La foi est-elle un opium ?

La religion est l'affaire de l'homme. Seul, parmi toutes les autres créatures de l'univers, l'homme est capable de penser un être plus grand que lui, si grand même qu'il lui est, selon le mot fameux de saint Anselme de Canterbury, "impossible d'en penser un plus grand".

Cet être, l'homme l'appelle Dieu. Certes, cet argument en faveur de l'existence de Dieu, connu dans le domaine philosophique sous le nom de "preuve ontologique" peut être contesté, quant à sa valeur rationnelle. D'ailleurs, cette preuve a été sérieusement mise en cause depuis sa découverte, à travers toute l'histoire de la philosophie occidentale Cependant, ce qui est intéressant, c'est que l'homme soit le seul à émettre un telle idée, non pas pour s'avilir devant celui qu'il noue Dieu, mais, au contraire, pour se situer en vérité en face de lui.

Même s'il est légitime de constater que les différentes religions révélées ont pu, au cours de leur histoire, exercer une puissance contraignante sur leurs fidèles, notamment dans le domaine de la moralité, il faut remarquer qu'elles ont aussi très souvent exalté la valeur de la liberté humaine, de la responsabilité individuelle en face des régimes socio-politiques les plus tyranniques. Pour ces religions, il n'était guère question de subjuguer la volonté personnelle, au risque de la violer, mais plutôt de mener l'homme jusqu'à la pleine réalisation de lui-même, dans l'usage de sa propre liberté, considérée comme sa perfection ultime.

Chacun connaît la sentence tragique d'un Jean-Paul Sartre : "Nous sommes condamnés à la liberté". Qu'est-ce, en réalité, que la liberté ? En dehors de toute considération philosophique, les religions révélées apportent une réponse qui leur est spécifique : être libre, c'est faire la volonté de Dieu. C'est ce que présentait Gamaliel, un des rabbins du judaïsme : "Accomplis sa volonté (celle de Dieu), comme si c'était ta volonté, afin qu'il accomplisse ta volonté comme si c'était la sienne. Réduis à néant ta volonté devant sa volonté afin qu'il réduise à néant la volonté des autres devant la tienne". Ainsi se trouve exprimée la dialectique de la liberté des croyants en face de leur Dieu, tout en laissant une place évidente à cette autre forme de la dialectique : la liberté des croyants en face des autres hommes. La liberté des fidèles du Dieu, quel que soit le nom que ces croyants attribuent à ce Dieu (Yahvé, Dieu le Père de Jésus-Christ, Allah), c'est de se soumettre en esprit et en vérité à la décision divine pour eux : "Seigneur, que ta volonté soit faite".

En ce sens, l'islam manifeste un grand bon sens quand il présente le croyant comme un "muslim", un "soumis" au Dieu unique, selon le modèle d'Abraham, le père de tous les croyants, qui n'hésita pas lorsque le Seigneur, son Dieu, lui demanda de sacrifier son fils unique.

La soumission à Dieu n'est pas un esclavage, comme on pourrait le penser trop facilement : seulement, une religion mal comprise pourrait être, selon le mot de Karl Marx, un "opium pour le peuple".

La soumission à la volonté divine est une invitation à marcher de l'avant, un appel à progresser sans cesse vers l'avenir. Il est alors permis de penser que cette soumission est une voie de libération, un chemin de liberté. La foi ne saurait être une fixation dans une dogmatique (un enseignement magistral), mais bien plutôt une recherche sans cesse renouvelée de Dieu, à travers toutes les vicissitudes et les contingences de la temporalité humaine. C'est dans la pesanteur de cette réalité de l'homme que Dieu se fraye un chemin pour venir à la rencontre du croyant.

L'histoire biblique du peuple d'Israël peut être très instructive à cet égard. Ce que le peuple éprouve, avec le plus d'acuité, à travers toute son histoire, depuis la sortie d'Égypte, c'est que son Dieu le précède sans cesse. Il est même possible de lire l'existence du peuple comme une intériorisation progressive de sa conception de Dieu. Au travers de ses pérégrinations, il cherche une fixation, dans un sol, dans une terre qu'il n'obtiendra qu'en purifiant son approche de Yahvé, qu'en refusant systématiquement toutes les démarches idolâtres, qu'en se libérant de toutes les tentatives qu'il faisait pour mettre la main sur le Seigneur, son Dieu, de toutes les tentations qu'il subissait de soumettre la volonté de Dieu à sa volonté de nation au milieu des autres nations.

Dieu et l'homme se rencontrent sur les chemins de la liberté.

Et pourtant, au coeur même de cette rencontre, Dieu ne cesse de rester une question pour l'homme : qui donc est-il ce Dieu qui ne fait que rechercher l'amour de l'homme ? Qui donc est-il pour se mettre en quête de l'homme ?