L’eucharistie pour Paul

 

Dans la même lettre qu'il adressait aux Corinthiens, Paul est amené à faire des reproches à ces chrétiens, à cause des désordres qui s'étaient introduits dans leurs assemblées liturgiques. La tenue des femmes laissait à désirer, elles voulaient prier la tête nue, sans doute pour manifester leur totale émancipation par rapport à leur mari. De plus, et cela est nettement plus grave, le repas qui précédait l'eucharistie se déroulait dans des conditions d'égoïsme incompatible avec l'amour qui est exigé pour le repas du Seigneur, pour la communion à son propre Corps. Voici ce qu'il leur écrit, au chapitre 11 :

En donnant cet avertissement, ce que je ne loue point, c'est que vous vous assemblez, non pour devenir meilleurs, mais pour devenir pires. Et d'abord, j'apprends que, lorsque vous vous réunissez en assemblée, il y a parmi vous des divisions, - et je le crois en partie, car il faut qu'il y ait aussi des sectes parmi vous, afin que ceux qui sont approuvés soient reconnus comme tels au milieu de vous. - Lors donc que vous vous réunissez, ce n'est pas pour manger le repas du Seigneur ; car, quand on se met à table, chacun commence par prendre son propre repas, et l'un a faim, tandis que l'autre est ivre. N'avez-vous pas des maisons pour y manger et boire ? Ou méprisez-vous l'Église de Dieu, et faites-vous honte à ceux qui n'ont rien ? Que vous dirai-je ? Vous louerai-je ? En cela je ne vous loue point. (1 Co. 11, 17-22).

A la lecture de ce texte, on découvre comment se passait une assemblée liturgique à Corinthe. On s'assemblait par petits groupes et on prenait son repas sans s'inquiéter des autres, et c'est ainsi que certains ne mangeaient pas à leur faim tandis que les autres s'enivraient. Paul condamne de tels abus qui sont indignes des disciples du Christ, et il rappelle l'institution de l'eucharistie. Ce texte est d'une importance capitale, car le récit qui est donné de l'institution est beaucoup plus ancien que les récits évangéliques :

Car j'ai reçu du Seigneur ce que je vous ai enseigné ; c'est que le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain, et, après avoir rendu grâces, le rompit, et dit : Ceci est mon corps, qui est rompu pour vous; faites ceci en mémoire de moi. De même, après avoir soupé, il prit la coupe, et dit : Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang; faites ceci en mémoire de moi toutes les fois que vous en boirez. Car toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne. C'est pourquoi celui qui mangera le pain ou boira la coupe du Seigneur indignement, sera coupable envers le corps et le sang du Seigneur. Que chacun donc s'éprouve soi-même, et qu'ainsi il mange du pain et boive de la coupe ; car celui qui mange et boit sans discerner le corps du Seigneur, mange et boit un jugement contre lui-même. (1 Co. 11, 23-29).

Tout d'abord, il ne semble pas qu'il faille se faire illusion en pensant que ce que Paul va dire a fait l'objet d'une révélation immédiate du Seigneur : il ne serait pas concevable qu'aussitôt après sa conversion, sur le chemin de Damas Paul n'ait pas été instruit, soit par Ananie soit par d'autres fidèles, des éléments essentiels de la foi chrétienne qu'il allait prêcher. D'autre part, il faut se souvenir qu'au moment où Paul écrit cette lettre, l'eucharistie était déjà célébrée depuis longtemps dans toutes les communautés chrétiennes. Il est certain que Paul veut faire cesser l'habitude adoptée par les Corinthiens de célébrer le repas du Seigneur à la fin d'un repas profane, non parce qu'il serait irrespectueux de consommer les aliments eucharistiques après s'être copieusement nourri d'aliments profanes, mais surtout parce que ces repas mettaient en évidence des inégalités déjà trop visibles, qui provoquaient des divisions dans la communauté et qui s'opposaient ainsi au sens véritable de l'eucharistie.

Les quatre récits qui nous sont parvenus de la Cène ne sont pas identiques, ainsi que le montre la mise en parallèles de ces textes de Matthieu, Marc, Luc, et Paul : les concordances ne se font pas sur tous les points. Si Matthieu et Marc présentent des similitudes, il n'en va pas de même avec les textes de Luc et de Paul qui sont plus proches l'un de l'autre. Il faut admettre que les apôtres ou évangélistes ont dû effectuer un travail considérable dans leur rédaction pour adapter la prédication de l'évangile à la communauté qui les recevait. Mais il serait sans doute bien vain de vouloir rechercher le texte primitif qui a pu inspirer les rédacteurs.

C'est ainsi que Paul, dont le texte est le plus ancien, n'effectue qu'une transmission liturgique du repas du Seigneur. D'ailleurs le style de Paul n'est pas son style habituel, et il semblerait même qu'en introduisant son récit : « moi, voici ce que j'ai reçu (d'une tradition venant) du Seigneur et que je vous ai transmis », Paul se réfère explicitement à cette tradition, sans doute celle de l'Eglise d'Antioche. De plus, Paul ne prétend pas apporter un compte-rendu précis de ce qui s'est passé lors de l'institution de l'eucharistie, il ne fait que reprendre ce qui existe déjà dans les communautés liturgiques, en passant sous silence tous les maillons d'une chaîne de traditions qui remontent à un événement que les Synoptiques rapportent comme ayant eu lieu du vivant de Jésus. En disant : « j'ai reçu » et : « je vous ai transmis », Paul signifie clairement qu'il ne rédige pas lui-même un texte, mais qu'il cite un texte qu'il connaît par cœur et dont la paternité remonte à plus haut que lui.

Dès le premier coup d’œil, au tableau synoptique, on remarque bien que les textes se rapprochent deux par deux, et ces concordances seront explicitées dans le tableau suivant.

 

Matthieu - Marc

 

Luc - Paul

 

LE PAIN

 

ayant prononcé la bénédiction

prenez (mangez)

ceci est mon corps

 

ayant rendu grâce

 

ceci est mon corps

qui est pour vous

Faites ceci en mémoire de moi

 

LA COUPE

 

 

ayant rendu grâces

ceci est mon sang de l'alliance

 

 

après le repas

 

cette coupe est la nouvelle alliance dans mon sang

 

Luc et Paul sont les seuls à faire mention d'un ordre de répétition : « faites ceci en mémoire de moi ». De plus, le pain et la coupe sont traités par eux différemment alors que chez Matthieu et Marc, les deux gestes sont donnés à la suite, sans reporter la coupe à la fin du repas. Il y a chez les uns et les autres des signes d'appartenance à des traditions différentes, qui remontent certainement à Jésus, mais qui ont traité ses gestes et paroles de manière assez indépendante, tout en respectant le sens que Jésus lui-même a voulu. donner à son geste.

Ce sens ne peut être compris qu'en pleine référence à l'Ancien Testament, et surtout dans ce texte de l'Exode au chapitre 24, après le don de la Loi à Moïse sur le mont Sinaï.

Moïse vint rapporter au peuple toutes les paroles de Yahvé et toutes les lois. Le peuple entier répondit d'une même voix : Nous ferons tout ce que Yahvé a dit. Moïse écrivit toutes les paroles de Yahvé. Puis il se leva de bon matin ; il bâtit un autel au pied de la montagne, et dressa douze pierres pour les douze tribus d'Israël. Il envoya des jeunes hommes, enfants d'Israël, pour offrir à Yahvé des holocaustes, et immoler des taureaux en sacrifices d'actions de grâces. Moïse prit la moitié du sang, qu'il mit dans des bassins, et il répandit l'autre moitié sur l'autel. Il prit le livre de l'alliance, et le lut en présence du peuple ; ils dirent : Nous ferons tout ce que Yahvé a dit, et nous obéirons. Moïse prit le sang, et il le répandit sur le peuple, en disant : Voici le sang de l'alliance que Yahvé a faite avec vous selon toutes ces paroles. (Ex. 24, 3-8).

Moïse redescend vers le peuple et lui rapporte toutes les paroles qui lui ont été confiées par Dieu. Le peuple accepte de passer un pacte avec Dieu, et cette alliance sera scellée dans un rite sacrificiel : de jeunes taureaux sont immolés et une partie de leur sang sera versée sur les membres du peuple. Et Moïse accompagne son geste d'une parole : « Voici le sang de l'alliance que le Seigneur a conclue avec vous sur la base de toutes ces paroles ». A cette alliance correspond l'alliance nouvelle annoncée par Jérémie, au chapitre 31, et qui sera scellée dans le sang du Christ.

Voici, les jours viennent, dit Yahvé, où je ferai avec la maison d'Israël et la maison de Juda une alliance nouvelle, non comme l'alliance que je traitai avec leurs pères, le jour où je les saisis par la main pour les faire sortir du pays d'Égypte, alliance qu'ils ont violée, quoique je fusse leur maître, dit Yahvé. Mais voici l'alliance que je ferai avec la maison d'Israël, après ces jours-là, dit Yahvé : Je mettrai ma loi au dedans d'eux, je l'écrirai dans leur cœur ; et je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. Celui-ci n'enseignera plus son prochain, ni celui-là son frère, en disant : Connaissez Yahvé ! Car tous me connaîtront, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, dit Yahvé ; car je pardonnerai leur iniquité, et je ne me souviendrai plus de leur péché. (Jér. 31, 31-34).

Les paroles sur le pain et sur le vin vont dans le même sens : « ceci est mon corps qui est pour vous », « cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang », puisqu'elles annoncent la mort sacrificielle du Christ. En accomplissant ces gestes pour ses apôtres, Jésus en faisait les signes mêmes de sa mort. Et c'est cette interprétation qui retient l'attention de Paul, notamment dans le verset 26, par lequel l'apôtre commente le récit de l'institution : « Toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne ».

Paul, ayant ainsi rappelé les gestes de Jésus, a remis les choses en place, mais il continue à en développer le sens pour que les célébrations à Corinthe retrouvent la qualité qu'elles n'auraient jamais dû perdre. Dans le rite eucharistique, qu'il instituait, Jésus avait annoncé sa mort, en le reprenant en mémoire de lui, les croyants refont exactement la même chose, ils annoncent la mort du Seigneur. Mais seulement la mort a pris une nouvelle dimension avec la résurrection du Christ : la mort ne va désormais plus sans la résurrection. Ainsi le rite réitéré du pain et de la coupe sont également les signes de la résurrection qui se manifestera de manière éclatante au retour glorieux du Christ. En participant à l'eucharistie, les fidèles s'engagent dans l'événement sauveur de la foi : aussi ceux qui s'approchent de l'eucharistie avec désinvolture se mettent-ils dans un réel danger. La capacité de vie qu'elle porte est accompagnée d'un risque de mort pour ceux qui refusent ce signe d'une manière ou d'une autre : la vie et la mort sont les deux faces inséparables d'une même réalité. La reproduction du geste du Christ dans l'eucharistie est d'une telle puissance que ce que nous mangeons et ce que nous buvons n’est plus une nourriture matérielle : nous sommes affrontés au corps et au sang du Christ placés devant sa mort réelle, devant la quelle nous devons prendre position. Si nous croyons notre comportement manifeste déjà la gloire de Celui qui vient.

Si nous ignorons volontairement la réalité de la foi, si nous mangeons et buvons simplement matériellement, le contact même avec la mort du Christ produit l'effet contraire : nous mangeons et buvons notre propre condamnation. Les Corinthiens peuvent déjà voir des signes avant-coureurs de cette condamnation dans les maladies et les morts qui ont frappé leur communauté. Les malheurs en question sont donnés non pas comme une condamnation, mais comme un avertissement pédagogique qui incite les croyants à se convertir pour échapper à la condamnation définitive. Paul invite donc les Corinthiens à se juger eux-mêmes avant de se mettre face à leur Seigneur. Autrement, le pain et la coupe qu'ils partagent seraient les instruments de leur propre condamnation. Et même s'ils se sont mis dans une telle situation, le Seigneur est encore capable de les corriger pour qu'ils évitent la condamnation avec le monde qui refuse absolument de croire. Les maladies et les infirmités sont des signes qui invitent les croyants à la conversion, et non pas, comme l'estime trop souvent la mentalité populaire, des punitions envoyées par Dieu. De la sorte, la souffrance, au lieu d'être un châtiment, est une sorte de garde-fou qui empêche de tomber ceux qui agissent avec légèreté en face du pain et de la coupe.

En somme, l'eucharistie est une réalité très sérieuse, au même titre que la mort du Christ. S'en approcher sans en mesurer l'importance, sans vouloir connaître tous les engagements auxquels elle nous appelle, c'est s'exposer à subir la condamnation. C'est tout cela que Paul veut dire, en quelques mots, aux Corinthiens. Déjà, il s'en était explique au cours du chapitre 10 de cette même lettre :

Frères, je ne veux pas que vous ignoriez que nos pères ont tous été sous la nuée, qu'ils ont tous passé au travers de la mer, qu'ils ont tous été baptisés en Moïse dans la nuée et dans la mer, qu'ils ont tous mangé le même aliment spirituel, et qu'ils ont tous bu le même breuvage spirituel, car ils buvaient à un rocher spirituel qui les suivait, et ce rocher était Christ. Mais la plupart d'entre eux ne furent point agréables à Dieu, puisqu'ils périrent dans le désert. Or, ces choses sont arrivées pour nous servir d'exemples, afin que nous n'ayons pas de mauvais désirs, comme ils en ont eu. Ne devenez point idolâtres, comme quelques-uns d'eux, selon qu'il est écrit : Le peuple s'assit pour manger et pour boire ; puis ils se levèrent pour se divertir. Ne nous livrons point à l'impudicité, comme quelques-uns d'eux s'y livrèrent, de sorte qu'il en tomba vingt-trois mille en un seul jour. Ne tentons point le Seigneur, comme le tentèrent quelques-uns d'eux, qui périrent par les serpents. Ne murmurez point, comme murmurèrent quelques-uns d'eux, qui périrent par l'exterminateur. Ces choses leur sont arrivées pour servir d'exemples, et elles ont été écrites pour notre instruction, à nous qui sommes parvenus à la fin des siècles. Ainsi donc, que celui qui croit être debout prenne garde de tomber ! Aucune tentation ne vous est survenue qui n'ait été humaine, et Dieu, qui est fidèle, ne permettra pas que vous soyez tentés au delà de vos forces ; mais avec la tentation il préparera aussi le moyen d'en sortir, afin que vous puissiez la supporter. C'est pourquoi, mes bien-aimés, fuyez l'idolâtrie. Je parle comme à des hommes intelligents ; jugez vous-mêmes de ce que je dis. La coupe de bénédiction que nous bénissons, n'est-elle pas la communion au sang de Christ ? Le pain que nous rompons, n'est-il pas la communion au corps de Christ ? Puisqu'il y a un seul pain, nous qui sommes plusieurs, nous formons un seul corps ; car nous participons tous à un même pain. Voyez les Israélites selon la chair : ceux qui mangent les victimes ne sont-ils pas en communion avec l'autel ? Que dis-je donc ? Que la viande sacrifiée aux idoles est quelque chose, ou qu'une idole est quelque chose ? Nullement. Je dis que ce qu'on sacrifie, on le sacrifie à des démons, et non à Dieu ; or, je ne veux pas que vous soyez en communion avec les démons. Vous ne pouvez boire la coupe du Seigneur, et la coupe des démons ; vous ne pouvez participer à la table du Seigneur, et à la table des démons. Voulons-nous provoquer la jalousie du Seigneur ? Sommes-nous plus forts que lui ? (1 Co. 10, 1-22).

Paul commence par rappeler à ses lecteurs les conséquences pratiques de leur engagement chrétien : il ne sert à rien d'avoir été baptisé, d'avoir participé au repas eucharistique si, par la suite, on continue à s'abandonner à tous les vices. Il évoque alors un exemple tiré de l'Exode. Dans les événements du désert, il découvre des exemples qui peuvent révéler les réalités chrétiennes. Les Hébreux ont tous été baptisés par Moïse, dans leur passage de la mer, ils ont tous goûté à une nourriture spirituelle, spirituelle parce qu'elle était le symbole de la nourriture que le Christ allait donner. La pierre du désert, c'était le Christ. Dieu donnait ainsi aux réalités passées un sens mystérieux, en faisant de celles-ci des signes, des types, avertissements pour les chrétiens d'aujourd'hui. Nourris spirituellement, mais continuant à vivre dans la débauche et l'idolâtrie, les pères du peuple hébreu ont connu le châtiment divin : « ces événements leur arrivaient pour servir d'exemple et furent mis par écrit pour nous instruire, nous qui touchons à la fin des temps ». Promesses et prophéties se réaliseront dans les temps chrétiens, et les chrétiens, éclairés par l'Esprit, pourront comprendre clairement ce qui échappait aux Juifs. Toute l'Ecriture apparaît ainsi comme une suite de paraboles, obscures pour les juifs, mais éclairées par l’Esprit pour les chrétiens qui les scrutent.

Ensuite, Paul veut écarter les Corinthiens de la pratique de l'idolâtrie et leur faire comprendre toutes les abominations des sacrifices païens. Et dans ce contexte, il insiste sur l'aspect sacrificiel de la Cène : « la coupe de bénédiction que nous bénissons n’est-elle pas une communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons n’est-il pas une communion au corps du Christ ? ». Voici le texte de la bénédiction que les juifs appellent « bénédiction du repas », telle qu'on a pu l'établir pour le temps de Jésus et de ses apôtres :

« Sois béni, Seigneur, notre Dieu, roi de l'univers, qui nourris le monde entier par ta bonté, ta grâce et ta miséricorde. Nous te rendons grâces, ô Seigneur, notre Dieu, de ce que tu nous a donné en partage un pays délicieux et vaste. Prends en pitié, Seigneur, notre Dieu, Israël ton peuple, Jérusalem ta ville, Sion, la résidence de ta majesté, ton Temple et ton autel. Sois béni, Seigneur, qui édifies Jérusalem »

Paul demande que les chrétiens réfléchissent aux paroles répétées lors des célébrations eucharistiques : « ceci est mon corps ; ceci est mon sang », paroles qui sont efficientes, et après lesquelles les chrétiens mangent et boivent. En mangeant le pain et en buvant à la coupe, le chrétiens participent au corps du Christ et à son sang. Le repas chrétien se trouve ainsi placé par Paul au même plan que les pratiques juives et païennes, du point de vue de la notion de sacrifice. En effet, dans la pensée des Anciens, le repas sacrificiel établissait un lien de communauté et de communion entre les hommes et les dieux. Fidèle à la tradition de l'Ancien Testament et du judaïsme, Paul identifie les dieux du paganisme aux démons : les sacrifices païens mettent les hommes en contact avec les démons et ce contact contamine les chrétiens qui les pratiquent. Il découvre donc parfaitement le lien profond de la communauté, entre les hommes et les dieux. Mais cette conception lui permet d'aller encore plus loin en faisant comprendre combien est profonde l'union intime qui lieu le Christ et le chrétien qui participe au repas du Seigneur.

Allant encore plus loin, Paul, pour la première fois, applique à la notion de communauté chrétienne la comparaison du corps humain : « puisqu'il y a un seul pain, nous sommes tous un seul corps, car tous nous participons à cet unique pain ». La communauté forme un seul corps du fait qu'elle se nourrit d'une même nourriture spirituelle identifiée au corps du Christ. Le passage du corps eucharistique au corps communautaire est facilité par la notion de corps social, car l'idée d'appeler « corps » une collectivité formant un tout est nettement antérieure a Paul. A partir de là, l'idée de corps du Christ se retrouve fréquemment sous la plume de Paul jusqu'à définir également l'Eglise comme le corps du Christ.

Paul invite les Corinthiens à considérer l'exemple du peuple juif. Au temps où il écrivait la première lettre aux Corinthiens, le temple de Jérusalem n'était pas encore détruit et les sacrifices s'y déroulaient encore selon le rituel immuable. Ces fils d'Israël, qui n'ont pas franchi le pas du christianisme, sont appelés par Paul à venir au secours de son argumentation : « Voyez les fils d'Israël : ceux qui mangent les victimes sacrifiées ne sont-ils pas en communion avec l'autel ? ». Il faut remarquer ici que Paul ne dit pas que les juifs, en mangeant les viandes immolées, soient mis en communion avec Dieu, alors qu'il affirmait le contraire à propos des sacrifices païens : c'est que, comme tout juif profondément religieux, il est sensible à la distance qui sépare Dieu des créatures humaines. Il parle simplement de l'autel, comme étant l'élément central du culte d'Israël, ce qui revient aussi à dire qu'en consommant les viandes immolées le juif s'engage envers Dieu.

Quant à la participation au culte des divinités païennes elles sont équivalentes aux démons, ou au néant, et a position de Paul n'est pas très claire à ce propos : il ne nie pas l'existence des idoles, mais, en les identifiant aux démons il leur conteste toute nature divine. Le culte des idoles, même pratiqué du bout des lèvres, est absolument incompatible avec la foi chrétienne, avec l'eucharistie : « Vous ne pouvez pas boire à la fois à la coupe du Seigneur et à la coupe des démons ; vous ne pouvez pas partager à la fois la table du Seigneur et celle des démons ». De cette manière, le repas eucharistique apparaît comme un véritable acte de culte. Bien sûr, le Christ occupe la place des idoles dans les banquets sacrés mais il ne revendique pas ce culte pour lui-même En effet, les fidèles, unis au Christ, le sont par le fait même à Dieu : c'est la médiation singulière de la foi chrétienne qui s'impose alors.

L'apport de Paul dans la compréhension de l'eucharistie

Toute la doctrine de Paul sur l'eucharistie se trouve ainsi dans cette seule lettre aux Corinthiens, et simplement a l'occasion d'une réponse que Paul veut donner aux problèmes qui agitent la communauté, à savoir surtout les conditions scandaleuses dans lesquelles était célébrée l'eucharistie. Paul invite donc ces Corinthiens à effectuer un véritable retour aux sources. Puisque les Corinthiens se rassemblent en oubliant ce qui les réunit, il est bon de leur remettre en mémoire la première cène.

Paul ne réalise donc pas une synthèse dogmatique sur l'eucharistie, mais il réagit simplement en fonction de l'attitude de ses correspondants : à Corinthe, l'assemblée était bien turbulente. Heureusement, dans un certain sens, car si les Corinthiens avaient été trop sages, Paul aurait perdu l’occasion d’écrire ce document, dans lequel il parvient à démontrer que les traditions ecclésiales les plus vénérables peuvent facilement être orientées de manière à devenir de véritables normes du comportement authentiquement chrétien. Mais Paul n'est pas un évangéliste, il n'éprouve nullement le besoin d'insérer le récit du dernier repas de Jésus dans son contexte biographique, puisqu'il est en présence de chrétiens qui estiment participer authentiquement à l'eucharistie et qui montraient cependant peu de cohérence entre leur attitude concrète et l'enseignement qu'ils avaient reçu.

Dans un langage très sérieux, Paul estime que l'eucharistie est une participation à la mort du Seigneur. Il ne s'agit pas simplement de louer Dieu pour ses merveilles, comme si le temps de la Parousie était déjà arrivé. Il ne peut être question de délaisser les problèmes du monde présent quand on célèbre l'eucharistie : il ne convient pas de se désintéresser totalement des frères les plus pauvres, il ne s'agit pas davantage de se livrer aux débordements les plus divers, en se laissant aller à l'ivrognerie, alors que certains frères manquent du strict nécessaire. En réaction contre ces abus, Paul dresse en quelque sorte l'exemple du Christ crucifié, en rappelant avec force qu'en célébrant l'eucharistie, la communauté proclame la mort du Seigneur : il ne dit pas la mort de Jésus, parce qu'il découvre que c'est le Crucifié qui se dresse devant eux, comme un être toujours vivant, revenu de la mort, et dont les plaies sont encore visibles. Ce qui importe pour tout chrétien, c'est le don de soi et le service des autres. C'est en cela que l'assemblée chrétienne peut manifester sa dignité, en étant attentive à tous les frères, sous peine de perdre justement sa qualification de chrétienne. Elle ne mérite vraiment son nom que si elle est vécue quotidiennement dans une ambiance fraternelle.

Mais Paul continue plus loin son argumentation, il n'emploie pas seulement un langage sérieux, mais il veut manifester toute la profondeur du mystère chrétien par excellence, celui de l'eucharistie. Pour dire que le pain est le corps du Christ, il n'emploie pas seulement le verbe « être », il emploie le terme de « communion » dans son sens le plus fort, explicitant ainsi le verbe « être ». Communier, c'est participer effectivement à l'alliance que Jésus a scellée avec Dieu de manière définitive. Cette communion s'établit naturellement dans le corps personnel de Jésus, mais l'eucharistie signifie déjà notre entrée dans l'alliance. Cette entrée est personnelle : la relation entre Jésus et le croyant est individuelle, dans une assimilation de l'un à l'autre, sans que celle-ci soit simplement une fusion mystique plus ou moins imaginaire, puisqu'elle se réalise dans le respect de l'altérité, dans un véritable dialogue d'amour qui ne détruit pas la personnalité. Par la communion, le croyant devient réellement un avec le Christ Jésus. Ainsi, communier au corps du Christ, c'est vivre le corps même du Christ : plus l'intimité avec Jésus est intense, plus la communion avec les autres croyants devient intime. Le croyant devient d'autant plus lui-même et d'autant plus lié à ses frères qu'il est plus intimement lié au Christ.