter la Synagogue pour entrer dans l’Église, c’est effectuer le passage de la Loi de Moïse à la foi en Jésus-Christ. Cependant, il n’est absolument pas certain que l’exclusion de la Synagogue soit un phénomène contemporain de Jésus. Lui-même aurait été exclu des synagogues, or ce ne fut jamais le cas ; et même dans les Actes des Apôtres, on voit les apôtres annoncer le message chrétien à l’intérieur des synagogues de la Diaspora C’est la raison pour laquelle il faut se méfier, dans l’évangile, de tout prendre au pied de la lettre, comme s’il s’agissait d’un reportage précis sur la vie de Jésus ou sur la vie des hommes de son époque. L’évangile est un témoignage d’hommes sur Jésus. Ces hommes expriment ce que peuvent vivre les communautés dans lesquelles ils sont insérés. Il y a toujours une interprétation de l’événement, liée à ce que vit la communauté dans laquelle les récits évangéliques ont été composés. En l’occurrence, ce récit nous renvoie aussi à un état postérieur à l’événement précis de la guérison de l’aveugle, à une époque où l’exclusion positive de la Synagogue était un fait réel pour tous ceux qui confessaient que Jésus était le Christ, le Messie annoncé par les prophètes.

La foi chrétienne présentée dans ce récit

Jusqu’à présent, nous avons fait une analyse des versets qui n’avaient pas de correspondances. Et, progressivement, nous avons perçu que ce récit de la guérison de l’aveugle-né était bien plus qu’un reportage sur le miracle et qu’il contenait une sorte de résumé de toute la Bible, aussi bien en aval qu’en amont de Jésus, pris comme référence. Le reste de l’analyse sera un peu plus sommaire, car il ne s’attachera plus aux versets pris isolément mais aux grands thèmes qui sont exprimés dans le texte.

La question du péché

Elle est évoquée par les disciples : « Rabbi (maître), qui a péché pour qu’il soit né aveugle, lui ou ses parents ? » Il y a là une réminiscence du troisième chapitre de la Genèse, où est décrit le péché d’Adam, ce péché « originel » qui se transmet de génération en génération. Pour la foi chrétienne, ce péché est pardonné dans les eaux du baptême qui est évoqué au verset 7 : « Va te laver à la piscine ». Le péché, c’est ce qui empêche de voir, ce qui empêche de rencontrer Jésus. Mais les pharisiens sont aussi aveuglés par leur entêtement à ne pas reconnaître Jésus. Accepter de reconnaître que nous ne voyons pas clair, c’est le premier pas à faire pour reconnaître l’envoyé de Dieu.

Création et adoration

Le second récit de la création, celui de Genèse 2, est aussi évoqué par l’action de Jésus modelant de la boue, avec la poussière du sol : « Le Seigneur Dieu modela l’homme avec de la poussière prise du sol » (Gen. 2, 7).

Au verset 38, l’aveugle guéri se prosterne, c’est-à-dire qu’il retourne au niveau du sol. C’est un geste d’adoration envers celui qui apporte le salut. Mais ce geste de l’homme caractérise particulièrement le respect que l’homme éprouve au moment où il rencontre le monde sacré. Ainsi est exprimée la tentation de Jésus, dans l’évangile selon saint Matthieu : « Le diable l’emmène encore sur une très haute montagne, il lui montre tous les royaumes de la terre avec leur gloire et il lui dit : Tout cela, je te le donnerai si tu te prosternes et m’adores » (Mt. 4, 8-9) .

Mission de Jésus

Tout au long de ce texte, la mission de Jésus est présentée. Il doit travailler « aux oeuvres de Celui qui l’a envoyé » (v. 4), car il est « la lumière du monde » (v. 6), et sa mission a pour objet une « remise en question » : « Je suis venu en ce monde pour une remise en question, afin que ceux qui ne voyaient pas voient et que ceux qui voyaient deviennent aveugles » (v. 39). L’envoyé de Dieu vient dans le monde pour opérer un jugement. Mais ce jugement n’est pas immédiatement une condamnation. C’est un discernement, une mise en évidence de la séparation entre les hommes qui sont nés de Dieu et ceux qui ne sont pas nés de Dieu. Jésus veut qu’aucun homme ne soit perdu (Jn. 17, 12), c’est l’homme lui-même qui se condamne, en refusant de reconnaître en Jésus le Christ, l’envoyé de Dieu.

Identité de Jésus

La question qui se pose à tout homme dans ce récit de l’aveugle-né, c’est la question de l’identité de Jésus. Tous les personnages de ce récit se posent la même question avec une grande acuité : mais qui donc est-il ? Pour ses disciples, il est le « rabbi », c’est-à-dire un maître qui connaît la Loi de Moïse et qui l’enseigne.

La première réponse de l’aveugle guéri, quand on lui demande comment ses yeux se sont ouverts, souligne l’humanité de Jésus : « l’homme qu’on appelle Jésus » (v. m). Il souligne ainsi sa difficulté de préciser l’identité de Jésus. Cette difficulté vient du fait qu’il ne respecte pas la Loi dans son intégrité, puisqu’il opère un travail le jour même du sabbat. D’une certaine manière, Jésus s’oppose donc à la loi, à la Torah, le premier groupe des livres de la Bible hébraïque. C’est ce que lui reprochent les pharisiens qui se réclament de Moïse comme de leur maître, ils sont les tenants de la tradition écrite dans sa plus grande pureté.

Face à cette affirmation, l’ancien aveugle estime alors que Jésus est un prophète (v. 17). Il y a là une distinction qui se fait entre les livres mêmes de la Bible hébraïque : la Loi et les Prophètes (Torah et Nevihim). La Torah contenait les règles de la vie courante, tandis que les prophètes entretenaient la source de l’espérance, dans ce qu’on appelait la « haggadah ». Il semble que l’aveugle se réfère directement à cette source qui restait encore très diversifiée et susceptible de multiples interprétations, alors que les pharisiens se situent davantage au niveau de la discipline contenue dans la Loi. De même, l’enseignement de Jésus relève aussi de la « haggadah », ce qui va le conduire à un affrontement définitif avec les autorités juives.

Finalement, Jésus se présente à l’aveugle guéri en lui demandant s’il croit au « Fils de l’homme » (v. 35). Ce Fils de l’homme est un titre qui vient du prophète Daniel dans une vision apocalyptique. Il désigne un personnage céleste qui apparaîtra à la fin des temps et qui jugera tous les hommes. Ce titre, à l’époque de Jésus, était beaucoup plus chargé d’importance que le titre de « Fils de Dieu », car c’était le Fils de l’homme qui devait instaurer définitivement le Royaume de Dieu sur le monde. Et, à plusieurs reprises, Jésus parle de ce personnage auquel il s’identifie, qui viendra sur les nuées du ciel, qui siègera sur un trône de gloire pour juger toute l’humanité. En se déclarant « Fils de l’homme », Jésus affirmait une prétention d’égalité avec Dieu. C’est ce qui lui vaudra sa condamnation pour blasphème.

Procès de l’aveugle et procès de Jésus

L’aveugle guéri doit subir deux interrogatoires de la part des pharisiens, qui sont les représentants de l’autorité. Il est condamné à l’exclusion de la synagogue (avec les connotations soulignées précédemment) : l’exclusion est la manifestation visible de la fin de l’appartenance au peuple d’Israël. C’est une manière non sanglante de condamner un homme à mort. Car en dehors de la communauté, il est impossible de vivre. Cette exclusion de l’ancien aveugle est comparable à l’exclusion définitive de Jésus de cette même communauté. Exclu lui aussi de la synagogue, il sera traduit devant le tribunal populaire du gouverneur romain. Le procès de Jésus, comme celui de l’aveugle, se fait en deux temps une comparution devant les autorités religieuses (Jn 18, 12-28) et une comparution devant l’autorité civile (Jn. 181 29- 19, 16).

Rencontre avec Jésus et apparition du Ressuscité

La rencontre de Jésus avec l’aveugle guéri est construite sur le modèle des récits d’apparitions après la résurrection. On y retrouve en effet la reconnaissance de Jésus comme Christ et Seigneur qui s’ajoute à la vision précédente. A cette reconnaissance viennent s’ajouter un acte de foi et une révélation qui concernent l’ensemble du monde (vv. 38-39). Bien sûr cette comparaison peut sembler incomplète puisque, dans les récits d’apparition, la dimension de la mission à accomplir est également soulignée. Mais la mission n’a-t-elle pas déjà précédé la rencontre au point que celle-ci n’est plus qu’une récompense couronnant la mission accomplie et menée à son terme dans la proclamation de la foi.

Le tableau ci-dessous permet de constater la place que pourrait occuper le texte de l’aveugle-né dans l’ensemble du corpus biblique. Ainsi, Jean 9 devient comme une sorte de condensé de toute la révélation chrétienne.

Régime de la Loi

Jean 9

Régime de la foi

Création: Genèse 1-2

Péché: Genèse 3

Pharisiens

Moise

 

Synagogue

Loi

Vie ancienne

Lumière créée

Nations

Livres historiques

Salut

Eau (Siloé)

Jésus

Prophètes

Fils de l’homme

Exclusion

Procès

Mort

Lumière du monde

Voisins

 

Adoration: Évangiles

Baptême

Aveugle guéri

Christ, Seigneur

Fils de Dieu

Église

Foi

Résurrection

Voir les oeuvres du Père

Disciples

Actes des apôtres


Condition pour accéder à la foi au Nom de Jésus

Le quatrième évangile est essentiellement centré sur la foi en celui qui s’est rendu visible aux yeux des hommes. Jean insiste énormément sur l’importance de l’acte de croire en celui qui s’est manifesté comme le Christ, le Fils de Dieu. Ce souci se retrouve également dans les lettres johanniques.

Tout l’itinéraire de la foi développé dans le récit de Jean 9 va d’une sorte de rencontre purement humaine à une rencontre spirituelle Si très souvent il existe un parallélisme évident entre des formules comme « qui vient à moi » et des formules comme « qui croit en moi », pour l’aveugle-né, la démarche de foi ne vient pas du malade, ni de ses proches, ni de la foule, la démarche de foi trouve son origine en la personne de Jésus, c’est lui qui va à la rencontre de l’aveugle. C’est bien la manifestation de la gratuité du don de Dieu qui se met à la recherche de l’homme. C’est ce même aspect de la gratuité qui était souligné dans le Prologue : « Le Verbe était la vraie lumière qui, en venant dans le monde, illumine tout homme » (Jn. 1, 9).

La foi nécessite une rencontre avec Jésus, peu importe si c’est une démarche de l’homme ou une démarche de Jésus. Il est essentiel qu’il y ait une rencontre primitive qui permettra à la foi de s’épanouir progressivement. Cette première rencontre avec Jésus invite l’aveugle à accepter l’inacceptable : traverser Jérusalem les yeux couverts de boue pour voir ! C’est déjà croire que l’impossible est possible. Comment l’obstruction de l’organe de la vue elle permettre son ouverture ?

L’acceptation de cette première épreuve manifeste une foi première, une foi en l’incroyable. Cela est permis par une rectitude du cœur, laquelle se traduit par une prise de conscience de sa faiblesse, de son péché. N’est-il pas remarquable de constater que la question des disciples sur le péché de cet homme (alors que Jésus avait montré que la souffrance était une conséquence du péché, en Jn. 5, 14) est repoussée par Jésus et que, finalement, le péché est renvoyé sur les pharisiens ? Celui qui a conscience de son péché n’est déjà plus englué dans son péché, s’il accepte que son salut lui vienne d’un autre. C’est parce que les pharisiens savaient, parce qu’ils possédaient la Loi qu’ils étaient et qu’ils demeurent dans le péché. L’aveugle-né se remet dans une situation de dépendance vis-à-vis de Jésus et accepte son action sans discussions préalables.

Le péché est un refus de cette dépendance, c’est ainsi qu’il est présenté en Genèse 3. Il y a, dans la situation de l’aveugle, une sorte de retour à l’origine, une référence discrète à la création. Il en revient en quelque sorte à un état de l’homme d’avant la chute, et c’est la raison pour laquelle il sera guéri. Il reconnaît la nécessité de faire dépendre son existence d’un autre. Contrairement à l’aveugle, les pharisiens, sous prétexte qu’ils ont la Loi de Moïse, sous prétexte qu’ils savent ce qui est juste, ne peuvent pas découvrir la Lumière du monde. Avant la venue de la Lumière, tous étaient aveugles ; mais, avec la venue de la Lumière, la distinction s’opère : ceux qui s’imaginent voir sont aveugles, ceux qui reconnaissent leur cécité voient.

La première démarche de la foi réside donc dans une foi implicite, une « foi d’avant la foi » qui accepte avant de chercher à comprendre. Mais aussitôt après, il importe de justifier cette foi, qui n’est pas seulement une démarche spirituelle ou mystique, mais bien une foi justifiée dans son objet, c’est-à-dire dans le salut apporté par Jésus-Christ.

Dans le récit, la foi est explicitement liée à la vision, ce qui constitue un grand thème johannique. La foi aiguise toujours la pénétration du regard pour celui qui croit en Jésus. En tant que vision, la foi est une réponse, mais ce n’est pas seulement la perception de ce qui est devant les yeux ou une perception purement intérieure qui n’aurait pas besoin de la vue. Les juifs, les pharisiens, qui ont pourtant vu les signes que Jésus accomplissait n’ont pas cru : ils avaient des yeux et ne voyaient rien. Leur raisonnement de justification était fortement argumenté par la Loi, alors que l’aveugle guéri réaffirme sa foi en proclamant sa guérison : « Je vois » (vv. 11, 15, 25).

Ainsi, devant la personne même du Jésus historique, chacun est invité à prendre position : c’est dans cette décision que se manifeste déjà le jugement apporté par le Christ dans le monde. C’est l’homme lui-même qui se condamne en refusant de voir en Jésus le Christ, l’Envoyé de Dieu. La réponse de l’homme devant Jésus est la preuve ultime de son acceptation ou de son refus.

Les signes ne sont donnés aux hommes que comme supplément de preuve pour ceux qui acceptent, mais comme une sorte de confusion pour ceux qui refusent la lumière. Mais, en face du monde, il ne suffit pas d’affirmer cette vision, il faut encore la justifier, en porter le témoignage. Et si le témoignage n’apparaît plus dans l’Évangile selon saint Jean après le chapitre 5, il est quand même assez évident que l’aveugle guéri témoigne de sa foi devant les juifs qui représentaient l’autorité du monde.

La démarche de foi de cet aveugle a donc été, pour schématiser un peu, la suivante. D’une prédisposition à la foi, il a reçu le don de Jésus, qui s’est manifesté à lui en le guérissant. En réponse à ce don, l’homme a pris position pour Jésus en face des juifs qui optaient résolument contre lui. Sa prédisposition à la foi s’est transformée sous l’effet du signe en une foi confessante, passant même par une forme du martyre (l’exclusion de la synagogue) dont l’achèvement définitif et la récompense se trouvent dans la rencontre avec Jésus, le Seigneur.

La rencontre de Jésus-Christ est une condition de la foi. Si elle a été une rencontre sensible de la personne même de Jésus pour les disciples, pour l’aveugle et pour d’autres personnes qui ont vu et compris les signes que Jésus accomplissait, elle n’est pas pour les disciples actuels une rencontre du même ordre...

La rencontre du Christ n’est pourtant pas une rencontre purement spirituelle Elle est sa rencontre dans les événements quotidiens de l’existence. C’est là que doit s’opérer une décision qui engendrera une seconde rencontre par la reconnaissance de celui qui est la Lumière du monde.