Le Christ pour saint Paul
Même s'il est possible de considérer Jésus et Paul comme
des contemporains, il ne semble pas qu'ils se soient connus du vivant de Jésus.
Ce n'est d'ailleurs que dans ce que l'on peut appeler « l'événement de
Damas » que Paul a fait véritablement connaissance avec « ce Jésus
qu'il persécutait » en persécutant son Eglise. Il s'ensuit que l'on ne
trouve pas chez Paul une biographie de Jésus, bien que le Christ reste la
référence ultime de toute la pensée paulinienne. C’est le ressuscité qui
constitue le centre de toute sa prédication de l'évangile, même s'il faut
aussi constater que Paul utilise tout le vocabulaire chrétien ancien, jusqu'à
insérer dans ses lettres des formules d'origine araméenne, même s'il faut
également convenir du fait que Paul reprend les éléments essentiels de la vie
de Jésus.
Jésus, le Fils de Dieu
La lettre aux Galates est un des premiers textes de saint Paul, écrit seulement une vingtaine d'années après la mort de Jésus, alors que les traditions évangéliques commencent à prendre corps. Et c'est dans ce contexte que Paul présente la naissance de Jésus, fils d’une femme mais surtout Fils de Dieu, qui a été envoyé par son Père pour faire des hommes les fils adoptifs de Dieu :
Aussi longtemps que l'héritier est enfant, je dis qu'il ne diffère en rien d'un esclave, quoiqu'il soit le maître de tout ; mais il est sous des tuteurs et des administrateurs jusqu'au temps marqué par le père. Nous aussi, de la même manière, lorsque nous étions enfants, nous étions sous l'esclavage des rudiments du monde ; mais, lorsque les temps ont été accomplis, Dieu a envoyé son Fils, né d'une femme, né sous la loi, afin qu'il rachetât ceux qui étaient sous la loi, afin que nous reçussions l'adoption. Parce que vous êtes fils, Dieu a envoyé dans nos cœurs l'Esprit de son Fils, lequel crie : Abba ! Père ! Ainsi tu n'es plus esclave mais fils ; et si tu es fils, tu es aussi héritier par la grâce de Dieu. (Gal. 4, 1-7).
La notion de l'accomplissement du temps, dont Paul parle au verset 4, n'est pas dépourvue d'intérêt si l'on songe que Marc, un des disciples de Paul et un des quatre évangélistes, inaugure la prédication de Jésus, en lui faisant dire :
Après que Jean eut été livré, Jésus alla dans la Galilée, prêchant l'Évangile de Dieu. Il disait : Le temps est accompli, et le royaume de Dieu est proche. Repentez-vous, et croyez à la bonne nouvelle. (Mc. 1, 14-15).
Tout l'Ancien Testament avait préparé le salut de l'homme,
salut que Dieu accorde, à l'accomplissement du temps, en la personne de son.
Fils, Jésus. A la manière des prophètes d'Israël, Jésus est investi d’une
mission, qui dépasse en importance celle des autres prophètes, puisqu'il est
le Fils même du Dieu unique. Seulement, il convient de se souvenir que, dans
les mentalités juives, le titre de « fils de Dieu » n'avait pas le
sens fort qu'a pu lui donner la tradition chrétienne. Le paradoxe de la foi
chrétienne est tel que celui que les disciples du Christ appelle « Fils
de Dieu » ne s'est sans doute jamais présenté comme tel à ses disciples
; en fait, l'historien ne peut être assuré que Jésus se soit lui-même
proclamé Fils de Dieu. Et même s'il avait employé ce terme pour se désigner,
ce titre aurait été compris dans un sens très affaibli, celui d'un homme qui
est l'objet de la complaisance de Dieu, celui d'un homme sur qui repose la
faveur de Dieu. C’est de cette manière que la Bible présente le roi comme un
fils de Dieu. Le livre saint du peuple juif voulait, en effet, éviter de
diviniser les hommes afin de conserver l'unicité absolue de Dieu. Jamais dans
les évangiles synoptiques, Jésus ne dit directement qui il est, jamais il ne
se présente explicitement comme le « Fils de Dieu ». Cette
expression équivalait, plus ou moins, à dire qu'il était le Messie annoncé
par les prophètes, et elle pouvait provoquer, dans l'esprit de ses
contemporains, de nombreuses équivoques. Ce qui a fait le drame de l'existence
de Jésus, c'est précisément le fait qu'il a toujours refusé d'être ce que
l'on attendait qu'il soit. C'est pourquoi si, tout au long de son livre, Marc
s'interroge sur l'identité de Jésus, il ne la dévoile à ses lecteurs qu'au
pied de la croix, dans la bouche d'un païen, un centurion romain. Jésus a
toujours voulu exclure son identification à un idéal, à un projet humain.
Mais quand il est sur la croix, il peut être reconnu comme le Christ, le
Messie, l'envoyé de Dieu.
Mais si Jésus a refusé le titre de « Fils de Dieu », il s’est quand même accordé le titre de « Fils » (sans précision) ; ce terme apparaît alors comme le répondant du nom qu'il donne à Dieu : « Abba », ce terme familier que les enfants accordent à leur père selon la chair, et que l'on traduit assez imparfaitement par « père », alors qu’il s'agit plutôt de « papa ». Le nom de Fi1s est une sorte de lueur sur le secret de l'identité de Jésus, et non pas seulement sur sa mission, comme l'indiquait le titre de « Fils de Dieu ». Il ne s'agit pas d'estomper l'un ou l'autre sens, mais de les faire s'interpénétrer. Le Fils de Dieu est celui qui reçoit une mission de la part de Dieu qui l'envoie, c’est un homme réel qui est le chef de file de l'ensemble de l'humanité. Le Fils est le titre qui indique l'identité de cet homme : il n'est pas un homme comme tous les autres, il est le propre Fils du Père, celui que l'évangéliste Jean identifie au Verbe de Dieu qui s'est incarné.
Ce Fils est « né d'une femme » .En cela, Paul ne souligne aucunement la conception virginale de Jésus. Le fait d’être « né d’une femme » est une expression biblique courante pour marquer la pauvreté de la condition humaine, son impuissance radicale et parfois même son impureté absolue. Paul ne fait ainsi que souligner que le Christ s’est inséré dans la condition humaine jusque dans sa bassesse la plus extrême. Chronologiquement, dans l’ordre de la rédaction des textes néo-testamentaires, c'est la première fois qu’il est fait allusion à la mère de Jésus, sans la mentionner d'ailleurs, sans lui attribuer un rôle spécifique ou des privilèges particuliers. Il n'y a pas lieu de s’en étonner si l'on songe que la première prédication apostolique ne s'est jamais arrêtée sur la personne de Marie. Toute cette première prédication de l’Eglise naissante était en effet centrée sur Jésus Christ, et particulièrement sur le mystère de sa mort et de sa résurrection, bien plus que sur les évènements mêmes de son existence terrestre. Marie n’était donc pas un « sujet » intéressant pour la première annonce de l’évangile. Toute la pédagogie de la révélation va d'abord à l’essentiel, le mystère pascal, pour en analyser toutes les implications par la suite. Certains auteurs contemporains pensent, malgré tout, que le « est né d'une femme » souligne déjà la naissance virginale de Jésus. Ils en appellent aux coutumes et aux lois païennes par lesquelles c'était le père qui reconnaissait l'enfant de sa femme : l'appartenance à une famille se faisait par la reconnaissance paternelle. Alors, ces auteurs pensent que cette première mention de Marie dans le Nouveau Testament appelle une réflexion sur ses privilèges. Jésus est né d'une femme... ils en concluent que sa naissance n'est pas l’œuvre d'un homme... La question reste ouverte.
Après avoir souligné que Jésus participe à la condition humaine par le fait de sa naissance, Paul ajoute qu'il a participé à la condition de vie d'un peuple déterminé. Le terme même « assujetti » indique bien par lui-même le caractère d'asservissement à la Loi. Le Fils de Dieu s’est plié à la même servitude, au même esclavage que tous les autres hommes dont il a partagé la condition. C'est ce que les théologiens ont appelé la « kénose » ; ils tirent ce terme du verbe grec
ekhnosen, il s'est dépouillé, ou encore il s'est vidé, que l'on trouve dans la lettre aux Philippiens (Phi. 2,7). Cette kénose, cet assujettissement à la Loi des hommes n'implique pas que le Christ cesse d’être l'égal de Dieu ou d'être l'image, l'icône du Père. C'est dans son anéantissement même qu'il manifeste le plus l'amour que le Père porte à son Fils comme à tous les hommes. En se soumettant à la Loi de Moïse, le Christ Jésus a manifesté, d'une manière exceptionnelle, la façon divine de vivre l'humanité. C'est cet art de vivre divinement la condition humaine que Paul va recommander aux disciples de vivre, dans la lettre aux: Philippiens, au chapitre 2 :Si donc il y a quelque consolation en Christ, s'il y a quelque soulagement dans la charité, s'il y a quelque union d'esprit, s'il y a quelque compassion et quelque miséricorde, rendez ma joie parfaite, ayant un même sentiment, un même amour, une même âme, une même pensée. Ne faites rien par esprit de parti ou par vaine gloire, mais que l'humilité vous fasse regarder les autres comme étant au-dessus de vous-mêmes. Que chacun de vous, au lieu de considérer ses propres intérêts, considère aussi ceux des autres. Ayez en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ, lequel, existant en forme de Dieu, n'a point regardé comme une proie à arracher d'être égal avec Dieu, mais s'est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes ; et ayant paru comme un simple homme, il s'est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu'à la mort, même jusqu'à la mort de la croix. C'est pourquoi aussi Dieu l'a souverainement élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et que toute langue confesse que Jésus-Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père. (Phi. 2, 1-11).
Avant d'indiquer et d'analyser la situation qu'a pu connaître le Fils, Paul souhaite que les disciples, ceux qui affirment leur attachement au Christ Jésus, aient en eux les sentiments mêmes qui étaient en lui, et qu'en conséquence ils mènent une vie digne de lui, en faisant régner l'harmonie dans leurs communautés. En effet, l'apôtre n'ignore pas que des conflits peuvent facilement naître à l'intérieur des communautés, c'est la raison pour laquelle il invite les disciples à l'unité et à la concorde.
Il importe de dire que la communauté de Philippes est une
communauté menacée par des propagandistes, qui visent à ruiner la
prédication de l'Evangile que Paul a enracinée chez ces disciples, en imposant
les pratiques juives. Pour lutter contre ces tentatives, il faut que la
communauté reste bien unie, puisque la défense ne peut être menée par
quelques individus isolés, mais seulement par toute la communauté, qui se doit
alors d'agir d'un même cœur et d'un même esprit : il s'agit donc de serrer
les rangs. Et pour parvenir à cette union parfaite, il faut que les disciples
acceptent de se laisser conduire par l'Esprit, qui est source de vie et de
communion entre tous les fidèles. Cette communion dans l'amour ne peut se
maintenir qu'en rivalisant dans l'humilité, et non pas dans la recherche des
satisfactions d'intérêts individuels. Le meilleur conseil que Paul veut
donner, c'est de considérer les autres comme supérieurs à soi-même, pas
nécessairement supérieurs sur le plan de l'intelligence, ni même sur celui de
la morale : le vrai chrétien est celui qui considère l'Autre comme la
véritable autorité, cet Autre pouvant être le Seigneur lui-même, mais
pouvant être également la communauté des disciples qui indique le sens de la
tradition apostolique. C'est l'attitude qui convient et qui s'impose à tout
croyant qui veut agir « comme on le fait en Jésus Christ » : le
fidèle se doit d'adopter comme ligne de conduite les dispositions dont le
Christ Jésus lui-même était animé au cours de son existence. Le chrétien
est ainsi établi dans un rapport vital avec le Christ : il est un autre Christ.
En invitant les disciples à prendre comme ligne de conduite l'existence même de Jésus, Paul va élaborer une description de l'identité du Fils de Dieu qui s'est fait homme. Dans le cadre de son exhortation pressante à l'amour fraternel et à l'oubli de soi, il introduit une hymne, qui est restée très célèbre et qui a donné lieu à de nombreuses interprétations, notamment au plan de la structure du texte lui-même.
La première question qui se pose, c'est celle de savoir si Paul est l'auteur de ce texte ou s'il ne fait que reprendre une hymne déjà ancienne, existant dans la liturgie de l'Eglise. Comme il vient d'énoncer les conditions de la véritable existence chrétienne, qui doit prendre pour modèle le Christ Jésus dans son abaissement, et que le texte lui-même, s'il souligne bien l'abaissement du Christ, indique aussi fortement son exaltation, on trouve dans cette exaltation une raison d'admettre que Paul a inséré une hymne du culte chrétien, sans qu'il soit exactement possible de savoir s'il faut la rattacher à l'eucharistie ou au baptême.
La deuxième question, qui a également son importance, c'est celle de la division à l'intérieur de l'hymne. Cette question, qui peut paraître futile au premier abord, peut conduire à différentes manières de l'interpréter théologiquement. Certains estiment qu'il faut compter trois strophes dans de texte, qu'ils décomposent alors de la manière suivante :
lui qui, existant en forme de Dieu, n'a point regardé comme une proie à arracher d'être égal avec Dieu, mais s'est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, |
en devenant semblable aux hommes ; et ayant paru comme un simple homme, il s'est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu'à la mort, même jusqu'à la mort de la croix. |
C'est pourquoi Dieu l'a souverainement élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et que toute langue confesse que Jésus-Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père. |
De cette manière, ils découvrent que chaque strophe définit un état particulier de l'existence du Christ : d'abord, sa pré-existence éternelle en Dieu, ensuite sa condition terrestre, et enfin sa glorification post-pascale. La première strophe décrit l'échange de la condition divine à la condition de serviteur ; la deuxième rappelle la voie suivie par Jésus dans son obéissance jusqu'à la mort, et la troisième souligne l'exaltation du Christ selon le schéma traditionnel de l'intronisation royale, connue de tous les peuples du Proche-Orient antique, avec une accession au trône et une proclamation de la souveraineté. Paul lui-même aurait alors précisé les différents ordres sur lesquels pouvait s’exercer le pouvoir royal du Christ, après son exaltation dans la gloire de Dieu : il exerce sa souveraineté sur les trois parties de l’univers, issues des conceptions cosmologiques de son époque.
Cette répartition en trois strophes présente le sérieux inconvénient d'être faite à partir d'un a priori théologique, celui de la préexistence du Fils : on ne découvre alors dans le texte que ce qu'on voulait déjà trouver. De plus, une telle répartition ne concorde guère avec le contexte qui vise surtout a souligner l'abaissement du Fils : dès la première strophe, c'est déjà tout le mouvement de descente et d'abaissement qui se trouve marqué, de sorte que la première et la deuxième strophe n'en font en réalité qu'une seule, et que l'hymne peut alors être considérée comme n'ayant que deux strophes :
lui qui, existant en forme de Dieu, n'a point regardé comme une proie à arracher d'être égal avec Dieu, mais s'est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes ; et ayant paru comme un simple homme, il s'est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu'à la mort, même jusqu'à la mort de la croix. |
C'est pourquoi Dieu l'a souverainement élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et que toute langue confesse que Jésus-Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père. |
En fait, c'est cette division bipartite qui a certainement le plus d'arguments en sa faveur, bien que certains indices dans le texte même permettent encore de la subdiviser, avec une plus grande précision encore, ainsi que le fait Pierre GRELOT, en proposant une traduction quelque peu différente, permettant, à partir du texte grec, une subdivision en quatre strophes :
Celui-ci, |
||
I |
a |
tout en ayant en lui les traits de Dieu |
|
A |
ne songea nullement à saisir de force le statut d'égalité avec Dieu, |
|
B |
mais au contraire se dépouilla lui-même |
|
a’ |
en prenant les traits d'un serviteur |
II |
b |
Né à la ressemblance des hommes |
|
b’ |
et reconnu comme un homme à son comportement, |
|
C |
il s'humilia lui-même |
|
c |
en devenant obéissant jusqu'à la mort la mort sur une croix |
III |
|
C'est pourquoi |
|
D |
Dieu l'exalta |
|
E |
et le gratifia du Nom qui est au-dessus de tout nom, |
IV |
|
Afin que, au nom de Jésus |
|
F |
tout fléchisse le genou, aux cieux, sur terre et sous terre, |
|
G |
et toute langue confesse : « JESUS CHRIST ESTLE SEIGNEUR », à la gloire de Dieu le Père » |
A travers ces différentes constructions, il est possible de saisir immédiatement que le centre de la pensée théologique de Paul, quand il parle du Christ aux chrétiens, se trouve dans la croix même du Christ. La croix apparaît comme le résultat ultime du dépouillement du Fils, jusqu'au partage de la condition de serviteur, dans ce qu'elle a de plus abject, à savoir la condamnation à mort pour tentative de révolte contre l'autorité ; mais la croix apparaît également comme la condition qui permet au Père d'élever son Fils, jusqu'à lui donner le Nom qui est supérieur à tous les noms humains, c'est-à-dire le Nom même de Dieu, puisque le Fils n'avait pas considéré comme une proie à saisir ou à revendiquer d'être traité comme égal à Dieu. Cet exemple du Christ, le Fils de Dieu, dans son abaissement le plus extrême, doit inspirer la ligne de conduite des chrétiens pour que la gloire du Père soit révélée à tous les hommes.
Le Christ était de condition divine, il avait tous les traits de Dieu, exactement comme le premier homme décrit dans le livre de la Genèse, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu : le Christ n'a pas voulu imiter Adam dans son ambition d'être l'égal de Dieu, en écoutant la promesse trompeuse du Tentateur, et en courant ainsi à sa ruine. Le Christ, qui possède les traits de Dieu, a renoncé à être traité comme Dieu et il n'a pas revendiqué les honneurs dus à son rang : son droit le plus strict, selon l'ordre de la justice, aurait été de revendiquer une condition humaine glorieuse, telle qu'il la possédera après sa résurrection. Mais il n'a rien revendiqué. Pour le Christ, il ne s'agit pas de revendication mais de renoncement. Il a renoncé au rayonnement de la gloire divine, et il s'est volontairement anéanti, à l'inverse du premier homme qui avait voulu rivaliser avec Dieu. Au lieu de faire éclater dans son humanité sa gloire divine, il a pris la condition de l'esclave, du serviteur assujetti à toutes les limitations de la nature humaine, y compris la souffrance et la mort. Et si l'incarnation se présente comme le premier aspect de la kénose, l'obéissance jusqu'à la mort en sera la deuxième manifestation. Et c'est la raison pour laquelle Dieu élèvera souverainement celui qui s’est abaissé jusqu'au bout.
Pour Paul, qui est l'initiateur de la théologie de l'Eglise naissante, la question de l'identité de Jésus, Fils unique de Dieu, était une question primordiale. Sans le Christ, mort sur la croix et ressuscite d'entre les morts, la foi chrétienne devenait sans fondement. Sans la mort, la condition humaine n'est pas assumée jusqu'au bout, et ce qui n'est pas assumé ne peut pas être sauvé. Sans la résurrection du Christ, le salut ne serait pas donné par Dieu à tous les hommes, et il faudrait en revenir au régime de la Loi mosaïque.
Venu de la gloire, le Christ est retourné à la gloire ; mais parce qu’il est venu comme homme, comme serviteur il entraîne à sa suite dans la gloire tous les hommes qui acceptent de servir.
Le Christ, nouvel Adam
La lettre que Paul adresse aux Romains apparaît comme la plus importante, la plus théologique, et, de ce fait, la plus difficile à interpréter, au point d’avoir suscité de grandes divergences entre les grandes confessions chrétiennes, au moment de la Réforme. La traduction oecuménique de la Bible a contribué à un rapprochement entre les exégètes réformés et catholiques, quant à l'interprétation de cette lettre, mais la réflexion ne cesse de se poursuivre autour d'un texte qui établit un parallèle entre le Christ et Adam.
En lisant les premiers chapitres de la lettre aux Romains, on serait facilement tenté de dire que tout est dit du salut apporté en Jésus Christ. Après l'adresse et la prière de Paul (qui ne fait d'ailleurs que reprendre le style des lettres de l'époque : salut de l'expéditeur et invocation au dieu pour les lecteurs de la lettre), l'apôtre présente le péché des païens (1, 18-32), le jugement de Dieu et son choix d'Israël (2, 1-16), la désobéissance d'Israël (2, 17-29), qui est une forme de l'universalité de la désobéissance (3, 1-20), le salut offert par Dieu, sous forme de pure grâce, en raison de la foi (3, 21-31), cette foi qui a caractérisé Abraham (4, 1-23), cette foi qui doit caractériser tout chrétien (4, 24 - 25, 11), puisqu’il est pardonné, justifié, en un mot : sauvé. Toute l'histoire du salut est en quelque sorte résumée dans ces premiers chapitres. Et, il serait alors possible de se demander ce que Paul peut, à présent, annoncer de nouveau... De fait, il reprend l'histoire passée, mais en remontant au-delà d'Abraham., le père des croyants, et il établit alors un parallèle entre Adam et le Christ :
C'est pourquoi, comme par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu'ainsi la mort s'est étendue sur tous les hommes, parce que tous ont péché,... car jusqu'à la loi le péché était dans le monde. Or, le péché n'est pas imputé, quand il n'y a point de loi. Cependant la mort a régné depuis Adam jusqu'à Moïse, même sur ceux qui n'avaient pas péché par une transgression semblable à celle d'Adam, lequel est la figure de celui qui devait venir. Mais il n'en est pas du don gratuit comme de l'offense ; car, si par l'offense d'un seul il en est beaucoup qui sont morts, à plus forte raison la grâce de Dieu et le don de la grâce venant d'un seul homme, Jésus-Christ, ont-ils été abondamment répandus sur beaucoup. Et il n'en est pas du don comme de ce qui est arrivé par un seul qui a péché; car c'est après une seule offense que le jugement est devenu condamnation, tandis que le don gratuit devient justification après plusieurs offenses. Si par l'offense d'un seul la mort a régné par lui seul, à plus forte raison ceux qui reçoivent l'abondance de la grâce et du don de la justice régneront-ils dans la vie par Jésus-Christ lui seul. Ainsi donc, comme par une seule offense la condamnation a atteint tous les hommes, de même par un seul acte de justice la justification qui donne la vie s'étend à tous les hommes. Car, comme par la désobéissance d'un seul homme beaucoup ont été rendus pécheurs, de même par l'obéissance d'un seul beaucoup seront rendus justes. (Ro. 5, 12-20).
La difficulté d'établir un parallèle strict entre Adam et Jésus Christ réside essentiellement dans la question du péché : cette question souligne la faille qui sépare Adam du Christ et qui empêche dès lors toute comparaison systématique entre eux. Dans son inachèvement même, le verset 12 souligne cette difficulté que Paul lui-même a ressentie : le « de même que... » n'a pas de correspondant dans cette phrase qui demeure incomplète. Ce qui peut être intéressant de releve1 c'est la relation que Paul établit entre « un » et « tous » : la portée de l'acte d'un seul est équivalente à celle de tous, ce qui tend à montrer qu'il y a une relation d'Adam à tous les pécheurs, relation semblable à celle du Christ à tous les justifiés. La mort apparaît comme une conséquence du péché : par un seul homme, le péché a trouvé l'accès au monde, et par le péché, la mort, et ainsi la mort a trouvé le passage à tous les hommes. Mais la mort apparaît ainsi comme l'indice manifestant que tous ont péché. Le rapport du seul Adam à tous les hommes se fait par le biais de la mort : la mort est le lot de tous les hommes, donc tous sont pécheurs. Le péché originel ne serait ainsi pas transmis dans l'acte de vie, mais il se révélerait plutôt dans l'acte de mort, et donc dans la maladie de la mort. Paul refuse de mettre au compte au seul Adam le péché, il préfère souligner qu'Adam a été l'occasion de l’entrée du péché dans le monde.
Après Adam, et jusqu'à la Loi de Moïse, le péché était dans le monde, puisque l'indice de la mort le souligne. Mais le péché ne pouvait pas être imputé directement aux hommes personnellement : ils n'en étaient pas directement responsables même s'ils en subissaient les effets. Le péché accomplissait simplement son œuvre de mort dans le monde. La conséquence du péché, c'est la mort, et celle-ci est à l’œuvre, même dans le cas de l'absence de Loi. La mort, dans la conception vétéro-testamentaire est la conséquence du péché, et même sa conséquence nécessaire. Après l'installation de la loi, l'homme pèche d'une transgression qui est comparable à celle d'Adam, et cela peut lui être imputé personnellement. C'est par la loi, en effet, que l'homme peut découvrir toute la distance qui le sépare de Dieu : avant la loi, il vivait encore sous le régime de l'ignorance. Et du fait même, ce qui pouvait être perçu comme une conséquence du péché peut être désormais perçu comme une conséquence de la Loi. La place de Moïse dams cette dynamique entre Adam et le Christ marque un tournant, qui permet à Paul de restaurer en quelque sorte sa comparaison. Moïse est celui par qui la révélation de Dieu s'est faite, il est celui qui a fait advenir au rang de l’universel l'interdit divin adressé à Adam, lequel peut réapparaître comme la figure, le type même de celui qui devait venir. Si la tentation de Paul a été de présenter un parallèle, il manifeste que fondamentalement celui qui l'intéresse n'est pas Adam, mais le Christ qui est premier, Le « type », c'est le Christ, alors qu'Adam est l'antitype, la prémisse défigurée de celui qui devait venir. Cependant, tant que le Christ n'était pas manifesté, Adam pouvait bien être la figure même de toute l'humanité... Ce qui se trouve affirmé au plus haut point, c'est que la solidarité des hommes dans le Christ relève de la même causalité que la solidarité qui était celle d'Adam, bien que les conséquences soient absolument différentes, ainsi que Paul va le montrer en analysant dans les versets suivants l'acte de l'un et de l'autre (v. 15), les suites des actes au niveau de la justice de Dieu (v. 16), les suites au niveau de l'homme (v. 17).
Afin de mieux comprendre toutes les implications de ces trois versets, il n'est peut-être pas inutile de faire appel à une traduction beaucoup plus littérale :
15/ Mais il n’y a pas un équilibre :
de même que l'acte fautant, de même l'acte gratifiant.
En effet, si par l'acte fautant d'un seul, la multitude est morte,
à plus forte raison la grâce de Dieu
et le don de la grâce, celle d'un seul homme, Jésus-Christ,
ont surabondé sur la multitude.
16/ Et il n'y a pas un équilibre :
de même que la suite de l'un ayant fauté, l'acte donnant.
L'acte de jugement, après un seul acte fautant
aboutit à un acte de jugement condamnant
l'acte gratifiant, après une multitude d'actes fautants,
aboutit à un acte de jugement justifiant.
17/ En effet, si par l'acte fautant d'un seul
la mort a régné à la suite de ce seul,
à plus forte raison ceux qui reçoivent la surabondance
de la grâce et du don de la justice
règneront-ils dans la vie, à la suite du seul Jésus-Christ.
La difficulté que l'on trouve dès les premiers mots du verset 15 vient du fait d'une ellipse. En réalité il faudrait dire : « mais non pas de même l'acte fautant, de même l'acte gratifiant ». En introduisant la notion d'équilibre, on peut saisir que Paul instaure une symétrie complètement antithétique entre les deux personnages, bien que le terme Adam ne réapparaisse plus désormais : Paul parle toujours de l'un et de l'un, et quand il précise c'est toujours du Christ qu'il s'agit. Cette asymétrie est encore soulignée dans la construction grammaticale, par le fait qu'Adam se trouve toujours dans la proposition conjonctive alors que ce qui est relatif au Christ est toujours dans la proposition principale. Et Paul insiste : il n'y a pas un équilibre entre les deux, il n'y a absolument aucune commune mesure entre l'un et l'autre. L'un conduit à la mort biologique, mais aussi sans doute à la mort éternelle, tandis que l'autre conduit à la vraie vie. Ce qui peut être encore mieux compris si on pose le verset 15 d'une manière schématique :
Mais il n'y a pas équilibre : |
||
de même que l'acte fautant
en effet, si par l'acte fautant
d'un seul
la multitude est morte |
de même l'acte gratifiant à plus forte raison
la grâce de Dieu et le don de la grâce, celle d'un seul homme, Jésus-Christ ont surabondé sur la multitude |
Les deux actes sont analysés dans la distinction comparative : à l'acte fautant s'oppose l'acte gratifiant mais aussi la grâce de Dieu et le don dans la grâce, ce qui marque la différence des acteurs. L'acte fautant est le fait de l'homme seul, alors que l'acte gratifiant relève et de Dieu et de cet homme, Jésus-Christ. Les actes n'ont donc pas le même effet sur la multitude. Et s'il y a bien une similitude sur le plan formel et logique, il n'y en a aucune sur l'effet et le contenu, pas davantage que sur les conséquences que va analyser le verset suivant. Et cet aspect est souligné à dessein par l'emploi de termes relevant du vocabulaire juridique. La rigueur de la justice humaine se trouve en quelque sorte contrecarrée par la gratuité de la justice divine, à tel point qu'il semble qu'en toute logique le raisonnement de Paul est incohérent : une faute aboutit à la condamnation, et la multiplication de la faute entraîne la justification ! C'est qu'il y a, entre les deux moments, toute la distance qui sépare le refus du don, toute la distance qui sépare l'homme de Dieu, car, une fois de plus, le premier aspect relève de l'homme seul alors que le second relève de Dieu et de cet homme de grâce qu'est Jésus Christ. La justice de Dieu substitue le décret justifiant à un décret condamnant : la situation de l'homme vivant sous le régime de la gratuité du don de Dieu se trouve ainsi assurée.
La libération de la mort, conséquence nécessaire du péché, a été rendue possible par le Christ. D'où l'insistance de Paul : « à la suite du seul Jésus Christ », et plus précisément par sa propre mort et par son triomphe sur la mort. Par le Christ, Dieu a détruit notre mort ; c'est ce que Paul soulignera également au premier chapitre de sa deuxième lettre à Timothée :
N'aie donc point honte du témoignage à rendre à notre Seigneur, ni de moi son prisonnier. Mais souffre avec moi pour l'Évangile, par la puissance de Dieu qui nous a sauvés, et nous a adressé une sainte vocation, non à cause de nos oeuvres, mais selon son propre dessein, et selon la grâce qui nous a été donnée en Jésus-Christ avant les temps éternels, et qui a été manifestée maintenant par l'apparition de notre Sauveur Jésus-Christ, qui a détruit la mort et a mis en évidence la vie et l'immortalité par l'Évangile. (2 Tim. 1, 8-10).
Pour le croyant, la destruction de la mort est une réalité, dans une espérance fondée sur l'Evangile. Si l'on veut, la mort a dès maintenant perdu son aiguillon : le croyant a déjà la victoire sur la mort. Cette victoire, cette libération de la mort (certes non pas la mort biologique) consiste dans le passage de l'existence inauthentique que l'homme tient de sa génération naturelle, existence pécheresse qui était en réalité un état de mort, à une existence authentique qu'il reçoit au baptême, vie nouvelle qui participe à l'état du Christ ressuscité et appartient ainsi au monde à venir. Si tous les hommes meurent en Adam, tous recevront la vie dans le Christ, ce que Paul explique également dans sa première lettre aux Corinthiens, au chapitre 15 :
Or, si l'on prêche que Christ est ressuscité des morts, comment quelques-uns parmi vous disent-ils qu'il n'y a point de résurrection des morts ? S'il n'y a point de résurrection des morts, Christ non plus n'est pas ressuscité. Et si Christ n'est pas ressuscité, notre prédication est donc vaine, et votre foi aussi est vaine. Il se trouve même que nous sommes de faux témoins à l'égard de Dieu, puisque nous avons témoigné contre Dieu qu'il a ressuscité Christ, tandis qu'il ne l'aurait pas ressuscité, si les morts ne ressuscitent point. Car si les morts ne ressuscitent point, Christ non plus n'est pas ressuscité. Et si Christ n'est pas ressuscité, votre foi est vaine, vous êtes encore dans vos péchés, et par conséquent aussi ceux qui sont morts en Christ sont perdus. Si c'est dans cette vie seulement que nous espérons en Christ, nous sommes les plus malheureux de tous les hommes. Mais maintenant, Christ est ressuscité des morts, il est les prémices de ceux qui sont morts. Car, puisque la mort est venue par un homme, c'est aussi par un homme qu'est venue la résurrection des morts. Et comme tous meurent en Adam, de même aussi tous revivront en Christ, mais chacun en son rang. Christ comme prémices, puis ceux qui appartiennent à Christ, lors de son avènement. Ensuite viendra la fin, quand il remettra le royaume à celui qui est Dieu et Père, après avoir détruit toute domination, toute autorité et toute puissance. Car il faut qu'il règne jusqu'à ce qu'il ait mis tous les ennemis sous ses pieds. Le dernier ennemi qui sera détruit, c'est la mort. Dieu, en effet, a tout mis sous ses pieds. (1 Co. 15, 12-27).
La multitude a été constituée juste par la mort du Christ, mais cette justification s'exerce actuellement sous la forme de la promesse : elle est effectivement juste, cette multitude depuis l'acte d'obéissance du Christ, et, malgré tout, elle continue de vivre sous le régime de la transgression d'Adam, sous le régime des douleurs de l'enfantement, comme Paul le précise lui-même au chapitre 8 de sa lettre aux Romains :
J'estime que les souffrances du temps présent ne sauraient être comparées à la gloire à venir qui sera révélée pour nous. Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. Car la création a été soumise à la vanité, non de son gré, mais à cause de celui qui l'y a soumise, avec l'espérance qu'elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption, pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Or, nous savons que, jusqu'à ce jour, la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l'enfantement. Et ce n'est pas elle seulement; mais nous aussi, qui avons les prémices de l'Esprit, nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, en attendant l'adoption, la rédemption de notre corps. Car c'est en espérance que nous sommes sauvés. Or, l'espérance qu'on voit n'est plus espérance : ce qu'on voit, peut-on l'espérer encore ? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons avec persévérance. (Ro. 8, 18-25).
En comparant Jésus Christ à. Adam, Paul veut amener les croyants à une certitude : si le lecteur admet volontiers ce qui lui est connu, ce dont il est certain par son expérience personnelle, il peut être conduit « à plus forte raison » vers ce qu'il ne connaît pas encore, mais qui est l'objet de la certitude et de la foi de l'apôtre. L'expérience quotidienne affirme et reconnaît l'universalité du phénomène de la mort et des épreuves, qui sont le lot quotidien de l'humanité ; et cette mort biologique résulte du péché, selon la plus ancienne tradition juive. Si le salaire du péché, c'est la mort, Paul veut manifester aux croyants qu'un fait nouveau est intervenu dans l'histoire de cette humanité : Jésus-Christ. C'est sur lui que peut se fonder l'universalité du salut, ce dont Paul est assuré. Mais sa certitude n'est encore qu'une espérance, car la vie apportée en Jésus Christ ne se voit pas, alors que la vie biologique que l'homme tient de sa solidarité avec le premier homme est facilement perceptible. La vie apportée en Jésus-Christ n'en est qu'à son commencement, elle doit produire ses fruits dans la vie des chrétiens, mais ces fruits ne sont pas encore arrivés à maturité. Comment l'espérance est-elle une réalité ? L'espérance, au sens chrétien, cherche à discerner dans le présent tout ce qui est germe pour l'avenir ; elle n'est pas un espoir chimérique, mais la conviction que ce qui a été inauguré dans le Christ permet d'attendre la réalisation de son objet pour tous les hommes. C'est de cette manière que Paul établit une solidarité de tous les hommes dans le Christ, de la même manière que tous se reconnaissaient une solidarité avec le premier homme.
Tous les hommes sont pécheurs, en solidarité avec Adam. Et pourtant, le Christ est mort pour tous les hommes. Si cela est vrai, et Paul en est intimement convaincu, il est certain que Dieu va tout mettre en œuvre pour mener jusqu'au bout l’œuvre de salut qu'il a inaugurée en son Fils. Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils, à plus forte raison va-t-il désormais réconcilier toute l'humanité avec lui, car s'il a aimé, il ne peut cesser d'aimer, il aime toujours. Puisqu'il a donné la preuve de son amour, dans la mort et dans la résurrection du Christ, il faudrait volontairement se rendre aveugle pour refuser l'espérance.
Si nous admettons facilement ce qui vient de l'homme, à plus forte raison devons-nous admettre ce qui vient de Dieu lui-même. Puisque nous admettons la solidarité qui vient du premier homme, à plus forte raison devons-nous admettre cette autre solidarité qui vient du seul homme véritable, Jésus-Christ, l'image parfaite du Père ; et puisqu'il a triomphé de la mort tous les hommes peuvent désormais triompher de la mort. L’œuvre que Dieu accomplit en Jésus Christ, l'homme véritable, est beaucoup plus riche que l’œuvre qui est accomplie uniquement des mains de l'homme, même s’il est le premier.
Si le refus la mort et le péché ont abondé, le don, la vie et la justice vont surabonder, puisqu’il s'agit de l’œuvre de Dieu en faveur de tous les hommes, qui sont devenus ses enfants dans le Fils unique.
Les grands centres christologiques de Paul
Le Christ, qui a saisi Paul sur le chemin de Damas, a totalement transformé la manière de vivre et de penser de celui qui était d’abord le persécuteur de l’Eglise. Et tout ce qu’il était auparavant, il l’a considéré comme rien en regard de ce qu'il a trouvé lors de sa conversion. C'est ce qu'il exprime au chapitre 3 de sa lettre aux Philippiens :
Moi aussi, cependant, j'aurais sujet de mettre ma confiance en la chair. Si quelque autre croit pouvoir se confier en la chair, je le puis bien davantage, moi, circoncis le huitième jour, de la race d'Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu né d'Hébreux; quant à la loi, pharisien; quant au zèle, persécuteur de l'Église; irréprochable, à l'égard de la justice de la loi. Mais ces choses qui étaient pour moi des gains, je les ai regardées comme une perte, à cause de Christ. Et même je regarde toutes choses comme une perte, à cause de l'excellence de la connaissance de Jésus-Christ mon Seigneur, pour lequel j'ai renoncé à tout, et je les regarde comme de la boue, afin de gagner Christ, et d'être trouvé en lui, non avec ma justice, celle qui vient de la loi, mais avec celle qui s'obtient par la foi en Christ, la justice qui vient de Dieu par la foi. (Phi. 3, 4-9).
Désormais, Jésus Christ sera le centre de son existence et de sa prédication. Paul trouve en lui la source de toute son inspiration : Jésus-Christ seul suffit, même s’il ne lui est pas nécessaire de faire correspondre sa conception du Christ avec l'existence du Jésus historique. Pour Paul, il suffit de savoir que Jésus est mort sur la croix et qu'il a été ressuscité par Dieu. Toute l'existence, toute l’œuvre de Jésus peut se comprendre à partir de cette seule affirmation. Paul ne cherche jamais à en revenir à un Jésus d'avant la résurrection : il ne peut connaître que le Christ vivant qui lui est apparu sur le chemin de Damas et qui est éternellement vivant et présent dans l'existence même de l'Eglise.
Pour Paul, élevé dans la plus pure tradition du judaïsme, la plus grande conversion a été de reconnaître en Jésus-Christ crucifié le Messie promis par les prophètes. L'attente messianique du peuple juif espérait un Messie victorieux et c’est sous les traits d'un Serviteur souffrant que le salut de Dieu a été apporté à tous les hommes. En proclamant un Messie crucifié, Paul se place d'emblée dans la dimension juive, mais il la dépasse immédiatement, en affirmant que le don même de Dieu n'est pas exactement celui qu'espérait le peuple juif au long de son histoire. Le don de Dieu échappe à toutes les attentes et à toutes les aspirations humaines, il est radicalement différent : c'est le paradoxe même de l'amour divin, et ce paradoxe s'est manifesté d'une manière éclatante dans le scandale de la croix, qui fait désormais la vie de Paul, comme il le dit, dans sa lettre aux Galates, au chapitre 2 :
Car, si je rebâtis les choses que j'ai détruites, je me constitue moi-même un transgresseur, car c'est par la loi que je suis mort à la loi, afin de vivre pour Dieu. J'ai été crucifié avec Christ ; et si je vis, ce n'est plus moi qui vis, c'est Christ qui vit en moi ; si je vis maintenant dans la chair, je vis dans la foi au Fils de Dieu, qui m'a aimé et qui s'est livré lui-même pour moi. Je ne rejette pas la grâce de Dieu ; car si la justice s'obtient par la loi, Christ est donc mort en vain. (Gal. 2, 18-21).
Ce que Paul a compris sur le chemin de Damas, c'est que le
Christ ne cesse d'être un vivant à travers chacun de ses membres : « Je
suis Jésus que tu persécutes ». Et cela se transforme ici en :
« je vis, mais ce n'est plus moi, c'est Christ qui vit en moi ». La
manifestation du Ressuscité à Paul sur ce chemin lui a manifesté à quel
point les disciples étaient unis à leur maître, unis au point de participer
activement à la vie du Christ. Et Paul estime ne pouvoir rien sans la grâce de
Dieu : il doit toute son existence au Christ qui s'est révélé en lui (cf. le
« dès le sein maternel »). Le Christ l'a aimé personnellement, il
s'est livré pour lui et il vit en lui plus que lui-même. La certitude
fondamentale de Paul, c'est qu'il partage la réalité même de la condition de
Jésus, à tel point qu'il n'hésite pas à dire qu'il est crucifié avec le
Christ pour vivre de sa vie. Et cette crucifixion avec le Christ, c'est
précisément une mort causée par la Loi : la Loi conduit à la mort de la
chair afin de vivre pour Dieu, et réciproquement sa vie présente dans la chair
ne peut être vécue que dans la foi au Fils de Dieu. La mort du Christ obtient
toute sa dimension si, avec lui, c'est la Loi qui est morte.
La croix de Jésus Christ domine la plus grande partie de l'enseignement de l'apôtre Paul : la croix, c'est le centre de son Evangile. Et Paul la décrit de telle façon que ses auditeurs ou ses lecteurs ont pratiquement devant les yeux l'image du Christ crucifié. En dehors de la croix, tout est superflu : c'est en reconnaissant que le Christ meurt pour le salut des hommes que nous sommes sauvés. C'est le Christ mort sur la croix et ressuscité d'entre les morts qui est la seule source du salut. Mais, par sa mort sur la croix, le Christ devient l'absent de l'histoire. Il ne nous est plus possible d'avoir de prise sur lui. Jésus appartient à un passé révolu qu'il est impossible de faire revivre. Mais c'est l'absence même de Jésus qui permet aux apôtres de prendre la parole : il n'est possible de parler que de ceux qui sont absents, il n'est possible que de parler de l'absent de notre histoire. C est précisément la disparition de Jésus-Christ qui permet de prendre la parole, d'effectuer la communication a son propos. La forme corporelle de Jésus Christ a disparu, mais un message s’y est substitué. C'est cela qui est particulièrement net dans les récits d'apparitions du Ressuscité, dans les synoptiques.
Aux Corinthiens, toujours en quête d’une fausse sagesse humaine, Paul n'a rien prêché d'autre que Jésus Christ et Jésus Christ crucifié, comme il l'exprime au chapitre 2 de sa première lettre aux Corinthiens :
Pour moi, frères, lorsque je suis allé chez vous, ce n'est pas avec une supériorité de langage ou de sagesse que je suis allé vous annoncer le témoignage de Dieu. Car je n'ai pas eu la pensée de savoir parmi vous autre chose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. Moi-même j'étais auprès de vous dans un état de faiblesse, de crainte, et de grand tremblement ; et ma parole et ma prédication ne reposaient pas sur les discours persuasifs de la sagesse, mais sur une démonstration d'Esprit et de puissance, afin que votre foi fût fondée, non sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu. (1 Co. 2, 1-5).
Dès le premier chapitre de cette même lettre, Paul reconnaissait que ce langage de la croix ne pouvait pas être compris par tous les hommes :
Car la prédication de la croix est une folie pour ceux qui périssent; mais pour nous qui sommes sauvés, elle est une puissance de Dieu. Aussi est-il écrit : Je détruirai la sagesse des sages, Et j'anéantirai l'intelligence des intelligents. Où est le sage ? où est le scribe ? où est le disputeur de ce siècle ? Dieu n'a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde ? Car puisque le monde, avec sa sagesse, n'a point connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication. Les Juifs demandent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse : nous, nous prêchons Christ crucifié ; scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais puissance de Dieu et sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs. Car la folie de Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes. (1 Co. 1, 18-25).
Mais Paul sait très bien que ce qu'il considère comme la folie de Dieu est en fait le signe même de la sagesse cachée de Dieu, parce qu'il découvre la croix dans la lumière glorieuse de la résurrection. La croix, même si elle est le scandale de l'histoire des hommes, se dresse sur le monde comme le signe même du salut offert par Dieu en Jésus Christ, selon la miséricorde et la grâce. La croix n'est plus 1e signe de l'infamie quand on croit que Dieu a ressuscité Jésus d'entre les morts, elle devient le signe même de la fierté des croyants.
Aussi, dans la pensée de Paul, la croix et la résurrection sont-elles intimement liées, comme la faiblesse humaine manifestée dans celui qui meurt et comme la puissance de Dieu qui ressuscite celui qui était mort. La croix signifie alors la mort expiatoire tandis que la résurrection signifie l’ouverture de la vie divine.
De plus, la résurrection du Christ l'établit au rang du Seigneur, c'est-à-dire de Dieu lui-même. Cela était manifeste dans la célèbre hymne de la lettre aux Philippiens, et dans le même ordre d'idée dans la lettre aux Romains, au chapitre 14, on peut lire :
En effet, nul de nous ne vit pour lui-même, et nul ne meurt pour lui-même. Car si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur ; et si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Soit donc que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes au Seigneur. Car Christ est mort et il a vécu, afin de dominer sur les morts et sur les vivants. (Ro. 14, 7-9).
Le Christ est Seigneur, Seigneur du cosmos tout entier, qu'il est appelé à soumettre, comme le soulignait l'hymne de la lettre aux Philippiens, mais aussi le Seigneur personnel de Paul, qui n'hésite pas à l'appeler « mon Seigneur », mais aussi Seigneur de toute la communauté, comme Paul le souligne très souvent dans ses lettres : « Jésus-Christ, notre Seigneur », à qui les communautés d'origine païenne rendirent très vite un culte alors que les communautés d'origine juive préféraient d'abord attendre son retour, notamment dans des invocations comme la fameuse invocation : « Marana Tha ! ».
Pour Paul, c'est la volonté du Seigneur qui détermine la vie de la communauté, comme la vie de chacun des membres de cette communauté. Et dans tous les cas qui exigent une intervention rapide, l'apôtre fait souvent appel à la volonté du Seigneur. C'est ainsi que dans les cas douteux de la communauté de Corinthe, Paul parle parfois en son nom, mais aussi parfois au nom du Seigneur, pour imposer une ligne de conduite, ainsi dans la question du mariage, dans la première lettre aux Corinthiens , au chapitre 7 :
A ceux qui ne sont pas mariés et aux veuves, je dis qu'il leur est bon de rester comme moi. Mais s'ils manquent de continence, qu'ils se marient ; car il vaut mieux se marier que de brûler. A ceux qui sont mariés, j'ordonne, non pas moi, mais le Seigneur, que la femme ne se sépare point de son mari (si elle est séparée, qu'elle demeure sans se marier ou qu'elle se réconcilie avec son mari), et que le mari ne répudie point sa femme. (1 Co. 7, 8-12).
Quand il n'a pas de consigne émanant du Seigneur lui-même, Paul fait connaître sa propre opinion. Mais c'est toujours l'enseignement du Christ qui prédomine sur le simple avis de Paul.
Dans chaque parole du Jésus terrestre, à laquelle il se réfère, Paul affirme nettement que cette parole garde toujours son actualité pour la vie présente de la communauté : la tradition de l'Eglise primitive trouve ainsi toute son autorité, toute sa force dans la garantie qui lui est accordée par le Ressuscité. Dans sa manière de présenter le Seigneur, Paul relie toujours le Ressuscité au Seigneur qui viendra dans la gloire : le salut présent ne connaîtra son plein achèvement, son plein épanouissement que lors de la venue du Christ en gloire.
Le Seigneur est lié à la communauté comme la tête est liée au corps. Et c'est dans la christologie de Paul que prend racine son ecclésiologie.