Le discours d’adieux pour l’unité des croyants

 

Le discours d’adieux, rapporté au chapitre 17 du quatrième évangile, constitue une unité littéraire qui s’inaugure par une prise de parole de Jésus : « Après avoir ainsi parlé, Jésus leva les yeux au ciel et dit... » (v. 1) et s’achève par le départ vers le torrent du Cédron : « Ayant ainsi parlé, Jésus s’en alla avec ses disciples, au-delà du torrent du Cédron » (18, 1).

La délimitation formelle du texte se trouve ainsi très précise. Mais l’architecture même de ce chapitre permet de nombreuses hypothèses quant aux unités textuelles internes. Ainsi, les commentateurs johanniques subdivisent ce chapitre en deux, trois ou quatre unités sans pour autant jamais épuiser le dynamisme profond qui traverse ce texte...

André Laurentin remarque la récurrence signifiante du « Et maintenant ». Il suggère alors une structure en deux parties (vv. 1-12 et vv. 13- 23), commençant l’une et l’autre par « et maintenant », et incluses entre deux remarques à propos du « avant que le monde fût » (vv. 5-6 et v. 24). Il relève alors une introduction (vv. 1-4) et une conclusion (vv. 25-26) qui forment une inclusion pour l’ensemble du développement.

La subdivision en trois unités est la plus courante. Jésus prie pour lui-même (vv. 1-5), pour ses disciples immédiats (vv. 6-19) et pour tous les croyants. A cette opinion se rattachent des exégètes tels que R.E. BROWN, W.THUSING.

D’autres préfèrent y voir quatre unités, comme M-J. LAGRANGE, C-H. DODD et H. VAN DEN BUSSCHE...On peut y voir aussi cinq unités qui se structurent les unes par rapport aux autres…

Les uns se montrent sensibles à l’enchaînement des motifs traités, soulignant ainsi l’importance de ce que Jésus veut dire, les autres préfèrent être attentifs à une formalité objectivement repérable, dans les leitmotive qui reviennent à intervalles réguliers dans la prière de Jésus pour la rythmer selon une harmonie extensive. En repérant la récurrence de certaines expressions caractéristiques, il est possible de structurer, d’une double façon, cette prière de Jésus.

La glorification du Fils

La construction de ce premier paragraphe, retenu par certains comme étant la prière de Jésus pour lui-même, permet d’établir un parallélisme chiasmatique, notamment grâce à la mention de la gloire et de l’œuvre que Jésus a dû accomplir.

Père,

l’heure est venue

glorifie ton Fils

 

 

afin que ton Fils

te glorifie

et que, selon le pouvoir sur toute chair que tu lui as donné,

il donne la vie éternelle

à tous ceux que

tu lui as donnés

 

Et maintenant,

Père,

glorifie-moi auprès de Toi de cette gloire que j’avais auprès de Toi avant que le monde fût.

Je

t’ai glorifié sur la terre

 

 

j’ai achevé l’œuvre

que

tu m’as donnée à faire.

 

Or la vie éternelle,

c’est qu’ils te connaissent,

toi, le seul vrai Dieu,

et celui que tu as envoyé,

Jésus-Christ.

 

 

De part et d’autre du verset 3, il est possible de discerner des correspondances, qui permettent une identification entre le Fils et le « je » qui désigne Jésus qui parle, entre l’œuvre de Jésus qui s’achève sur la terre et qui doit cependant continuer. Jésus s’identifie au Fils du Père (v. 1 et vv. 4-5), grâce à la médiation du verset 3, qui présente Jésus comme l’envoyé du Père : il se désigne alors comme Jésus-Christ. Cette expression, placée dans la bouche de Jésus lui-même, paraît curieuse : elle résume la profession de foi de l’Église primitive. La foi au Dieu unique de l’Ancien Testament s’exprime dans la révélation apportée en Jésus-Christ il n’est pas possible de connaître Dieu, sinon en Jésus-Christ.

L’œuvre de Jésus, personnage historique, se termine sur la terre (v. 4), alors même qu’elle n’est pas achevée, en ce que la vie éternelle qu’il donne (v. 2) et qui est connaissance du seul vrai Dieu et de son envoyé n’est pas encore donnée comme un passé défini, mais qu’elle se donne dans un présent proche et à venir (v. 2).

L’œuvre de Jésus parmi ses disciples

Adoptant le même principe de structuration que pour le premier paragraphe, ce qui est notamment commandé par la situation du verset 8 b, qui revient sur la connaissance de l’Envoyé de Dieu, il devient possible de constater que les versets se répondent également de part et d’autre de 8 b.

 

J’ai manifesté ton nom

aux hommes

que tu m’as donnés

du milieu du monde.

Ils étaient à toi

tu me les as donnés

 

 

et ils ont observé ta parole.

Ils savent maintenant

 

 

que tout ce

que tu m’as donné

vient de toi,

que les paroles

que je leur ai données sont

celles que tu m’as données

 

et c’est ainsi que j’ai été

glorifié en eux

 

 

Ils sont à toi

et tout ce qui est à moi

est à toi comme

tout ce qui est à toi est à moi.

 

 

Je prie pour eux,

je ne prie pas pour le monde

mais pour ceux

que tu m’as donnés

 

ils les ont reçues,

ils ont véritablement connu

que je suis sorti de toi

et ils ont cru

que tu m’as envoyé.

 

 

Il est aussi possible de remarquer que la manifestation du Nom aux hommes est déjà la forme de la glorification de Jésus et qu’il y a un mouvement de don du Père vers le Fils (v. 6) qui est contre-balancé par le même don de Jésus vers le Père (v. 10 ab) : ce don manifeste une identité dans l’appropriation des hommes. Cela peut déjà suggérer que la communication que Jésus fait du Dieu-Père aux hommes les entraîne dans la communion à l’intimité qui existe entre le Père et le Fils.

L’œuvre de Jésus continuée dans les disciples

Désormais, je ne suis plus

dans le monde,

eux restent dans le monde

tandis que moi je vais à toi.

Père saint, garde-les en ton nom

 

que tu m’as donné,

pour qu’ils soient un

comme nous sommes un.

Lorsque j’étais avec eux,

je les gardais en ton nom

que tu m’as donné,

je les ai protégés,

et aucun ne s’est perdu

sinon le fils de perdition

de sorte que

l’Écriture est accomplie.

 

Je ne te demande pas de les ôter

du monde

 

 

mais de les garder du Mauvais

 

 

 

 

 

Je leur ai donné ta parole

 

et le monde les a pris en haine,

 

 

 

 

parce qu’ils ne sont pas du monde

comme je ne suis pas du monde .

 

Maintenant, je vais à Toi

et cependant je continue

en ce monde à dire ces choses

pour qu’ils aient en eux

ma joie dans sa plénitude.

 

 

Continuant à observer le même type de construction, il est possible de constater un déplacement dans la situation même de Jésus, telle qu’elle est exprimée dans le verset 13 : il ne se présente plus comme l’envoyé du Père, mais comme celui qui va vers le Père. De la sorte, il occupe la même place de signification que les verset 3 et 8 b, comme un tournant dans le texte : l’œuvre de Jésus est terminée en tant qu’il la menait lui-même, et pourtant, elle se continue dans les disciples. Dans le monde, ils occupent une position comparable à celle de Jésus (v. 14), leur œuvre est l’œuvre continuée de Jésus.

L’envoi dans le monde et la consécration

Le verset 18 permet de constater que ce qui était suggéré au verset 13 se réalise les disciples se substituent à Jésus, ils sont envoyés par lui de la même façon qu’il fut envoyé par le Père (v. 3 et v. 8 b). Il reviendra alors aux disciples de porter la parole de Dieu, parole qui est vérité (v. 17), vérité qui les consacre à l’œuvre du Père par la vérité duquel ils sont consacrés (v. 19). Le relais de la transmission est la parole (v. 20) : les disciples ont cru à la parole de Jésus qui présentait la parole du Père (v. 14) ; en l’absence de Jésus, les disciples auront une parole à porter, et d’autres croiront grâce à la parole qu’ils portent.

Ils ne sont pas du monde

 

 

comme je ne suis pas du monde.

 

Consacre-les par la vérité

 

ta parole est vérité.

 

Je ne prie pas seulement pour eux 

je prie aussi pour ceux qui,

grâce à leur parole, croient en moi.

 

Et pour eux

je me consacre moi-même

afin qu’eux aussi soient consacrés

par la vérité.

 

Comme tu m’as envoyé

dans le monde,

je les envoie dans le monde.

 

 

Le but de l’œuvre de Jésus

Le verset 23 b reprend, en l’amplifiant, la donnée des versets 3, 8 b, et 18 : l’envoi du Fils dans le monde. Et, de là, il est possible de constater le but ultime de l’œuvre inaugurée par Jésus : que le monde parvienne à la connaissance du seul vrai Dieu (v. 3) par la connaissance de l’envoyé que le Père a aimé avant la création du monde. Ce but ne sera atteint que par l’unité que les disciples réaliseront entre eux (v. 23 a), mais il n’est pas certain que cette unité soit réalisable historiquement. Rien, dans cette prière-discours de Jésus, ne permet d’aboutir à cette conclusion. Et si cette unité doit se faire, c’est au Père qu’il revient de la faire. En conséquence, le but de l’œuvre de Jésus est de faire « connaître le Père, pour que celui-ci réalise l’unité entre les disciples, afin que ceux-ci puissent, à leur tour, faire connaître le Dieu-Père.

Que tous soient un, comme Toi,

Père

tu es en moi.

et que je suis en toi

qu'ils soient en nous eux aussi

afin que le monde croie

que tu m'as envoyé

et moi je leur ai donné la gloire que tu m'as donnée

pour qu'ils soient un

comme nous sommes un

 

moi en eux

comme toi en moi

pour qu'ils parviennent

à l'unité parfaite

 

 

Père juste,

tandis que le monde ne t’a pas connu,

je t'ai connu,

et ceux-ci

ont reconnu

que tu m'as envoyé

et qu'ils contemplent la gloire

que tu m'as donnée

 

car tu m'as aimé

dès avant la fondation du monde.

Père, je veux que

là où je suis ceux que tu m'as donnés

soient eux aussi

avec moi

 

et qu'ainsi le monde puisse connaître que tu m'as envoyé et que tu les as aimés comme tu m'as aimé.

 

 

La communion dans l'amour

Je leur ai fait connaître ton nom et je le leur ferai connaître encore

afin que l'amour dont tu m'as aimé soit en eux et moi en eux.

 

Cette finale (v. 26) revient sur le but de l’œuvre de Jésus qui est de faire connaître le nom du Père, c'est-à-dire l'identité même de la personne de ce Dieu-Père. Cependant, il ne s'agit pas d'une connaissance intellectuelle, mais d'une connaissance d'amour qui achève l'unité. Ce qui importe fina1ement, dans l’œuvre de Jésus, c'est de faire entrer les hommes dans la communion d'amour qui unit le Père et le Fils de telle manière que le Père porte l'amour dont il aime le Fils aux hommes, en tant qu'ils lui sont incorporés. Il ne s'agit pas d'une fusion (comme dans les religions païennes à mystères) des hommes ni avec le Père ni avec le Fils, mais d'une communion qui est à la fois connaissance (et, comme telle, la communion marque la différence) et amour (et, comme telle, la communion vise à réduire la différence, mais non à l'abolir).

Récapitulation de cette lecture

Au long de cette lecture analytique, il a été facile de remarquer principalement une certaine continuité entre les versets 3, 8 b, 13, 18 et 23 b, continuité qui était indiquée par des repères facilement observables : la connaissance de Dieu d'une part et la situation d'envoyé de l'autre. Cette remarque permet de définir un axe qui sera porteur de ces versets, marquant l'accès à la vie par la connaissance de Dieu et de son envoyé. Cet axe s’achève lui-même dans la finale du verset 26, lequel marque la communion des hommes dans l’amour et l’intimité de Dieu. Cette lecture analytique permettrait également de discerner une identité de structuration interne des cinq unités :

 

 

 

Cela peut alors se résumer sur un schéma unique :

 

 

Le parallélisme de structure entre les cinq unités permet de dégager de grands axes, qui autoriseront une lecture « symphonique » de ce discours-prière d'adieux :

A : l'unification

B : le don

C : l'accès à la vie

D : l'opposition du monde

E : la glorification

Pour constater la présence de cet axe de l'unification, il suffit de relire, à la suite, les versets constitutifs: 1 b, 6, 11, 16 et 21 :

« Père, l'heure est venue, glorifie ton Fils, afin que ton Fils te glorifie. J'ai manifesté ton nom aux hommes que tu m'as donnés du milieu du monde : ils étaient à toi, tu me les as donnés et ils ont observé ta parole. Désormais, je ne suis plus dans le monde, eux restent dans le monde, tandis que moi, je vais à toi. Père saint, garde-les en ton nom que tu m'as donné pour qu'ils soient un comme nous sommes un. Ils ne sont pas du monde comme je ne suis pas du monde. Que tous soient un, comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu'ils soient en nous eux aussi, afin que le monde croie que tu m'as envoyé ».

Ces cinq versets constituent une unité littéraire, dont le leitmotiv est celui de l'union entre le Père et le Fils, entre le Fils et les disciples, entre les disciples eux-mêmes, entre les disciples et le Père.

Il est d'abord question de la gloire (v. 1), de la gloire du Fils et de celle du Père, de celle que le Fils rend au Père et de celle que le Père rendra au Fils. Dans ce don réciproque de gloire, il y va de l'union du Père et du Fils, en tant qu'ils se donnent l'un à l'autre la gloire qui est la leur. Mais cette union est encore marquée par une seule et unique appropriation des hommes : le Père donne au Fils les hommes qui lui appartiennent, et ceux-ci, en observant la Parole du Père présentée par le Fils, montrent qu'ils reviennent au Père (v. 6). L'union manifestée entre le Père et le Fils est une union selon l'appartenance de l'humanité : le Père et le Fils sont unis comme co-possesseurs des hommes.

A un moment de transition (le départ même de Jésus), le texte suggère plus que l'union Père-Fils qui s'effectue par le retour de Jésus vers le Père (v. 11). Il est surtout question de l'unification des disciples dans le nom donné par le Père à Jésus, de l'union des disciples entre eux comme de la manifestation de l'union qui existe entre le Père et le Fils. Dans la distinction d'avec le monde (v. 16) se manifeste une similitude entre les disciples et Jésus. Cette union des disciples avec Jésus se manifeste premièrement dans une commune distinction d'avec le monde qui n'enferme ni les uns ni l'autre. Aussi l'union des disciples entre eux n'est-elle pas simplement juxtaposée à l'union du Père et du Fils : elle entre dans l'unité même formée par le Père et le Fils (v. 21) afin que le monde puisse croire que le Fils, Jésus, a été envoyé par le Père. C'est pourquoi il est légitime de penser que nous sommes en présence de la communion divine dans l'acte même de l'unification des disciples et que cette union se traduira par l'accès des hommes à la foi.

« Et que, selon le pouvoir sur toute chair que tu lui as donné, il donne la vie éternelle à tous ceux que tu lui as donnés. Ils savent maintenant que tout ce que tu m’as donné vient de toi, que les paroles que je leur ai données sont celles que tu m'as données. Lorsque j'étais avec eux, je les gardais en ton nom que tu m'as donné, je les ai protégés, et aucun d'eux ne s'est perdu, sinon le fils de perdition de sorte que l'Écriture est accomplie. Consacre-les par la vérité, ta parole est vérité. Et moi, je leur ai donné la gloire que tu m'as donnée, pour qu'ils soient un comme nous sommes un, moi en eux Comme toi en moi, pour qu'ils parviennent à l'unité parfaite ».

La répétition constante du verbe « donner » à l'intérieur de ces versets peut servir de clef de lecture pour déterminer cet axe du don. Ce qui est donné par le Père au Fils, c'est un pouvoir qui pourra s'exercer sur l'ensemble des hommes, et c'est cet ensemble des hommes qui est également donné par le Père au Fils (v. 2). Toutefois, ce pouvoir n'est pas simplement une puissance de possession ni un pouvoir d'autorité, mais un pouvoir de don, un véritable service. Ce qui est donné, ou ce qui peut être donné aux hommes par le Fils, c'est la vie éternelle. Et ceux qui ont reçu ce don doivent le transmettre à leur tour (vv. 7-8a). L'origine de tout pouvoir, l'origine de toute l’œuvre de Jésus se trouve dans le Père qui a tout donné à son Fils, particulièrement les « paroles » : les disciples ont bien reconnu que la parole de Jésus venait du Père qui s'est entièrement donné en Jésus. Celui-ci leur a révélé le nom du Père : ce don a permis à Jésus de ne perdre aucun de ceux qui lui ont été remis, à l'exception du « fils de perdition » (v. 12), car il fallait que la Parole de Dieu dans l'Écriture se réalise. Ce don de la parole venant du Père, ce nom même du nom du Père peut alors s'identifier au don de la vérité, laquelle consacre les hommes dans la parole donnée (v. 17). Cette vérité donnée comme une consécration des hommes les fait entrer dans la gloire du Père (vv. 22-23a). Mais le don de cette gloire n'exprime pas la finalité même du don : cette finalité doit se réaliser dans le don de l'unité qui peut exister entre les disciples. En considérant l'axe du don, il est possible de remarquer que le don peut s'exprimer sous la forme de différents dons particuliers pouvoir, hommes, paroles, vérité, gloire, unité. Mais ces dons n'épuisent jamais la réalité même du don qui circule et qu'il n'est possible de conserver que dans la mesure où il continue de se donner.

« Or la vérité, c'est qu’ils te connaissent, toi le seul vrai Dieu et celui que tu as envoyé, Jésus-Christ. Ils ont reçu les paroles, ils ont véritablement connu que je suis sorti de toi. Maintenant, je vais à toi et cependant je continue en ce monde à dire ces choses pour qu'ils aient en eux ma joie dans sa plénitude. Comme tu m'as envoyé dans le monde, je les envoie dans le monde afin que le monde puisse connaître que c'est toi qui m'as envoyé et que tu les as aimés comme tu m'as aimé ».

L'accès à la vie n'est autre qu'un envoi : c'est l'envoi qui fait naître à la vie éternelle. Cependant, l'envoi ne peut pas s'épuiser quand un seul ou plusieurs seulement sont envoyés. L'envoi se prolonge sans cesse et même il se renouvelle dans des hommes particuliers : accéder à la vie, c’est, en quelque sorte, recevoir la mission de transmettre cette vie. Recevoir la vie, c'est être amené à la donner, comme signe de l'amour du Père pour le Fils et pour les disciples de ce dernier.

« Je t'ai glorifié sur la terre, j'ai achevé l’œuvre que tu m'as donné à faire. Je prie pour ceux que tu m’as donnés, je ne prie pas pour le monde, mais pour ceux que tu m’as donnés. Je leur ai donné ta parole et le monde les a pris en haine, parce qu'ils ne sont pas du monde comme je ne suis pas du monde. Et pour eux, je me consacre moi-même, afin qu'eux aussi soient consacrés par la vérité. Père, je veux que là où je suis, ceux que tu m'as donnés soient eux aussi avec moi, et qu'ils contemplent la gloire que tu m'as donnée, car tu m'as aimé, dès avant la fondation du monde ».

Il aurait été aussi légitime de continuer à porter l'attention sur l'aspect du donné, qui revient aussi souvent, mais il semble préférable de souligner l'opposition que le monde fait à ce don de Dieu. Le terme « monde » dans la théologie johannique a une double signifiance : il marque le lieu de la mission de Jésus et de ses disciples, mais il marque aussi le lieu de l'opposition à cette mission. La mission de Jésus, mission de glorification du Père (v. 4) s'achève sur cette terre : l’œuvre en elle-même est achevée en ce qui concerne Jésus, sans pour autant que la glorification du Père soit, quant à elle, achevée. En effet, le monde reste un monde hostile. Dans la prière de Jésus, la distinction entre les disciples et le monde conçu comme le refus de reconnaître l'envoyé de Dieu est nettement marquée (v. 9ab).

Le terme « monde » désigne, semble-t-il, tous ceux qui n'ont pas été donnés par le Père au Fils, tous ceux qui s'opposeront aux disciples. Et cependant, il faut remarquer que ce sont ces opposants qui permettront aux disciples de prolonger l’œuvre du Fils. L'opposition des disciples au monde se trouve une nouvelle fois soulignée dans une identification de la situation des disciples à celle même de Jésus (v. 14). La haine du monde vient de ce que ni les disciples ni Jésus n'appartiennent à ce monde vis-à-vis duquel les disciples sont consacrés, devenant l’identification du Fils (v. 19). Cette identification n'est pas à concevoir sur le monde de l'assimilation pure et simple : les disciples sont identifiés au Fils dans une même distinction d'avec le monde, mais ils ne se confondent pas avec le Fils qu'ils seront amenés à contempler quand ils auront reçu la gloire qu’il avait « dès avant la fondation du monde » (v. 24). Ainsi, le rapport existant entre le Père et le Fils est antérieur à la création du monde ; et, contrairement à tout ce qui se manifeste sous les traits de rapport dans ce monde matériel, le rapport du Père et du Fils n'est en aucune façon un rapport d'opposition, un rapport de force, mais un rapport de gloire. Le lien qui unit le Père et le Fils est nettement différent du rapport qui existe entre la parole de Dieu et le monde, que cette parole soit donnée par Jésus ou par ses disciples.

« Et maintenant, Père, glorifie-moi auprès de toi de cette gloire que j'avais auprès de toi, avant que le monde fût. Ils sont à toi et tout ce qui est à toi est à moi, comme tout ce qui est à moi est à toi. C'est ainsi que j'ai été glorifié en eux. Je ne te demande pas de les ôter du monde, mais de les garder du mauvais. Je ne prie pas seulement pour eux, je prie aussi pour ceux qui, grâce à leur parole, croient en moi. Père juste, tandis que le monde ne t'a pas connu, je t'ai connu et ceux-ci ont reconnu que tu m'as envoyé ».

La gloire du Fils s'est quelque peu éclipsée au cours de l'existence de Jésus, même si dans l'humanité de Jésus, les disciples ont pu discerner la gloire du Fils (vv. 9c-l0). L'humilité de ce Jésus qui se reçoit (tout ce qui est à toi est à moi) et qui se donne (comme tout ce qui est à moi est à toi) est source et cause de sa glorification en Fils. Reconnaître Jésus comme envoyé par le Père est source de vie pour les hommes (v. 3), mais c'est aussi la source de la gloire du Fils. Cette glorification n'entraîne ni ne réclame la suppression des disciples, ni même leur entrée immédiate dans la gloire (v. 15). Au contraire, elle demande la vie concrète des disciples au milieu du monde, pour autant qu'ils soient gardés du « mauvais » (v. 15), autrement dit : pour autant qu'ils sont gardés dans le nom du Père (cf. v. 11). Car la glorification du Fils se prolonge dans les disciples, non pas seulement les premiers, ceux qui ont vécu avec Jésus, mais aussi ceux qui viendront par la suite, tous ceux qui croient au Fils, en écoutant et en recevant la parole des disciples, qui ne feront rien d'autre que de transmettre la parole reçue de Jésus, c'est-à-dire finalement la connaissance du Dieu de Jésus-Christ. Aussi la finale s'inscrit-elle dans la ligne de la glorification du Fils, comme l’entrée des disciples et des hommes qui auront reçu la parole dans la communion divine, communion faite de connaissance et d’amour. De plus cette finale peut être considérée comme l’aboutissement du v. 1 a : « Après avoir ainsi parlé, Jésus leva les yeux au ciel ». En effet, c'est entre cette élévation des yeux au ciel et l'entrée dans la communion divine que se fait le jeu de la communication qui introduit dans la communion divine.

Les tableaux suivants permettent de rassembler toutes les données accumulées au cours des deux lectures faites de ce texte. Ce qui apparaît central dans le premier genre de lecture, c'est l’œuvre de Jésus continuée par ses disciples, et, dans le second genre, c'est l'accès à la vie. L'intersection de ces deux 1ectures se fait au verset 13, qui est le centre de la prière de Jésus : « Maintenant, je vais à toi, et cependant, je continue en ce monde à dire ces choses pour qu'ils aient en eux ma joie dans sa plénitude ».

A la fois se trouvent exprimées la glorification de Jésus comme Fils par le retour auprès du Père et la nécessité pour les disciples de continuer l’œuvre entreprise, afin de connaître également la gloire du Fils qui est « joie dans sa plénitude ». Le retour de Jésus auprès du Père est source de joie : il coïncide avec le don de l'Esprit qui enseignera toutes choses (Jn. 14, 26).

 

 

 

 

 

 

L'Esprit est mouvement, communication

A lire cette prière de Jésus, il est permis d'être quelque peu surpris de n'y voir aucune mention directe de l'Esprit comme effectuant le lien d'unité entre le Père et le Fils. Bien plus, il faut tirer le texte à soi si l'on veut découvrir des mentions indirectes de l'Esprit, même dans l’union du Père et du Fils, ou même dans ce qui relève de la connaissance et de l'amour de Dieu.

Seulement, cette absence matérielle, textuelle de l'Esprit permet de découvrir une forme de présence particulière : l'Esprit est dans les disciples, c'est par eux qu'il agit. Sa présence se manifeste particulièrement dans la communication à autrui de ce qui a été donné et reçu. Le fait même de l'absence de l'Esprit n'est pas ressenti comme un manque théologique dans la prière de Jésus. Au contraire, cette absence permet une ouverture dans l'intimité entre le Père et le Fils, ouverture par laquelle les disciples pourront entrer dans la communion divine. Ainsi, la finale (v. 26) fait entrer les disciples dans l'intimité du Père et du Fils, en les incorporant au Fils, pour autant qu'ils poursuivent l’œuvre entreprise par Jésus. En entrant dans un processus de connaissance et d'amour, en communiquant leur foi, les disciples se donnent les uns aux autres la vie éternelle dans la connaissance du vrai Dieu et de son envoyé, Jésus-Christ.

Cette vie éternelle les fait pénétrer dans la communion divine. Et le fait qu'ils se donnent les uns aux autres cette vie, c'est cela l’œuvre positive de l'Esprit dans la constitution d'une communauté de disciples, dont la visée ultime est la communion à l'intimité divine. Incorporés au Fils, les disciples sont animés de l'Esprit, au moment même où ils se communiquent la foi qui est communication des paroles de Jésus. Cela amène nécessairement à penser que la constitution d'une communauté n'a pas sa fin en elle-même que les disciples se regroupent en Communautés, cela répond au don même du Père, mais cette réponse n'est pas simplement situable sur un réseau de communications interhumaines, elle a une visée d'un autre axe, la vie éternelle, en notant cependant que cette vie n'est pas pour un au-delà, mais pour le présent, en ce sens qu'elle est connaissance de Dieu et de son envoyé. Aussi la formation de la communauté n'est-elle pas achevée : elle se réalise au cours même de la connaissance de Dieu et de celui qu'il a envoyé.

Si l'Esprit n'est pas présent, s'il n'est pas immédiatement discernable, cela ne veut pas dire qu'il n'est pas à l’œuvre, et cette oeuvre ne peut se terminer que dans une communion d'amour. Le Fils qui s’est incarné en Jésus ne laisse pas une oeuvre achevée. Certes, il a bien donné la parole du Père aux hommes, et cependant il n'a pas fait fusionner les disciples dans la gloire, d'une façon immédiate. Ce qui importe, dans l’œuvre du Fils, comme dans celle du Père, c'est précisément la médiation, et la médiation particulière des hommes. La façon, pour le Fils, d'achever l’œuvre qui lui a été donnée, c'est de la laisser inachevée, afin de permettre aux hommes, aux disciples de la poursuivre jusqu'à son terme. La perfection même de l’œuvre de Dieu pour l’homme, c'est de la laisser inachevée pour le « temps de l’homme »...

Cela ne revient pas à dire que l'homme reste passif après une intervention de Dieu en sa faveur. Au contraire, c'est le début même de l'action de l'homme que l'aspect inachevé de l’œuvre de Dieu. L'extension progressive de l’œuvre de Jésus ne comporte d'autre point final que la communion divine, que l’entrée de l'homme dans cette communion définitive, inaugurée dès à présent dans la communication de la connaissance et de l'amour.

C'est par là qu'il est possible de comprendre la prière de Jésus, la prière de tout homme. Prier, ce n'est pas tant hâter la réalisation définitive de l’œuvre de Dieu pour l'homme que de permettre à Dieu de continuer à donner, à se donner, et que de permettre à l'homme de continuer à recevoir, à se recevoir de Dieu, jusqu'au jour de la communion définitive avec lui.