La vie et l’œuvre de saint Paul

 

Depuis toujours, Paul a la solide réputation d’être un auteur particulièrement difficile. Ses écrits ne sont pas comparables avec les textes évangéliques, qui retracent, de manière anecdotique, la vie et l’œuvre de Jésus de Nazareth. Et même les discours de Jésus, selon le style qui était propre à ce prophète galiléen, ne sont pas aussi difficiles à comprendre que les textes de l’apôtre Paul. Celui-ci est, avant tout, un théologien, et un théologien qui entreprend de construire l’Eglise, la communauté chrétienne, en organisant à partir des grands principes énoncés par Jésus lui-même. Il serait même possible de dire qu’avec Paul, nous sommes en présence du véritable fondateur du christianisme. En effet, beaucoup plus que Jésus, Paul est animé du grand souci d’édifier le corps de l’Eglise, en l’établissant sur des piliers solides.

Portrait de l’apôtre

Même s’il apparaît comme un auteur particulièrement difficile, Paul est néanmoins un homme très attachant, qui se révèle tel qu’il est dans ses lettres : un saint, mais un saint bourré de défauts, et c’est sans doute en cela qu’il est attachant... D’après certaines indications du Nouveau Testament, il est possible de découvrir quelques traits physiques de paul. C’était un homme de petite taille : il se nomme lui-même « Paulos », un nom tiré du surnom romain Paulus (petit). Légèrement voûté, il avait les jambes arquées. Son teint était pâle. Chauve au sommet de la tête, il portait une barbe abondante. A l’époque de sa prédication, il était d’apparence âgée et il avait une contenance embarrassée, provenant d’un état maladif, dont on ne peut déterminer la nature avec précision. Cet état maladif est d’ailleurs exprimé par Paul lui-même, dans sa deuxième lettre aux chrétiens de Corinthe, comme « une écharde dans sa chair », afin qu’il ne puisse s’enorgueillir des révélations qui lui ont été faites.

Il faut se glorifier... Cela n'est pas bon. J'en viendrai néanmoins à des visions et à des révélations du Seigneur. Je connais un homme en Christ, qui fut, il y a quatorze ans, ravi jusqu'au troisième ciel (si ce fut dans son corps je ne sais, si ce fut hors de son corps je ne sais, Dieu le sait). Et je sais que cet homme (si ce fut dans son corps ou sans son corps je ne sais, Dieu le sait) fut enlevé dans le paradis, et qu'il entendit des paroles ineffables qu'il n'est pas permis à un homme d'exprimer. Je me glorifierai d'un tel homme, mais de moi-même je ne me glorifierai pas, sinon de mes infirmités. Si je voulais me glorifier, je ne serais pas un insensé, car je dirais la vérité ; mais je m'en abstiens, afin que personne n'ait à mon sujet une opinion supérieure à ce qu'il voit en moi ou à ce qu'il entend de moi. Et pour que je ne sois pas enflé d'orgueil, à cause de l'excellence de ces révélations, il m'a été mis une écharde dans la chair, un ange de Satan pour me souffleter et m'empêcher de m'enorgueillir. Trois fois j'ai prié le Seigneur de l'éloigner de moi, et il m'a dit : Ma grâce te suffit, car ma puissance s'accomplit dans la faiblesse. Je me glorifierai donc bien plus volontiers de mes faiblesses, afin que la puissance de Christ repose sur moi. C'est pourquoi je me plais dans les faiblesses, dans les outrages, dans les calamités, dans les persécutions, dans les détresses, pour Christ ; car, quand je suis faible, c'est alors que je suis fort. (2 Co. 12, 1-10).

Paul décline aussi lui-même son identité civile et religieuse, dans la lettre qu’il adresse à la communauté de Philippes, au chapitre 3. Là également, il aurait l’occasion de tirer son orgueil dans la pureté de son ascendance juive.

Moi aussi, cependant, j’aurais sujet de mettre ma confiance en la chair. Si quelque autre croit pouvoir se confier en la chair, je le puis bien davantage, moi, circoncis le huitième jour, de la race d’Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu né d’Hébreux ; quant à la loi, pharisien ; quant au zèle, persécuteur de l’Église ; irréprochable, à l’égard de la justice de la loi. Mais ces choses qui étaient pour moi des gains, je les ai regardées comme une perte, à cause de Christ. Et même je regarde toutes choses comme une perte, à cause de l’excellence de la connaissance de Jésus-Christ mon Seigneur, pour lequel j’ai renoncé à tout, et je les regarde comme de la boue, afin de gagner Christ, et d’être trouvé en lui, non avec ma justice, celle qui vient de la loi, mais avec celle qui s’obtient par la foi en Christ, la justice qui vient de Dieu par la foi. (Phi. 3, 4-9).

Les termes de la Loi mosaïque prescrivaient que tout enfant juif devait être circoncis le huitième jour qui suivait sa naissance. En se présentant comme appartenant à la race d’Israël, Paul manifeste qu’il est membre, à part entière, du peuple élu, auquel il participe, dans sa chair, par la circoncision, signe de l’alliance de Dieu avec Abraham et sa descendance. Paul est un descendant de la tribu de Benjamin; celui-ci jouissait d’un prestige particulier parmi les douze tribus issues du patriarche Jacob, appelé Israël : Benjamin était le second fils de Rachel, l’épouse préférée de Jacob, le seul fils à être né sur la Terre Promise. C’est de la tribu issue de Benjamin qu’était né le premier roi, Saül. C’est également cette tribu qui, avec la tribu de Juda, avait conservé le patrimoine religieux et national, après le schisme et l’exil à Babylone. Paul se présente également comme « hébreu » ; par là, il souligne ce que l’on peut considérer comme l’aspect archaïque de la société religieuse juive, remontant au-delà de Moïse : Paul fait partie de cette race sémitique, qui émigra en la personne du patriarche Abraham, considéré comme le premier « Hébreu » (c’est-à-dire, selon l’étymologie populaire : celui qui est venu de l’autre côté du fleuve). Mais Paul, connu alors sous le nom de Saul de Tarse, n’était pas seulement bien né, il faisait partie de la secte religieuse des pharisiens. Ceux-ci étaient connus pour leur intransigeance vis-à-vis de la Loi mosaïque. Le zèle de Paul à défendre la cause de la religion et de la Loi le conduisait même à être un ardent persécuteur de l’Eglise. Et Paul ne considère pas la persécution qu’il menait contre la première communauté chrétienne comme un aspect secondaire de son existence. Au contraire, c’était pour lui, à l’époque l’occasion de manifester aux yeux de tous qu’il s’attachait à la seule gloire et au seul honneur du Dieu unique. En soulignant ce zèle, Paul signale le danger auquel peut conduire la reconnaissance des prédicateurs chrétiens venus du judaïsme : l’hérésie chrétienne peut facilement se faire jour, sous le zèle à rappeler les exigences de la Loi juive. Le fanatisme religieux conduit toujours à la persécution : la justice et l'irréprochabilité, considérées à une échelle purement humaine, peuvent finir par porter atteinte au Corps de l'Eglise, désignée dans son unité et non pas dans la diversité des différentes communautés chrétiennes répandues à travers le monde romain.

De plus, Paul est citoyen romain, de naissance, privilège qui est assez remarquable pour qu'il le revendique à plusieurs reprises, notamment lorsqu'il est présenté devant les tribunaux romains ; ainsi, au chapitre 22 des Actes des Apôtres :

 

Ils (les Juifs) l'écoutèrent jusqu'à cette parole. Mais alors ils élevèrent la voix, disant : Ote de la terre un pareil homme! Il n'est pas digne de vivre. Et ils poussaient des cris, jetaient leurs vêtements, lançaient de la poussière en l'air. Le tribun commanda de faire entrer Paul dans la forteresse, et de lui donner la question par le fouet, afin de savoir pour quel motif ils criaient ainsi contre lui. Lorsqu'on l'eut exposé au fouet, Paul dit au centenier qui était présent : Vous est-il permis de battre de verges un citoyen romain, qui n'est pas même condamné ? A ces mots, le centenier alla vers le tribun pour l'avertir, disant: Que vas-tu faire ? Cet homme est Romain. Et le tribun, étant venu, dit à Paul : Dis-moi, es-tu Romain ? Oui, répondit-il. Le tribun reprit : C'est avec beaucoup d'argent que j'ai acquis ce droit de citoyen. Et moi, dit Paul, je l'ai par ma naissance. Aussitôt ceux qui devaient lui donner la question se retirèrent, et le tribun, voyant que Paul était Romain, fut dans la crainte parce qu'il l'avait fait lier. (Ac. 22, 22-29).

Les Juifs de Tarse, ville d'origine de Paul, vivaient mêlés aux païens, et le jeune Saul connaissait bien le grec qui était la langue commune. Dès son plus jeune âge, il fut envoyé à l'école juive, où toute l'instruction se faisait à partir de l'Ecriture Sainte. Il fut ainsi familiarisé avec la Bible hébraïque, et avec la Bible des Septante, la version grecque de la Bible hébraïque. C'est ce qui explique sa grande connaissance de l'Ancien Testament, ainsi qu'en témoignent toutes ses lettres. Vers l'âge de treize ans, sans doute après sa Bar-mitsva, sa profession de foi juive, il est envoyé à Jérusalem, afin d'y poursuivre sa formation : Paul lui-même s'en explique, au chapitre 22 des Actes des Apôtres :

Hommes frères et pères, écoutez ce que j'ai maintenant à vous dire pour ma défense ! Lorsqu'ils entendirent qu'il leur parlait en langue hébraïque, ils redoublèrent de silence. Et Paul dit : je suis Juif, né à Tarse en Cilicie ; mais j'ai été élevé dans cette ville-ci, et instruit aux pieds de Gamaliel dans la connaissance exacte de la loi de nos pères, étant plein de zèle pour Dieu, comme vous l'êtes tous aujourd'hui. J'ai persécuté à mort cette doctrine, liant et mettant en prison hommes et femmes. Le souverain prêtre et tout le collège des anciens m'en sont témoins. J'ai même reçu d'eux des lettres pour les frères de Damas, où je me rendis afin d'amener liés à Jérusalem ceux qui se trouvaient là et de les faire punir. (Ac. 22, 1-5).

Par son maître, Gamaliel, Paul fut initié aux traditions les plus complètes que les rabbins avaient ajoutées à la Bible. Gamaliel était l'un des plus célèbres rabbins du courant pharisien. Et, comme tous les grands maîtres de son temps, Gamaliel enseignait toutes les traditions compilées dans le Talmud, qui devait avoir une autorité équivalente à celle de la Loi elle-même, ce que Jésus leur reprochait vivement. Selon les écrits néo-testamentaires, Gamaliel semble avoir été droit et honnête dans son enseignement, et avoir souvent fait preuve de modération. C'est lui, en effet, qui intervient auprès des juifs excités, afin de leur faire prendre patience, après l'arrestation des premiers disciples de Jésus telle qu'elle est rapportée au chapitre 5 des Actes des Apôtres :

Pierre et les apôtres répondirent : Il faut obéir à Dieu plutôt qu'aux hommes. Le Dieu de nos pères a ressuscité Jésus, que vous avez tué, en le pendant au bois. Dieu l'a élevé par sa droite comme Prince et Sauveur, pour donner à Israël la repentance et le pardon des péchés. Nous sommes témoins de ces choses, de même que le Saint-Esprit, que Dieu a donné à ceux qui lui obéissent. Furieux de ces paroles, ils voulaient les faire mourir. Mais un pharisien, nommé Gamaliel, docteur de la loi, estimé de tout le peuple, se leva dans le sanhédrin, et ordonna de faire sortir un instant les apôtres. Puis il leur dit : Hommes Israélites, prenez garde à ce que vous allez faire à l'égard de ces gens. Car, il n'y a pas longtemps que parut Theudas, qui se donnait pour quelque chose, et auquel se rallièrent environ quatre cents hommes: il fut tué, et tous ceux qui l'avaient suivi furent mis en déroute et réduits à rien. Après lui, parut Judas le Galiléen, à l'époque du recensement, et il attira du monde à son parti : il périt aussi, et tous ceux qui l'avaient suivi furent dispersés. Et maintenant, je vous le dis ne vous occupez plus de ces hommes, et laissez-les aller. Si cette entreprise ou cette oeuvre vient des hommes, elle se détruira ; mais si elle vient de Dieu, vous ne pourrez la détruire. Ne courez pas le risque d'avoir combattu contre Dieu. Ils se rangèrent à son avis. Et ayant appelé les apôtres, ils les firent battre de verges, ils leur défendirent de parler au nom de Jésus, et ils les relâchèrent. Les apôtres se retirèrent de devant le sanhédrin, joyeux d'avoir été jugés dignes de subir des outrages pour le nom de Jésus. Et chaque jour, dans le temple et dans les maisons, ils ne cessaient d'enseigner, et d'annoncer la bonne nouvelle de Jésus-Christ. (Ac. 5, 29-42).

La formation que Paul avait reçue ne le prédisposait donc pas à accueillir favorablement les enseignement d'un petit prophète galiléen, Jésus de Nazareth, qui semait le trouble dans les esprits et les cœurs de tous ceux qui voulaient suivre le plus strictement possible des enseignements de la Loi mosaïque. Il ne semble pas que Saul de Tarse ait connu Jésus au cours de sa vie publique, et même s'il l'avait rencontré, Saul n'aurait pas été ébranlé dans ses convictions religieuses les plus profondes, voulant garder la fidélité à la foi de ses pères et de ses maîtres.

Saul regagna son pays d'origine vers sa vingtième année, pour y commencer vraisemblablement ses fonctions de rabbin, enseignant la Bible et le Talmud, en se perfectionnant également dans le métier qu'il avait appris de son père, fabricant de tente en poil de chèvre, la spécialité de Tarse. En effet, le rabbin doit toujours gagner sa vie en travaillant de ses mains.

Sur le chemin de Damas

Pour des raisons que nous ne pouvons pas connaître, Saul est de retour à Jérusalem, peu de temps après la Passion de Jésus, sans doute vers les années 31-32. Il est toujours un pharisien convaincu et rigoureux qui n'admet pas de transiger avec la tradition. Bien des choses s'étaient passées à Jérusalem depuis le jour où il avait quitté cette ville : la mort de Jésus n'avait pas mis fin aux grandes discussions qu'avait pu susciter son enseignement, son supplice infamant n'avait pas découragé l'ardeur de ses partisans, au contraire. Ses disciples assuraient qu'il était ressuscité et qu'il était le Messie, promis depuis des générations. Beaucoup de juifs, et particulièrement ceux de langue grecque, s'étaient laissé séduire par la nouvelle doctrine. Et la nouvelle secte gagnait de nombreux adeptes, même parmi les prêtres juifs. Gamaliel lui-même semblait impressionné par les événements et il conseillait la tolérance, comme le rapporte le texte du livre des Actes des Apôtres cité précédemment. Sur son intervention personnelle, les apôtres avaient été libérés et continuaient l'enseignement qu'ils avaient reçu de leur maître. Pour Saul de Tarse, cet enseignement nouveau constituait un péril très sérieux pour la tradition de la religion juive. Un disciple était particulièrement gênant, puisqu'il portait la discussion jusque dans les synagogues, troublant les docteurs de la Loi eux-mêmes. Traduit devant le Sanhédrin, le grand tribunal religieux, Etienne esquissa à grands traits l’œuvre de Dieu sur son peuple depuis l'époque d'Abraham. Les membres du tribunal ne purent supporter ses paroles alors qu'il leur décrivait sa vision apocalyptique des cieux ouverts, comme l'indique le chapitre 7 des Actes des Apôtres :

En entendant ces paroles, ils étaient furieux dans leur cœur, et ils grinçaient des dents contre lui. Mais Étienne, rempli du Saint-Esprit, et fixant les regards vers le ciel, vit la gloire de Dieu et Jésus debout à la droite de Dieu. Et il dit : Voici, je vois les cieux ouverts, et le Fils de l'homme debout à la droite de Dieu. Ils poussèrent alors de grands cris, en se bouchant les oreilles, et ils se précipitèrent tous ensemble sur lui, le traînèrent hors de la ville, et le lapidèrent. Les témoins déposèrent leurs vêtements aux pieds d'un jeune homme nommé Saul. Et ils lapidaient Étienne, qui priait et disait : Seigneur Jésus, reçois mon esprit ! Puis, s'étant mis à genoux, il s'écria d'une voix forte : Seigneur, ne leur impute pas ce péché ! Et, après ces paroles, il s'endormit. Saul avait approuvé le meurtre d'Étienne. (Ac. 7, 54 – 8, 1).

Ainsi Etienne fut lapidé. Saul fut témoin de l'événement auquel il ne prit aucune part active, mais qu'il approuvait. Cette exécution sommaire fut le signal d'une première persécution à Jérusalem : les disciples durent quitter la ville pour gagner les campagnes de Judée et de Samarie. Saul fut alors remarqué en raison de son ardeur à combattre les disciples, il se mit rapidement à la tête des persécuteurs. Et, c'est en toute bonne foi qu' il agissait ainsi, comme il l'affirme lui-même devant le roi Agrippa, au chapitre 26 des Actes Apôtres :

Pour moi, j'avais cru devoir agir vigoureusement contre le nom de Jésus de Nazareth. C'est ce que j'ai fait à Jérusalem. J'ai jeté en prison plusieurs des saints, ayant reçu ce pouvoir des principaux prêtres, et, quand on les mettait à mort, je joignais mon suffrage à celui des autres. je les ai souvent châtiés dans toutes les synagogues, et je les forçais à blasphémer. Dans mes excès de fureur contre eux, je les persécutais même jusque dans les villes étrangères. C'est dans ce but que je me rendis à Damas, avec l'autorisation et la permission des principaux prêtres. (Ac. 26, 9-12).

Alors qu'il poursuivait sa campagne de persécution contre les disciples de Jésus, Saul effectua une véritable conversion, à la suite d'un événement qui l'atteint personnellement, alors qu'il se rendait à Damas, afin de ramener à Jérusalem les disciples qui avaient fui jusque dans cette ville. Cette conversion est rapportée en plusieurs endroits du livre des Actes des Apôtres : le texte du chapitre 9 est particulièrement explicite :

Comme il était en chemin, et qu'il approchait de Damas, tout à coup une lumière venant du ciel resplendit autour de lui. Il tomba par terre, et il entendit une voix qui lui disait : Saul, Saul, pourquoi me persécutes-tu ? Il répondit : Qui es-tu, Seigneur ? Et le Seigneur dit : Je suis Jésus que tu persécutes. Il te serait dur de regimber contre les aiguillons. Tremblant et saisi d'effroi, il dit : Seigneur, que veux-tu que je fasse ? Et le Seigneur lui dit : Lève-toi, entre dans la ville, et on te dira ce que tu dois faire. Les hommes qui l'accompagnaient demeurèrent stupéfaits ; ils entendaient bien la voix, mais ils ne voyaient personne. Saul se releva de terre, et, quoique ses yeux fussent ouverts, il ne voyait rien ; on le prit par la main, et on le conduisit à Damas. Il resta trois jours sans voir, et il ne mangea ni ne but. Or, il y avait à Damas un disciple nommé Ananias. Le Seigneur lui dit dans une vision : Ananias ! Il répondit : Me voici, Seigneur ! Et le Seigneur lui dit : Lève-toi, va dans la rue qu'on appelle la droite, et cherche, dans la maison de Judas, un nommé Saul de Tarse. Car il prie, et il a vu en vision un homme du nom d'Ananias, qui entrait, et qui lui imposait les mains, afin qu'il recouvrât la vue. Ananias répondit : Seigneur, j'ai appris de plusieurs personnes tous les maux que cet homme a faits à tes saints dans Jérusalem ; et il a ici des pouvoirs, de la part des principaux prêtres, pour lier tous ceux qui invoquent ton nom. Mais le Seigneur lui dit : Va, car cet homme est un instrument que j'ai choisi, pour porter mon nom devant les nations, devant les rois, et devant les fils d'Israël ; et je lui montrerai tout ce qu'il doit souffrir pour mon nom. Ananias sortit ; et, lorsqu'il fut arrivé dans la maison, il imposa les mains à Saul, en disant : Saul, mon frère, le Seigneur Jésus, qui t'est apparu sur le chemin par lequel tu venais, m'a envoyé pour que tu recouvres la vue et que tu sois rempli du Saint-Esprit. Au même instant, il tomba de ses yeux comme des écailles, et il recouvra la vue. Il se leva, et fut baptisé ; et, après qu'il eut pris de la nourriture, les forces lui revinrent. (Ac. 9, 3-19).

L'apôtre lui-même raconte sa conversion, dans une lettre qu'il adressa par la suite aux Galates, en des termes qui doivent être analysés soigneusement pour comprendre comment il a pu intérioriser cet événement de la route de Damas :

Mais, lorsqu'il plut à celui qui m'avait mis à part dès le sein de ma mère, et qui m'a appelé par sa grâce, de révéler en moi son Fils, afin que je l'annonce parmi les païens, aussitôt, je ne consultai ni la chair ni le sang, et je ne montai point à Jérusalem vers ceux qui furent apôtres avant moi, mais je partis pour l'Arabie. Puis je revins encore à Damas. (Gal. 1, 15-17).

Au « lorsque » correspond un « aussitôt » : il n'y a donc aucun moment de répit entre la vocation et la mission. Dès que Dieu appelle un homme, c'est pour l'envoyer en mission. Mais, dans le texte même de ce passage de la lettre aux Galates, Paul ne révèle pas l'identité de « Celui » qui l'a mis à part, « Celui » ne peut être connu que dans une mise en relation avec « son Fils ». Il s'agit donc bien du Dieu-Père, dont Paul, en bon pharisien, ne prononce même pas le nom sacré. Ce Dieu-Père l'a « mis à part », sans le séparer du reste des hommes, « depuis le sein de ma mère » : il n'y a donc pas d'interruption dans l'histoire de l'individu. Dieu ne fait pas une irruption brutale dans la vie de l'homme, il se manifeste à lui de manière progressive depuis ses origines. Toutefois, son dessein mystérieux ne se manifeste à chacun qu'à un moment déterminé de son histoire. Mais, après l'événement même de la révélation, il est possible à l'individu de relire et de récapituler son histoire sous un jour nouveau, à la lumière de cette révélation. Le dessein de Dieu, sa volonté propre sur chaque homme, se dévoile dans le cadre d'une tradition dont le sein maternel est la figure. Nourri du judaïsme dès le sein maternel, Paul était appelé à remplir une mission spéciale dans le plan de Dieu : sa conversion peut éclairer toute son histoire personnelle. Ce Dieu « l'a appelé » : ce qui est étonnant dans l'existence d'un homme, c'est sa découverte d'un travail à accomplir, non pas en vertu de ses mérites propres, mais par la seule « grâce » de Dieu, par le seul don gratuit que le Dieu Père fait à chaque homme. L'existence humaine est sérieuse, et c'est au cœur même de cette vie que Dieu fait signe à l'individu en lui accordant ses dons. La grâce divine rejoint le concret de la vie : Dieu est Celui qui fait en chacun quelque chose, parce qu'il « l'a jugé bon ». Ce n'est pas l'homme qui décide, mais Dieu. Les termes que Paul utilise dans ce passage sont choisis avec beaucoup de pudeur : il ne revendique aucun titre humain, mais seulement l'action de Dieu en lui, action avec laquelle il doit entrer en accord, en harmonie. Cette action divine est une révélation : il a jugé bon « de révéler en moi ». L'action de Dieu n'est pas une intrusion, mais une découverte progressive qui conduit du sein maternel jusqu'au moment où il est possible de relire toute son histoire, dans la lumière du dessein divin. Cette révélation concerne « son Fils » ; c'est par la mention du Fils que l'on découvre que « Celui » qui appelle est le Père. La relation du Fils à son Père éclaire d'une manière singulière le rapport du fils (Paul) à sa mère. Le Fils ne peut se comprendre que dans le Père. Et, la tradition humaine permet de découvrir que Dieu est à l’œuvre dans tous les moments de l'existence humaine. Une nouvelle relation s'ouvre : celle du fils (Paul) au Père, cette relation ne pouvant être perçue que dans le Fils. La révélation qui est faite ne peut être conservée par le seul intéressé. Elle vise une annonce, « afin que je l'annonce », elle implique une action de la part de celui qui la reçoit. Cette action ne sera pas simplement un enseignement, elle sera surtout un changement complet de vie ; elle ne sera pas la proclamation d'un nouveau Talmud, mais une conversion de l'existence personnelle, et, de surcroît, une invitation faite à tout homme pour qu'il change de vie. Tous les hommes, et surtout les « païens », ceux qui n'ont pas reçu la révélation mosaïque, sont invités à entrer en relation avec Dieu, d'une manière totalement différente, non pas par un enseignement, mais par une filiation dans le Fils unique.

Paul, l'apôtre

Après son baptême, qui fut l'occasion pour Saul de Tarse de convertir son nom en celui de Paul, et après quelques jours de prédication à Damas, Paul se retire de la scène pendant un certa1n temps. C'est également dans sa lettre aux Galates qu'il relate son histoire après sa conversion :

Je vous déclare, frères, que l'Évangile qui a été annoncé par moi n'est pas de l'homme ; car je ne l'ai ni reçu ni appris d'un homme, mais par une révélation de Jésus-Christ. Vous avez su, en effet, quelle était autrefois ma conduite dans le judaïsme, comment je persécutais à outrance et ravageais l'Église de Dieu, et comment j'étais plus avancé dans le judaïsme que beaucoup de ceux de mon âge et de ma nation, étant animé d'un zèle excessif pour les traditions de mes pères. Mais, lorsqu'il plut à celui qui m'avait mis à part dès le sein de ma mère, et qui m'a appelé par sa grâce, de révéler en moi son Fils, afin que je l'annonçasse parmi les païens, aussitôt, je ne consultai ni la chair ni le sang, et je ne montai point à Jérusalem vers ceux qui furent apôtres avant moi, mais je partis pour l'Arabie. Puis je revins encore à Damas. Trois ans plus tard, je montai à Jérusalem pour faire la connaissance de Céphas, et je demeurai quinze jours chez lui. Mais je ne vis aucun autre des apôtres, si ce n'est Jacques, le frère du Seigneur. Dans ce que je vous écris, voici, devant Dieu, je ne mens point. J'allai ensuite dans les contrées de la Syrie et de la Cilicie. Or, j'étais inconnu de visage aux Églises de Judée qui sont en Christ; seulement, elles avaient entendu dire : Celui qui autrefois nous persécutait annonce maintenant la foi qu'il s'efforçait alors de détruire. Et elles glorifiaient Dieu à mon sujet. (Gal. 1, 11-24).

En même temps qu'il est devenu adepte de Jésus-Christ, Paul est devenu apôtre, le dernier des apôtres, le dernier au sens temporel mais aussi le dernier au sens honorifique, ainsi que Paul se présente lui-même, au chapitre 15 de sa première lettre aux Corinthiens quand il rapporte le cœur de la foi chrétienne et le sens de sa prédication, fondée sur la résurrection du Christ :

Je vous rappelle, frères, l'Évangile que je vous ai annoncé, que vous avez reçu, dans lequel vous avez persévéré, et par lequel vous êtes sauvés, si vous le retenez tel que je vous l'ai annoncé ; autrement, vous auriez cru en vain. Je vous ai enseigné avant tout, comme je l'avais aussi reçu, que Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures ; qu'il a été enseveli, et qu'il est ressuscité le troisième jour, selon les Écritures ; et qu'il est apparu à Céphas, puis aux douze. Ensuite, il est apparu à plus de cinq cents frères à la fois, dont la plupart sont encore vivants, et dont quelques-uns sont morts. Ensuite, il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres. Après eux tous, il m'est aussi apparu à moi, comme à l'avorton ; car je suis le moindre des apôtres, je ne suis pas digne d'être appelé apôtre, parce que j'ai persécuté l'Église de Dieu. Par la grâce de Dieu je suis ce que je suis, et sa grâce envers moi n'a pas été vaine ; loin de là, j'ai travaillé plus qu'eux tous, non pas moi toutefois, mais la grâce de Dieu qui est avec moi. Ainsi donc, que ce soit moi, que ce soient eux, voilà ce que nous prêchons, et c'est ce que vous avez cru. (1 Co. 15, 1-11)

Sa mission lui a été confiée sans le secours, sans l'intervention d'aucun homme, mais par la seule révélation qui lui a été faite sur la route de Damas. Dans cette ville, il commence sa prédication, ce qui provoque l'hostilité des milieux juifs à son égard, comme le rapporte le chapitre 9 des Actes des Apôtres :

Saul resta quelques jours avec les disciples qui étaient à Damas. Et aussitôt il prêcha dans les synagogues que Jésus est le Fils de Dieu. Tous ceux qui l'entendaient étaient dans l'étonnement, et disaient : N'est-ce pas celui qui persécutait à Jérusalem ceux qui invoquent ce nom, et n'est-il pas venu ici pour les emmener liés devant les principaux prêtres? Cependant Saul se fortifiait de plus en plus, et il confondait les Juifs qui habitaient Damas, démontrant que Jésus est le Christ. Au bout d'un certain temps, les Juifs se concertèrent pour le tuer, et leur complot parvint à la connaissance de Saul. On gardait les portes jour et nuit, afin de lui ôter la vie. Mais, pendant une nuit, les disciples le prirent, et le descendirent par la muraille, dans une corbeille. (Ac. 9, 19-25).

Après avoir quitté Damas, mais avant de se rendre à Jérusalem, si on en croit la lettre aux Galates, Jérusalem où il aurait pu confronter l'Evangile qu'il annonçait à celui qui était prêché par les autres apôtres, Paul se retire dans le désert d'Arabie, à l'exemple de Moïse, d'Elie et de Jésus lui-même. Cette retraite au désert manifeste déjà qu'il est prêt à annoncer l'Evangile aux païens, puisqu'il se retire dans un désert « païen » et non dans un désert « juif ». Cette retraite lui a certainement permis d'effectuer le tournant radical de son existence : lui, le défenseur acharné de la religion de ses pères, devient le héraut fidèle de la nouvelle religion, lui qui combattait les « païens » avec une ardeur farouche va devenir leur plus grand défenseur, en leur permettant d'entrer de plain-pied dans l'Eglise naissante.

Après cette période, Paul se rend à Jérusalem pour faire la connaissance de Pierre (Céphas) et des autres apôtres, non pas pour dissiper ses doutes sur sa proclamation évangélique, mais plutôt simplement pour constater l'harmonie de son enseignement avec celui des apôtres. Il ne semble pas que la première communauté ait accueilli chaleureusement Paul, ainsi que le montre le chapitre 9 des Actes des Apôtres. Heureusement, Barnabé sut reconnaître l'authenticité de la conversion de Paul et fut celui qui l'introduisit dans la communauté :

Lorsqu'il se rendit à Jérusalem, Saul tâcha de se joindre à eux; mais tous le craignaient, ne croyant pas qu'il fût un disciple. Alors Barnabas, l'ayant pris avec lui, le conduisit vers les apôtres, et leur raconta comment sur le chemin Saul avait vu le Seigneur, qui lui avait parlé, et comment à Damas il avait prêché franchement au nom de Jésus. Il allait et venait avec eux dans Jérusalem, et s'exprimait en toute assurance au nom du Seigneur. Il parlait aussi et disputait avec les Hellénistes ; mais ceux-ci cherchaient à lui ôter la vie. Les frères, l'ayant su, l'emmenèrent à Césarée, et le firent partir pour Tarse. (Ac. 9, 26-30).

L'ancien persécuteur de l'Eglise inspirait encore de la crainte, et c'est sans doute pour cela que les chrétiens manifestaient de la défiance à son égard, alors que les juifs, et particulièrement les hellénistes, cherchaient à le supprimer. Au moment où il regagne sa ville natale, Paul demeure encore peu connu dans le monde des judéo-chrétiens, même si ceux-ci savaient que l'ancien persécuteur des disciples était devenu l'ardent défenseur du Christ.

Le premier voyage missionnaire

Si l'on suit la biographie que Paul trace lui-même, dans sa lettre aux Galates, il a évangélisé son pays natal pendant de longues années (quatorze ans -mais on ne sait pas s'il faut donner le point de départ de ces quatorze années au moment de sa conversion ou au moment de sa rencontre avec les apôtres à Jérusalem :

Trois ans plus tard, je montai à Jérusalem pour faire la connaissance de Céphas, et je demeurai quinze jours chez lui. Mais je ne vis aucun autre des apôtres, si ce n'est Jacques, le frère du Seigneur. Dans ce que je vous écris, voici, devant Dieu, je ne mens point. J'allai ensuite dans les contrées de la Syrie et de la Cilicie. Or, j'étais inconnu de visage aux Églises de Judée qui sont en Christ ; seulement, elles avaient entendu dire : Celui qui autrefois nous persécutait annonce maintenant la foi qu'il s'efforçait alors de détruire. Et elles glorifiaient Dieu à mon sujet. (Gal. 1, 18-24).

Ainsi, Paul évangélisait la Cilicie jusqu'au jour où Barnabas (Barnabé) vint le chercher pour organiser l'Eglise d'Antioche, comme le souligne le chapitre 11 des Actes des Apôtres :

Ceux qui avaient été dispersés par la persécution survenue à l'occasion d'Étienne allèrent jusqu'en Phénicie, dans l'île de Chypre, et à Antioche, annonçant la parole seulement aux Juifs. Il y eut cependant parmi eux quelques hommes de Chypre et de Cyrène, qui, étant venus à Antioche, s'adressèrent aussi aux Grecs, et leur annoncèrent la bonne nouvelle du Seigneur Jésus. La main du Seigneur était avec eux, et un grand nombre de personnes crurent et se convertirent au Seigneur. Le bruit en parvint aux oreilles des membres de l'Église de Jérusalem, et ils envoyèrent Barnabas jusqu'à Antioche. Lorsqu'il fut arrivé, et qu'il eut vu la grâce de Dieu, il s'en réjouit, et il les exhorta tous à rester d'un cœur ferme attachés au Seigneur. Car c'était un homme de bien, plein d'Esprit-Saint et de foi. Et une foule assez nombreuse se joignit au Seigneur. Barnabas se rendit ensuite à Tarse, pour chercher Saul ; et, l'ayant trouvé, il l'amena à Antioche. Pendant toute une année, ils se réunirent aux assemblées de l'Église, et ils enseignèrent beaucoup de personnes. Ce fut à Antioche que, pour la première fois, les disciples furent appelés chrétiens. (Ac. 11, 19-26).

La ville d'Antioche tient une grande place dans l'évolution de la pensée de Paul. C'est là qu'il prit une conscience encore plus nette de la nécessité et de l'urgence de la mission chrétienne auprès des païens. Cette ville rassemblait des juifs et des païens convertis, et la communauté était bilingue. Le texte des Actes souligne que c'est dans cette ville que la Bonne Nouvelle fut annoncée pour la première fois aux Grecs, par des disciples qui avaient fui la Judée après la persécution commencée avec l'exécution d'Etienne. L'Eglise de Jérusalem apprit la conversion de ces païens et envoya en mission de reconnaissance Barnabas. Et comme celui-ci avait déjà reconnu l'authenticité de la vocation et de la mission de Paul, c'est encore lui qui va aller chercher Paul en renfort pour accomplir cette première grande mission auprès des païens. L'importance de la communauté qui se forme à Antioche est telle que les païens eux-mêmes en sont frappés et qu'ils donnent le sobriquet de « chrétiens », de partisans du Christ, aux disciples qui s'appelaient simplement entre eux les frères.

Originaire lui-même d'Antioche, Luc, le rédacteur du livre des Actes des Apôtres, a conservé la liste des principaux responsables de la communauté chrétienne. De plus, au chapitre 13, il indique qu'au cours d'un culte, vraisemblablement une eucharistie, un prophète, inspiré par l'Esprit, fit entendre l'appel à la mission. Cet appel est entendu, et le départ des missionnaires est préparé dans la prière, mais aussi dans le jeûne qui rend la prière plus instante. Le départ lui-même est marqué par l'imposition communautaire des mains : tous les chrétiens sont solidaires des missionnaires.

Il y avait dans l'Église d'Antioche des prophètes et des docteurs : Barnabas, Siméon appelé Niger, Lucius de Cyrène, Manahen, qui avait été élevé avec Hérode le tétrarque, et Saul. Pendant qu'ils servaient le Seigneur dans leur ministère et qu'ils jeûnaient, le Saint-Esprit dit : Mettez-moi à part Barnabas et Saul pour l’œuvre à laquelle je les ai appelés. Alors, après avoir jeûné et prié, ils leur imposèrent les mains, et les laissèrent partir. (Ac. 13, 1-3).

Cette première grande mission commence par l'île de Chypre dont Barnabé était originaire, et qui comptait une importante colonie juive. Mais ce qui semble plus intéressant, pour le rédacteur des Actes, c'est la rencontre de Paul et de ses accompagnateurs, dont Jean, surnommé Marc, avec un magistrat romain, qui semble bien disposé à leur égard, puisqu'il les invite afin d'entendre lui-même leur parole. Mais un magicien s'oppose à cet te rencontre, par peur sans doute d'y perdre de son prestige. Paul le condamné à la cécité, si bien que le proconsul devient croyant.

Barnabas et Saul, envoyés par le Saint-Esprit, descendirent à Séleucie, et de là ils s'embarquèrent pour l'île de Chypre. Arrivés à Salamine, ils annoncèrent la parole de Dieu dans les synagogues des Juifs. Ils avaient Jean pour aide. Ayant ensuite traversé toute l'île jusqu'à Paphos, ils trouvèrent un certain magicien, faux prophète juif, nommé Bar-Jésus, qui était avec le proconsul Sergius Paulus, homme intelligent. Ce dernier fit appeler Barnabas et Saul, et manifesta le désir d'entendre la parole de Dieu. Mais Élymas, le magicien, -car c'est ce que signifie son nom, -leur faisait opposition, cherchant à détourner de la foi le proconsul. Alors Saul, appelé aussi Paul, rempli du Saint-Esprit, fixa les regards sur lui, et dit : Homme plein de toute espèce de ruse et de fraude, fils du diable, ennemi de toute justice, ne cesseras-tu point de pervertir les voies droites du Seigneur ? Maintenant voici, la main du Seigneur est sur toi, tu seras aveugle, et pour un temps tu ne verras pas le soleil. Aussitôt l'obscurité et les ténèbres tombèrent sur lui, et il cherchait, en tâtonnant, des personnes pour le guider. Alors le proconsul, voyant ce qui était arrivé, crut, étant frappé de la doctrine du Seigneur. (Ac. 13, 4-12)

Ce voyage se poursuit par la prédication de la Bonne Nouvelle en Pamphilie et en Pisidie, où Paul annonce Jésus-Christ en partant de l'attente de tout le peuple juif. Cette prédication est bien reçue par ceux qui étaient en attente du salut offert par Dieu à travers le judaïsme, mais qui n'avaient pas encore fait le pas de la véritable conversion à la Loi mosaïque, elle est moins bien reçue dans les milieux traditionnels, si bien que Paul découvre dans l'échec de sa prédication auprès des juifs le signe voulu par Dieu lui-même pour qu'il annonce l'Evangile aux païens, en n'hésitant pas à s'approprier les mots mêmes qui, selon le prophète Isaïe, définissaient la mission du Serviteur de Dieu :

Le sabbat suivant, presque toute la ville se rassembla pour entendre la parole de Dieu. Les Juifs, voyant la foule, furent remplis de jalousie, et ils s'opposaient à ce que disait Paul, en le contredisant et en l'injuriant. Paul et Barnabas leur dirent avec assurance : C'est à vous premièrement que la parole de Dieu devait être annoncée ; mais, puisque vous la repoussez, et que vous vous jugez vous-mêmes indignes de la vie éternelle, voici, nous nous tournons vers les païens. Car ainsi nous l'a ordonné le Seigneur : Je t'ai établi pour être la lumière des nations, Pour porter le salut jusqu'aux extrémités de la terre. Les païens se réjouissaient en entendant cela, ils glorifiaient la parole du Seigneur, et tous ceux qui étaient destinés à la vie éternelle crurent. La parole du Seigneur se répandait dans tout le pays. Mais les Juifs excitèrent les femmes dévotes de distinction et les principaux de la ville ; ils provoquèrent une persécution contre Paul et Barnabas, et ils les chassèrent de leur territoire. (Ac. 13, 43-50).

A leur retour, les missionnaires trouvent une situation tendue à Antioche : un débat passionnel s'était instauré sur le problème de la circoncision, signe de l'alliance éternelle entre Dieu et la descendance d'Abraham : c'était le signe de l'entrée dans le peuple de la promesse. Ce débat est évoqué par Luc, au chapitre 15 du livre des Actes ;

Quelques hommes, venus de la Judée, enseignaient les frères, en disant : Si vous n'êtes circoncis selon le rite de Moïse, vous ne pouvez être sauvés. Paul et Barnabas eurent avec eux un débat et une vive discussion ; et les frères décidèrent que Paul et Barnabas, et quelques-uns des leurs, monteraient à Jérusalem vers les apôtres et les anciens, pour traiter cette question. Après avoir été accompagnés par l'Église, ils poursuivirent leur route à travers la Phénicie et la Samarie, racontant la conversion des païens, et ils causèrent une grande joie à tous les frères. Arrivés à Jérusalem, ils furent reçus par l'Église, les apôtres et les anciens, et ils racontèrent tout ce que Dieu avait fait avec eux. (Ac. 5, 1-4).

et Paul en parle lui aussi sur un ton polémique au chapitre 2 de la lettre aux Galates, en précisant dans quelles conditions il s'était rendu à Jérusalem pour dé- battre la question avec les autres apôtres.

Quatorze ans après, je montai de nouveau à Jérusalem avec Barnabas, ayant aussi pris Tite avec moi ; et ce fut d'après une révélation que j'y montai. Je leur exposai l'Évangile que je prêche parmi les païens, je l'exposai en particulier à ceux qui sont les plus considérés, afin de ne pas courir ou avoir couru en vain. Mais Tite, qui était avec moi, et qui était Grec, ne fut pas même contraint de se faire circoncire. Et cela, à cause des faux frères qui s'étaient furtivement introduits et glissés parmi nous, pour épier la liberté que nous avons en Jésus-Christ, avec l'intention de nous asservir. Nous ne leur cédâmes pas un instant et nous résistâmes à leurs exigences, afin que la vérité de l'Évangile fût maintenue parmi vous. Ceux qui sont les plus considérés - quels qu'ils aient été jadis, cela ne m'importe pas : Dieu ne fait point acception de personnes, - ceux qui sont les plus considérés ne m'imposèrent rien. Au contraire, voyant que l'Évangile m'avait été confié pour les incirconcis, comme à Pierre pour les circoncis, - car celui qui a fait de Pierre l'apôtre des circoncis a aussi fait de moi l'apôtre des païens, - et ayant reconnu la grâce qui m'avait été accordée, Jacques, Céphas et Jean, qui sont regardés comme des colonnes, me donnèrent, à moi et à Barnabas, la main d'association, afin que nous allassions, nous vers les païens, et eux vers les circoncis. Ils nous recommandèrent seulement de nous souvenir des pauvres, ce que j'ai bien eu soin de faire. (Gal. 2, 1-10)

L'assemblée de Jérusalem, que l'on appelle aussi le concile de Jérusalem, eut donc à débattre de cette question enracinée dans le judaïsme, mais qui sous-tendait le problème de l'entrée de tous les païens dans l'Eglise, sans un passage nécessaire par la Loi juive. L'enjeu était d'importance, ainsi que la souligne le chapitre 15 des Actes :

Alors quelques-uns du parti des pharisiens, qui avaient cru, se levèrent, en disant qu'il fallait circoncire les païens et exiger l'observation de la loi de Moïse. Les apôtres et les anciens se réunirent pour examiner cette affaire. Une grande discussion s'étant engagée, Pierre se leva, et leur dit : Hommes frères, vous savez que dès longtemps Dieu a fait un choix parmi vous, afin que, par ma bouche, les païens entendissent la parole de l'Évangile et qu'ils crussent. Et Dieu, qui connaît les cœurs, leur a rendu témoignage, en leur donnant le Saint-Esprit comme à nous ; il n'a fait aucune différence entre nous et eux, ayant purifié leurs cœurs par la foi. Maintenant donc, pourquoi tentez-vous Dieu, en mettant sur le cou des disciples un joug que ni nos pères ni nous n'avons pu porter ? Mais c'est par la grâce du Seigneur Jésus que nous croyons être sauvés, de la même manière qu'eux. Toute l'assemblée garda le silence, et l'on écouta Barnabas et Paul, qui racontèrent tous les miracles et les prodiges que Dieu avait faits par eux au milieu des païens. (Ac. 15, 5-12)

 

Alors il parut bon aux apôtres et aux anciens, et à toute l'Église, de choisir parmi eux et d'envoyer à Antioche, avec Paul et Barnabas, Jude appelé Barsabas et Silas, hommes considérés entre les frères. Ils les chargèrent d'une lettre ainsi conçue : Les apôtres, les anciens, et les frères, aux frères d'entre les païens, qui sont à Antioche, en Syrie, et en Cilicie, salut ! Ayant appris que quelques hommes partis de chez nous, et auxquels nous n'avions donné aucun ordre, vous ont troublés par leurs discours et ont ébranlé vos âmes, nous avons jugé à propos, après nous être réunis tous ensemble, de choisir des délégués et de vous les envoyer avec nos bien-aimés Barnabas et Paul, ces hommes qui ont exposé leur vie pour le nom de notre Seigneur Jésus-Christ. Nous avons donc envoyé Jude et Silas, qui vous annonceront de leur bouche les mêmes choses. Car il a paru bon au Saint-Esprit et à nous de ne vous imposer d'autre charge que ce qui est nécessaire, savoir, de vous abstenir des viandes sacrifiées aux idoles, du sang, des animaux étouffés, et de l'impudicité, choses contre lesquelles vous vous trouverez bien de vous tenir en garde. Adieu. Eux donc, ayant pris congé de l'Église, allèrent à Antioche, où ils remirent la lettre à la multitude assemblée. Après l'avoir lue, les frères furent réjouis de l'encouragement qu'elle leur apportait. Jude et Silas, qui étaient eux-mêmes prophètes, les exhortèrent et les fortifièrent par plusieurs discours. Au bout de quelque temps, les frères les laissèrent en paix retourner vers ceux qui les avaient envoyés. Toutefois Silas trouva bon de rester. Paul et Barnabas demeurèrent à Antioche, enseignant et annonçant, avec plusieurs autres, la bonne nouvelle de la parole du Seigneur. (Ac. 15, 22-35)

L'accord de Jérusalem permet à l'Eglise naissante de franchir le cap difficile de la séparation d'avec le judaïsme. A l'encontre des judéo-chrétiens, qui soutenaient que la circoncision était absolument nécessaire au salut, il fut donc décidé que les pagano-chrétiens, c'est-à-dire les chrétiens venus du paganisme, ne devaient pas être soumis à la loi mosaïque et à ses exigences. Paul n'avait voulu faire aucune concession pour que la vérité de l'Evangile soit maintenue. L'unité de l'Eglise est ainsi maintenue : il n'y aura pas une Eglise pour les juifs et une Eglise pour les païens, mais une seule et même Eglise, même si les modes d'évangélisation peuvent être différents. De plus, la liberté chrétienne s'affirme par rapport au judaïsme : la circoncision n'est plus une obligation, ce qui implique que le passage « pédagogique » par la Loi n'est pas une nécessité absolue pour la conversion à Jésus-Christ. L'unité de l'Eglise est affirmée par une poignée de mains entre les responsables de l'Eglise de Jérusalem et les émissaires de l'Eglise d'Antioche, ainsi que le rapporte Paul, dans sa lettre aux Galates. Il y a plein accord entre Pierre, l'apôtre auprès des juifs, et Paul, l'apôtre envoyé aux païens. Ils sont, l'un et l'autre, chargés d'une mission quelque peu différente, mais leur but reste le même. Cet accord, signifié par une poignée de mains et explicité dans une lettre, ne devait être que provisoire puisque l'affaire de la circoncision n'allait pas tarder à rebondir à Antioche même. Paul a certainement compris tout l'enjeu de cette assemblée de Jérusalem : si l'on doit devenir juif pour être baptisé, c'est que la grâce de Jésus-Christ ne suffit pas, c'est qu'il faut que l'homme fasse quelque chose de lui-même avant de pouvoir recevoir le don de Dieu. L'accord de Jérusalem montre que l'homme ne peut pas être sauvé par ses seules forces, mais qu'il est sauvé, gratuitement, par Dieu en Jésus-Christ.

De retour à Antioche, Paul continue l'évangélisation de cette province, en préparant une nouvelle course missionnaire. Mais l'accord de Jérusalem n'avait rien prévu au sujet de la commensalité des chrétiens, qu'ils soient venus du judaïsme ou qu'ils soient venus du paganisme. Le principe avait été admis que les incirconcis pouvaient devenir les membres effectifs de l'Eglise, , mais rien n'avait été prescrit à propos des repas pris en commun. Or, pour le juif, entrer en contact, même un contact très passager avec un incirconcis, est source d’impureté rituelle, à plus forte raison, au cours d'un repas avec des païens. Et c'est cette tradition juive qui va entraîner un conflit à Antioche, conflit que Paul rapporte dans sa lettre aux Galates, au chapitre 2 :

Mais lorsque Céphas vint à Antioche, je lui résistai en face, parce qu'il était répréhensible. En effet, avant l'arrivée de quelques personnes envoyées par Jacques, il mangeait avec les païens ; et, quand elles furent venues, il s'esquiva et se tint à l'écart, par crainte des circoncis. Avec lui les autres Juifs usèrent aussi de dissimulation, en sorte que Barnabas même fut entraîné par leur hypocrisie. Voyant qu'ils ne marchaient pas droit selon la vérité de l'Évangile, je dis à Céphas, en présence de tous : Si toi qui es Juif, tu vis à la manière des païens et non à la manière des Juifs, pourquoi forces-tu les païens à judaïser ? Nous, nous sommes Juifs de naissance, et non pécheurs d'entre les païens. Néanmoins, sachant que ce n'est pas par les oeuvres de la loi que l'homme est justifié, mais par la foi en Jésus-Christ, nous aussi nous avons cru en Jésus-Christ, afin d'être justifiés par la foi en Christ et non par les oeuvres de la loi, parce que nulle chair ne sera justifiée par les oeuvres de la loi. Mais, tandis que nous cherchons à être justifiés par Christ, si nous étions aussi nous-mêmes trouvés pécheurs, Christ serait-il un ministre du péché ? Loin de là ! Car, si je rebâtis les choses que j'ai détruites, je me constitue moi-même un transgresseur, car c'est par la loi que je suis mort à la loi, afin de vivre pour Dieu. J'ai été crucifié avec Christ ; et si je vis, ce n'est plus moi qui vis, c'est Christ qui vit en moi ; si je vis maintenant dans la chair, je vis dans la foi au Fils de Dieu, qui m'a aimé et qui s'est livré lui-même pour moi. Je ne rejette pas la grâce de Dieu ; car si la justice s'obtient par la loi, Christ est donc mort en vain. (Gal. 2, 11-21).

Pierre était venu visiter la communauté d'Antioche. D'abord, il ne fait aucune difficulté pour prendre ses repas avec des chrétiens venus du paganisme. Mais quand arrivent à Antioche des judéo-chrétiens, proches de Jacques le Mineur, apparenté à Jésus et responsable de l'Eglise de Jérusalem, Pierre s'abstient alors de prendre ses repas avec des païens convertis pour ne manger qu'avec les anciens juifs. Paul n'hésite pas à affronter Pierre, dont l'attitude risquait de diviser la communauté chrétienne, et de faire croire, sans doute à tort, que lui aussi, Pierre, reconnaissait encore un caractère obligatoire à la Loi de Moïse. Les mentalités ne changent pas en un jour ; et l'Eglise de Jérusalem restera longtemps fidèle aux observances traditionnelles. Paul ne le reproche pas à ces chrétiens, mais il ne peut admettre que l'on fasse d'une question de simple observance une question de principe qui risquerait diviser l'Eglise. Ce que Paul reproche à Pierre, ce n'est pas une erreur doctrinale, mais un manque de cohérence pratique : la communauté de foi peut et doit se traduire jusque dans la communauté de table.

Le deuxième voyage missionnaire

Cet incident d'Antioche s'est vraisemblablement produit alors que Paul préparait une nouvelle expédition, en commençant par une nouvelle visite aux communautés fondées précédemment. Paul est un apôtre soucieux de voir ses fidèles persévérer dans la foi. Paul propose à Barnabé de l'accompagner, mais celui-ci tenait beaucoup à la compagnie d'un de ses cousins, Jean, surnommé Marc, qui les avait déjà accompagné un certain temps, lors du premier voyage missionnaire. Paul ne peut pardonner à ce jeune homme d'avoir reculé devant le danger. Le désaccord est tel entre les hommes qu'il fut décidé de se séparer : Barnabé et Marc partirent pour Chypre, tandis que Paul se faisait accompagner par Silas (ou Silvain), ainsi qu'en témoigne le chapitre 15 des Actes :

Quelques jours s'écoulèrent, après lesquels Paul dit à Barnabas : Retournons visiter les frères dans toutes les villes où nous avons annoncé la parole du Seigneur, pour voir en quel état ils sont. Barnabas voulait emmener aussi Jean, surnommé Marc ; mais Paul jugea plus convenable de ne pas prendre avec eux celui qui les avait quittés depuis la Pamphylie, et qui ne les avait point accompagnés dans leur oeuvre. Ce dissentiment fut assez vif pour être cause qu'ils se séparèrent l'un de l'autre. Et Barnabas, prenant Marc avec lui, s'embarqua pour l'île de Chypre. Paul fit choix de Silas, et partit, recommandé par les frères à la grâce du Seigneur. (Ac. 15, 36-40)

De passage à Lystres, Paul fut reçue dans la famille d'un jeune disciple, Timothée, que Paul associa à sa mission et qui fut l'un des plus fidèles collaborateurs de l'apôtre, par la suite. L'intention de Paul était certainement de gagner le plus rapidement possible l'Europe occidentale, mais il en fut empêché. Il parcourut donc la Phrygie et la région galate, sans avoir le désir de séjourner longtemps dans les bourgades du pays galate. Une grave maladie contraria ses projets, et dans sa lettre aux Galates, au chapitre 4, Paul évoque la sollicitude de ces Galates :

Vous savez que ce fut à cause d'une infirmité de la chair que je vous ai pour la première fois annoncé l'Évangile. Et mis à l'épreuve par ma chair, vous n'avez témoigné ni mépris ni dégoût ; vous m'avez, au contraire, reçu comme un ange de Dieu, comme Jésus-Christ. Où donc est l'expression de votre bonheur ? Car je vous atteste que, si cela eût été possible, vous vous seriez arraché les yeux pour me les donner. (Gal. 4, 13-15)

On comprend mieux alors les inquiétudes de Paul, quand il apprendra que ceux qu'il avait convertis, au cours de sa maladie, se sont laissé prendre dans les pièges des prédicateurs judaïsants. En dépit des indications géographiques peu claires du chapitre 16, deux événements doivent retenir l'attention. C'est d'abord le fait que le médecin Luc se trouve adjoint au groupe des missionnaires, ainsi que l'indique le passage de la troisième personne du pluriel à la première personne du pluriel, dans le court extrait qui va suivre. C'est ensuite l'appel d'un Macédonien entendu en songe qui va mettre fin aux hésitations, quant à l'itinéraire à prendre :

Arrivés près de la Mysie, ils se disposaient à entrer en Bithynie ; mais l'Esprit de Jésus ne le leur permit pas. Ils franchirent alors la Mysie, et descendirent à Troas. Pendant la nuit, Paul eut une vision : un Macédonien lui apparut, et lui fit cette prière: Passe en Macédoine, secours-nous ! Après cette vision de Paul, nous cherchâmes aussitôt à nous rendre en Macédoine, concluant que le Seigneur nous appelait à y annoncer la bonne nouvelle. (Ac. 16, 7-10)

C'est alors la mission en Macédoine qui commence, avec l'arrivée de l'équipe missionnaire à Philippes, une colonie romaine qui jouissait des mêmes privilèges que les villes d'Italie, mais qui connaissait aussi la multiplicité des cultes rendus à tous les dieux de l'empire romain. Malgré la conversion de Lydie, une riche marchande de pourpre, Paul ne va pas tarder à connaître des démêlés avec la justice romaine, à la suite de la guérison d'une esclave, possédée par un esprit de divination. Celle-ci faisait la fortune de ses maîtres, qui voient d'un mauvais oeil le fait de perdre leurs gains, basés sur la crédulité des hommes. Aussi les maîtres font-ils appel devant les magistrats locaux, les stratèges. La suite du chapitre 16 raconte l'arrestation de Paul et de Silas :

Les maîtres de la servante, voyant disparaître l'espoir de leur gain, se saisirent de Paul et de Silas, et les traînèrent sur la place publique devant les magistrats. Ils les présentèrent aux préteurs, en disant : Ces hommes troublent notre ville ; ce sont des Juifs, qui annoncent des coutumes qu'il ne nous est permis ni de recevoir ni de suivre, à nous qui sommes Romains. La foule se souleva aussi contre eux, et les préteurs, ayant fait arracher leurs vêtements, ordonnèrent qu'on les battît de verges. Après qu'on les eut chargés de coups, ils les jetèrent en prison, en recommandant au geôlier de les garder sûrement. Le geôlier, ayant reçu cet ordre, les jeta dans la prison intérieure, et leur mit les ceps aux pieds. (Ac. 16, 19-24)

La nuit qui suit l'emprisonnement de Paul et de Silas, un tremblement de terre secoue la ville, les portes de la prison s'ouvrent, les liens des prisonniers sautent, et pourtant aucun ne s'enfuit. Remis de sa crainte, le gardien se convertit et reçoit le baptême. Au petit jour, les stratèges décident de faire libérer Paul et Silas. Mais Paul en appelle à son droit de citoyen romain : il n'acceptera de quitter la ville qu'après avoir reçu les excuses des stratèges. Luc restera sans doute à Philippes jusqu'au troisième voyage missionnaire, puisque le chapitre 17 recommence avec l'emploi de la troisième personne du pluriel.

De Philippes, l'équipe passe à Thessalonique, où les missionnaires sont d'abord bien reçus pendant trois sabbats dans la synagogue (signe de l'importance de la population d'origine juive). Leur prédication est, une fois de plus surtout reçue dans les milieux prosélytes, à la grande colère des juifs traditionnels qui réussissent à organiser une émeute dans la ville, émeute pendant laquelle un des disciples de la ville, membre influent de la société locale, est arrêté, traduit devant les politarques, magistrats de la dite cité, et finalement relâché sous caution. Il n'empêche que Paul reçut un bon accueil parmi la communauté naissante, et il rappelle ce fait dans sa première lettre aux Thessaloniciens. Même s'il reconnaît recevoir un secours des chrétiens de Philippes, dans sa lettre aux Philippiens, il semble bien que Paul travaille de ses mains pour assurer sa subsistance, ainsi qu'il convient, selon lui, à un prédicateur de l'Evangile, comme il convenait, dans la tradition juive, à tout rabbin, d'assurer son existence par un travail manuel. C'est ainsi que dans la lettre aux Philippiens, il reconnaît l’aide précieuse que ces chrétiens lui ont apportée :

Vous le savez vous-mêmes, Philippiens, au commencement de la prédication de l'Évangile, lorsque je partis de la Macédoine, aucune Église n'entra en compte avec moi pour ce qu'elle donnait et recevait ; vous fûtes les seuls à le faire, car vous m'envoyâtes déjà à Thessalonique, et à deux reprises, de quoi pourvoir à mes besoins. (Phi. 3, 15-16).

Et, quand il écrit aux Thessaloniciens, il leur rappelle les circonstances dans lesquelles il leur a annoncé l'Evangile, en veillant toujours à ne pas être à la charge de ceux à qui il proclamait la Bonne Nouvelle :

Vous savez vous-mêmes, frères, que notre arrivée chez vous n'a pas été sans résultat. Après avoir souffert et reçu des outrages à Philippes, comme vous le savez, nous prîmes de l'assurance en notre Dieu, pour vous annoncer l'Évangile de Dieu, au milieu de bien des combats. Car notre prédication ne repose ni sur l'erreur, ni sur des motifs impurs, ni sur la fraude ; mais, selon que Dieu nous a jugés dignes de nous confier l'Évangile, ainsi nous parlons, non comme pour plaire à des hommes, mais pour plaire à Dieu, qui sonde nos cœurs. Jamais, en effet, nous n'avons usé de paroles flatteuses, comme vous le savez ; jamais nous n'avons eu la cupidité pour mobile, Dieu en est témoin. Nous n'avons point cherché la gloire qui vient des hommes, ni de vous ni des autres ; nous aurions pu nous produire avec autorité comme apôtres de Christ, mais nous avons été pleins de douceur au milieu de vous. (1 Thes. 2, 1-7).

Le succès de la prédication de Paul à Thessalonique soulève, ainsi qu'il a déjà été dit, l'opposition des juifs, qui accusent habilement les partisans de Paul de se soumettre à un autre roi que l'empereur. Au temps d'un empereur aussi soupçonneux que Claude, les magistrats ne pouvaient rester indifférents à une telle accusation. Pourtant, ils se contentèrent d'une caution pour libérer Jason. Les frères conseillent alors à Paul et Silas de quitter leur ville, ceux-ci gagnent alors une ville de l'intérieur, Bérée, où l'accueil est plus favorable à la prédication de Paul. Mais dès que les juifs de Thessalonique apprirent les succès de Paul à Bérée, ils dépêchèrent certains des leurs pour ameuter la foule. Paul partit alors pour Athènes, tandis que Silas et Timothée restaient sur place pour un certain temps, avant de rejoindre Paul.

Paul arrive donc à Athènes, qui restait la ville universitaire de la Grèce, alors qu'elle avait perdu toute importance politique : c'est là que la foi chrétienne sera affrontée pour la première fois avec la pensée philosophique païenne. Et cela est d'autant plus manifeste, dans le récit des Actes, que Paul s'adresse aux hommes, non plus dans la synagogue, mais sur les places publiques, en parlant aussi bien aux païens qu'aux juifs. Parmi les grandes écoles philosophiques, le rédacteur du livre des Actes a retenu les épicuriens et les stoïciens. Les épicuriens avaient fini par dénaturer la doctrine originelle de leur maître, en affirmant la prépondérance de la recherche de tous les plaisirs, alors qu'Epicure décrivait le plaisir comme le fruit d'une vie détachée des biens du monde ; pour les successeurs du maître, qui sont facilement qualifiés de « pourceaux d'Epicure », la vie n'a d'autre but que la recherche des plaisirs de la chair. Et c'est leur conduite qui sera stigmatisée par Paul, dans sa première lettre aux Corinthiens au chapitre 15 :

Si les morts ne ressuscitent pas, mangeons et buvons, car demain nous mourrons. Ne vous y trompez pas : les mauvaises compagnies corrompent les bonnes mœurs. Revenez à vous-mêmes, comme il est convenable, et ne péchez point; car quelques-uns ne connaissent pas Dieu, je le dis à votre honte. (1 Co. 15, 32-34).

Le stoïcisme, quant à lui, fidèle à ses origines, ne cessait de souligner l'importance de l'effort humain, par la maîtrise de soi et par l'exercice de la raison. Une différence importante avec le christianisme doit être soulignée : au culte de la raison et de l'effort humain s'oppose la religion de la pure grâce offerte par Dieu en Jésus-Christ. Devant l'avidité des penseurs à connaître toute nouvelle doctrine, Paul entreprend donc de prêcher la résurrection, en essayant de calquer son propre langage sur celui des philosophes de l'époque, tel que le rapporte le chapitre 17 du livre des Actes des Apôtres :

Paul, debout au milieu de l'Aréopage, dit: Hommes Athéniens, je vous trouve à tous égards extrêmement religieux. Car, en parcourant votre ville et en considérant les objets de votre dévotion, j'ai même découvert un autel avec cette inscription: A un dieu inconnu ! Ce que vous révérez sans le connaître, c'est ce que je vous annonce. Le Dieu qui a fait le monde et tout ce qui s'y trouve, étant le Seigneur du ciel et de la terre, n'habite point dans des temples faits de main d'homme ; il n'est point servi par des mains humaines, comme s'il avait besoin de quoi que ce soit, lui qui donne à tous la vie, la respiration, et toutes choses. Il a fait que tous les hommes, sortis d'un seul sang, habitassent sur toute la surface de la terre, ayant déterminé la durée des temps et les bornes de leur demeure ; il a voulu qu'ils cherchassent le Seigneur, et qu'ils s'efforçassent de le trouver en tâtonnant, bien qu'il ne soit pas loin de chacun de nous, car en lui nous avons la vie, le mouvement, et l'être. C'est ce qu'ont dit aussi quelques-uns de vos poètes : De lui nous sommes la race... Ainsi donc, étant la race de Dieu, nous ne devons pas croire que la divinité soit semblable à de l'or, à de l'argent, ou à de la pierre, sculptés par l'art et l'industrie de l'homme. Dieu, sans tenir compte des temps d'ignorance, annonce maintenant à tous les hommes, en tous lieux, qu'ils aient à se repentir, parce qu'il a fixé un jour où il jugera le monde selon la justice, par l'homme qu'il a désigné, ce dont il a donné à tous une preuve certaine en le ressuscitant des morts... Lorsqu'ils entendirent parler de résurrection des morts, les uns se moquèrent, et les autres dirent: Nous t'entendrons là-dessus une autre fois. Ainsi Paul se retira du milieu d'eux. Quelques-uns néanmoins s'attachèrent à lui et crurent, Denys l'aréopagite, une femme nommée Damaris, et d'autres avec eux. (Ac. 17, 22-34).

Paul échouera lamentablement à Athènes devant tous ces sages, et c'est quelque peu déprimé qu'il quittera la ville pour se rendre à Corinthe, où il entreprendra une nouvelle forme de prédication. En effet, ainsi qu'il le relate lui-même dans sa première lettre aux Corinthiens, au chapitre 2, Paul va renoncer définitivement à chercher à séduire les foules par les discours de la sagesse humaine, il laissera la puissance de l'Esprit travailler en lui :

Pour moi, frères, lorsque je suis allé chez vous, ce n'est pas avec une supériorité de langage ou de sagesse que je suis allé vous annoncer le témoignage de Dieu. Car je n'ai pas eu la pensée de savoir parmi vous autre chose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. Moi-même j'étais auprès de vous dans un état de faiblesse, de crainte, et de grand tremblement ; et ma parole et ma prédication ne reposaient pas sur les discours persuasifs de la sagesse, mais sur une démonstration d'Esprit et de puissance, afin que votre foi fût fondée, non sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu. (1Co. 2, 1-5).

Reprenant ses anciennes habitudes, Paul s'adresse d'abord aux Juifs rassemblés dans la synagogue, en leur signifiant que Jésus est le Messie attendu. Mais les juifs refusèrent une fois encore de se laisser convaincre ; et Paul prit la décision de s'adresser désormais aux païens. Dans le texte des Actes qui relate la fondation de la communauté chrétienne à Corinthe, nous apprenons que, dès son arrivée, Paul fait connaissance d'un couple de commerçants juifs, Aquilas et Priscilla, et que c'est chez eux qu'il va exercer son travail manuel de tisserand de tentes. Mais l'indication anecdotique sur l'origine de ce ménage est importante : ils avaient quitté Rome, à la suite d'un décret impérial de Claude, décret qui est rapporté par Suétone dans sa Vie de Claude : « Comme les juifs se soulevaient continuellement à l'instigation d'un certain Chrestos, il les chassa de Rome ». Cette décision souligne le fait de la pénétration de la foi chrétienne dans les synagogues romaines, bien avant l'arrivée des apôtres Pierre et Paul dans la capitale. Mais cette mesure de bannissement ne semble pas avoir eu des effets durables, puisque Paul trouvera de nombreux disciples dans la ville de Rome, lorsqu'il y sera amené en captivité.

Alors même qu'il avait renoncé à s'adresser aux juifs, pour ne plus annoncer l'Evangile qu'aux païens, Paul doit encore connaître l'hostilité des juifs, qui voient d'un mauvais oeil la pénétration de la nouvelle religion, si bien que Paul fut encore conduit devant le tribunal, dirigé par Gallion, le proconsul d'Achaïe. Mais Gallion refusa d'entendre la plaidoirie de Paul et le réquisitoire des juifs, prétextant qu'il s'agissait d'une simple querelle religieuse et qu'en l'occurrence il ne pouvait être juge en la matière. L'attitude de Gallion résume bien le mépris avec lequel les autorités romaines ont d'abord traité la question juive, et, pour elles, la communauté chrétienne se rattache implicitement au judaïsme, bénéficiant ainsi du statut de religion autorisée. Un certain temps après cette affaire devant Gallion, Paul prit congé de la communauté de Corinthe, s'embarqua pour la Syrie avec Aquilas et Priscilla. A Ephèse, il fut bien reçu par la communauté juive, qui lui demanda de rester plus longuement. Après avoir promis de revenir, il reprit la mer pour gagner Césarée, puis Jérusalem, avant de regagner Antioche où il prit vraisemblablement ses quartiers d'hiver.

Le troisième voyage missionnaire

Ainsi, après avoir passé quelque temps à Antioche, Paul reprit la route pour aller visiter les communautés qu'il avait fondées, notamment celles de Galatie et de Phrygie. Une étape importante de ce voyage, mais aussi de la vie de Paul, c'est sa visite à Ephèse, où il a fondé une communauté vivante et d'où il a écrit plusieurs lettres.

Quand il arrive à Ephèse, Paul y retrouve certainement Aquilas et Priscilla, qu'il avait laissés lors de son premier passage. Ces amis avaient travaillé à la formation d"un néophyte, Apollos qui est présenté dans le livre des Actes comme un homme très savant dans le domaine des Ecritures. Il semble qu'il ait été à mi-chemin entre la prédication de Jean-Baptiste et la pleine foi chrétienne avant de rencontrer Aquilas et Priscilla. Pendant trois mois, Paul enseigne à la synagogue, sans gagner entièrement la confiance de ses auditeurs, puis il se tourne vers les païens, si bien que Paul est amené à louer une salle de l'école de Tyrannos, sans doute un rhéteur de la ville, afin d'y dispenser son enseignement à tous ceux qui voulaient le recevoir. Pendant le séjour de Paul à Ephèse, qui dura plus de deux ans, le rédacteur des Actes, rapporte des anecdotes vécues dans la communauté chrétienne ou dans son entourage. C'est d'abord la mésaventure des exorcistes juifs qui adjoignent le nom de Jésus à leurs formules habituelles, et qui sont rossés par l'esprit mauvais qu'ils devaient chasser. C'est aussi la condamnation des livres de magie, dans un autodafé, par les fidèles récemment convertis. C'est encore l'émeute des orfèvres de la ville d'Ephèse, inquiet des pertes qu'il pouvait connaître à la suite de l'abandon du culte d'Artémis d'Ephèse ; par les indications qu'il donne alors, Luc apporte de précieux renseignements sur l'organisation de la vie sociale et religieuse dans la cité... Toujours, selon le livre des Actes, Paul, inspiré par l'Esprit, projette un nouveau voyage en Macédoine, en y dépêchant deux de ses auxiliaires, Timothée et Eraste, tandis que lui-même prolongeait son séjour à Ephèse.

Luc ne dit rien des rapports qui ont dû exister entre Paul et la communauté turbulente de Corinthe. Pourtant, d'après les lettres aux Corinthiens, il est possible d'entrevoir les relations qui ont existé entre cette communauté et l'apôtre, pendant son séjour à Ephèse. Le début de la première lettre aux Corinthiens pose le problème de la division dans la communauté chrétienne :

Je vous exhorte, frères, par le nom de notre Seigneur Jésus-Christ, à tenir tous un même langage, et à ne point avoir de divisions parmi vous, mais à être parfaitement unis dans un même esprit et dans un même sentiment. Car, mes frères, j'ai appris à votre sujet, par les gens de Chloé, qu'il y a des disputes au milieu de vous. Je veux dire que chacun de vous parle ainsi : Moi, je suis de Paul ! et moi, d'Apollos ! et moi, de Céphas ! et moi, de Christ ! Christ est-il divisé ? Paul a-t-il été crucifié pour vous, ou est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés ? Je rends grâces à Dieu de ce que je n'ai baptisé aucun de vous, excepté Crispus et Gaïus, afin que personne ne dise que vous avez été baptisés en mon nom. J'ai encore baptisé la famille de Stéphanas ; du reste, je ne sache pas que j'aie baptisé quelque autre personne. Ce n'est pas pour baptiser que Christ m'a envoyé, c'est pour annoncer l'Évangile, et cela sans la sagesse du langage, afin que la croix de Christ ne soit pas rendue vaine. (1 Co. 1, 10-17).

Paul indique lui-même qu'il se trouve à Ephèse et qu'il compte y rester encore quelque temps, afin d'y poursuivre le travail entrepris et qui commence à porter ses fruits:

J'irai chez vous quand j'aurai traversé la Macédoine, car je traverserai la Macédoine. Peut-être séjournerai-je auprès de vous, ou même y passerai-je l'hiver, afin que vous m'accompagniez là où je me rendrai. Je ne veux pas cette fois vous voir en passant, mais j'espère demeurer quelque temps auprès de vous, si le Seigneur le permet. Je resterai néanmoins à Éphèse jusqu'à la Pentecôte ; car une porte grande et d'un accès efficace m'est ouverte, et les adversaires sont nombreux. Si Timothée arrive, faites en sorte qu'il soit sans crainte parmi vous, car il travaille comme moi à l’œuvre du Seigneur. Que personne donc ne le méprise. Accompagnez-le en paix, afin qu'il vienne vers moi, car je l'attends avec les frères. Pour ce qui est du frère Apollos, je l'ai beaucoup exhorté à se rendre chez vous avec les frères, mais ce n'était décidément pas sa volonté de le faire maintenant ; il partira quand il en aura l'occasion. (1 Co. 16, 5-12).

C’est donc à Ephèse que Paul à entendu parler des divisions qui agitent la communauté de Corinthe, soit par Apollos qui l'a rejoint et qui refuse de retourner à Corinthe pour ne pas envenimer le conflit en se présentent comme la tête d'un parti qui revendique son autorité, soit par les « gens de Chloé ».

Après avoir quitté Corinthe, Paul était resté en relation étroite avec cette communauté qu'il avait fondée ; la première lettre aux Corinthiens fait allusion, au chapitre 5, d'un billet antérieur que Paul avait adressé a ces chrétiens :

Je vous ai écrit dans ma lettre de ne pas avoir des relations avec les impudiques, non pas d'une manière absolue avec les impudiques de ce monde, ou avec les cupides et les ravisseurs, ou avec les idolâtres ; autrement, il vous faudrait sortir du monde. Maintenant, ce que je vous ai écrit, c'est de ne pas avoir des relations avec quelqu'un qui, se nommant frère, est impudique, ou cupide, ou idolâtre, ou outrageux, ou ivrogne, ou ravisseur, de ne pas même manger avec un tel homme. Qu'ai-je, en effet, à juger ceux du dehors ? N'est-ce pas ceux du dedans que vous avez à juger ? Pour ceux du dehors, Dieu les juge. Otez le méchant du milieu de vous. (1 Co. 5, 9-13).

La communauté corinthienne avait accueilli pendant quelque temps Apollos, le juif savant qui avait été converti par Aquilas et Priscilla. Celui-ci avait mené sa campagne de prédication avec son éloquence coutumière : il était d'un précieux concours pour répondre aux argumentations des juifs traditionnels, il se montrait sans doute beaucoup plus brillant que Paul. Un parti de chrétiens s'était formé se réclamant de son autorité et en se posant comme un parti rival des chrétiens convertis par Paul. A ces deux groupes s'opposaient également un parti de Pierre (Céphas étant le nom araméen de Pierre), et un parti dit du Christ. Une telle situation de division avait de quoi alarmer Paul, d'autant plus que les autres nouvelles, venues par les mêmes voies, ne faisaient que donner une piètre image de l'état de la communauté chrétienne. C'est par souci de remédier aux abus que Paul écrivit sa première lettre aux Corinthiens, en promettant de passer lui-même à Corinthe un temps assez long pour corriger lui-même tous les abus.

Paul a dû faire un voyage-éclair à Corinthe, où il eut à faire face à un véritable conflit qui l'obligea à regagner Ephèse brusquement : s'agit-il d'une offense personnelle contestant sa qualité d'apôtre ? On ne peut le savoir avec précision. Toujours est-il que c'est de retour à Ephèse qu'il écrit encore à la communauté de Corinthe, ainsi qu'il le précise dans sa deuxième lettre aux Corinthiens, au chapitre 2 :

Je résolus donc en moi-même de ne pas retourner chez vous dans la tristesse. Car si je vous attriste, qui peut me réjouir, sinon celui qui est attristé par moi ? J'ai écrit comme je l'ai fait pour ne pas éprouver, à mon arrivée, de la tristesse de la part de ceux qui devaient me donner de la joie, ayant en vous tous cette confiance que ma joie est la vôtre à tous. C'est dans une grande affliction, le cœur angoissé, et avec beaucoup de larmes, que je vous ai écrit, non pas afin que vous fussiez attristés, mais afin que vous connussiez l'amour extrême que j'ai pour vous. (2 Co. 1-4).

Les dernières années de saint Paul

Pour les dernières années de la vie de saint Paul, les lettres de l'apôtre lui-mime ne donnent guère de précision, alors que le récit des Actes est assez vivant, avec la montée de l'apôtre à Jérusalem et son départ pour Rome.

Pressé d'arriver à Jérusalem, Paul ne retourne plus à Ephèse d'où il était parti pour évangéliser la Grèce et la Macédoine, et c’est de Milet qu'il fait ses adieux aux anciens d'Ephèse, comme le rapporte le chapitre 20 des Actes :

Cependant, de Milet Paul envoya chercher à Éphèse les anciens de l'Église. Lorsqu'ils furent arrivés vers lui, il leur dit : Vous savez de quelle manière, depuis le premier jour où je suis entré en Asie, je me suis sans cesse conduit avec vous, servant le Seigneur en toute humilité, avec larmes, et au milieu des épreuves que me suscitaient les embûches des Juifs. Vous savez que je n'ai rien caché de ce qui vous était utile, et que je n'ai pas craint de vous prêcher et de vous enseigner publiquement et dans les maisons, annonçant aux Juifs et aux Grecs la repentance envers Dieu et la foi en notre Seigneur Jésus-Christ. Et maintenant voici, lié par l'Esprit, je vais à Jérusalem, ne sachant pas ce qui m'y arrivera; seulement, de ville en ville, l'Esprit-Saint m'avertit que des liens et des tribulations m'attendent. Mais je ne fais pour moi-même aucun cas de ma vie, comme si elle m'était précieuse, pourvu que j'accomplisse ma course avec joie, et le ministère que j'ai reçu du Seigneur Jésus, d'annoncer la bonne nouvelle de la grâce de Dieu. Et maintenant voici, je sais que vous ne verrez plus mon visage, vous tous au milieu desquels j'ai passé en prêchant le royaume de Dieu. C'est pourquoi je vous déclare aujourd'hui que je suis pur du sang de vous tous, car je vous ai annoncé tout le conseil de Dieu, sans en rien cacher. Prenez donc garde à vous-mêmes, et à tout le troupeau sur lequel le Saint-Esprit vous a établis évêques, pour paître l'Église du Seigneur, qu'il s'est acquise par son propre sang. Je sais qu'il s'introduira parmi vous, après mon départ, des loups cruels qui n'épargneront pas le troupeau, et qu'il s'élèvera du milieu de vous des hommes qui enseigneront des choses pernicieuses, pour entraîner les disciples après eux. Veillez donc, vous souvenant que, durant trois années, je n'ai cessé nuit et jour d'exhorter avec larmes chacun de vous. Et maintenant je vous recommande à Dieu et à la parole de sa grâce, à celui qui peut édifier et donner l'héritage avec tous les sanctifiés. Je n'ai désiré ni l'argent, ni l'or, ni les vêtements de personne. Vous savez vous-mêmes que ces mains ont pourvu à mes besoins et à ceux des personnes qui étaient avec moi. Je vous ai montré de toutes manières que c'est en travaillant ainsi qu'il faut soutenir les faibles, et se rappeler les paroles du Seigneur, qui a dit lui-même : Il y a plus de bonheur à donner qu'à recevoir. Après avoir ainsi parlé, il se mit à genoux, et il pria avec eux tous. Et tous fondirent en larmes, et, se jetant au cou de Paul, ils l'embrassaient, affligés surtout de ce qu'il avait dit qu'ils ne verraient plus son visage. Et ils l'accompagnèrent jusqu'au navire. (Ac. 20, 17-38).

Beaucoup plus qu'un grand discours, tel que Paul pouvait en faire devant les milieux cultivés de l'époque, ou tel qu'il en faisait devant un public juif, il s'agit ici d'un véritable testament pastoral : il adresse ses dernières recommandations à ceux qui lui succéderont à la tête de l'Eglise. Devant toutes les formes de l'hérésie, il convient de tenir fidèlement la tradition qui vient des apôtres.

Ce discours n'est évidemment pas prononcé pour évangéliser les auditeurs, puisque ceux-ci ont déjà reçu la Bonne Nouvelle de la résurrection. C'est un appel à la fidélité à l’enseignement de l'apôtre et à toute la tradition que ces nouveaux chrétiens ont reçue de la part du Seigneur par les apôtres qui sont venus jusqu'à eux. Dans ce qui apparaît comme un testament pastoral, Paul se sent beaucoup impliqué lui-même, aussi bien quand il rappelle les événements récents qu'il a vécus et particulièrement ce qu'il a réalisé dans la ville d'Ephèse, au milieu de ceux qui sont maintenant ses auditeurs attentifs que lorsqu'il envisage l'avenir : Paul est bien conscient des chaînes qui le lient puisqu'il a toujours voulu être obéissant à l'Esprit de Dieu. Il est confiant dans la force de Dieu, même au moment où il envisage sereinement une captivité. Enfin, il exhorte ses fidèles à suivre son exemple, en prenant soin du troupeau qui est confié aux pasteurs. Ainsi, le ton est beaucoup plus personnel que dans les autres discours : Paul ne craint pas de rappeler sa conduite d'apôtre et de se présenter comme un modèle à suivre, ce qu'il refera dans ses lettres les plus personnelles. Même si Luc, le rédacteur du livre des Actes des Apôtres, a marqué de son empreinte le style de ce discours, il semble bien que la personnalité de l'apôtre s'exprime pleinement dans ses paroles qu'il place dans la bouche de Paul. Celui-ci, quand il parle à des chrétiens, semble s'impliquer beaucoup plus lui-même dans ses paroles que lorsqu'il s'adresse à des juifs où à des païens qu'il souhaite convertir ; alors, il se présente plus volontiers comme le héraut d'un message derrière lequel il s'efface totalement. C'est dans un tel contexte qu'il est possible de découvrir que Paul s'est vraiment fait juif avec les juifs, grec avec les grecs, mais aussi, peut-on ajouter, fraternel avec les frères et apôtre avec tous. Il souligne d'ailleurs cette dimension de sa personnalité dans sa première lettre aux Corinthiens, au chapitre 9 :

Car, bien que je sois libre à l'égard de tous, je me suis rendu le serviteur de tous, afin de gagner le plus grand nombre. Avec les Juifs, j'ai été comme Juif, afin de gagner les Juifs ; avec ceux qui sont sous la loi, comme sous la loi (quoique je ne sois pas moi-même sous la loi), afin de gagner ceux qui sont sous la loi ; avec ceux qui sont sans loi, comme sans loi (quoique je ne sois point sans la loi de Dieu, étant sous la loi de Christ), afin de gagner ceux qui sont sans loi. J'ai été faible avec les faibles, afin de gagner les faibles. Je me suis fait tout à tous, afin d'en sauver de toute manière quelques-uns. Je fais tout à cause de l'Évangile, afin d'y avoir part. (1 Co. 9, 19-23).

C'est véritablement sous le signe de la croix que Paul entreprend lui aussi sa montée à Jérusalem, et de ville en ville, Paul est averti par des disciples du sort qui l'attend à Jérusalem, alors que Jésus avait prédit, à maintes reprises sa passion comme la montée à Jérusalem, cette ville qui tue les prophètes et lapide ceux qui lui sont envoyés par Dieu. Luc a certainement voulu faire de ce voyage de Paul le correspondant et le parallèle de la montée de Jésus à Jérusalem. De plus, Paul indique qu'il se place librement sous le régime de la volonté du Seigneur. Accueilli avec joie à Jérusalem, Paul accepte de se soumettre à la suggestion des disciples qui lui demandent d'aller au Temple et de donner une preuve de son attachement au judaïsme, afin d'apaiser les esprits des chrétiens venus du judaïsme et qui sont convaincus que Paul enseigne qu'il faut déserter la Loi. On peut être surpris de voir Paul accepter une telle proposition, qui semble être une compromission par rapport à ce qu'il avait enseigné précédemment ; c'est que Paul n'est pas un doctrinaire qui raisonne dans l'abstrait, c'est un homme de terrain, qui a su se faire grec avec les grecs, avec les juifs, il sera juif. Tant que l'essentiel de la foi chrétienne n'est pas en cause, il est toujours possible de s'adapter.

Accusé d'avoir introduit dans le Temple un non-juif, Paul faillit se faire lyncher par la foule. Il faut savoir, en effet, que pour le peuple d'Israël le fait qu'un étranger entre dans le Temple constituait un véritable sacrilège. Des inscriptions avertissaient l'étranger qu'il ne lui était pas permis d'entrer dans ce saint lieu sous peine de mort : « Défense à tout étranger de franchir la barrière et de pénétrer dans l'enceinte du sanctuaire. Quiconque aura été pris sera lui même responsable de la mort qui s'ensuivra ». Paul ne put échapper à la fureur populaire que grâce à la rapide intervention d'une escouade de soldats. Le tribun donne l'ordre de le conduire jusqu'à la forteresse. C'est là que le tribun commence à découvrir l'identité de Paul, il croyait jusque là qu'il s'agissait d'un prophète égyptien, qui avait rassemblé plusieurs milliers de partisans dans le désert et qui était monté à l'assaut de Jérusalem, et dont parle Flavius Josèphe, dans la Guerre juive, en précisant que Félix avait riposté en envoyant l'infanterie romaine : l'Egyptien s'était alors enfui avec quelques-uns de ses partisans, alors que les autres étaient morts ou prisonniers. Paul obtient alors du tribun l'autorisation de s'adresser à la foule, pour prendre sa défense en langue hébraïque, c'est-à-dire vraisemblablement en araméen. Ce plaidoyer, qui rappelle l'histoire de sa conversion, Paul le fait en mettant en valeur l'attachement profond qu’il a envers la religion de ses pères. Mais Paul n'est pas compris des juifs qui réclament son exécution ; le tribun fait alors interner Paul dans, le but de le soumettre à la flagellation. Mais Paul échappe a cette torture en révélant sa qualité de citoyen romain. Le lendemain, le tribun ordonne la comparution de Paul devant le Sanhédrin. Connaissant la composition de ce grand tribunal, Paul va réussir à susciter un conflit entre les deux grandes tendances représentées, celle des pharisiens qui croyaient à la résurrection des morts et celles des sadducéens qui refusaient d1admettre une telle croyance. Pour faire échapper ce citoyen romain des mains des juifs, le tribun ordonne à nouveau de le reconduire a la forteresse. Un nouveau complot juif est ourdi contre Paul, mais le tribun, avisé de ce péril, fait transférer Paul a Césarée, sous bonne escorte. Paul est alors présenté au gouverneur Félix, qui accepte de l'entendre lorsqu'il aura lui-même convoqué ses accusateurs. Le réquisitoire des juifs vise à montrer que, Paul perturbe l'ordre public et profane le Temple sacré ; la plaidoirie de Paul consistera a démontrer que ces accusations sont dépourvues de fondements et à insister sur sa foi en la résurrection. Finalement Paul sera interné avec un régime très libéral, mais cet internement s'éternisera, même après la nomination d'un nouveau gouverneur qui veut obtenir la faveur des juifs... Pourtant, Festus, c'est ainsi que se nomme le nouveau gouverneur, se décide à reprendre l'instruction du procès de Paul ; il lui propose de le faire juger par les instances juives, en sa présence. Paul réplique qu'il est devant le tribunal de l'empereur et que c'est là qu'il doit être jugé. En fait, Paul ne fait pas appel à l’empereur, puisque son affaire n'est pas encore jugée et qu'aucune sentence n'a été prononcée ; il ne fait que réclamer ce qui lui est dû en raison de sa qualité de citoyen romain, à savoir d'être jugé par un tribunal compétent. Devant une telle prise de position, le gouverneur ne pouvait cependant pas se dérober, puisque la loi romaine interdisait aux gouverneurs de s'opposer d'une manière quelconque à l'appel à l'empereur d'un prévenu, quel qu'il soit, du moment qu'il avait la qualité de citoyen romain. Néanmoins, il fallait que le gouverneur puisse constituer un dossier ; aussi, profitant du passage d'Agrippa II et de Bérénice, organise-t-il un nouvel interrogatoire de Paul. Dans ce nouveau plaidoyer, en forme d'apologie, Paul fait de nouveau le récit de sa conversion et développe tout le sens qu'il accorde à sa mission. L'innocence de Paul se trouve ainsi manifestée, mais puisqu'il en a appelé à l'empereur, il doit nécessairement aller à Rome. Paul est donc envoyé à Rome. Luc participe au voyage et il a raconté la traversée en détail, au chapitre 27 du livre des Actes, présentant ainsi un document nautique absolument remarquable pour l'antiquité.

Paul en avait appelé à l'empereur, mais cela ne signifie pas qu'il allait comparaître lui-même en présence de l'empereur. Celui-ci déléguait souvent ses pouvoirs à un préfet. Accusé par les juifs, mais bénéficiant d'un rapport favorable de Festus, Paul bénéficia d'un régime particulier, étant en quelque sorte assigné à résidence surveillée dans une maison qu'il avait louée. Alors qu'il s'était attaché à toutes les phases du procès devant Félix et Festus à Césarée, Luc reste étonnamment silencieux sur le procès de Paul à Rome, il ne parle que de la prédication relativement libre de l'apôtre dans la capitale impériale. Le discours de Paul devant la délégation juive obtient le même effet que d'habitude : elle provoque un schisme dans la communauté juive. Paul constate que l'endurcissement du cœur d'Israël est irrémédiable et que l'heure de l'évangélisation aux païens a sonné :

Sachez donc que ce salut de Dieu a été envoyé aux païens, et qu'ils l'écouteront. Lorsqu'il eut dit cela, les Juifs s'en allèrent, discutant vivement entre eux. Paul demeura deux ans entiers dans une maison qu'il avait louée. Il recevait tous ceux qui venaient le voir, prêchant le royaume de Dieu et enseignant ce qui concerne le Seigneur Jésus-Christ, en toute liberté et sans obstacle. (Ac. 28, 28-37).

C'est de cette manière que se termine le livre des Actes des apôtres. Paul est en captivité à Rome, il est entouré, ainsi qu il le dit lui-même, dans ses lettres écrites de captivité, de Luc, le médecin bien-aimé, de Marc, le cousin de Barnabé, et de bien d'autres frères qui l'ont rejoint des différentes communautés qu'il avait fondées.

En ce qui concerne la fin de l'existence de Paul d'après les textes néo-testamentaires, nous sommes réduits à poser des conjectures. Il semble qu'après un temps de captivité Paul fut libéré et qu'il entreprit un nouveau voyage missionnaire. Déjà, dans sa lettre aux Romains, il indiquait son désir d'aller porter la Bonne Nouvelle, jusqu'en Espagne. Et, selon ce qu'il écrit, au chapitre 15 de cette lettre, son séjour à Rome ne serait qu'une étape vers l'Espagne :

C'est ce qui m'a souvent empêché d'aller vers vous. Mais maintenant, n'ayant plus rien qui me retienne dans ces contrées, et ayant depuis plusieurs années le désir d'aller vers vous, j'espère vous voir en passant, quand je me rendrai en Espagne, et y être accompagné par vous, après que j'aurai satisfait en partie mon désir de me trouver chez vous. Présentement je vais à Jérusalem, pour le service des saints. Car la Macédoine et l'Achaïe ont bien voulu s'imposer une contribution en faveur des pauvres parmi les saints de Jérusalem. Elles l'ont bien voulu, et elles le leur devaient; car si les païens ont eu part à leurs avantages spirituels, ils doivent aussi les assister dans les choses temporelles. Dès que j'aurai terminé cette affaire et que je leur aurai remis ces dons, je partirai pour l'Espagne et passerai chez vous. Je sais qu'en allant vers vous, c'est avec une pleine bénédiction de Christ que j'irai. (Ro. 15, 22-29)

Un texte de la lettre de Clément de Rome aux Corinthiens permet d'envisager ce voyage en Espagne :

C'est à cause de la jalousie et de l'envie que les plus grands et les plus justes d'entre eux, les colonnes, ont subi la persécution et combattu jusqu'à la mort. Oui, regardons les saints Apôtres :. Pierre, victime d'une injuste jalousie subit non pas une ou deux, mais de nombreuses épreuves, et après avoir ainsi rendu son témoignage, il s'en est allé au séjour de la gloire, où l'avait conduit son mérite. C est par suite de la jalousie et de la discorde que Paul a montré quel est le prix de la patience : chargé sept fois de chaînes, exilé, lapidé, il devint héraut du Seigneur au levant et au couchant, et reçut pour prix de sa foi une gloire éclatante. Après avoir enseigné la justice au monde entier, jusqu'aux bornes du couchant, il a rendu son témoignage devant les autorités et c'est ainsi qu'il a quitté ce monde pour gagner le lieu saint, demeurant pour tous un illustre modèle de patience. (5, 8-11).

La deuxième lettre à Timothée est écrite de Rome : Paul est à nouveau prisonnier, comme semble l'indiquer le premier chapitre de cette lettre :

Tu sais que tous ceux qui sont en Asie m'ont abandonné, entre autres Phygelle et Hermogène. Que le Seigneur répande sa miséricorde sur la maison d'Onésiphore, car il m'a souvent consolé, et il n'a pas eu honte de mes chaînes ; au contraire, lorsqu'il est venu à Rome, il m'a cherché avec beaucoup d'empressement, et il m'a trouvé. Que le Seigneur lui donne d'obtenir miséricorde auprès du Seigneur en ce jour-là. Tu sais mieux que personne combien de services il m'a rendus à Éphèse. (2 Tim. 1, 15-18)

évoquant un certain Onésiphore, totalement inconnu, à part deux mentions dans cette lettre. La fin de cette lettre mentionne la solitude de Paul, pendant ce nouveau temps de captivité :

Viens au plus tôt vers moi ; car Démas m'a abandonné, par amour pour le siècle présent, et il est parti pour Thessalonique ; Crescens est allé en Galatie, Tite en Dalmatie. Luc seul est avec moi. Prends Marc, et amène-le avec toi, car il m'est utile pour le ministère. J'ai envoyé Tychique à Éphèse. Quand tu viendras, apporte le manteau que j'ai laissé à Troas chez Carpus, et les livres, surtout les parchemins. Alexandre, le forgeron, m'a fait beaucoup de mal. Le Seigneur lui rendra selon ses oeuvres. Garde-toi aussi de lui, car il s'est fortement opposé à nos paroles. Dans ma première défense, personne ne m'a assisté, mais tous m'ont abandonné. Que cela ne leur soit point imputé ! C'est le Seigneur qui m'a assisté et qui m'a fortifié, afin que la prédication fût accomplie par moi et que tous les païens l'entendissent. Et j'ai été délivré de la gueule du lion. Le Seigneur me délivrera de toute oeuvre mauvaise, et il me sauvera pour me faire entrer dans son royaume céleste. A lui soit la gloire aux siècles des siècles ! Amen ! (2 Tim. 4, 9-18).

Rien n'est certain quant à la fin de la vie de Paul, même si la tradition est unanime pour attester qu'il est mort martyr, sous Néron, mais aucun texte ne permet de savoir dans quelles circonstances. La tradition rapport simplement qu'il aurait été décapité, en sa qualité de citoyen romain, et qu'il aurait été enseveli près de la route d'Ostie.

Pentecôte 30 ou 31

hiver 36 ou 37

 

 

 

autour de 39

 

autour de 43

43 ou 44

45 à 49

autour de 48

48-49

50-52

hiver 50 à été 52

printemps 52

été 52

53-58

 

54-57

 

 

 

hiver 57-58

Pâques 58

été 58

Pentecôte 58

 

 

58-60

60

 

automne 60

61-63

la première communauté

martyre d'Etienne

dispersion de la communauté

prédication de Philippe en Samarie

vocation de Saül

Paul s'échappe de Damas

Première visite aux responsables de l’Eglise

Paul et Barnabé à Antioche

Agrippa I fait décapiter Jacques, frère de Jean

Première mission de Paul

Famine en Judée

Assemblée de Jérusalem

Deuxième mission de Paul

Paul à Corinthe. Lettre aux Thessaloniciens

Comparution devant Gallion

Paul à Jérusalem puis Antioche

Troisième mission de Paul

Apollos à Ephèse puis à Corinthe

Paul séjourne 2 ans et 3 mois à Ephèse

après être passé par la Galatie et la Phrygie.

Lettres aux Corinthiens, aux Galates

(aux Philippiens ?)

Corinthe. Lettre aux Romains

Philippes et Césarée

Jérusalem

arrestation de Paul au Temple

comparution devant Ananie et le Sanhédrin

à Césarée, comparution devant Félix

Paul captif à Césarée

Paul comparaît devant Festus et

en appelle à César

voyage à Rome, Naufrage Hiver à Malte

Paul à Rome sous garde militaire

Epîtres aux Colossiens, aux Ephésiens, à Philémon

(aux Philippiens ?)

Ac. 2, 42-47

Ac. 7, 54 -8, 1

Ac. 8, 1-2

Ac. 8

Ac. 9

Ac. 9, 25. Cf. 2 Co. 11, 32s

cf. Gal. 1, 18s

Ac. 11, 19-26

Ac. 12, 1 s

Ac. 13-14

Ac. 11, 27s

Ac. 15, 5s

Ac. 15, 36s

Ac. 18

Ac. 18, 12

Ac. 18, 22

Ac. 18, 23

 

Ac. 19, 10

 

 

 

Ac. 20, 3

Ac. 20, 6

 

Ac. 21, 27s

Ac. 22, 30s

Ac. 24, 10s

Ac. 24, 24s

Ac. 25, 1 s

 

Ac. 27-28

Ac. 28, 16s

 

 

 

 

 

 

 

 

Le Christ pour saint Paul

 

Même s'il est possible de considérer Jésus et Paul comme des contemporains, il ne semble pas qu'ils se soient connus du vivant de Jésus. Ce n'est d'ailleurs que dans ce que l'on peut appeler « l'événement de Damas » que Paul a fait véritablement connaissance avec « ce Jésus qu'il persécutait » en persécutant son Eglise. Il s'ensuit que l'on ne trouve pas chez Paul une biographie de Jésus, bien que le Christ reste la référence ultime de toute la pensée paulinienne. C’est le ressuscité qui constitue le centre de toute sa prédication de l'évangile, même s'il faut aussi constater que Paul utilise tout le vocabulaire chrétien ancien, jusqu'à insérer dans ses lettres des formules d'origine araméenne, même s'il faut également convenir du fait que Paul reprend les éléments essentiels de la vie de Jésus.

Jésus, le Fils de Dieu

La lettre aux Galates est un des premiers textes de saint Paul, écrit seulement une vingtaine d'années après la mort de Jésus, alors que les traditions évangéliques commencent à prendre corps. Et c'est dans ce contexte que Paul présente la naissance de Jésus, fils d’une femme mais surtout Fils de Dieu, qui a été envoyé par son Père pour faire des hommes les fils adoptifs de Dieu :

Aussi longtemps que l'héritier est enfant, je dis qu'il ne diffère en rien d'un esclave, quoiqu'il soit le maître de tout ; mais il est sous des tuteurs et des administrateurs jusqu'au temps marqué par le père. Nous aussi, de la même manière, lorsque nous étions enfants, nous étions sous l'esclavage des rudiments du monde ; mais, lorsque les temps ont été accomplis, Dieu a envoyé son Fils, né d'une femme, né sous la loi, afin qu'il rachetât ceux qui étaient sous la loi, afin que nous reçussions l'adoption. Parce que vous êtes fils, Dieu a envoyé dans nos cœurs l'Esprit de son Fils, lequel crie : Abba ! Père ! Ainsi tu n'es plus esclave mais fils ; et si tu es fils, tu es aussi héritier par la grâce de Dieu. (Gal. 4, 1-7).

La notion de l'accomplissement du temps, dont Paul parle au verset 4, n'est pas dépourvue d'intérêt si l'on songe que Marc, un des disciples de Paul et un des quatre évangélistes, inaugure la prédication de Jésus, en lui faisant dire :

Après que Jean eut été livré, Jésus alla dans la Galilée, prêchant l'Évangile de Dieu. Il disait : Le temps est accompli, et le royaume de Dieu est proche. Repentez-vous, et croyez à la bonne nouvelle. (Mc. 1, 14-15).

Tout l'Ancien Testament avait préparé le salut de l'homme, salut que Dieu accorde, à l'accomplissement du temps, en la personne de son. Fils, Jésus. A la manière des prophètes d'Israël, Jésus est investi d’une mission, qui dépasse en importance celle des autres prophètes, puisqu'il est le Fils même du Dieu unique. Seulement, il convient de se souvenir que, dans les mentalités juives, le titre de « fils de Dieu » n'avait pas le sens fort qu'a pu lui donner la tradition chrétienne. Le paradoxe de la foi chrétienne est tel que celui que les disciples du Christ appelle « Fils de Dieu » ne s'est sans doute jamais présenté comme tel à ses disciples ; en fait, l'historien ne peut être assuré que Jésus se soit lui-même proclamé Fils de Dieu. Et même s'il avait employé ce terme pour se désigner, ce titre aurait été compris dans un sens très affaibli, celui d'un homme qui est l'objet de la complaisance de Dieu, celui d'un homme sur qui repose la faveur de Dieu. C’est de cette manière que la Bible présente le roi comme un fils de Dieu. Le livre saint du peuple juif voulait, en effet, éviter de diviniser les hommes afin de conserver l'unicité absolue de Dieu. Jamais dans les évangiles synoptiques, Jésus ne dit directement qui il est, jamais il ne se présente explicitement comme le « Fils de Dieu ». Cette expression équivalait, plus ou moins, à dire qu'il était le Messie annoncé par les prophètes, et elle pouvait provoquer, dans l'esprit de ses contemporains, de nombreuses équivoques. Ce qui a fait le drame de l'existence de Jésus, c'est précisément le fait qu'il a toujours refusé d'être ce que l'on attendait qu'il soit. C'est pourquoi si, tout au long de son livre, Marc s'interroge sur l'identité de Jésus, il ne la dévoile à ses lecteurs qu'au pied de la croix, dans la bouche d'un païen, un centurion romain. Jésus a toujours voulu exclure son identification à un idéal, à un projet humain. Mais quand il est sur la croix, il peut être reconnu comme le Christ, le Messie, l'envoyé de Dieu.

Mais si Jésus a refusé le titre de « Fils de Dieu », il s’est quand même accordé le titre de « Fils » (sans précision) ; ce terme apparaît alors comme le répondant du nom qu'il donne à Dieu : « Abba », ce terme familier que les enfants accordent à leur père selon la chair, et que l'on traduit assez imparfaitement par « père », alors qu’il s'agit plutôt de « papa ». Le nom de Fi1s est une sorte de lueur sur le secret de l'identité de Jésus, et non pas seulement sur sa mission, comme l'indiquait le titre de « Fils de Dieu ». Il ne s'agit pas d'estomper l'un ou l'autre sens, mais de les faire s'interpénétrer. Le Fils de Dieu est celui qui reçoit une mission de la part de Dieu qui l'envoie, c’est un homme réel qui est le chef de file de l'ensemble de l'humanité. Le Fils est le titre qui indique l'identité de cet homme : il n'est pas un homme comme tous les autres, il est le propre Fils du Père, celui que l'évangéliste Jean identifie au Verbe de Dieu qui s'est incarné.

Ce Fils est « né d'une femme » .En cela, Paul ne souligne aucunement la conception virginale de Jésus. Le fait d’être « né d’une femme » est une expression biblique courante pour marquer la pauvreté de la condition humaine, son impuissance radicale et parfois même son impureté absolue. Paul ne fait ainsi que souligner que le Christ s’est inséré dans la condition humaine jusque dans sa bassesse la plus extrême. Chronologiquement, dans l’ordre de la rédaction des textes néo-testamentaires, c'est la première fois qu’il est fait allusion à la mère de Jésus, sans la mentionner d'ailleurs, sans lui attribuer un rôle spécifique ou des privilèges particuliers. Il n'y a pas lieu de s’en étonner si l'on songe que la première prédication apostolique ne s'est jamais arrêtée sur la personne de Marie. Toute cette première prédication de l’Eglise naissante était en effet centrée sur Jésus Christ, et particulièrement sur le mystère de sa mort et de sa résurrection, bien plus que sur les évènements mêmes de son existence terrestre. Marie n’était donc pas un « sujet » intéressant pour la première annonce de l’évangile. Toute la pédagogie de la révélation va d'abord à l’essentiel, le mystère pascal, pour en analyser toutes les implications par la suite. Certains auteurs contemporains pensent, malgré tout, que le « est né d'une femme » souligne déjà la naissance virginale de Jésus. Ils en appellent aux coutumes et aux lois païennes par lesquelles c'était le père qui reconnaissait l'enfant de sa femme : l'appartenance à une famille se faisait par la reconnaissance paternelle. Alors, ces auteurs pensent que cette première mention de Marie dans le Nouveau Testament appelle une réflexion sur ses privilèges. Jésus est né d'une femme... ils en concluent que sa naissance n'est pas l’œuvre d'un homme... La question reste ouverte.

Après avoir souligné que Jésus participe à la condition humaine par le fait de sa naissance, Paul ajoute qu'il a participé à la condition de vie d'un peuple déterminé. Le terme même « assujetti » indique bien par lui-même le caractère d'asservissement à la Loi. Le Fils de Dieu s’est plié à la même servitude, au même esclavage que tous les autres hommes dont il a partagé la condition. C'est ce que les théologiens ont appelé la « kénose » ; ils tirent ce terme du verbe grec ekhnosen, il s'est dépouillé, ou encore il s'est vidé, que l'on trouve dans la lettre aux Philippiens (Phi. 2,7). Cette kénose, cet assujettissement à la Loi des hommes n'implique pas que le Christ cesse d’être l'égal de Dieu ou d'être l'image, l'icône du Père. C'est dans son anéantissement même qu'il manifeste le plus l'amour que le Père porte à son Fils comme à tous les hommes. En se soumettant à la Loi de Moïse, le Christ Jésus a manifesté, d'une manière exceptionnelle, la façon divine de vivre l'humanité. C'est cet art de vivre divinement la condition humaine que Paul va recommander aux disciples de vivre, dans la lettre aux: Philippiens, au chapitre 2 :

Si donc il y a quelque consolation en Christ, s'il y a quelque soulagement dans la charité, s'il y a quelque union d'esprit, s'il y a quelque compassion et quelque miséricorde, rendez ma joie parfaite, ayant un même sentiment, un même amour, une même âme, une même pensée. Ne faites rien par esprit de parti ou par vaine gloire, mais que l'humilité vous fasse regarder les autres comme étant au-dessus de vous-mêmes. Que chacun de vous, au lieu de considérer ses propres intérêts, considère aussi ceux des autres. Ayez en vous les sentiments qui étaient en Jésus-Christ, lequel, existant en forme de Dieu, n'a point regardé comme une proie à arracher d'être égal avec Dieu, mais s'est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes ; et ayant paru comme un simple homme, il s'est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu'à la mort, même jusqu'à la mort de la croix. C'est pourquoi aussi Dieu l'a souverainement élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et que toute langue confesse que Jésus-Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père. (Phi. 2, 1-11).

Avant d'indiquer et d'analyser la situation qu'a pu connaître le Fils, Paul souhaite que les disciples, ceux qui affirment leur attachement au Christ Jésus, aient en eux les sentiments mêmes qui étaient en lui, et qu'en conséquence ils mènent une vie digne de lui, en faisant régner l'harmonie dans leurs communautés. En effet, l'apôtre n'ignore pas que des conflits peuvent facilement naître à l'intérieur des communautés, c'est la raison pour laquelle il invite les disciples à l'unité et à la concorde.

Il importe de dire que la communauté de Philippes est une communauté menacée par des propagandistes, qui visent à ruiner la prédication de l'Evangile que Paul a enracinée chez ces disciples, en imposant les pratiques juives. Pour lutter contre ces tentatives, il faut que la communauté reste bien unie, puisque la défense ne peut être menée par quelques individus isolés, mais seulement par toute la communauté, qui se doit alors d'agir d'un même cœur et d'un même esprit : il s'agit donc de serrer les rangs. Et pour parvenir à cette union parfaite, il faut que les disciples acceptent de se laisser conduire par l'Esprit, qui est source de vie et de communion entre tous les fidèles. Cette communion dans l'amour ne peut se maintenir qu'en rivalisant dans l'humilité, et non pas dans la recherche des satisfactions d'intérêts individuels. Le meilleur conseil que Paul veut donner, c'est de considérer les autres comme supérieurs à soi-même, pas nécessairement supérieurs sur le plan de l'intelligence, ni même sur celui de la morale : le vrai chrétien est celui qui considère l'Autre comme la véritable autorité, cet Autre pouvant être le Seigneur lui-même, mais pouvant être également la communauté des disciples qui indique le sens de la tradition apostolique. C'est l'attitude qui convien1 et qui s'impose à tout croyant qui veut agir « comme on le fait en Jésus Christ » : le fidèle se doit d'adopter comme ligne de conduite les dispositions dont le Christ Jésus lui-même était animé au cours de son existence. Le chrétien est ainsi établi dans un rapport vital avec le Christ : il est un autre Christ.

En invitant les disciples à prendre comme ligne de conduite l'existence même de Jésus, Paul va élaborer une description de l'identité du Fils de Dieu qui s'est fait homme. Dans le cadre de son exhortation pressante à l'amour fraternel et à l'oubli de soi, il introduit une hymne, qui est restée très célèbre et qui a donné lieu à de nombreuses interprétations, notamment au plan de la structure du texte lui-même.

La première question qui se pose, c'est celle de savoir si Paul est l'auteur de ce texte ou s'il ne fait que reprendre une hymne déjà ancienne, existant dans la liturgie de l'Eglise. Comme il vient d'énoncer les conditions de la véritable existence chrétienne, qui doit prendre pour modèle le Christ Jésus dans son abaissement, et que le texte lui-même, s'il souligne bien l'abaissement du Christ, indique aussi fortement son exaltation, on trouve dans cette exaltation une raison d'admettre que Paul a inséré une hymne du culte chrétien, sans qu'il soit exactement possible de savoir s'il faut la rattacher à l'eucharistie ou au baptême.

La deuxième question, qui a également son importance, c'est celle de la division à l'intérieur de l'hymne. Cette question, qui peut paraître futile au premier abord, peut conduire à différentes manières de l'interpréter théologiquement. Certains estiment qu'il faut compter trois strophes dans de texte, qu'ils décomposent alors de la manière suivante :

 

lui qui, existant en forme de Dieu, n'a point regardé comme une proie à arracher d'être égal avec Dieu, mais s'est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur,

 

en devenant semblable aux hommes ; et ayant paru comme un simple homme, il s'est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu'à la mort, même jusqu'à la mort de la croix.

 

C'est pourquoi Dieu l'a souverainement élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et que toute langue confesse que Jésus-Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père.

 

De cette manière, ils découvrent que chaque strophe définit un état particulier de l'existence du Christ : d'abord, sa pré-existence éternelle en Dieu, ensuite sa condition terrestre, et enfin sa glorification post-pascale. La première strophe décrit l'échange de la condition divine à la condition de serviteur ; la deuxième rappelle la voie suivie par Jésus dans son obéissance jusqu'à la mort, et la troisième souligne l'exaltation du Christ selon le schéma traditionnel de l'intronisation royale, connue de tous les peuples du Proche-Orient antique, avec une accession au trône et une proclamation de la souveraineté. Paul lui-même aurait alors précisé les différents ordres sur lesquels pouvait s’exercer le pouvoir royal du Christ, après son exaltation dans la gloire de Dieu : il exerce sa souveraineté sur les trois parties de l’univers, issues des conceptions cosmologiques de son époque.

 

Cette répartition en trois strophes présente le sérieux inconvénient d'être faite à partir d'un a priori théologique, celui de la préexistence du Fils : on ne découvre alors dans le texte que ce qu'on voulait déjà trouver. De plus, une telle répartition ne concorde guère avec le contexte qui vise surtout a souligner l'abaissement du Fils : dès la première strophe, c'est déjà tout le mouvement de descente et d'abaissement qui se trouve marqué, de sorte que la première et la deuxième strophe n'en font en réalité qu'une seule, et que l'hymne peut alors être considérée comme n'ayant que deux strophes :

 

 

lui qui, existant en forme de Dieu, n'a point regardé comme une proie à arracher d'être égal avec Dieu, mais s'est dépouillé lui-même, en prenant une forme de serviteur, en devenant semblable aux hommes ; et ayant paru comme un simple homme, il s'est humilié lui-même, se rendant obéissant jusqu'à la mort, même jusqu'à la mort de la croix.

 

C'est pourquoi Dieu l'a souverainement élevé, et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse dans les cieux, sur la terre et sous la terre, et que toute langue confesse que Jésus-Christ est Seigneur, à la gloire de Dieu le Père.

 

En fait, c'est cette division bipartite qui a certainement le plus d'arguments en sa faveur, bien que certains indices dans le texte même permettent encore de la subdiviser, avec une plus grande précision encore, ainsi que le fait Pierre GRELOT, en proposant une traduction quelque peu différente, permettant, à partir du texte grec, une subdivision en quatre strophes :

Celui-ci,

I

a

tout en ayant en lui les traits de Dieu

 

A

ne songea nullement à saisir de force le statut d'égalité avec Dieu,

 

B

mais au contraire se dépouilla lui-même

 

a’

en prenant les traits d'un serviteur

II

b

Né à la ressemblance des hommes

 

b’

et reconnu comme un homme à son comportement,

 

C

il s'humilia lui-même

 

c

en devenant obéissant jusqu'à la mort la mort sur une croix

III

 

C'est pourquoi

 

D

Dieu l'exalta

 

E

et le gratifia du Nom qui est au-dessus de tout nom,

IV

 

Afin que, au nom de Jésus

 

F

tout fléchisse le genou, aux cieux, sur terre et sous terre,

 

G

et toute langue confesse : « JESUS CHRIST ESTLE SEIGNEUR », à la gloire de Dieu le Père »

 

A travers ces différentes constructions, il est possible de saisir immédiatement que le centre de la pensée théologique de Paul, quand il parle du Christ aux chrétiens, se trouve dans la croix même du Christ. La croix apparaît comme le résultat ultime du dépouillement du Fils, jusqu'au partage de la condition de serviteur, dans ce qu'elle a de plus abject, à savoir la condamnation à mort pour tentative de révolte contre l'autorité ; mais la croix apparaît également comme la condition qui permet au Père d'élever son Fils, jusqu'à lui donner le Nom qui est supérieur à tous les noms humains, c'est-à-dire le Nom même de Dieu, puisque le Fils n'avait pas considéré comme une proie à saisir ou à revendiquer d'être traité comme égal à Dieu. Cet exemple du Christ, le Fils de Dieu, dans son abaissement le plus extrême, doit inspirer la ligne de conduite des chrétiens pour que la gloire du Père soit révélée à tous les hommes.

Le Christ était de condition divine, il avait tous les traits de Dieu, exactement comme le premier homme décrit dans le livre de la Genèse, créé à l'image et à la ressemblance de Dieu : le Christ n'a pas voulu imiter Adam dans son ambition d'être l'égal de Dieu, en écoutant la promesse trompeuse du Tentateur, et en courant ainsi à sa ruine. Le Christ, qui possède les traits de Dieu, a renoncé à être traité comme Dieu et il n'a pas revendiqué les honneurs dus à son rang : son droit le plus strict, selon l'ordre de la justice, aurait été de revendiquer une condition humaine glorieuse, telle qu'il la possédera après sa résurrection. Mais il n'a rien revendiqué. Pour le Christ, il ne s'agit pas de revendication mais de renoncement. Il a renoncé au rayonnement de la gloire divine, et il s'est volontairement anéanti, à l'inverse du premier homme qui avait voulu rivaliser avec Dieu. Au lieu de faire éclater dans son humanité sa gloire divine, il a pris la condition de l'esclave, du serviteur assujetti à toutes les limitations de la nature humaine, y compris la souffrance et la mort. Et si l'incarnation se présente comme le premier aspect de la kénose, l'obéissance jusqu'à la mort en sera la deuxième manifestation. Et c'est la raison pour laquelle Dieu élèvera souverainement celui qui s’est abaissé jusqu'au bout.

Pour Paul, qui est l'initiateur de la théologie de l'Eglise naissante, la question de l'identité de Jésus, Fils unique de Dieu, était une question primordiale. Sans le Christ, mort sur la croix et ressuscite d'entre les morts, la foi chrétienne devenait sans fondement. Sans la mort, la condition humaine n'est pas assumée jusqu'au bout, et ce qui n'est pas assumé ne peut pas être sauvé. Sans la résurrection du Christ, le salut ne serait pas donné par Dieu à tous les hommes, et il faudrait en revenir au régime de la Loi mosaïque.

Venu de la gloire, le Christ est retourné à la gloire ; mais parce qu’il est venu comme homme, comme serviteur il entraîne à sa suite dans la gloire tous les hommes qui acceptent de servir.

Le Christ, nouvel Adam

La lettre que Paul adresse aux Romains apparaît comme la plus importante, la plus théologique, et, de ce fait, la plus difficile à interpréter, au point d’avoir suscité de grandes divergences entre les grandes confessions chrétiennes, au moment de la Réforme. La traduction oecuménique de la Bible a contribué à un rapprochement entre les exégètes réformés et catholiques, quant à l'interprétation de cette lettre, mais la réflexion ne cesse de se poursuivre autour d'un texte qui établit un parallèle entre le Christ et Adam.

En lisant les premiers chapitres de la lettre aux Romains, on serait facilement tenté de dire que tout est dit du salut apporté en Jésus Christ. Après l'adresse et la prière de Paul (qui ne fait d'ailleurs que reprendre le style des lettres de l'époque : salut de l'expéditeur et invocation au dieu pour les lecteurs de la lettre), l'apôtre présente le péché des païens (1, 18-32), le jugement de Dieu et son choix d'Israël (2, 1-16), la désobéissance d'Israël (2, 17-29), qui est une forme de l'universalité de la désobéissance (3, 1-20), le salut offert par Dieu, sous forme de pure grâce, en raison de la foi (3, 21-31), cette foi qui a caractérisé Abraham (4, 1-23), cette foi qui doit caractériser tout chrétien (4, 24 - 25, 11), puisqu’il est pardonné, justifié, en un mot : sauvé. Toute l'histoire du salut est en quelque sorte résumée dans ces premiers chapitres. Et, il serait alors possible de se demander ce que Paul peut, à présent, annoncer de nouveau... De fait, il reprend l'histoire passée, mais en remontant au-delà d'Abraham., le père des croyants, et il établit alors un parallèle entre Adam et le Christ :

C'est pourquoi, comme par un seul homme le péché est entré dans le monde, et par le péché la mort, et qu'ainsi la mort s'est étendue sur tous les hommes, parce que tous ont péché,... car jusqu'à la loi le péché était dans le monde. Or, le péché n'est pas imputé, quand il n'y a point de loi. Cependant la mort a régné depuis Adam jusqu'à Moïse, même sur ceux qui n'avaient pas péché par une transgression semblable à celle d'Adam, lequel est la figure de celui qui devait venir. Mais il n'en est pas du don gratuit comme de l'offense ; car, si par l'offense d'un seul il en est beaucoup qui sont morts, à plus forte raison la grâce de Dieu et le don de la grâce venant d'un seul homme, Jésus-Christ, ont-ils été abondamment répandus sur beaucoup. Et il n'en est pas du don comme de ce qui est arrivé par un seul qui a péché; car c'est après une seule offense que le jugement est devenu condamnation, tandis que le don gratuit devient justification après plusieurs offenses. Si par l'offense d'un seul la mort a régné par lui seul, à plus forte raison ceux qui reçoivent l'abondance de la grâce et du don de la justice régneront-ils dans la vie par Jésus-Christ lui seul. Ainsi donc, comme par une seule offense la condamnation a atteint tous les hommes, de même par un seul acte de justice la justification qui donne la vie s'étend à tous les hommes. Car, comme par la désobéissance d'un seul homme beaucoup ont été rendus pécheurs, de même par l'obéissance d'un seul beaucoup seront rendus justes. (Ro. 5, 12-20).

La difficulté d'établir un parallèle strict entre Adam et Jésus Christ réside essentiellement dans la question du péché : cette question souligne la faille qui sépare Adam du Christ et qui empêche dès lors toute comparaison systématique entre eux. Dans son inachèvement même, le verset 12 souligne cette difficulté que Paul lui-même a ressentie : le « de même que... » n'a pas de correspondant dans cette phrase qui demeure incomplète. Ce qui peut être intéressant de releve1 c'est la relation que Paul établit entre « un » et « tous » : la portée de l'acte d'un seul est équivalente à celle de tous, ce qui tend à montrer qu'il y a une relation d'Adam à tous les pécheurs, relation semblable à celle du Christ à tous les justifiés. La mort apparaît comme une conséquence du péché : par un seul homme, le péché a trouvé l'accès au monde, et par le péché, la mort, et ainsi la mort a trouvé le passage à tous les hommes. Mais la mort apparaît ainsi comme l'indice manifestant que tous ont péché. Le rapport du seul Adam à tous les hommes se fait par le biais de la mort : la mort est le lot de tous les hommes, donc tous sont pécheurs. Le péché originel ne serait ainsi pas transmis dans l'acte de vie, mais il se révélerait plutôt dans l'acte de mort, et donc dans la maladie de la mort. Paul refuse de mettre au compte au seul Adam le péché, il préfère souligner qu'Adam a été l'occasion de l’entrée du péché dans le monde.

Après Adam, et jusqu'à la Loi de Moïse, le péché était dans le monde, puisque l'indice de la mort le souligne. Mais le péché ne pouvait pas être imputé directement aux hommes personnellement : ils n'en étaient pas directement responsables même s'ils en subissaient les effets. Le péché accomplissait simplement son œuvre de mort dans le monde. La conséquence du péché, c'est la mort, et celle-ci est à l’œuvre, même dans le cas de l'absence de Loi. La mort, dans la conception vétéro-testamentaire est la conséquence du péché, et même sa conséquence nécessaire. Après l'installation de la loi, l'homme pèche d'une transgression qui est comparable à celle d'Adam, et cela peut lui être imputé personnellement. C'est par la loi, en effet, que l'homme peut découvrir toute la distance qui le sépare de Dieu : avant la loi, il vivait encore sous le régime de l'ignorance. Et du fait même, ce qui pouvait être perçu comme une conséquence du péché peut être désormais perçu comme une conséquence de la Loi. La place de Moïse dams cette dynamique entre Adam et le Christ marque un tournant, qui permet à Paul de restaurer en quelque sorte sa comparaison. Moïse est celui par qui la révélation de Dieu s'est faite, il est celui qui a fait advenir au rang de l’universel l'interdit divin adressé à Adam, lequel peut réapparaître comme la figure, le type même de celui qui devait venir. Si la tentation de Paul a été de présenter un parallèle, il manifeste que fondamentalement celui qui l'intéresse n'est pas Adam, mais le Christ qui est premier, Le « type », c'est le Christ, alors qu'Adam est l'antitype, la prémisse défigurée de celui qui devait venir. Cependant, tant que le Christ n'était pas manifesté, Adam pouvait bien être la figure même de toute l'humanité... Ce qui se trouve affirmé au plus haut point, c'est que la solidarité des hommes dans le Christ relève de la même causalité que la solidarité qui était celle d'Adam, bien que les conséquences soient absolument différentes, ainsi que Paul va le montrer en analysant dans les versets suivants l'acte de l'un et de l'autre (v. 15), les suites des actes au niveau de la justice de Dieu (v. 16), les suites au niveau de l'homme (v. 17).

Afin de mieux comprendre toutes les implications de ces trois versets, il n'est peut-être pas inutile de faire appel à une traduction beaucoup plus littérale :

15/ Mais il n’y a pas un équilibre :

de même que l'acte fautant, de même l'acte gratifiant.

En effet, si par l'acte fautant d'un seul, la multitude est morte,

à plus forte raison la grâce de Dieu

et le don de la grâce, celle d'un seul homme, Jésus-Christ,

ont surabondé sur la multitude.

16/ Et il n'y a pas un équilibre :

de même que la suite de l'un ayant fauté, l'acte donnant.

L'acte de jugement, après un seul acte fautant

aboutit à un acte de jugement condamnant

l'acte gratifiant, après une multitude d'actes fautants,

aboutit à un acte de jugement justifiant.

17/ En effet, si par l'acte fautant d'un seul

la mort a régné à la suite de ce seul,

à plus forte raison ceux qui reçoivent la surabondance

de la grâce et du don de la justice

règneront-ils dans la vie, à la suite du seul Jésus-Christ.

La difficulté que l'on trouve dès les premiers mots du verset 15 vient du fait d'une ellipse. En réalité il faudrait dire : « mais non pas de même l'acte fautant, de même l'acte gratifiant ». En introduisant la notion d'équilibre, on peut saisir que Paul instaure une symétrie complètement antithétique entre les deux personnages, bien que le terme Adam ne réapparaisse plus désormais : Paul parle toujours de l'un et de l'un, et quand il précise c'est toujours du Christ qu'il s'agit. Cette asymétrie est encore soulignée dans la construction grammaticale, par le fait qu'Adam se trouve toujours dans la proposition conjonctive alors que ce qui est relatif au Christ est toujours dans la proposition principale. Et Paul insiste : il n'y a pas un équilibre entre les deux, il n'y a absolument aucune commune mesure entre l'un et l'autre. L'un conduit à la mort biologique, mais aussi sans doute à la mort éternelle, tandis que l'autre conduit à la vraie vie. Ce qui peut être encore mieux compris si on pose le verset 15 d'une manière schématique :

 

 

Mais il n'y a pas équilibre :

 

de même que l'acte fautant

 

 

en effet,

si par l'acte fautant

 

d'un seul

 

la multitude est morte

 

de même l'acte gratifiant

à plus forte raison

 

 

la grâce de Dieu

et le don de la grâce,

celle d'un seul homme,

Jésus-Christ

ont surabondé sur la multitude

 

Les deux actes sont analysés dans la distinction comparative : à l'acte fautant s'oppose l'acte gratifiant mais aussi la grâce de Dieu et le don dans la grâce, ce qui marque la différence des acteurs. L'acte fautant est le fait de l'homme seul, alors que l'acte gratifiant relève et de Dieu et de cet homme, Jésus-Christ. Les actes n'ont donc pas le même effet sur la multitude. Et s'il y a bien une similitude sur le plan formel et logique, il n'y en a aucune sur l'effet et le contenu, pas davantage que sur les conséquences que va analyser le verset suivant. Et cet aspect est souligné à dessein par l'emploi de termes relevant du vocabulaire juridique. La rigueur de la justice humaine se trouve en quelque sorte contrecarrée par la gratuité de la justice divine, à tel point qu'il semble qu'en toute logique le raisonnement de Paul est incohérent : une faute aboutit à la condamnation, et la multiplication de la faute entraîne la justification ! C'est qu'il y a, entre les deux moments, toute la distance qui sépare le refus du don, toute la distance qui sépare l'homme de Dieu, car, une fois de plus, le premier aspect relève de l'homme seul alors que le second relève de Dieu et de cet homme de grâce qu'est Jésus Christ. La justice de Dieu substitue le décret justifiant à un décret condamnant : la situation de l'homme vivant sous le régime de la gratuité du don de Dieu se trouve ainsi assurée.

La libération de la mort, conséquence nécessaire du péché, a été rendue possible par le Christ. D'où l'insistance de Paul : « à la suite du seul Jésus Christ », et plus précisément par sa propre mort et par son triomphe sur la mort. Par le Christ, Dieu a détruit notre mort ; c'est ce que Paul soulignera également au premier chapitre de sa deuxième lettre à Timothée :

N'aie donc point honte du témoignage à rendre à notre Seigneur, ni de moi son prisonnier. Mais souffre avec moi pour l'Évangile, par la puissance de Dieu qui nous a sauvés, et nous a adressé une sainte vocation, non à cause de nos oeuvres, mais selon son propre dessein, et selon la grâce qui nous a été donnée en Jésus-Christ avant les temps éternels, et qui a été manifestée maintenant par l'apparition de notre Sauveur Jésus-Christ, qui a détruit la mort et a mis en évidence la vie et l'immortalité par l'Évangile. (2 Tim. 1, 8-10).

Pour le croyant, la destruction de la mort est une réalité, dans une espérance fondée sur l'Evangile. Si l'on veut, la mort a dès maintenant perdu son aiguillon : le croyant a déjà la victoire sur la mort. Cette victoire, cette libération de la mort (certes non pas la mort biologique) consiste dans le passage de l'existence inauthentique que l'homme tient de sa génération naturelle, existence pécheresse qui était en réalité un état de mort, à une existence authentique qu'il reçoit au baptême, vie nouvelle qui participe à l'état du Christ ressuscité et appartient ainsi au monde à venir. Si tous les hommes meurent en Adam, tous recevront la vie dans le Christ, ce que Paul explique également dans sa première lettre aux Corinthiens, au chapitre 15 :

Or, si l'on prêche que Christ est ressuscité des morts, comment quelques-uns parmi vous disent-ils qu'il n'y a point de résurrection des morts ? S'il n'y a point de résurrection des morts, Christ non plus n'est pas ressuscité. Et si Christ n'est pas ressuscité, notre prédication est donc vaine, et votre foi aussi est vaine. Il se trouve même que nous sommes de faux témoins à l'égard de Dieu, puisque nous avons témoigné contre Dieu qu'il a ressuscité Christ, tandis qu'il ne l'aurait pas ressuscité, si les morts ne ressuscitent point. Car si les morts ne ressuscitent point, Christ non plus n'est pas ressuscité. Et si Christ n'est pas ressuscité, votre foi est vaine, vous êtes encore dans vos péchés, et par conséquent aussi ceux qui sont morts en Christ sont perdus. Si c'est dans cette vie seulement que nous espérons en Christ, nous sommes les plus malheureux de tous les hommes. Mais maintenant, Christ est ressuscité des morts, il est les prémices de ceux qui sont morts. Car, puisque la mort est venue par un homme, c'est aussi par un homme qu'est venue la résurrection des morts. Et comme tous meurent en Adam, de même aussi tous revivront en Christ, mais chacun en son rang. Christ comme prémices, puis ceux qui appartiennent à Christ, lors de son avènement. Ensuite viendra la fin, quand il remettra le royaume à celui qui est Dieu et Père, après avoir détruit toute domination, toute autorité et toute puissance. Car il faut qu'il règne jusqu'à ce qu'il ait mis tous les ennemis sous ses pieds. Le dernier ennemi qui sera détruit, c'est la mort. Dieu, en effet, a tout mis sous ses pieds. (1 Co. 15, 12-27).

La multitude a été constituée juste par la mort du Christ, mais cette justification s'exerce actuellement sous la forme de la promesse : elle est effectivement juste, cette multitude depuis l'acte d'obéissance du Christ, et, malgré tout, elle continue de vivre sous le régime de la transgression d'Adam, sous le régime des douleurs de l'enfantement, comme Paul le précise lui-même au chapitre 8 de sa lettre aux Romains :

J'estime que les souffrances du temps présent ne sauraient être comparées à la gloire à venir qui sera révélée pour nous. Aussi la création attend-elle avec un ardent désir la révélation des fils de Dieu. Car la création a été soumise à la vanité, non de son gré, mais à cause de celui qui l'y a soumise, avec l'espérance qu'elle aussi sera affranchie de la servitude de la corruption, pour avoir part à la liberté de la gloire des enfants de Dieu. Or, nous savons que, jusqu'à ce jour, la création tout entière soupire et souffre les douleurs de l'enfantement. Et ce n'est pas elle seulement; mais nous aussi, qui avons les prémices de l'Esprit, nous aussi nous soupirons en nous-mêmes, en attendant l'adoption, la rédemption de notre corps. Car c'est en espérance que nous sommes sauvés. Or, l'espérance qu'on voit n'est plus espérance : ce qu'on voit, peut-on l'espérer encore ? Mais si nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l'attendons avec persévérance. (Ro. 8, 18-25).

En comparant Jésus Christ à. Adam, Paul veut amener les croyants à une certitude : si le lecteur admet volontiers ce qui lui est connu, ce dont il est certain par son expérience personnelle, il peut être conduit « à plus forte raison » vers ce qu'il ne connaît pas encore, mais qui est l'objet de la certitude et de la foi de l'apôtre. L'expérience quotidienne affirme et reconnaît l'universalité du phénomène de la mort et des épreuves, qui sont le lot quotidien de l'humanité ; et cette mort biologique résulte du péché, selon la plus ancienne tradition juive. Si le salaire du péché, c'est la mort, Paul veut manifester aux croyants qu'un fait nouveau est intervenu dans l'histoire de cette humanité : Jésus-Christ. C'est sur lui que peut se fonder l'universalité du salut, ce dont Paul est assuré. Mais sa certitude n'est encore qu'une espérance, car la vie apportée en Jésus Christ ne se voit pas, alors que la vie biologique que l'homme tient de sa solidarité avec le premier homme est facilement perceptible. La vie apportée en Jésus-Christ n'en est qu'à son commencement, elle doit produire ses fruits dans la vie des chrétiens, mais ces fruits ne sont pas encore arrivés à maturité. Comment l'espérance est-elle une réalité ? L'espérance, au sens chrétien, cherche à discerner dans le présent tout ce qui est germe pour l'avenir ; elle n'est pas un espoir chimérique, mais la conviction que ce qui a été inauguré dans le Christ permet d'attendre la réalisation de son objet pour tous les hommes. C'est de cette manière que Paul établit une solidarité de tous les hommes dans le Christ, de la même manière que tous se reconnaissaient une solidarité avec le premier homme.

Tous les hommes sont pécheurs, en solidarité avec Adam. Et pourtant, le Christ est mort pour tous les hommes. Si cela est vrai, et Paul en est intimement convaincu, il est certain que Dieu va tout mettre en œuvre pour mener jusqu'au bout l’œuvre de salut qu'il a inaugurée en son Fils. Dieu a tant aimé le monde qu'il a donné son Fils, à plus forte raison va-t-il désormais réconcilier toute l'humanité avec lui, car s'il a aimé, il ne peut cesser d'aimer, il aime toujours. Puisqu'il a donné la preuve de son amour, dans la mort et dans la résurrection du Christ, il faudrait volontairement se rendre aveugle pour refuser l'espérance.

Si nous admettons facilement ce qui vient de l'homme, à plus forte raison devons-nous admettre ce qui vient de Dieu lui-même. Puisque nous admettons la solidarité qui vient du premier homme, à plus forte raison devons-nous admettre cette autre solidarité qui vient du seul homme véritable, Jésus-Christ, l'image parfaite du Père ; et puisqu'il a triomphé de la mort tous les hommes peuvent désormais triompher de la mort. L’œuvre que Dieu accomplit en Jésus Christ, l'homme véritable, est beaucoup plus riche que l’œuvre qui est accomplie uniquement des mains de l'homme, même s’il est le premier.

Si le refus la mort et le péché ont abondé, le don, la vie et la justice vont surabonder, puisqu’il s'agit de l’œuvre de Dieu en faveur de tous les hommes, qui sont devenus ses enfants dans le Fils unique.

Les grands centres christologiques de Paul

Le Christ, qui a saisi Paul sur le chemin de Damas, a totalement transformé la manière de vivre et de penser de celui qui était d’abord le persécuteur de l’Eglise. Et tout ce qu’il était auparavant, il l’a considéré comme rien en regard de ce qu'il a trouvé lors de sa conversion. C'est ce qu'il exprime au chapitre 3 de sa lettre aux Philippiens :

Moi aussi, cependant, j'aurais sujet de mettre ma confiance en la chair. Si quelque autre croit pouvoir se confier en la chair, je le puis bien davantage, moi, circoncis le huitième jour, de la race d'Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu né d'Hébreux; quant à la loi, pharisien; quant au zèle, persécuteur de l'Église; irréprochable, à l'égard de la justice de la loi. Mais ces choses qui étaient pour moi des gains, je les ai regardées comme une perte, à cause de Christ. Et même je regarde toutes choses comme une perte, à cause de l'excellence de la connaissance de Jésus-Christ mon Seigneur, pour lequel j'ai renoncé à tout, et je les regarde comme de la boue, afin de gagner Christ, et d'être trouvé en lui, non avec ma justice, celle qui vient de la loi, mais avec celle qui s'obtient par la foi en Christ, la justice qui vient de Dieu par la foi. (Phi. 3, 4-9).

Désormais, Jésus Christ sera le centre de son existence et de sa prédication. Paul trouve en lui la source de toute son inspiration : Jésus-Christ seul suffit, même s’il ne lui est pas nécessaire de faire correspondre sa conception du Christ avec l'existence du Jésus historique. Pour Paul, il suffit de savoir que Jésus est mort sur la croix et qu'il a été ressuscité par Dieu. Toute l'existence, toute l’œuvre de Jésus peut se comprendre à partir de cette seule affirmation. Paul ne cherche jamais à en revenir à un Jésus d'avant la résurrection : il ne peut connaître que le Christ vivant qui lui est apparu sur le chemin de Damas et qui est éternellement vivant et présent dans l'existence même de l'Eglise.

Pour Paul, élevé dans la plus pure tradition du judaïsme, la plus grande conversion a été de reconnaître en Jésus-Christ crucifié le Messie promis par les prophètes. L'attente messianique du peuple juif espérait un Messie victorieux et c’est sous les traits d'un Serviteur souffrant que le salut de Dieu a été apporté à tous les hommes. En proclamant un Messie crucifié, Paul se place d'emblée dans la dimension juive, mais il la dépasse immédiatement, en affirmant que le don même de Dieu n'est pas exactement celui qu'espérait le peuple juif au long de son histoire. Le don de Dieu échappe à toutes les attentes et à toutes les aspirations humaines, il est radicalement différent : c'est le paradoxe même de l'amour divin, et ce paradoxe s'est manifesté d'une manière éclatante dans le scandale de la croix, qui fait désormais la vie de Paul, comme il le dit, dans sa lettre aux Galates, au chapitre 2 :

Car, si je rebâtis les choses que j'ai détruites, je me constitue moi-même un transgresseur, car c'est par la loi que je suis mort à la loi, afin de vivre pour Dieu. J'ai été crucifié avec Christ ; et si je vis, ce n'est plus moi qui vis, c'est Christ qui vit en moi ; si je vis maintenant dans la chair, je vis dans la foi au Fils de Dieu, qui m'a aimé et qui s'est livré lui-même pour moi. Je ne rejette pas la grâce de Dieu ; car si la justice s'obtient par la loi, Christ est donc mort en vain. (Gal. 2, 18-21).

Ce que Paul a compris sur le chemin de Damas, c'est que le Christ ne cesse d'être un vivant à travers chacun de ses membres : « Je suis Jésus que tu persécutes ». Et cela se transforme ici en : « je vis, mais ce n'est plus moi, c'est Christ qui vit en moi ». La manifestation du Ressuscité à Paul sur ce chemin lui a manifesté à quel point les disciples étaient unis à leur maître, unis au point de participer activement à la vie du Christ. Et Paul estime ne pouvoir rien sans la grâce de Dieu : il doit toute son existence au Christ qui s'est révélé en lui (cf. le « dès le sein maternel »). Le Christ l'a aimé personnellement, il s'est livré pour lui et il vit en lui plus que lui-même. La certitude fondamentale de Paul, c'est qu'il partage la réalité même de la condition de Jésus, à tel point qu'il n'hésite pas à dire qu'il est crucifié avec le Christ pour vivre de sa vie. Et cette crucifixion avec le Christ, c'est précisément une mort causée par la Loi : la Loi conduit à la mort de la chair afin de vivre pour Dieu, et réciproquement sa vie présente dans la chair ne peut être vécue que dans la foi au Fils de Dieu. La mort du Christ obtient toute sa dimension si, avec lui, c'est la Loi qui est morte.

La croix de Jésus Christ domine la plus grande partie de l'enseignement de l'apôtre Paul : la croix, c'est le centre de son Evangile. Et Paul la décrit de telle façon que ses auditeurs ou ses lecteurs ont pratiquement devant les yeux l'image du Christ crucifié. En dehors de la croix, tout est superflu : c'est en reconnaissant que le Christ meurt pour le salut des hommes que nous sommes sauvés. C'est le Christ mort sur la croix et ressuscité d'entre les morts qui est la seule source du salut. Mais, par sa mort sur la croix, le Christ devient l'absent de l'histoire. Il ne nous est plus possible d'avoir de prise sur lui. Jésus appartient à un passé révolu qu'il est impossible de faire revivre. Mais c'est l'absence même de Jésus qui permet aux apôtres de prendre la parole : il n'est possible de parler que de ceux qui sont absents, il n'est possible que de parler de l'absent de notre histoire. C est précisément la disparition de Jésus-Christ qui permet de prendre la parole, d'effectuer la communication a son propos. La forme corporelle de Jésus Christ a disparu, mais un message s’y est substitué. C'est cela qui est particulièrement net dans les récits d'apparitions du Ressuscité, dans les synoptiques.

Aux Corinthiens, toujours en quête d’une fausse sagesse humaine, Paul n'a rien prêché d'autre que Jésus Christ et Jésus Christ crucifié, comme il l'exprime au chapitre 2 de sa première lettre aux Corinthiens :

Pour moi, frères, lorsque je suis allé chez vous, ce n'est pas avec une supériorité de langage ou de sagesse que je suis allé vous annoncer le témoignage de Dieu. Car je n'ai pas eu la pensée de savoir parmi vous autre chose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. Moi-même j'étais auprès de vous dans un état de faiblesse, de crainte, et de grand tremblement ; et ma parole et ma prédication ne reposaient pas sur les discours persuasifs de la sagesse, mais sur une démonstration d'Esprit et de puissance, afin que votre foi fût fondée, non sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu. (1 Co. 2, 1-5).

Dès le premier chapitre de cette même lettre, Paul reconnaissait que ce langage de la croix ne pouvait pas être compris par tous les hommes :

Car la prédication de la croix est une folie pour ceux qui périssent; mais pour nous qui sommes sauvés, elle est une puissance de Dieu. Aussi est-il écrit : Je détruirai la sagesse des sages, Et j'anéantirai l'intelligence des intelligents. Où est le sage ? où est le scribe ? où est le disputeur de ce siècle ? Dieu n'a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde ? Car puisque le monde, avec sa sagesse, n'a point connu Dieu dans la sagesse de Dieu, il a plu à Dieu de sauver les croyants par la folie de la prédication. Les Juifs demandent des miracles et les Grecs cherchent la sagesse : nous, nous prêchons Christ crucifié ; scandale pour les Juifs et folie pour les païens, mais puissance de Dieu et sagesse de Dieu pour ceux qui sont appelés, tant Juifs que Grecs. Car la folie de Dieu est plus sage que les hommes, et la faiblesse de Dieu est plus forte que les hommes. (1 Co. 1, 18-25).

Mais Paul sait très bien que ce qu'il considère comme la folie de Dieu est en fait le signe même de la sagesse cachée de Dieu, parce qu'il découvre la croix dans la lumière glorieuse de la résurrection. La croix, même si elle est le scandale de l'histoire des hommes, se dresse sur le monde comme le signe même du salut offert par Dieu en Jésus Christ, selon la miséricorde et la grâce. La croix n'est plus 1e signe de l'infamie quand on croit que Dieu a ressuscité Jésus d'entre les morts, elle devient le signe même de la fierté des croyants.

Aussi, dans la pensée de Paul, la croix et la résurrection sont-elles intimement liées, comme la faiblesse humaine manifestée dans celui qui meurt et comme la puissance de Dieu qui ressuscite celui qui était mort. La croix signifie alors la mort expiatoire tandis que la résurrection signifie l’ouverture de la vie divine.

De plus, la résurrection du Christ l'établit au rang du Seigneur, c'est-à-dire de Dieu lui-même. Cela était manifeste dans la célèbre hymne de la lettre aux Philippiens, et dans le même ordre d'idée dans la lettre aux Romains, au chapitre 14, on peut lire :

En effet, nul de nous ne vit pour lui-même, et nul ne meurt pour lui-même. Car si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur ; et si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Soit donc que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes au Seigneur. Car Christ est mort et il a vécu, afin de dominer sur les morts et sur les vivants. (Ro. 14, 7-9).

 

Le Christ est Seigneur, Seigneur du cosmos tout entier, qu'il est appelé à soumettre, comme le soulignait l'hymne de la lettre aux Philippiens, mais aussi le Seigneur personnel de Paul, qui n'hésite pas à l'appeler « mon Seigneur », mais aussi Seigneur de toute la communauté, comme Paul le souligne très souvent dans ses lettres : « Jésus-Christ, notre Seigneur », à qui les communautés d'origine païenne rendirent très vite un culte alors que les communautés d'origine juive préféraient d'abord attendre son retour, notamment dans des invocations comme la fameuse invocation : « Marana Tha ! ».

Pour Paul, c'est la volonté du Seigneur qui détermine la vie de la communauté, comme la vie de chacun des membres de cette communauté. Et dans tous les cas qui exigent une intervention rapide, l'apôtre fait souvent appel à la volonté du Seigneur. C'est ainsi que dans les cas douteux de la communauté de Corinthe, Paul parle parfois en son nom, mais aussi parfois au nom du Seigneur, pour imposer une ligne de conduite, ainsi dans la question du mariage, dans la première lettre aux Corinthiens , au chapitre 7 :

A ceux qui ne sont pas mariés et aux veuves, je dis qu'il leur est bon de rester comme moi. Mais s'ils manquent de continence, qu'ils se marient ; car il vaut mieux se marier que de brûler. A ceux qui sont mariés, j'ordonne, non pas moi, mais le Seigneur, que la femme ne se sépare point de son mari (si elle est séparée, qu'elle demeure sans se marier ou qu'elle se réconcilie avec son mari), et que le mari ne répudie point sa femme. (1 Co. 7, 8-12).

Quand il n'a pas de consigne émanant du Seigneur lui-même, Paul fait connaître sa propre opinion. Mais c'est toujours l'enseignement du Christ qui prédomine sur le simple avis de Paul.

Dans chaque parole du Jésus terrestre, à laquelle il se réfère, Paul affirme nettement que cette parole garde toujours son actualité pour la vie présente de la communauté : la tradition de l'Eglise primitive trouve ainsi toute son autorité, toute sa force dans la garantie qui lui est accordée par le Ressuscité. Dans sa manière de présenter le Seigneur, Paul relie toujours le Ressuscité au Seigneur qui viendra dans la gloire : le salut présent ne connaîtra son plein achèvement, son plein épanouissement que lors de la venue du Christ en gloire.

Le Seigneur est lié à la communauté comme la tête est liée au corps. Et c'est dans la christologie de Paul que prend racine son ecclésiologie.

 

 

 

 

 

 

L’Eglise pour saint Paul

Dans la Bible grecque, dite des Septante, le terme ekklésia désigne l'ensemble du peuple juif réuni pour la prière. Pour Paul, ce même terme désigne uniquement les chrétiens, en commençant par la communauté des disciples de Jérusalem, l'Eglise-mère, puis en continuant par les différentes communautés locales. Ce n'est que dans les lettres dites de captivité, qu'il prendra ce terme dans le sens de l'Eglise universelle.

L’Eglise, Corps du Christ

La communauté des disciples implique une participation effective à la vie du Christ : tout le peuple participe à cette vie dans le Christ. C'est une multitude qui se trouve ainsi greffée sur le Christ lui-même. Et la communauté avec le Christ conduit et implique une communauté de vie avec tous ceux qui participent à la vie du Seigneur. Cette grande idée de Paul se trouve ainsi exprimée au chapitre 12 de la lettre aux Romains :

Car, comme nous avons plusieurs membres dans un seul corps, et que tous les membres n'ont pas la même fonction, ainsi, nous qui sommes plusieurs, nous formons un seul corps en Christ, et nous sommes tous membres les uns des autres. (Ro. 12, 4-5).

Cette réalité du Corps qui est ainsi constitué par les chrétiens n'est pas une métaphore, une image, c'est, selon Paul, une réalité ontologique, même si elle n'est pas physique, même si elle n'est pas visible. Déjà, le livre de Jérémie présentait le Peuple de Dieu comme une personne à qui Dieu s'adressait comme à une fiancée, comme à sa bien aimée :

En ce temps-là, dit Yahvé, Je serai le Dieu de toutes les familles d'Israël, Et ils seront mon peuple. Ainsi parle Yahvé : Il a trouvé grâce dans le désert, Le peuple de ceux qui ont échappé au glaive ; Israël marche vers son lieu de repos. De loin Yahvé se montre à moi : Je t'aime d'un amour éternel ; C'est pourquoi je te conserve ma bonté. Je te rétablirai encore, et tu seras rétablie, Vierge d'Israël ! (Jér. 31 l-4).

Le terme même d'ekklésia qui indique la communauté rassemblée convoquée par un appel de Dieu traduit le terme hébreu « qahal », convocation. L'Eglise, c'est la convocation du nouvel Israël.

De cette manière, Paul se situe dans la droite ligne des textes de l'Ancien Testament, dont il se trouve l'héritier. En effet, toute la Bible peut être considérée comme le grand roman d'amour de Dieu et de son peuple, avec qui il a fait une alliance comparable à l'alliance nuptiale. Les traditions mystiques, aussi bien juives que chrétiennes, ont toujours considéré le Cantique des cantiques comme le livre qui exprime le secret de toute l’Ecriture sainte, celui qui indique explicitement l'amour de Dieu pour son épouse. C'est aussi dans la tradition prophétique du livre d'Ezéchiel qu'il serait possible d'inscrire la pensée de Paul :

Je te jurai fidélité, je fis alliance avec toi, dit le Seigneur, Yahvé, et tu fus à moi. Je te lavai dans l'eau, je fis disparaître le sang qui était sur toi, et je t'oignis avec de l'huile. Je te donnai des vêtements brodés, et une chaussure de peaux teintes en bleu ; je te ceignis de fin lin, et je te couvris de soie. Je te parai d'ornements je mis des bracelets à tes mains, un collier à ton cou, je mis un anneau à ton nez, des pendants à tes oreilles, et une couronne magnifique sur ta tête. Ainsi tu fus parée d'or et d'argent, et tu fus vêtue de fin lin, de soie et d'étoffes brodées. La fleur de farine, le miel et l'huile, furent ta nourriture. Tu étais d'une beauté accomplie, digne de la royauté. Et ta renommée se répandit parmi les nations, à cause de ta beauté ; car elle était parfaite, grâce à l'éclat dont je t'avais ornée, dit le Seigneur, Yahvé. (Ez. 16, 9-14)

En effet, la lettre aux Ephésiens, au chapitre 5, reprend les mêmes thèmes de la préparation nuptiale :

Femmes, soyez soumises à vos maris, comme au Seigneur ; car le mari est le chef de la femme, comme Christ est le chef de l'Église, qui est son corps, et dont il est le Sauveur. Or, de même que l'Église est soumise à Christ, les femmes aussi doivent l'être à leurs maris en toutes choses. Maris, aimez vos femmes, comme Christ a aimé l'Église, et s'est livré lui-même pour elle, afin de la sanctifier par la parole, après l'avoir purifiée par le baptême d'eau, afin de faire paraître devant lui cette Église glorieuse, sans tache, ni ride, ni rien de semblable, mais sainte et irrépréhensible. C'est ainsi que les maris doivent aimer leurs femmes comme leurs propres corps. Celui qui aime sa femme s'aime lui-même. Car jamais personne n'a haï sa propre chair; mais il la nourrit et en prend soin, comme Christ le fait pour l'Église, parce que nous sommes membres de son corps. C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, et s'attachera à sa femme, et les deux deviendront une seule chair. Ce mystère est grand; je dis cela par rapport à Christ et à l'Église. Du reste, que chacun de vous aime sa femme comme lui-même, et que la femme respecte son mari. (Eph. 5, 22-32).

Tout au long de ce texte, Paul pense que le Christ et l'Eglise ont l'un à l'égard de l'autre le statut d'époux et d'épouse transposant ainsi au nouveau peuple de Dieu les thèmes classiques de l'Ancien Testament. Mais bien qu'il utilise ce thème des épousailles, il ne dit pas explicitement, comme il peut le faire par ailleurs, que le Christ est époux et que l'Eglise est épouse. En revanche, il qualifie le Christ de chef (tête) et l'Eglise de corps. Saint Paul applique ainsi à l'Eglise une manière, déjà courante dans l'antiquité, de parler : un groupe humain est considéré comme un corps. Le groupe « Eglise » se caractérise par l'influence du Christ et par l'appartenance au Christ; et en ce sens, l'Eglise mérite bien ce nom de corps du Christ. Et pour appuyer ses considérations, il cite un verset du livre de la Genèse, en précisant : « Ce mystère est grand : je déclare qu'il concerne le Christ et l'Eglise ». Paul semble voir dans le couple Christ-Eglise, en quelque sorte, l'image du couple primitif, le type de tout mariage humain. Le terme « mystère », chez saint Paul, signifie une réalité cachée, un secret que seule une révélation peut dévoiler ; en fait. il s'agit presque toujours d'une réalité qui appartient au dessein éternel de Dieu et que Dieu seul peut faire connaître. Dans le cas présent, le mystère recouvre le sens figuratif du couple d'Adam et Eve. Dans le dessein de Dieu, ce couple primitif symbolise et prépare l'union du Christ et de l'Eglise qui réalise dans la pleine vérité l'union du premier homme et de la première femme. En créant l'homme et la femme, Dieu a commencé a réaliser son dessein qu'il réaliserait définitivement et manifesterait tout son sens dans l'union du Christ et de l'Eglise.

Paul rappelle les aspects fondamentaux de l'activité du Christ en faveur de son Eglise : la purification et la sollicitude constante. Le Christ a voulu pour lui un corps, une épouse, sainte et immaculée, et, pour cela, il l'a purifiée dans un bain de purification « avec l'eau qui lave et cela par la parole », et pour réaliser ce bain, il est mort pour elle.

On trouve ici les éléments essentiels de la doctrine de la rédemption et de la sanctification : le bain d'eau qu'une parole accompagne représente le baptême, bien que Paul n'explique pas ici le lien du baptême avec la mort de Jésus. Mais l'activité du Christ pour son Eglise ne s'achève pas dans le baptême : il veille à la croissance de son Corps, ainsi que Paul le disait déjà au chapitre 4 de cette même lettre aux Ephésiens :

afin que nous ne soyons plus des enfants, flottants et emportés à tout vent de doctrine, par la tromperie des hommes, par leur ruse dans les moyens de séduction, mais que, professant la vérité dans la charité, nous croissions à tous égards en celui qui est le chef, Christ. C'est de lui, et grâce à tous les liens de son assistance, que tout le corps, bien coordonné et formant un solide assemblage, tire son accroissement selon la force qui convient à chacune de ses parties, et s'édifie lui-même dans la charité. (Eph. 4, 14-16).

L'Eglise, quant à elle, se soumet à son chef, mais cette soumission n'a rien de servile, si l'on considère l'attitude du Christ vis-à-vis d'elle : l'Eglise se sait aimée de son chef, et bien plus encore qu'elle ne peut l'aimer. Sa soumission se traduit alors par un abandon confiant de celle qui est la bien-aimée et par la fidélité de son amour pour son bien-aimé. De la sorte, le rapport d'autorité n'est ni dur ni avilissant : l'Eglise vit sa relation au Christ dans la liberté caractéristique de l'amour.

Mais, Paul découvre aussi que le Corps du Christ se trouve encore dans un état d'inachèvement, il va même un peu plus loin, dans sa lettre aux Colossiens, au chapitre premier, en affirmant qu'il complète ce qu'il manque à la Passion du Christ pour son Corps qui est l’Eglise :

Je me réjouis maintenant dans mes souffrances pour vous ; et ce qui manque aux souffrances de Christ, je l'achève en ma chair, pour son corps, qui est l'Église. C'est d'elle que j'ai été fait ministre, selon la charge que Dieu m'a donnée auprès de vous, afin que j'annonçasse pleinement la parole de Dieu, le mystère caché de tout temps et dans tous les âges, mais révélé maintenant à ses saints, à qui Dieu a voulu faire connaître quelle est la glorieuse richesse de ce mystère parmi les païens, savoir: Christ en vous, l'espérance de la gloire. C'est lui que nous annonçons, exhortant tout homme, et instruisant tout homme en toute sagesse, afin de présenter à Dieu tout homme, devenu parfait en Christ. C'est à quoi je travaille, en combattant avec sa force, qui agit puissamment en moi. (Col. 1, 24-29).

Il introduit ici le thème de la participation des chrétiens aux souffrances du Christ qui sont incomplètes. Mais rien dans le contexte, ni même dans l'ensemble de la théologie de Paul ne permet d'interpréter ces souffrances et ces détresses du Christ au sens des souffrances historiques de sa passion : la mort du Christ a été pleinement efficace, comme Paul l'affirme d'ailleurs fréquemment. Il s'agit plutôt des épreuves du Christ au sens de la personnalité corporative, aussi bien en tant que Paul vit dans le Christ et que le Christ vit en lui, qu'en tant que l'Eglise vit dans le Christ et que le Christ vit en elle. Les souffrances que les uns et les autres endurent sont des signes qui témoignent de la puissance de Dieu : le Christ continue de souffrir en Paul et dans l'Eglise, comme il a souffert historiquement pour établir l'Eglise. Il faut encore revenir ici sur le sens de l'expression « pour son Corps qui est l'Eglise ». puisque le corps est l'homme lui-même, tout en se distinguant de lui, les chrétiens, qui forment un seul corps (au sens de la personnalité corporative), sont le Christ en tant que corps. Et continuant le Christ par ses souffrances Paul le continue également par la prédication de l’Evangile, puisqu’il est devenu le serviteur de la Parole auprès des hommes, et particulièrement auprès des païens. Sa fonction principale est de faire connaître le « mystère » de Dieu, le dessein caché de sa volonté. Et ce « mystère », c'est le Christ lui-même, le mystère du Corps du Christ, qui inclut aussi bien les païens que les juifs, et la pleine réalisation de l'univers, ainsi que Paul l'exprime lui-même au premier chapitre de sa lettre aux Ephésiens :

nous faisant connaître le mystère de sa volonté, selon le bienveillant dessein qu'il avait formé en lui-même, pour le mettre à exécution lorsque les temps seraient accomplis, de réunir toutes choses en Christ, celles qui sont dans les cieux et celles qui sont sur la terre. (Eph. 1, 9-10)

La révélation du mystère du Christ ne peut se faire que dans la prédication évangélique, qui ne peut pas être totalement épuisée par une connaissance humaine, rationnelle, mais qui peut être révélée par la grâce de Dieu. Et c'est précisément le dessein de Dieu que son peuple connaisse toutes les merveilles de ce mystère. Paul et tous les prédicateurs de l'Evangile ne font rien d'autre que ne faire resplendir la gloire du mystère que Dieu a daigné révéler en son Fils. De plus, il faut remarquer que la communauté des souffrances avec le Christ obtient de Dieu la communauté des mérites du Christ. C'est ce que le Symbole des apôtres et toute la tradition théologique ultérieure appellent la « communion des saints » qui construit le corps mystique du Christ. Cette communion se réalise d'abord par la prière, ainsi qu'en témoignent de nombreux extraits des lettres de Paul, par exemple en Ephésiens :

C'est pourquoi moi aussi, ayant entendu parler de votre foi au Seigneur Jésus et de votre charité pour tous les saints, je ne cesse de rendre grâces pour vous, faisant mention de vous dans mes prières, afin que le Dieu de notre Seigneur Jésus-Christ, le Père de gloire, vous donne un esprit de sagesse et de révélation, dans sa connaissance, et qu'il illumine les yeux de votre cœur, pour que vous sachiez quelle est l'espérance qui s'attache à son appel, quelle est la richesse de la gloire de son héritage qu'il réserve aux saints… (Eph. 1, 15-18)

Faites en tout temps par l'Esprit toutes sortes de prières et de supplications. Veillez à cela avec une entière persévérance, et priez pour tous les saints. Priez pour moi, afin qu'il me soit donné, quand j'ouvre la bouche, de faire connaître hardiment et librement le mystère de l'Évangile, pour lequel je suis ambassadeur dans les chaînes, et que j'en parle avec assurance comme je dois en parler. (Eph. 6, 18-20).

Persévérez dans la prière, veillez-y avec actions de grâces. Priez en même temps pour nous, afin que Dieu nous ouvre une porte pour la parole, en sorte que je puisse annoncer le mystère de Christ, pour lequel je suis dans les chaînes, et le faire connaître comme je dois en parler. (Col. 4, 2-4).

Je vous exhorte, frères, par notre Seigneur Jésus-Christ et par l'amour de l'Esprit, à combattre avec moi, en adressant à Dieu des prières en ma faveur, afin que je sois délivré des incrédules de la Judée, et que les dons que je porte à Jérusalem soient agréés des saints… (Ro. 15, 30-31).

Mais cette communauté me se traduit pas seulement dans la prière, elle s'effectue dans des actes, notamment ceux de l'aumône. Dans sa première lettre aux Corinthiens, Paul donne lui-même des indications pour que se fasse la collecte en faveur de l'Eglise de Jérusalem :

Pour ce qui concerne la collecte en faveur des saints, agissez, vous aussi, comme je l'ai ordonné aux Églises de la Galatie. Que chacun de vous, le premier jour de la semaine, mette à part chez lui ce qu'il pourra, selon sa prospérité, afin qu'on n'attende pas mon arrivée pour recueillir les dons. Et quand je serai venu, j'enverrai avec des lettres, pour porter vos libéralités à Jérusalem, les personnes que vous aurez approuvées. Si la chose mérite que j'y aille moi-même, elles feront le voyage avec moi. (1 Co. 16, 1-4).

Et, dans sa lettre aux Romains, au chapitre 15, en manifestant des projets de voyage, Paul souligne qu'il doit d'abord aller à Jérusalem porter le fruit de la collecte organisée par les Eglises :

C'est ce qui m'a souvent empêché d'aller vers vous. Mais maintenant, n'ayant plus rien qui me retienne dans ces contrées, et ayant depuis plusieurs années le désir d'aller vers vous, j'espère vous voir en passant, quand je me rendrai en Espagne, et y être accompagné par vous, après que j'aurai satisfait en partie mon désir de me trouver chez vous. Présentement je vais à Jérusalem, pour le service des saints. Car la Macédoine et l'Achaïe ont bien voulu s'imposer une contribution en faveur des pauvres parmi les saints de Jérusalem. Elles l'ont bien voulu, et elles le leur devaient ; car si les païens ont eu part à leurs avantages spirituels, ils doivent aussi les assister dans les choses temporelles. Dès que j'aurai terminé cette affaire et que je leur aurai remis ces dons, je partirai pour l'Espagne et passerai chez vous. Je sais qu'en allant vers vous, c'est avec une pleine bénédiction de Christ que j'irai. (Ro. 15, 24-29).

Si la solidarité s'exerce au niveau spirituel, elle doit aussi se traduire dans les faits. C'est ainsi que peut s'édifier le Corps du Christ, dans la charité. Mais si la solidarité peut exister dans le bien, elle existe aussi dans le mal : les membres malsains d'une communauté, d'un corps constitué font souffrir les autres membres. C'est principalement dams sa première lettre aux Corinthiens, au chapitre 12, que Paul exprime le plus clairement sa comparaison de l'Eglise avec le corps humain, en soulignant que le pluralisme n'empêche absolument pas l'unité.

Car, comme le corps est un et a plusieurs membres, et comme tous les membres du corps, malgré leur nombre, ne forment qu'un seul corps, ainsi en est-il de Christ. Nous avons tous, en effet, été baptisés dans un seul Esprit, pour former un seul corps, soit Juifs, soit Grecs, soit esclaves, soit libres, et nous avons tous été abreuvés d'un seul Esprit. Ainsi le corps n'est pas un seul membre, mais il est formé de plusieurs membres. Si le pied disait : Parce que je ne suis pas une main, je ne suis pas du corps, ne serait-il pas du corps pour cela ? Et si l'oreille disait : Parce que je ne suis pas un oeil, je ne suis pas du corps, ne serait-elle pas du corps pour cela ? Si tout le corps était oeil, où serait l'ouïe ? S'il était tout ouïe, où serait l'odorat ? Maintenant Dieu a placé chacun des membres dans le corps comme il a voulu. Si tous étaient un seul membre, où serait le corps ? Maintenant donc il y a plusieurs membres, et un seul corps. L’œil ne peut pas dire à la main : Je n'ai pas besoin de toi ; ni la tête dire aux pieds : Je n'ai pas besoin de vous. Mais bien plutôt, les membres du corps qui paraissent être les plus faibles sont nécessaires ; et ceux que nous estimons être les moins honorables du corps, nous les entourons d'un plus grand honneur. Ainsi nos membres les moins honnêtes reçoivent le plus d'honneur, tandis que ceux qui sont honnêtes n'en ont pas besoin. Dieu a disposé le corps de manière à donner plus d'honneur à ce qui en manquait, afin qu'il n'y ait pas de division dans le corps, mais que les membres aient également soin les uns des autres. Et si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui ; si un membre est honoré, tous les membres se réjouissent avec lui. Vous êtes le corps de Christ, et vous êtes ses membres, chacun pour sa part. (1 Co. 12, 12-27).

Il faut dire que la communauté de Corinthe avait chaleureusement accueilli la prédication évangélique, en découvrant le jaillissement spontané de l'Esprit-Saint et la totale liberté qu'il était possible de vivre en Jésus-Christ. Mais ce succès commence à poser des problèmes au sein de l'Eglise. Chacun des nouveaux convertis s'en va de son coté, en se réclamant de tel ou tel apôtre, et tout le monde s’imagine avoir l'Esprit de Dieu. Et c est le désordre et la discorde en tous les domaines. Il n'y a plus de vie communautaire possible, et le témoignage a Jésus-Christ se révèle totalement inexistant. Paul est inquiet, la situation de l'Eglise à Corinthe est un de ses soucis principaux, mais il est animé d'une certitude : la liberté totale des chrétiens n'est pas incompatible avec l'unité qui doit régner dans l'Eglise. Le Christ ne peut être divisé.

Dans le corps humain, la pluralité des membres n'empêche pas l'unité de l’ensemble, et les membres ne peuvent pas se soustraire a l'unité qu'ils partagent les uns avec les autres : ils appartiennent tous au même corps. Et inversement, le corps humain n'existe que dans la diversité de ses membres. Le pluralisme et l'unité à l'intérieur du corps apparaissent liés, et cela représente la volonté de Dieu lui-même : aucun membre ne peut être rejeté, car chacun joue un rôle spécifique. Et quand un membre souffre, c'est tout le corps qui souffre avec lui : dans la communauté constituée par les membres, tout ce qui arrive à l’un se répercute immédiatement à l'ensemble. Le premier terme de la comparaison se trouve ainsi, posé clairement, le second le sera très succinctement : « Vous êtes le corps du Christ, et vous êtes ses membres, chacun pour sa part ». Paul n’a pas besoin de s'attarder davantage : il suffit à son lecteur de reprendre tous les termes de la comparaison du corps pour comprendre immédiatement ce que l'apôtre entend faire saisir au moyen de cette comparaison : que chacun reste donc à la place que Dieu lui a réservée, car Dieu n'est pas un Dieu de désordre, mais de paix. Le pluralisme ne peut être une prétexte suffisant pour justifier le désordre ; la visée commune doit être le bien de l'ensemble, pour que puisse s'édifier, se construire, le corps de l'Eglise dans l'amour, qui est la voie qui surpasse toutes les voies, ainsi que Paul l'expliquera au chapitre 13 de cette même lettre aux Corinthiens.

Le Temple de l’Esprit

Le Corps du Christ est également qualifié de Temple de l'Esprit-Saint. Et Paul utilise ensemble les deux images du corps et de l'édifice pour signifier l'Eglise. C'est dans la lettre aux Ephésiens particulièrement que ces deux images se retrouvent, ainsi au chapitre 2 d'une part et au chapitre 4 d'autre part :

Il est venu annoncer la paix à vous qui étiez loin, et la paix à ceux qui étaient près ; car par lui nous avons les uns et les autres accès auprès du Père, dans un même Esprit. Ainsi donc, vous n'êtes plus des étrangers, ni des gens du dehors ; mais vous êtes concitoyens des saints, gens de la maison de Dieu. Vous avez été édifiés sur le fondement des apôtres et des prophètes, Jésus-Christ lui-même étant la pierre angulaire. En lui tout l'édifice, bien coordonné, s'élève pour être un temple saint dans le Seigneur. En lui vous êtes aussi édifiés pour être une habitation de Dieu en Esprit. (Eph. 2, 17-22).

afin que nous ne soyons plus des enfants, flottants et emportés à tout vent de doctrine, par la tromperie des hommes, par leur ruse dans les moyens de séduction, mais que, professant la vérité dans la charité, nous croissions à tous égards en celui qui est le chef, Christ. C'est de lui, et grâce à tous les liens de son assistance, que tout le corps, bien coordonné et formant un solide assemblage, tire son accroissement selon la force qui convient à chacune de ses parties, et s'édifie lui-même dans la charité. (Eph. 4, 14-16)

L'Esprit habite en plénitude dans le Christ, et il habite également l'Eglise, qui est le Corps du Christ : c'est au Christ, et non à l'Esprit, que les chrétiens, en tant que membres du Corps, sont identifiés par la grâce de Dieu. Il n'y a pas de corps de l'Esprit, même si le Christ vit dans son Eglise par l'action de l'Esprit, même si l'Esprit habite en nous. L'inhabitation de l'Esprit-Saint en nous est une doctrine constante chez Paul, et elle se trouve particulièrement exprimée dams la lettre aux Romains, au chapitre 8 :

Or ceux qui vivent selon la chair ne sauraient plaire à Dieu. Pour vous, vous ne vivez pas selon la chair, mais selon l'esprit, si du moins l'Esprit de Dieu habite en vous. Si quelqu'un n'a pas l'Esprit de Christ, il ne lui appartient pas. Et si Christ est en vous, le corps, il est vrai, est mort à cause du péché, mais l'esprit est vie à cause de la justice. Et si l'Esprit de celui qui a ressuscité Jésus d'entre les morts habite en vous, celui qui a ressuscité Christ d'entre les morts rendra aussi la vie à vos corps mortels par son Esprit qui habite en vous. Ainsi donc, frères, nous ne sommes point redevables à la chair, pour vivre selon la chair. Si vous vivez selon la chair, vous mourrez ; mais si par l'Esprit vous faites mourir les actions du corps, vous vivrez (Ro. 8, 8-13).

Paul fait une distinction classique chez lui, celle de la chair et de l'esprit : la chair s'oppose à l'esprit et l'esprit s'oppose à la chair. La chair, c'est le monde humain marqué par le péché, soumis à la loi de la mort. L'esprit, c'est le monde divin dans lequel la nouvelle humanité se trouve assumée, le monde spirituel qui a été engendré dans la résurrection de Jésus. L'homme sous l'empire de la chair se cherche lui-même et ne trouve rien d'autre que la mort ; l'homme spirituel, porté par l'Esprit, est mené à la paix et à la vie. Laissés à nous-mêmes, nous ne pouvons que rester dans le péché, puisque nous sommes charnels, mais Dieu prend pitié de nous, il nous sauve dans son Fils Jésus. Il nous transfère du monde de la chair au monde de l'Esprit, il nous communique son Esprit qui vit réellement en nous : nous sommes de la famille de Dieu. Nous sommes chrétiens, ou plus exactement, nous le devenons, nous sommes en train de le devenir, puisque c'est actuellement que nous vivons le mystère de notre rédemption : nous sommes assimilés progressivement au Christ, qui prend de plus en plus possession de nous-mêmes. Nous vivons encore la vie terrestre, et, de ce fait, nous sommes marqués par le péché, nous sommes donc conduits nécessairement à la mort : tout ce qui est péché en nous doit être englouti dans la mort pour que puisse vivre l'homme nouveau, l'homme sous l'empire de l'Esprit. Mais déjà l'Esprit s’est emparé de nous et nous participons déjà à sa vie. En reprenant méthodiquement ce court texte, il serait possible de dire :

nous sommes dans l'Esprit,

car l'Esprit de Dieu et le Christ sont en nous (v. 9)

puisque le Christ est en nous,

nous sommes morts au péché et vivants pour la justice (v. 10)

puisque l'Esprit est en nous,

nous recevrons la vie par cet Esprit (v. 11)

en conséquence, nous sommes débiteurs

non envers la chair, mais envers l'Esprit (vv. 12-13).

L'Esprit de Dieu est en nous, : celui qui appartient au Christ possède son Esprit et grâce à lui , il existe dans l'Esprit. Pour appartenir au Christ et le considérer comme Seigneur, il faut avoir l'Esprit, et, réciproquement, quiconque a l'Esprit appartient par le fait même au Seigneur Jésus Christ. Et puisque l'Esprit habite pleinement Jésus Christ, et que l'Eglise constitue le corps mystique du Seigneur, l'Esprit habite en nous, comme il habite en Jésus, le vrai Temple de Dieu. Mais avant que n'intervienne l'Esprit, l'homme habite dans le péché. Celui-ci domine toute l'existence de l'homme : l'homme vit alors selon la chair, cette demeure du péché, qui est l'anti-temple de Dieu. Mais l'installation de l'Esprit chasse le, péché qui n'exerce plus son influence dominatrice. Le chrétien est ainsi sauvé par l'Esprit qui le sanctifie et qui en fait son Temple. Et cela se fait dans l'identification au Christ, lui qui est à la fois mort et vivant. Crucifié, le Christ est mort au péché, sa chair semblable à la chair de péché a été détruite ; ressuscité, il vit dans la sainteté divine. L'identification de l'homme au Christ le place également dans ce double état : d'une part il est crucifié avec lui et donc il est mort au péché, et d'autre part il est vivant avec lui parce qu'il possède son Esprit, qui fait naître à la vie nouvelle de la justice, c'est-à-dire à la sainteté qui fait produire des oeuvres agréables à Dieu. Ce n'est donc plus le péché qui règne en l'homme pour le pousser au mal, mais e'est l'Esprit qui pousse l'homme vers une conduite juste et bonne. Le chrétien apparaît alors comme un homme nouveau qui vit de l'Esprit Saint, dès aujourd'hui mais bientôt pleinement. Comme la mort du Christ, la mort du chrétien est déjà transfigurée : elle semble être une fin et une destruction, alors qu'elle est en fait résurrection et vie nouvelle.

Ce que les chrétiens sont, ils le sont en devenir : ils sont en train de vivre le mystère de leur salut. Ce sont des hommes qui doivent assumer à chaque instant leur condition humaine, et, en tant que membres du Christ, ils deviennent chrétiens dans la mesure où ils meurent et ressuscitent à chaque instant avec le Christ. L'Esprit Saint leur est donné, mais encore faut-il qu'ils l'acceptent et lui permettent de les renouveler tous les jours à nouveau.

En somme, pour reprendre une autre idée de Paul, l'Esprit en nous constitue les arrhes de la promesse qui nous est faite de devenir enfants de Dieu, et même bien plus que des arrhes, un levain qui déjà nous constitue comme tels dans un corps nouveau, un corps pneumatique, spirituel. Nous participons à la vie de l'Esprit. Ce terme de participation a l'Esprit Saint traduit le terme grec de koinonia, qui indique un contact soit avec une personne soit avec des réalités : c'est la communauté. Nous sommes appelés à la communauté avec le Fils de Dieu, ainsi que l'indique la salutation de la première lettre aux Corinthiens :

Dieu est fidèle, lui qui vous a appelés à la communion de son Fils, Jésus-Christ notre Seigneur (1 Co. 1, 9).

Nous sommes appelés à communier à ses souffrances, comme le dit Paul dans sa lettre aux Philippiens, au chapitre 3 :

afin de connaître Christ, et la puissance de sa résurrection, et la communion de ses souffrances, en devenant conforme à lui dans sa mort (Phi. 3, 10).

Nous communions à son corps et à son sang lors de l’eucharistie, ainsi que Paul le rappelle dans sa première lettre aux Corinthiens, au chapitre 10 :

La coupe de bénédiction que nous bénissons, n'est-elle pas la communion au sang de Christ ? Le pain que nous rompons, n'est-il pas la communion au corps de Christ ? Puisqu'il y a un seul pain, nous qui sommes plusieurs, nous formons un seul corps ; car nous participons tous à un même pain (1 Co. 10, 16-17).

C'est de la même manière que Paul entrevoit la participation des chrétiens dans l'Esprit-Saint ; il salue les Corinthiens en ces termes, dans sa deuxième lettre aux Corinthiens, au chapitre 13 :

Que la grâce du Seigneur Jésus-Christ, l'amour de Dieu, et la communication du Saint-Esprit, soient avec vous tous ! (2 Co. 13, 13).

formule qui peut être d'origine liturgique, mais qui est la plus trinitaire de toutes les formules de salutation du Nouveau Testament, puisque le sens personnel de l'Esprit s'impose nettement, alors que très souvent l’Esprit est simplement considéré comme l'Esprit de Dieu ou l'Esprit de Jésus-Christ. Dans cette formule, l'amour est mis en rapport direct avec Dieu, qui est la source de tout amour, la grâce est mise en rapport avec le Christ qui en est l'origine avec le Père, ainsi que Paul l'annonçait au début de cette même lettre : l'Esprit, quant à lui, est mis en rapport avec la communion. Nous participons à l'Esprit et c'est lui qui nous procure tous les dons spirituels, la charité et tous les autres charismes. C'est a un état de vie complètement nouveau qu'est introduit le croyant, en vivant dans la communion de l'Esprit.

Les charismes dans la vie de l'Eglise

La naissance de l'Eglise, telle qu'elle est rapportée dans le livre des Actes des apôtres, s'est accompagnée de manifestations psychiques extraordinaires, et ce livre rapporte bien tout l'intérêt que l'on pouvait porter aux charismes, en tant qu'ils signalaient les origines du christianisme, même dans des groupes qui n'avaient pas encore entendu la prédication de l'Evangile, signe que l'Esprit précède les disciples dans leur travail d'évangélisation. Paul interprète ces charismes comme des manifestations de l'Esprit de Dieu ; en bon héritier de la tradition juive, il estime que la puissance de Dieu est toujours à l’œuvre dans le monde et qu'elle peut gouverner les phénomènes naturels aussi bien que l'existence des hommes. Progressivement, il en viendra à considérer cette puissance de l'Esprit, comme la manifestation d'une hypostase divine, distincte du Père et du Fils et qu'il nommera l'Esprit-Saint, avec une particulière affirmation dans le verset de conclusion de la deuxième lettre aux Corinthiens. Si les interventions divines ont été nombreuses dans les premiers temps du christianisme, c'est parce que l'on se trouvait à un moment crucial de l'histoire religieuse : Dieu lui-même inaugurait un nouveau plan de salut.

Les Thessaloniciens ne semblent pas avoir accordé une grande importance à ces manifestations extraordinaires de la puissance de Dieu, même s'ils ont pu être les témoins des phénomènes spirituels qui ont marqué certainement le passage de Paul, à tel point que celui-ci leur recommande dans sa première lettre aux Thessaloniciens, au chapitre 5 :

N'éteignez pas l'Esprit. Ne méprisez pas les prophéties. Mais examinez toutes choses ; retenez ce qui est bon ; abstenez-vous de toute espèce de mal. (1 Thes. 5, 19-22).

Peut-être faut-il comprendre la méfiance des Thessaloniciens à l'égard des charismes, à partir de cette phrase de Paul, dans sa deuxième lettre aux Thessaloniciens, au chapitre 2 :

Pour ce qui concerne l'avènement de notre Seigneur Jésus-Christ et notre réunion avec lui, nous vous prions, frères, de ne pas vous laisser facilement ébranler dans votre bon sens, et de ne pas vous laisser troubler, soit par quelque inspiration, soit par quelque parole, ou par quelque lettre qu'on dirait venir de nous, comme si le jour du Seigneur était déjà là. (2 Thes. 2, 1-2).

Les Thessaloniciens devaient être quelque peu alarmés, car des rumeurs diverses couraient sur l'imminence de la parousie, du retour du Seigneur ; et les nouvelles paraissent fondées puisqu'elles trouvent leur origine dans des paroles prophétiques que Paul aurait prononcées... Aussi certains chrétiens commencent à déserter leurs occupations quotidiennes, leur travail, pour se préparer à la parousie. La méfiance viendrait donc de la non-réalisation des paroles dites sous l'inspiration de l'Esprit : tout ce qui doit troubler inutilement les cœurs est à éviter sinon à proscrire.

En revanche, la lettre aux Galates et la première lettre aux Corinthiens fournissent de nombreux renseignements sur les dons de l’Esprit au passage de l'apôtre. Les Galates ont commencé leur vie chrétienne en recevant à profusion les dons de l'Esprit, en faisant des expériences spirituelles extraordinaires ; c'est leur oubli de leurs origines chrétiennes que Paul réprimande vivement :

O Galates, dépourvus de sens ! qui vous a fascinés, vous, aux yeux de qui Jésus-Christ a été peint comme crucifié ? Voici seulement ce que je veux apprendre de vous : Est-ce par les oeuvres de la loi que vous avez reçu l'Esprit, ou par la prédication de la foi ? Etes-vous tellement dépourvus de sens ? Après avoir commencé par l'Esprit, voulez-vous maintenant finir par la chair ? Avez-vous tant souffert en vain ? si toutefois c'est en vain. Celui qui vous accorde l'Esprit, et qui opère des miracles parmi vous, le fait-il donc par les oeuvres de la loi, ou par la prédication de la foi ? (Gal. 3, 1-5).

Aux Corinthiens, Paul rappelle les commencements de sa prédication. parmi eux : il leur a annoncé Jésus-Christ crucifié, et cela dans une démonstration de la puissance de l'Esprit :

Pour moi, frères, lorsque je suis allé chez vous, ce n'est pas avec une supériorité de langage ou de sagesse que je suis allé vous annoncer le témoignage de Dieu. Car je n'ai pas eu la pensée de savoir parmi vous autre chose que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié. Moi-même j'étais auprès de vous dans un état de faiblesse, de crainte, et de grand tremblement ; et ma parole et ma prédication ne reposaient pas sur les discours persuasifs de la sagesse, mais sur une démonstration d'Esprit et de puissance, afin que votre foi fût fondée, non sur la sagesse des hommes, mais sur la puissance de Dieu. (1 Co. 2, 1-5).

Alors que ces phénomènes extraordinaires des interventions divines ne caractérisent guère la religion juive, qui est essentiellement légaliste, dans laquelle la tradition et l'écrit font la loi, le christianisme sera une religion fondée sur les interventions de l'Esprit. La foi en la résurrection de Jésus Christ est elle-même basée sur les apparitions qui sont des phénomènes d'ordre prophétique et spirituel. De plus, les preuves que le christianisme naissant tire de l'Ecriture proviennent d'une lecture des livres saints à la lumière de l'Esprit.

C'est également dans sa première lettre aux Corinthiens que Paul est le plus explicite, en ce qui concerne les dons de l'Esprit. Tout d'abord, il insiste sur le fait que les dons de l'Esprit font des fidèles du Christ des « spirituels » ou encore des « pneumatiques », qui sont marqués par des dons différents même si c'est le même Esprit qui agit. Ces phénomènes sont appelés « charismes », ou plus simplement « dons », parce qu'ils sont accordés simplement sous l'effet de la seule grâce de Dieu. Mais Paul parle aussi de « modes d'action », du fait même que c'est Dieu qui agit avec puissance dans ses fidèles, par l'Esprit. Et, au milieu de tous ces dons Paul insiste d'une manière particulière sur ces dons spirituels efficaces que sont les ministères, qui mettent les fidèles au service des autres fidèles, en vue du bien de tous.

Pour ce qui concerne les dons spirituels, je ne veux pas, frères, que vous soyez dans l'ignorance. Vous savez que, lorsque vous étiez païens, vous vous laissiez entraîner vers les idoles muettes, selon que vous étiez conduits. C'est pourquoi je vous déclare que nul, s'il parle par l'Esprit de Dieu, ne dit : Jésus est anathème ! et que nul ne peut dire : Jésus est le Seigneur! si ce n'est par le Saint-Esprit. Il y a diversité de dons, mais le même Esprit ; diversité de ministères, mais le même Seigneur ; diversité d'opérations, mais le même Dieu qui opère tout en tous. Or, à chacun la manifestation de l'Esprit est donnée pour l'utilité commune. En effet, à l'un est donnée par l'Esprit une parole de sagesse ; à un autre, une parole de connaissance, selon le même Esprit ; à un autre, la foi, par le même Esprit ; à un autre, le don des guérisons, par le même Esprit ; à un autre, le don d'opérer des miracles ; à un autre, la prophétie ; à un autre, le discernement des esprits ; à un autre, la diversité des langues ; à un autre, l'interprétation des langues. Un seul et même Esprit opère toutes ces choses, les distribuant à chacun en particulier comme il veut. (1 Co. 12, 1-11).

Au chapitre 14, comme au chapitre 12 de cette lettre, un certain accent est mis sur le dom des langues, la glossolalie : c'est un caractère étrange qui s'est déjà manifesté à la Pentecôte. On a l'impression que le chrétien qui parle en langues s'adresse à Dieu pour prier : les mots prononcés son incompréhensibles, le discours n'a pas de signification déterminée. C'est ce qui donne à ce phénomène son caractère mystérieux : pourtant, saint Paul n'a pas l’air de mettre en doute le fait que ces paroles soient de véritables vocables. Mais un nouveau don se fait nécessairement jour, c'est celui de traducteur en langue normale de ce que les « glossolales » expriment d'une manière incompréhensible pour la plupart des fidèles. La glossolalie apparaît alors simplement comme une émotion de caractère extatique.

Recherchez la charité. Aspirez aussi aux dons spirituels, mais surtout à celui de prophétie. En effet, celui qui parle en langue ne parle pas aux hommes, mais à Dieu, car personne ne le comprend, et c'est en esprit qu'il dit des mystères. Celui qui prophétise, au contraire, parle aux hommes, les édifie, les exhorte, les console. Celui qui parle en langue s'édifie lui-même; celui qui prophétise édifie l'Église. Je désire que vous parliez tous en langues, mais encore plus que vous prophétisiez. Celui qui prophétise est plus grand que celui qui parle en langues, à moins que ce dernier n'interprète, pour que l'Église en reçoive de l'édification. Et maintenant, frères, de quelle utilité vous serais-je, si je venais à vous parlant en langues, et si je ne vous parlais pas par révélation, ou par connaissance, ou par prophétie, ou par doctrine ? Si les objets inanimés qui rendent un son, comme une flûte ou une harpe, ne rendent pas des sons distincts, comment reconnaîtra-t-on ce qui est joué sur la flûte ou sur la harpe ? Et si la trompette rend un son confus, qui se préparera au combat ? De même vous, si par la langue vous ne donnez pas une parole distincte, comment saura-t-on ce que vous dites ? Car vous parlerez en l'air. Quelque nombreuses que puissent être dans le monde les diverses langues, il n'en est aucune qui ne soit une langue intelligible ; si donc je ne connais pas le sens de la langue, je serai un barbare pour celui qui parle, et celui qui parle sera un barbare pour moi. De même vous, puisque vous aspirez aux dons spirituels, que ce soit pour l'édification de l'Église que vous cherchiez à en posséder abondamment. C'est pourquoi, que celui qui parle en langue prie pour avoir le don d'interpréter. Car si je prie en langue, mon esprit est en prière, mais mon intelligence demeure stérile. Que faire donc ? Je prierai par l'esprit, mais je prierai aussi avec l'intelligence ; je chanterai par l'esprit, mais je chanterai aussi avec l'intelligence. Autrement, si tu rends grâces par l'esprit, comment celui qui est dans les rangs de l'homme du peuple répondra-t-il : Amen ! à ton action de grâces, puisqu'il ne sait pas ce que tu dis ? Tu rends, il est vrai, d'excellentes actions de grâces, mais l'autre n'est pas édifié. Je rends grâces à Dieu de ce que je parle en langue plus que vous tous ; mais, dans l'Église, j'aime mieux dire cinq paroles avec mon intelligence, afin d'instruire aussi les autres, que dix mille paroles en langue. Frères, ne soyez pas des enfants sous le rapport du jugement ; mais pour la malice, soyez enfants, et, à l'égard du jugement, soyez des hommes faits. Il est écrit dans la loi : C'est par des hommes d'une autre langue et par des lèvres d'étrangers que je parlerai à ce peuple, et ils ne m'écouteront pas même ainsi, dit le Seigneur. Par conséquent, les langues sont un signe, non pour les croyants, mais pour les non-croyants ; la prophétie, au contraire, est un signe, non pour les non-croyants, mais pour les croyants. Si donc, dans une assemblée de l'Église entière, tous parlent en langues, et qu'il survienne des hommes du peuple ou des non-croyants, ne diront-ils pas que vous êtes fous ? Mais si tous prophétisent, et qu'il survienne quelque non-croyant ou un homme du peuple, il est convaincu par tous, il est jugé par tous, les secrets de son cœur sont dévoilés, de telle sorte que, tombant sur sa face, il adorera Dieu, et publiera que Dieu est réellement au milieu de vous (1 Co. 14, 1-25).

Paul oppose alors prier en esprit, c'est-à-dire dans un état d'extase, et prier avec son intelligence, même si l’apôtre ne manifeste aucun mépris du don de la glossolalie, puisque lui-même le possède à un degré supérieur même s’il évite de l'utiliser, notamment dans les assemblées liturgiques, puisque personne ne peut donner son assentiment à ce qu’il ne comprend pas il préfère dire quelques paroles compréhensibles par tous que des milliers qui ne soient pas compréhensibles par les fidèles. De la sorte, Paul ne pense certainement pas que la glossolalie soit un phénomène susceptible de caractériser l’universalité du christianisme, comme pouvant s’exprimer ainsi dans toutes les langues du monde ; il accepte simplement ce phénomène, mais en dissuadant quand même les Corinthiens de traiter ce don comme une performance à réaliser d’une manière quelque peu sportive...

La suite de ce chapitre 14 de la première lettre aux Corinthiens permet de se représenter assez concrètement une séance de prophétie dans la communauté de Corinthe. Les chrétiens sont rassemblés, sans doute à la suite de la célébration de la Cène. Quand tout se passe dans l’ordre, comme Paul le souhaite vivement, les fidèles se contentent d’entendre deux ou trois prophètes : les charismatiques parlent séparément, l’un après l’autre, afin que tout le monde soit instruit et encouragé. Et même si quelqu’un se trouve inspiré à un moment ou à un autre, il convient qu'il se taise, car il est maître de l'esprit prophétique qui peut l'animer :

Que faire donc, frères ? Lorsque vous vous assemblez, les uns ou les autres parmi vous ont-ils un cantique, une instruction, une révélation, une langue, une interprétation, que tout se fasse pour l'édification. En est-il qui parlent en langue, que deux ou trois au plus parlent, chacun à son tour, et que quelqu'un interprète ; s'il n'y a point d'interprète, qu'on se taise dans l'Église, et qu'on parle à soi-même et à Dieu. Pour ce qui est des prophètes, que deux ou trois parlent, et que les autres jugent ; et si un autre qui est assis a une révélation, que le premier se taise. Car vous pouvez tous prophétiser successivement, afin que tous soient instruits et que tous soient exhortés. Les esprits des prophètes sont soumis aux prophètes; car Dieu n'est pas un Dieu de désordre, mais de paix. Comme dans toutes les Églises des saints, que les femmes se taisent dans les assemblées, car il ne leur est pas permis d'y parler ; mais qu'elles soient soumises, selon que le dit aussi la loi. Si elles veulent s'instruire sur quelque chose, qu'elles interrogent leurs maris à la maison ; car il est malséant à une femme de parler dans l'Église. Est-ce de chez vous que la parole de Dieu est sortie ? ou est-ce à vous seuls qu'elle est parvenue ? Si quelqu'un croit être prophète ou inspiré, qu'il reconnaisse que ce que je vous écris est un commandement du Seigneur. Et si quelqu'un l'ignore, qu'il l'ignore. Ainsi donc, frères, aspirez au don de prophétie, et n'empêchez pas de parler en langues. Mais que tout se fasse avec bienséance et avec ordre. (1 Co. 14, 26-40).

Mais, d’après les recommandations de l’apôtre, il semble bien que tout ne soit pas aussi ordonné dans la communauté de Corinthe : glossolales et prophètes veulent tous parler ensemble ! et même des femmes prient en langues et prophétisent, ce qui apparaît comme contradictoire avec la bienséance...

A Corinthe également, les chrétiens se prenaient pour des spirituels au plus haut degré, possédant une connaissance d'ordre religieux qui les placerait volontiers au-dessus des autres. Ainsi, les charismatiques de Corinthe s'estimaient supérieurs aux autres frères, en méprisant par exemple leurs scrupules à consommer des viandes consacrées aux idoles. Paul les invite à une plus grande modestie, même s'il les considère comme des forts, et il leur recommande de vivre la grande dimension de l'amour :

Pour ce qui concerne les viandes sacrifiées aux idoles, nous savons que nous avons tous la connaissance. - La connaissance enfle, mais la charité édifie. Si quelqu'un croit savoir quelque chose, il n'a pas encore connu comme il faut connaître. Mais si quelqu'un aime Dieu, celui-là est connu de lui. - Pour ce qui est donc de manger des viandes sacrifiées aux idoles, nous savons qu'il n'y a point d'idole dans le monde, et qu'il n'y a qu'un seul Dieu. Car, s'il est des êtres qui sont appelés dieux, soit dans le ciel, soit sur la terre, comme il existe réellement plusieurs dieux et plusieurs seigneurs, néanmoins pour nous il n'y a qu'un seul Dieu, le Père, de qui viennent toutes choses et pour qui nous sommes, et un seul Seigneur, Jésus-Christ, par qui sont toutes choses et par qui nous sommes. Mais cette connaissance n'est pas chez tous. Quelques-uns, d'après la manière dont ils envisagent encore l'idole, mangent de ces viandes comme étant sacrifiées aux idoles, et leur conscience, qui est faible, en est souillée. Ce n'est pas un aliment qui nous rapproche de Dieu: si nous en mangeons, nous n'avons rien de plus ; si nous n'en mangeons pas, nous n'avons rien de moins. Prenez garde, toutefois, que votre liberté ne devienne une pierre d'achoppement pour les faibles. Car, si quelqu'un te voit, toi qui as de la connaissance, assis à table dans un temple d'idoles, sa conscience, à lui qui est faible, ne le portera-t-elle pas à manger des viandes sacrifiées aux idoles ? Et ainsi le faible périra par ta connaissance, le frère pour lequel Christ est mort ! En péchant de la sorte contre les frères, et en blessant leur conscience faible, vous péchez contre Christ. C'est pourquoi, si un aliment scandalise mon frère, je ne mangerai jamais de viande, afin de ne pas scandaliser mon frère. (1 Co. 8, 1-13).

Mais, dans la communauté corinthienne, comme dans d'autres églises fondées par Paul dans le monde païen, les survivances du paganisme sont encore très fortes, et les prophètes eux-mêmes semblent parfois appartenir à un passé païen. A côté, et même à l'intérieur de l'authentique prophétisme chrétien, subsiste un prophétisme païen : certains esprits sont encore en relation avec l'idolâtrie. Et il se peut que les manifestations prophétiques à Corinthe aient revêtu l'aspect des phénomènes du culte dionysiaque. C'est pourquoi Paul essaye par tous les moyens de faire cesser toutes les survivances du passé, en soulignant que les prophètes eux-mêmes ne doivent jamais perdre le contrôle de leurs paroles et de leurs actes. Si Dieu invite ses prophètes à l'obéissance, il ne supprime jamais leurs réactions ni même leurs résistances purement humaines, comme ce fut le cas pour Moïse ou pour Jérémie, dans l’Ancien Testament.

Au chapitre 12 de sa première lettre aux Corinthiens, Paul établit une sorte de hiérarchie dans les charismes qui sont donnés aux membres de l'Eglise, en vue du bien de tous et pour l'édification du Corps du Christ. Si les Corinthiens avaient une certaine tendance à voir dans la glossolalie la manifestation suprême de l'Esprit, Paul les convainc que tout doit être ordonné en vue du bien de tous, dans l'ensemble du corps, dont il vient de donner la comparaison, au chapitre 12. Les manifestations, même les plus extraordinaires ne sont rien si elles ne servent pas a construire, à édifier. Aussi faut-il d'abord quelqu'un qui soit capable d'interpréter les paroles qui sont dites en langues, sinon il vaut mieux se taire. Mais il n'est nullement question d'empêcher l'Esprit de parler, même de façon curieuse ou inaccoutumée. Toutefois, Paul ne cesse d'affirmer que le véritable Esprit est donné en vue du bien commun ; et, certains membres de la communauté en sont les garants à commencer par les apôtres, puis les prophètes et les docteurs. C'est ainsi que s'élabore textuellement un ordre déjà reconnu dans l'Eglise naissante :

Ceux que Dieu a établis dans l'Eglise sont premièrement les apôtres, deuxièmement les prophètes, troisièmement les docteurs… Puis il y a les miracles, puis les dons de guérisons, d'assistance, de gouvernement, les diversités de langues. Tous sont-ils apôtres ? Tous prophètes ? Tous docteurs ? Tous font-ils des miracles ? Tous ont-ils des dons de guérisons ? Tous parlent-ils en langues ? Tous interprètent-ils ? Aspirez aux dons supérieurs. Et je vais encore vous montrer une voie qui les dépasse toutes. (1 Co. 12, 28-33)

Il faut remarquer que Paul place au premier rang des charismes ce que nous appelons aujourd'hui les fonctions ou les ministères, ce qui exclut toute tentative de séparer une Eglise charismatique et une Eglise hiérarchique : ceux qui exercent les plus hautes fonctions dans l'Eglise sont précisément ceux qui ont reçu les charismes les plus importants. Les apôtres, à côté des prophètes, tels qu'ils sont présentés dans cette lettre, jouent le rôle des grands prophètes de l'Ancien Testament, qui furent des prophètes de vocation, et c'est sans doute la raison pour laquelle Paul interprète très souvent sa vocation personnelle dans un sens prophétique : il a reçu, comme les grands prophètes, un message, qu'il lui revient de communiquer et de transmettre. Les apôtres, comme les grands prophètes, parlent au nom de Dieu, ils agissent et s'expriment dans la lumière de l'Esprit. Mais le message apostolique n'apparaît pas comme quelque chose de radicalement nouveau, il ne fait que répéter le message de Jésus-Christ, tout en étant un message de Dieu pour aujourd'hui : l'apostolat, placé ainsi en première place, manifeste que même les prophètes sont soumis aux apôtres. Les charismatiques doivent, selon Paul, reconnaître le bien-fondé des mesures disciplinaires imposées par les apôtres, car le même Esprit qui anime les charismatiques anime également l'apôtre, lui, le fondateur et le chef des Eglises.

La voie la meilleure

La manière dont Paul analyse les charismes dans sa première lettre aux Corinthiens apparaît comme le fruit d'une sérieuse controverse, et Paul en rabaisse l'importance en raison de la manière dont les Corinthiens considéraient ces charismes. Ils voyaient dams ces dons leur épanouissement définitif et leur accès au monde du divin. Et c'est pour cette raison que Paul est amené à insister sur leur aspect transitoire. Même si ces charismes enrichissent la vie humaine présente, notamment dans le domaine de l'intelligence, ils n'en sont pas moins proportionnés à la vie présente, car ils ne sont absolument pas l'achèvement qui est promis dans la résurrection du Christ. D'une part, il faut reconnaître qu'ils atteignent le niveau des réalités divines et éternelles, mais ils sont aussi des éléments de la vie quotidienne. C'est dans un tel contexte que Paul place la grande hymne à la charité, à l'amour fraternel :

Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je ne suis plus qu'airain qui sonne ou cymbale qui retentit. Quand j'aurais le don de prophétie et que je connaîtrais tous les mystères et toute la science, quand j'aurais la plénitude de la foi, une foi à transporter des montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien. Quand je distribuerais tous mes biens en aumônes, quand je livrerais mon corps aux flammes, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien. La charité est longanime ; la charité est serviable ; elle n'est pas envieuse ; la charité ne fanfaronne pas, ne se gonfle pas ; elle ne fait rien d'inconvenant, ne cherche pas son intérêt, ne s'irrite pas, ne tient pas compte du mal ; elle ne se réjouit pas de l'injustice, mais elle met sa joie dans la vérité. Elle excuse tout, croit tout, espère tout, supporte tout. La charité ne passe jamais. Les prophéties ? Elles disparaîtront. Les langues ? Elles se tairont. La science ? Elle disparaîtra. Car partielle est notre science, partielle aussi notre prophétie. Mais quand viendra ce qui est parfait, ce qui est partiel disparaîtra. Lorsque j'étais enfant, je parlais en enfant, je pensais en enfant, je raisonnais en enfant ; une fois devenu homme, j'ai fait disparaître ce qui était de l'enfant. Car nous voyons, à présent, dans un miroir, en énigme, mais alors ce sera face à face. A présent, je connais d'une manière partielle; mais alors je connaîtrai comme je suis connu. Maintenant donc demeurent foi, espérance, charité, ces trois choses, mais la plus grande d'entre elles, c'est la charité. (1 Co.13, 1-13).

Paul veut affirmer la voie chrétienne par excellence : c'est l'amour. Les charismes les plus extraordinaires, si appréciés des Corinthiens, qui semblent ainsi en être restés à un stade infantile, ne sont que pure ostentation s'ils ne sont pas rythmés par l'amour. Celui-ci peut prendre alors le contre-pied de toutes les rivalités que l’apôtre constate dans la communauté. Enfin, l'amour n'est pas caduc : les charismes disparaîtront au retour du Seigneur, mais l'amour demeurera.

L'hymne commence par l'affirmation de la valeur et de la nécessité absolument uniques de l'amour (vv. 1-3), et il se termine par l'affirmation de sa perfection et de son éternité (vv. 8-13). Mais c'est sans conteste la partie centrale qui est la plus intéressante, en ce sens qu'elle définit l’amour, d'abord en ce qu'il fait (deux descriptions positives), puis en ce qu'il ne fait pas (huit descriptions négatives), et enfin en ce qu'il fait (cinq descriptions positives) :

 

L'amour est

L'amour n'est pas

 

prend patience

rend service

 

 

 

 

 

 

 

 

trouve sa joie dans la vérité

excuse tout

croit tout

espère tout

endure tout

 

 

 

ne jalouse pas

ne plastronne pas

ne s'enfle pas d'orgueil

ne fait rien de laid

ne cherche pas son intérêt

ne s'irrite pas

n'entretient pas de rancune

ne se réjouit pas de l'injustice

 

L'amour chrétien (en grec : agapè) n'est donc pas n'importe quel amour ; Paul n'en fait pas un charisme parmi les autres, ni même le meilleur, c'est la voie sans égale. Un charisme peut être utilisé, tandis qu’une voie permet de marcher et d'avancer. Et c'est l'Esprit qui donne la force de marcher dans cette voie. L'amour n'est pas simplement un moyen pour servir la communauté en y accomplissant une fonction particulière, c'est le fondement de l'être même de tous les croyants. Sans l'amour, les dons de l'Esprit resteraient comme extérieurs au chrétien qui en serait comblé ou gratifié : « s'il me manque l'amour, je ne suis rien », sans l'amour, le chrétien n'existe pas. Et Paul en donne des exemples : la glossolalie, la prophétie, la connaissance des mystères, la foi la plus totale, un dévouement absolu, tout cela ne sert à rien s'il manque l'amour. Dans tous ces cas, même dans le dernier qui évoque la charité fraternelle en action, l'amour peut rester absent : le chrétien ne serait rien d'autre qu'une sorte de robot spirituel. La manière de prier la plus enthousiaste semble le faire vibrer, mais c'est à la manière d'une cloche... et il en est de même pour tous les autres charismes. S'il manque l'amour aux charismatiques, s'ils sont privés d'une authentique vie spirituelle, tout reste sans valeur pour leur progrès surnaturel, parce qu'ils ne sont pas ouverts à l'Esprit : leur comportement est celui d'un corps sans âme. Et cette âme qui leur manque, c'est l'amour.

Aimer comme le Christ, tel est le programme que Paul propose, comme le programme inscrit dans le cœur de ceux qui aspirent à utiliser tous les dons que ce même Esprit peut leur offrir. Et comme il s'adresse à des chrétiens, qu'il considère encore comme des hommes charnels, Paul leur explique quel est l'amour qui doit les faire vivre, il leur indique quels sont les signes qui peuvent distinguer ceux qui sont fidèles à l'Esprit, ceux qui vivent réellement comme le Christ le demande. L'amour, décrit par l'apôtre, va avoir deux visages : l'un tourné vers les hommes dominés par les forces du mal, l'autre tourné vers les hommes dans le besoin ou dans le malheur. L'amour pour les hommes dominés par les forces du mal se heurte à des résistances qui le mettent durement à l'épreuve, et Paul le sait douloureusement par son expérience personnelle. Contre ces résistances, l'amour est désireux de servir, aussi doit-il user de patience qui est la seule vertu capable de triompher du mal : c'est une oeuvre de longue haleine, mais l'amour en est capable, L'autre visage de l'amour révèle son caractère de disponibilité pour répondre à tous les appels de ceux qui sont dans le besoin mais c'est aussi par là que le chrétien peut se mettre au service de tous. Entrant dans le détail, Paul énumère alors tout ce qui est incompatible avec la patience de l'amour : l'envie, la vantardise, l'orgueil, l'inconvenance, l'égoïsme, la colère, la rancune. Face à toutes ces déviations, le critère premier de l'amour, c'est la joie, qu'il est possible de trouver dans la pratique de la justice : l'homme qui emploie des moyens injustes pour parvenir au bonheur méprise fondamentalement les droits de Dieu comme les droits de l'homme, il s'enferme dans son égocentrisme. Cette justice, il faut la trouver dans la vérité, qui est à la source de toute joie. Il ne s'agit nullement d'une vérité d'ordre logique ou intellectuel, mais d'une vérité d'ordre vital, qui implique la fidélité de tout l'être du chrétien. La vérité c'est alors l'attitude de tout homme qui se tient à sa vraie place, celle d'une créature appelée à rendre témoignage à son Créateur et à proclamer qu'il lui doit tout. Ainsi, l'amour est patient, serviable et tient à le demeurer en toute circonstance : il excuse tout, il croit tout, il espère tout, il endure tout. C'est en cela que rien ne peut abattre l'amour. Il ne connaît pas la défaite, il ne disparaît jamais. C'est de cette manière que l'amour fait appel à la foi et à l’espérance, l'une apportant la lumière, l'autre assurant la stabilité, puisqu'elle affirme sa confiance dans l'amour du Père, et sa persévérance dans toutes les épreuves. Uni à la foi et à l'espérance, l'amour restera inébranlable et invincible.

Après avoir fait cet éloge de l'amour, Paul en revient à son premier centre d'intérêt, à savoir les charismes, qu'il compare alors à des balbutiements d'enfants, qu'il est possible de corriger lorsque l'on devient adulte. C'est une nouvelle manière d'affirmer la supériorité absolue de l’amour : les charismes, utilisés au cours de la vie terrestre, vont devenir inutiles dans la vie avec Dieu, quand celui-ci se révélera en pleine lumière à ceux qui lui sont parfaitement unis.

Actuellement, nous ne pouvons atteindre Dieu que par ses créatures, dans lesquelles se révèle un reflet ; mais un jour viendra où il se manifestera tel qu'il est, en pleine lumière, nous le connaîtrons alors tel qu'il nous connaît, nous le verrons face à face, directement. Alors tous les charismes disparaîtront ; mais, à la différence de tous les dons passagers, la foi, l'espérance et l'amour vont demeurer, parce qu'ils nous introduisent dès maintenant dans le domaine des réalités qui ne passeront pas, étant ce qui permet de vivre de la vie même de Dieu. La foi est l'attitude de l'ouverture totale au don de Dieu, à la Parole même qui est son Fils : elle sera toujours nécessaire pour recevoir le don toujours nouveau qui fait des chrétiens des fils adoptifs de Dieu. L'espérance n'aura plus sa dimension d'attente, mais elle persistera comme une attitude de confiance dans l'amour du Père. Par opposition aux dons qui passeront, foi, espérance et amour sont les trois qui demeurent éternellement, et Paul n'hésite pas à affirmer la supériorité de l'amour, sans donner d'autre explication. Mais était-il besoin qu'il s'explique, puisque tout le Nouveau Testament ne cesse d'affirmer que Dieu est Amour et qu'il veut nous faire communier à son amour. Les chrétiens ne doivent avoir qu'un seul but : aimer le Père comme le Père aime les hommes, aimer le Père comme son Fils Jésus l'aime, vivre dans cet amour qui fait des hommes des fils adoptifs du père. Voila la raison pour laquelle l'amour est le plus grand, puisqu’il vient de Dieu lui-même et que c'est l'Esprit qui le communique, en faisant participer tous les hommes à l'amour éternel du Père.

 

 

 

 

L’eucharistie pour Paul

 

Dans la même lettre qu'il adressait aux Corinthiens, Paul est amené à faire des reproches à ces chrétiens, à cause des désordres qui s'étaient introduits dans leurs assemblées liturgiques. La tenue des femmes laissait à désirer, elles voulaient prier la tête nue, sans doute pour manifester leur totale émancipation par rapport à leur mari. De plus, et cela est nettement plus grave, le repas qui précédait l'eucharistie se déroulait dans des conditions d'égoïsme incompatible avec l'amour qui est exigé pour le repas du Seigneur, pour la communion à son propre Corps. Voici ce qu'il leur écrit, au chapitre 11 :

En donnant cet avertissement, ce que je ne loue point, c'est que vous vous assemblez, non pour devenir meilleurs, mais pour devenir pires. Et d'abord, j'apprends que, lorsque vous vous réunissez en assemblée, il y a parmi vous des divisions, - et je le crois en partie, car il faut qu'il y ait aussi des sectes parmi vous, afin que ceux qui sont approuvés soient reconnus comme tels au milieu de vous. - Lors donc que vous vous réunissez, ce n'est pas pour manger le repas du Seigneur ; car, quand on se met à table, chacun commence par prendre son propre repas, et l'un a faim, tandis que l'autre est ivre. N'avez-vous pas des maisons pour y manger et boire ? Ou méprisez-vous l'Église de Dieu, et faites-vous honte à ceux qui n'ont rien ? Que vous dirai-je ? Vous louerai-je ? En cela je ne vous loue point. (1 Co. 11, 17-22).

A la lecture de ce texte, on découvre comment se passait une assemblée liturgique à Corinthe. On s'assemblait par petits groupes et on prenait son repas sans s'inquiéter des autres, et c'est ainsi que certains ne mangeaient pas à leur faim tandis que les autres s'enivraient. Paul condamne de tels abus qui sont indignes des disciples du Christ, et il rappelle l'institution de l'eucharistie. Ce texte est d'une importance capitale, car le récit qui est donné de l'institution est beaucoup plus ancien que les récits évangéliques :

Car j'ai reçu du Seigneur ce que je vous ai enseigné ; c'est que le Seigneur Jésus, dans la nuit où il fut livré, prit du pain, et, après avoir rendu grâces, le rompit, et dit : Ceci est mon corps, qui est rompu pour vous; faites ceci en mémoire de moi. De même, après avoir soupé, il prit la coupe, et dit : Cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang; faites ceci en mémoire de moi toutes les fois que vous en boirez. Car toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne. C'est pourquoi celui qui mangera le pain ou boira la coupe du Seigneur indignement, sera coupable envers le corps et le sang du Seigneur. Que chacun donc s'éprouve soi-même, et qu'ainsi il mange du pain et boive de la coupe ; car celui qui mange et boit sans discerner le corps du Seigneur, mange et boit un jugement contre lui-même. (1 Co. 11, 23-29).

Tout d'abord, il ne semble pas qu'il faille se faire illusion en pensant que ce que Paul va dire a fait l'objet d'une révélation immédiate du Seigneur : il ne serait pas concevable qu'aussitôt après sa conversion, sur le chemin de Damas Paul n'ait pas été instruit, soit par Ananie soit par d'autres fidèles, des éléments essentiels de la foi chrétienne qu'il allait prêcher. D'autre part, il faut se souvenir qu'au moment où Paul écrit cette lettre, l'eucharistie était déjà célébrée depuis longtemps dans toutes les communautés chrétiennes. Il est certain que Paul veut faire cesser l'habitude adoptée par les Corinthiens de célébrer le repas du Seigneur à la fin d'un repas profane, non parce qu'il serait irrespectueux de consommer les aliments eucharistiques après s'être copieusement nourri d'aliments profanes, mais surtout parce que ces repas mettaient en évidence des inégalités déjà trop visibles, qui provoquaient des divisions dans la communauté et qui s'opposaient ainsi au sens véritable de l'eucharistie.

Les quatre récits qui nous sont parvenus de la Cène ne sont pas identiques, ainsi que le montre la mise en parallèles de ces textes de Matthieu, Marc, Luc, et Paul : les concordances ne se font pas sur tous les points. Si Matthieu et Marc présentent des similitudes, il n'en va pas de même avec les textes de Luc et de Paul qui sont plus proches l'un de l'autre. Il faut admettre que les apôtres ou évangélistes ont dû effectuer un travail considérable dans leur rédaction pour adapter la prédication de l'évangile à la communauté qui les recevait. Mais il serait sans doute bien vain de vouloir rechercher le texte primitif qui a pu inspirer les rédacteurs.

 

 

 

C'est ainsi que Paul, dont le texte est le plus ancien, n'effectue qu'une transmission liturgique du repas du Seigneur. D'ailleurs le style de Paul n'est pas son style habituel, et il semblerait même qu'en introduisant son récit : « moi, voici ce que j'ai reçu (d'une tradition venant) du Seigneur et que je vous ai transmis », Paul se réfère explicitement à cette tradition, sans doute celle de l'Eglise d'Antioche. De plus, Paul ne prétend pas apporter un compte-rendu précis de ce qui s'est passé lors de l'institution de l'eucharistie, il ne fait que reprendre ce qui existe déjà dans les communautés liturgiques, en passant sous silence tous les maillons d'une chaîne de traditions qui remontent à un événement que les Synoptiques rapportent comme ayant eu lieu du vivant de Jésus. En disant : « j'ai reçu » et : « je vous ai transmis », Paul signifie clairement qu'il ne rédige pas lui-même un texte, mais qu'il cite un texte qu'il connaît par cœur et dont la paternité remonte à plus haut que lui.

Dès le premier coup d’œil, au tableau synoptique, on remarque bien que les textes se rapprochent deux par deux, et ces concordances seront explicitées dans le tableau suivant.

 

Matthieu - Marc

 

Luc - Paul

 

LE PAIN

 

ayant prononcé la bénédiction

prenez (mangez)

ceci est mon corps

 

ayant rendu grâce

 

ceci est mon corps

qui est pour vous

Faites ceci en mémoire de moi

 

LA COUPE

 

 

ayant rendu grâces

ceci est mon sang de l'alliance

 

 

après le repas

 

cette coupe est la nouvelle alliance dans mon sang

 

Luc et Paul sont les seuls à faire mention d'un ordre de répétition : « faites ceci en mémoire de moi ». De plus, le pain et la coupe sont traités par eux différemment alors que chez Matthieu et Marc, les deux gestes sont donnés à la suite, sans reporter la coupe à la fin du repas. Il y a chez les uns et les autres des signes d'appartenance à des traditions différentes, qui remontent certainement à Jésus, mais qui ont traité ses gestes et paroles de manière assez indépendante, tout en respectant le sens que Jésus lui-même a voulu. donner à son geste.

Ce sens ne peut être compris qu'en pleine référence à l'Ancien Testament, et surtout dans ce texte de l'Exode au chapitre 24, après le don de la Loi à Moïse sur le mont Sinaï.

Moïse vint rapporter au peuple toutes les paroles de Yahvé et toutes les lois. Le peuple entier répondit d'une même voix : Nous ferons tout ce que Yahvé a dit. Moïse écrivit toutes les paroles de Yahvé. Puis il se leva de bon matin ; il bâtit un autel au pied de la montagne, et dressa douze pierres pour les douze tribus d'Israël. Il envoya des jeunes hommes, enfants d'Israël, pour offrir à Yahvé des holocaustes, et immoler des taureaux en sacrifices d'actions de grâces. Moïse prit la moitié du sang, qu'il mit dans des bassins, et il répandit l'autre moitié sur l'autel. Il prit le livre de l'alliance, et le lut en présence du peuple ; ils dirent : Nous ferons tout ce que Yahvé a dit, et nous obéirons. Moïse prit le sang, et il le répandit sur le peuple, en disant : Voici le sang de l'alliance que Yahvé a faite avec vous selon toutes ces paroles. (Ex. 24, 3-8).

Moïse redescend vers le peuple et lui rapporte toutes les paroles qui lui ont été confiées par Dieu. Le peuple accepte de passer un pacte avec Dieu, et cette alliance sera scellée dans un rite sacrificiel : de jeunes taureaux sont immolés et une partie de leur sang sera versée sur les membres du peuple. Et Moïse accompagne son geste d'une parole : « Voici le sang de l'alliance que le Seigneur a conclue avec vous sur la base de toutes ces paroles ». A cette alliance correspond l'alliance nouvelle annoncée par Jérémie, au chapitre 31, et qui sera scellée dans le sang du Christ.

Voici, les jours viennent, dit Yahvé, où je ferai avec la maison d'Israël et la maison de Juda une alliance nouvelle, non comme l'alliance que je traitai avec leurs pères, le jour où je les saisis par la main pour les faire sortir du pays d'Égypte, alliance qu'ils ont violée, quoique je fusse leur maître, dit Yahvé. Mais voici l'alliance que je ferai avec la maison d'Israël, après ces jours-là, dit Yahvé : Je mettrai ma loi au dedans d'eux, je l'écrirai dans leur cœur ; et je serai leur Dieu, et ils seront mon peuple. Celui-ci n'enseignera plus son prochain, ni celui-là son frère, en disant : Connaissez Yahvé ! Car tous me connaîtront, depuis le plus petit jusqu'au plus grand, dit Yahvé ; car je pardonnerai leur iniquité, et je ne me souviendrai plus de leur péché. (Jér. 31, 31-34).

Les paroles sur le pain et sur le vin vont dans le même sens : « ceci est mon corps qui est pour vous », « cette coupe est la nouvelle alliance en mon sang », puisqu'elles annoncent la mort sacrificielle du Christ. En accomplissant ces gestes pour ses apôtres, Jésus en faisait les signes mêmes de sa mort. Et c'est cette interprétation qui retient l'attention de Paul, notamment dans le verset 26, par lequel l'apôtre commente le récit de l'institution : « Toutes les fois que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu'à ce qu'il vienne ».

Paul, ayant ainsi rappelé les gestes de Jésus, a remis les choses en place, mais il continue à en développer le sens pour que les célébrations à Corinthe retrouvent la qualité qu'elles n'auraient jamais dû perdre. Dans le rite eucharistique, qu'il instituait, Jésus avait annoncé sa mort, en le reprenant en mémoire de lui, les croyants refont exactement la même chose, ils annoncent la mort du Seigneur. Mais seulement la mort a pris une nouvelle dimension avec la résurrection du Christ : la mort ne va désormais plus sans la résurrection. Ainsi le rite réitéré du pain et de la coupe sont également les signes de la résurrection qui se manifestera de manière éclatante au retour glorieux du Christ. En participant à l'eucharistie, les fidèles s'engagent dans l'événement sauveur de la foi : aussi ceux qui s'approchent de l'eucharistie avec désinvolture se mettent-ils dans un réel danger. La capacité de vie qu'elle porte est accompagnée d'un risque de mort pour ceux qui refusent ce signe d'une manière ou d'une autre : la vie et la mort sont les deux faces inséparables d'une même réalité. La reproduction du geste du Christ dans l'eucharistie est d'une telle puissance que ce que nous mangeons et ce que nous buvons n’est plus une nourriture matérielle : nous sommes affrontés au corps et au sang du Christ placés devant sa mort réelle, devant la quelle nous devons prendre position. Si nous croyons notre comportement manifeste déjà la gloire de Celui qui vient.

Si nous ignorons volontairement la réalité de la foi, si nous mangeons et buvons simplement matériellement, le contact même avec la mort du Christ produit l'effet contraire : nous mangeons et buvons notre propre condamnation. Les Corinthiens peuvent déjà voir des signes avant-coureurs de cette condamnation dans les maladies et les morts qui ont frappé leur communauté. Les malheurs en question sont donnés non pas comme une condamnation, mais comme un avertissement pédagogique qui incite les croyants à se convertir pour échapper à la condamnation définitive. Paul invite donc les Corinthiens à se juger eux-mêmes avant de se mettre face à leur Seigneur. Autrement, le pain et la coupe qu'ils partagent seraient les instruments de leur propre condamnation. Et même s'ils se sont mis dans une telle situation, le Seigneur est encore capable de les corriger pour qu'ils évitent la condamnation avec le monde qui refuse absolument de croire. Les maladies et les infirmités sont des signes qui invitent les croyants à la conversion, et non pas, comme l'estime trop souvent la mentalité populaire, des punitions envoyées par Dieu. De la sorte, la souffrance, au lieu d'être un châtiment, est une sorte de garde-fou qui empêche de tomber ceux qui agissent avec légèreté en face du pain et de la coupe.

En somme, l'eucharistie est une réalité très sérieuse, au même titre que la mort du Christ. S'en approcher sans en mesurer l'importance, sans vouloir connaître tous les engagements auxquels elle nous appelle, c'est s'exposer à subir la condamnation. C'est tout cela que Paul veut dire, en quelques mots, aux Corinthiens. Déjà, il s'en était explique au cours du chapitre 10 de cette même lettre :

Frères, je ne veux pas que vous ignoriez que nos pères ont tous été sous la nuée, qu'ils ont tous passé au travers de la mer, qu'ils ont tous été baptisés en Moïse dans la nuée et dans la mer, qu'ils ont tous mangé le même aliment spirituel, et qu'ils ont tous bu le même breuvage spirituel, car ils buvaient à un rocher spirituel qui les suivait, et ce rocher était Christ. Mais la plupart d'entre eux ne furent point agréables à Dieu, puisqu'ils périrent dans le désert. Or, ces choses sont arrivées pour nous servir d'exemples, afin que nous n'ayons pas de mauvais désirs, comme ils en ont eu. Ne devenez point idolâtres, comme quelques-uns d'eux, selon qu'il est écrit : Le peuple s'assit pour manger et pour boire ; puis ils se levèrent pour se divertir. Ne nous livrons point à l'impudicité, comme quelques-uns d'eux s'y livrèrent, de sorte qu'il en tomba vingt-trois mille en un seul jour. Ne tentons point le Seigneur, comme le tentèrent quelques-uns d'eux, qui périrent par les serpents. Ne murmurez point, comme murmurèrent quelques-uns d'eux, qui périrent par l'exterminateur. Ces choses leur sont arrivées pour servir d'exemples, et elles ont été écrites pour notre instruction, à nous qui sommes parvenus à la fin des siècles. Ainsi donc, que celui qui croit être debout prenne garde de tomber ! Aucune tentation ne vous est survenue qui n'ait été humaine, et Dieu, qui est fidèle, ne permettra pas que vous soyez tentés au delà de vos forces ; mais avec la tentation il préparera aussi le moyen d'en sortir, afin que vous puissiez la supporter. C'est pourquoi, mes bien-aimés, fuyez l'idolâtrie. Je parle comme à des hommes intelligents ; jugez vous-mêmes de ce que je dis. La coupe de bénédiction que nous bénissons, n'est-elle pas la communion au sang de Christ ? Le pain que nous rompons, n'est-il pas la communion au corps de Christ ? Puisqu'il y a un seul pain, nous qui sommes plusieurs, nous formons un seul corps ; car nous participons tous à un même pain. Voyez les Israélites selon la chair : ceux qui mangent les victimes ne sont-ils pas en communion avec l'autel ? Que dis-je donc ? Que la viande sacrifiée aux idoles est quelque chose, ou qu'une idole est quelque chose ? Nullement. Je dis que ce qu'on sacrifie, on le sacrifie à des démons, et non à Dieu ; or, je ne veux pas que vous soyez en communion avec les démons. Vous ne pouvez boire la coupe du Seigneur, et la coupe des démons ; vous ne pouvez participer à la table du Seigneur, et à la table des démons. Voulons-nous provoquer la jalousie du Seigneur ? Sommes-nous plus forts que lui ? (1 Co. 10, 1-22).

Paul commence par rappeler à ses lecteurs les conséquences pratiques de leur engagement chrétien : il ne sert à rien d'avoir été baptisé, d'avoir participé au repas eucharistique si, par la suite, on continue à s'abandonner à tous les vices. Il évoque alors un exemple tiré de l'Exode. Dans les événements du désert, il découvre des exemples qui peuvent révéler les réalités chrétiennes. Les Hébreux ont tous été baptisés par Moïse, dans leur passage de la mer, ils ont tous goûté à une nourriture spirituelle, spirituelle parce qu'elle était le symbole de la nourriture que le Christ allait donner. La pierre du désert, c'était le Christ. Dieu donnait ainsi aux réalités passées un sens mystérieux, en faisant de celles-ci des signes, des types, avertissements pour les chrétiens d'aujourd'hui. Nourris spirituellement, mais continuant à vivre dans la débauche et l'idolâtrie, les pères du peuple hébreu ont connu le châtiment divin : « ces événements leur arrivaient pour servir d'exemple et furent mis par écrit pour nous instruire, nous qui touchons à la fin des temps ». Promesses et prophéties se réaliseront dans les temps chrétiens, et les chrétiens, éclairés par l'Esprit, pourront comprendre clairement ce qui échappait aux Juifs. Toute l'Ecriture apparaît ainsi comme une suite de paraboles, obscures pour les juifs, mais éclairées par l’Esprit pour les chrétiens qui les scrutent.

Ensuite, Paul veut écarter les Corinthiens de la pratique de l'idolâtrie et leur faire comprendre toutes les abominations des sacrifices païens. Et dans ce contexte, il insiste sur l'aspect sacrificiel de la Cène : « la coupe de bénédiction que nous bénissons n’est-elle pas une communion au sang du Christ ? Le pain que nous rompons n’est-il pas une communion au corps du Christ ? ». Voici le texte de la bénédiction que les juifs appellent « bénédiction du repas », telle qu'on a pu l'établir pour le temps de Jésus et de ses apôtres :

« Sois béni, Seigneur, notre Dieu, roi de l'univers, qui nourris le monde entier par ta bonté, ta grâce et ta miséricorde. Nous te rendons grâces, ô Seigneur, notre Dieu, de ce que tu nous a donné en partage un pays délicieux et vaste. Prends en pitié, Seigneur, notre Dieu, Israël ton peuple, Jérusalem ta ville, Sion, la résidence de ta majesté, ton Temple et ton autel. Sois béni, Seigneur, qui édifies Jérusalem »

Paul demande que les chrétiens réfléchissent aux paroles répétées lors des célébrations eucharistiques : « ceci est mon corps ; ceci est mon sang », paroles qui sont efficientes, et après lesquelles les chrétiens mangent et boivent. En mangeant le pain et en buvant à la coupe, le chrétiens participent au corps du Christ et à son sang. Le repas chrétien se trouve ainsi placé par Paul au même plan que les pratiques juives et païennes, du point de vue de la notion de sacrifice. En effet, dans la pensée des Anciens, le repas sacrificiel établissait un lien de communauté et de communion entre les hommes et les dieux. Fidèle à la tradition de l'Ancien Testament et du judaïsme, Paul identifie les dieux du paganisme aux démons : les sacrifices païens mettent les hommes en contact avec les démons et ce contact contamine les chrétiens qui les pratiquent. Il découvre donc parfaitement le lien profond de la communauté, entre les hommes et les dieux. Mais cette conception lui permet d'aller encore plus loin en faisant comprendre combien est profonde l'union intime qui lieu le Christ et le chrétien qui participe au repas du Seigneur.

Allant encore plus loin, Paul, pour la première fois, applique à la notion de communauté chrétienne la comparaison du corps humain : « puisqu'il y a un seul pain, nous sommes tous un seul corps, car tous nous participons à cet unique pain ». La communauté forme un seul corps du fait qu'elle se nourrit d'une même nourriture spirituelle identifiée au corps du Christ. Le passage du corps eucharistique au corps communautaire est facilité par la notion de corps social, car l'idée d'appeler « corps » une collectivité formant un tout est nettement antérieure a Paul. A partir de là, l'idée de corps du Christ se retrouve fréquemment sous la plume de Paul jusqu'à définir également l'Eglise comme le corps du Christ.

Paul invite les Corinthiens à considérer l'exemple du peuple juif. Au temps où il écrivait la première lettre aux Corinthiens, le temple de Jérusalem n'était pas encore détruit et les sacrifices s'y déroulaient encore selon le rituel immuable. Ces fils d'Israël, qui n'ont pas franchi le pas du christianisme, sont appelés par Paul à venir au secours de son argumentation : « Voyez les fils d'Israël : ceux qui mangent les victimes sacrifiées ne sont-ils pas en communion avec l'autel ? ». Il faut remarquer ici que Paul ne dit pas que les juifs, en mangeant les viandes immolées, soient mis en communion avec Dieu, alors qu'il affirmait le contraire à propos des sacrifices païens : c'est que, comme tout juif profondément religieux, il est sensible à la distance qui sépare Dieu des créatures humaines. Il parle simplement de l'autel, comme étant l'élément central du culte d'Israël, ce qui revient aussi à dire qu'en consommant les viandes immolées le juif s'engage envers Dieu.

Quant à la participation au culte des divinités païennes elles sont équivalentes aux démons, ou au néant, et a position de Paul n'est pas très claire à ce propos : il ne nie pas l'existence des idoles, mais, en les identifiant aux démons il leur conteste toute nature divine. Le culte des idoles, même pratiqué du bout des lèvres, est absolument incompatible avec la foi chrétienne, avec l'eucharistie : « Vous ne pouvez pas boire à la fois à la coupe du Seigneur et à la coupe des démons ; vous ne pouvez pas partager à la fois la table du Seigneur et celle des démons ». De cette manière, le repas eucharistique apparaît comme un véritable acte de culte. Bien sûr, le Christ occupe la place des idoles dans les banquets sacrés mais il ne revendique pas ce culte pour lui-même En effet, les fidèles, unis au Christ, le sont par le fait même à Dieu : c'est la médiation singulière de la foi chrétienne qui s'impose alors.

L'apport de Paul dans la compréhension de l'eucharistie

Toute la doctrine de Paul sur l'eucharistie se trouve ainsi dans cette seule lettre aux Corinthiens, et simplement a l'occasion d'une réponse que Paul veut donner aux problèmes qui agitent la communauté, à savoir surtout les conditions scandaleuses dans lesquelles était célébrée l'eucharistie. Paul invite donc ces Corinthiens à effectuer un véritable retour aux sources. Puisque les Corinthiens se rassemblent en oubliant ce qui les réunit, il est bon de leur remettre en mémoire la première cène.

Paul ne réalise donc pas une synthèse dogmatique sur l'eucharistie, mais il réagit simplement en fonction de l'attitude de ses correspondants : à Corinthe, l'assemblée était bien turbulente. Heureusement, dans un certain sens, car si les Corinthiens avaient été trop sages, Paul aurait perdu l’occasion d’écrire ce document, dans lequel il parvient à démontrer que les traditions ecclésiales les plus vénérables peuvent facilement être orientées de manière à devenir de véritables normes du comportement authentiquement chrétien. Mais Paul n'est pas un évangéliste, il n'éprouve nullement le besoin d'insérer le récit du dernier repas de Jésus dans son contexte biographique, puisqu'il est en présence de chrétiens qui estiment participer authentiquement à l'eucharistie et qui montraient cependant peu de cohérence entre leur attitude concrète et l'enseignement qu'ils avaient reçu.

Dans un langage très sérieux, Paul estime que l'eucharistie est une participation à la mort du Seigneur. Il ne s'agit pas simplement de louer Dieu pour ses merveilles, comme si le temps de la Parousie était déjà arrivé. Il ne peut être question de délaisser les problèmes du monde présent quand on célèbre l'eucharistie : il ne convient pas de se désintéresser totalement des frères les plus pauvres, il ne s'agit pas davantage de se livrer aux débordements les plus divers, en se laissant aller à l'ivrognerie, alors que certains frères manquent du strict nécessaire. En réaction contre ces abus, Paul dresse en quelque sorte l'exemple du Christ crucifié, en rappelant avec force qu'en célébrant l'eucharistie, la communauté proclame la mort du Seigneur : il ne dit pas la mort de Jésus, parce qu'il découvre que c'est le Crucifié qui se dresse devant eux, comme un être toujours vivant, revenu de la mort, et dont les plaies sont encore visibles. Ce qui importe pour tout chrétien, c'est le don de soi et le service des autres. C'est en cela que l'assemblée chrétienne peut manifester sa dignité, en étant attentive à tous les frères, sous peine de perdre justement sa qualification de chrétienne. Elle ne mérite vraiment son nom que si elle est vécue quotidiennement dans une ambiance fraternelle.

Mais Paul continue plus loin son argumentation, il n'emploie pas seulement un langage sérieux, mais il veut manifester toute la profondeur du mystère chrétien par excellence, celui de l'eucharistie. Pour dire que le pain est le corps du Christ, il n'emploie pas seulement le verbe « être », il emploie le terme de « communion » dans son sens le plus fort, explicitant ainsi le verbe « être ». Communier, c'est participer effectivement à l'alliance que Jésus a scellée avec Dieu de manière définitive. Cette communion s'établit naturellement dans le corps personnel de Jésus, mais l'eucharistie signifie déjà notre entrée dans l'alliance. Cette entrée est personnelle : la relation entre Jésus et le croyant est individuelle, dans une assimilation de l'un à l'autre, sans que celle-ci soit simplement une fusion mystique plus ou moins imaginaire, puisqu'elle se réalise dans le respect de l'altérité, dans un véritable dialogue d'amour qui ne détruit pas la personnalité. Par la communion, le croyant devient réellement un avec le Christ Jésus. Ainsi, communier au corps du Christ, c'est vivre le corps même du Christ : plus l'intimité avec Jésus est intense, plus la communion avec les autres croyants devient intime. Le croyant devient d'autant plus lui-même et d'autant plus lié à ses frères qu'il est plus intimement lié au Christ.