Les aiguilleurs de l'histoire

 

En créant l'homme libre, Dieu a introduit dans l'univers un facteur radical d'incertitude qu'aucune sagesse divine ou divinatoire, qu'aucune mathématique, qu'aucune prière même, ne peuvent ni prévoir, ni prévenir, ni intégré dans un mouvement préétabli : l'homme libre, c'est l'improvisation faite chair et histoire, c'est l'imprévisible absolu, c'est la limite contre laquelle viennent se heurter les forces directrices du plan créateur, sans que nul ne puisse dire par avance si cette limite consentira à se laisser franchir ou si, par la puissance du barrage qu'elle leur oppose, elle n'obligera pas ses forces créatrices à rebrousser chemin, mettant en danger, par ce choc en retour, le plan créateur dans son ensemble. L'homme libre, c'est le partage des eaux divines : désormais, les eaux d'en bas, séparées de celles d'en haut, vivent de leur vie propre.

Le moment de naissance de ce risque divin, la lecture juive l'aperçoit dans la curieuse interpellation : Faisons l'homme, au verset 26 du premier chapitre de la Genèse. A qui s'adresse Dieu à l'instant solennel de cette délibération, où le projet de l'homme ne semble pas pouvoir se concevoir sans la coopération d'une autre force à la force créatrice divine ? Aux anges, au monde, à lui-même ? Sans écarter a priori aucune de ces hypothèses, la tradition juive indique finalement que l'appel divin s'adresse à l'homme, à cet Adam en-puissance qu'embrasse le projet divin, mais qui ne pourra surgir que d'une coopération entre l'homme et Dieu. Faisons l'homme, ensemble - toi, l'homme, et moi, Dieu - et cette alliance fonde, pour toujours, la liberté de l'homme, dont elle a fait, pour toujours, le partenaire de Dieu.

Dès lors, les phases successives et dramatiques de l'histoire, dans ses premières manifestations, sont autant de moments d'apprentissage de la liberté. Tout se passe comme si Dieu tentait l'homme, l'obligeant à tremper sa liberté tel un acier résistant. Tout se passe comme si Dieu voulait mettre à l'épreuve cette créature qu'il venait d'équiper libre et, la faisant passer par le creuset, s'ingéniait à la durcir davantage, à l'identifier plus fortement encore avec sa liberté. Le grand risque, c'était d'en arriver au point que l'homme et sa liberté ne fissent qu'un et que désormais, avec toutes les conséquence que cela devait fatalement entraîner, l'accès à la nature de l'ange, comme à celle de la bête, fussent définitivement barrés à l'homme. Le grand défi, selon la lumineuse remarque de Maïmonide, c'était que la liberté devînt la loi physique de l'homme, non plus seulement en puissance, mais en acte ; que cette liberté rêvée par Dieu pour l'homme, revêtit l'homme d'un habit réel et concret, qu'elle l'habitât quotidiennement, qu'elle l'accompagnât dans sa pensée, dans sa passion et dans son histoire, et que l'homme ne fût plus déterminé que par une seule contrainte, celle précisément d'être libre. Dans le cosmos, où chaque créature possède sa loi, et ne peut en suivre ni en obtenir d'autre que la sienne, l'homme a pour loi d'être libre : il constitue, dans l'infini paysage de la création, la réserve de la liberté. Indéracinable, à l'abri de toute autre force que la sienne, cette réserve peut infiniment vivre cloîtrée sur elle-même, en un vase clos pacifique.

Mais elle peut aussi déborder, à n'importe quel moment, rompre des barrières, exploser et jusqu'à la fin des temps et jusqu'à la limite des espaces, menacer d'envahir la Création, de l'anéantir ou de la sublimer, de l'arracher à Dieu par un geste brutal ou de la lui ramener en un printemps absolument nouveau, de l'offrir à la damnation ou à la rédemption. Et c'est ce risque, ce grand risque de confier à l'homme, et à lui seul, les clés du choix redoutable, que Dieu prend sur lui au fur et à mesure qu'il interpelle l'homme, au fur et à mesure où d'Adam à Abraham et à Moïse, se noue, se dénoue et se renoue l'essence tâtonnante du dialogue, au fur et à mesure où, selon la forte expression d'Ernst Bloch, Dieu attend dos hommes qu'ils soient les aiguilleurs de l'histoire.

André Néher,  L'exil de la parole