Amour et liberté

 

Avant d'être perverti par la platonisme, le christianisme a réalisé une inversion profonde : de même qu'il avait transformé radicalement la signification de la liberté (substituant à la conception grecque de la liberté, conscience de la nécessité, une liberté qui soit participation à l'acte créateur), de même il a transformé radicalement la signification de l'amour : on passe de la conception platonicienne de l'amour de l'amour, à l'amour de l'autre, comme existence concrète. Au lieu de nous séparer du monde, voici enfin un amour incarné, réhabilitant la valeur du monde de l'autre.

Ce qu'il y a de merveilleux dans l'Incarnation, c'est que Dieu, cessant d'être, comme chez les Grecs, totalité abstraite du Bien ou Moteur immobile de l'univers, prend le visage d'un homme, peut être aimé comme un être humain, et même ne peut être aimé que comme un être humain. Chaque homme, chaque femme, par cet amour, nous appelle à franchir nos limites, à ne trouver qu'en l'autre te qui nous manque pour exister plus pleinement.

L'amour nous dit la même chose que la mort. Nous sommes conviés par l'amour à sortir de nous-mêmes, à dépasser nos propres forces, à donner cette chose en nous que nous ne connaissons pas. Il est le contraire de la jalousie, corollaire de la possession, de l'avoir. Cette possession jalouse est le contraire de l'amour parce qu'elle tend à réduire notre partenaire à nos propres dimensions. Elle tend à détruire en lui ce qui est irréductiblement différent de nous, alors que l'amour est ouverture à l'autre, pari sûr ses possibilités sans fin de métamorphose et de création. Aimer un homme ou une femme, c'est découvrir une dimension nouvelle de la vie, un nouvel et imprévisible avenir.

L'amour commence lorsqu'on préfère l'autre à soi-même, lorsqu'on accepte sa différence et son imprescriptible liberté. Accepter que l'autre soit habité par d'autres présences que la nôtre, n'avoir pas le prétention de répondre à tous ses besoins, à toutes ses attentes, ce n'est pas se résigner à l'infidélité à nôtre égard, c'est vouloir comme la plus haute preuve d'amour, que l'autre soit d'abord fidèle à lui-même. Même si cela est souffrance pour nous, c'est une souffrance féconde parce qu'elle nous oblige à nous déprendre de nous-mêmes, à vivre intensément cette dépossession enrichissante : dans la plus amoureuse étreinte, c'est un être libre que nous étreignons, avec tous ses possibles, même ceux qui nous échappent.

Être capable d'accueillir en l'autre cela même qui éveille l'animale jalousie, qui est signe d'amour-propre et non d'amour. Cette communication est pleine de risques, mais les crises qu'elle engendre, lorsqu'elles sont surmontées, sont la condition d'un double dépassement.

Rien n'est plus grand que ce partage de la véritable personnalité de chacun. L'autre nous interpelle, fût-ce en nous heurtant, et même si ce choc nous brise, il nous oblige à renoncer à notre fermeture possessive, à devenir autre par la révélation de l'autre.

Un amour qui n'est pas création continuée de l'un par l'autre, fût-ce au prix de déchirements tragiques, est le contraire de l'amour. Nul n'est digne de l'amour qui n'est capable de le conquérir dans une bataille de chaque jour contre toutes les jalousies stérilisantes, qu'elles se traduisent par la brûlure du sexe, par la déréliction de l'absence, par les blessures de la tendresse, par le doute sur la signification dernière de notre engagement.

Qui n'est pas prêt à affronter tout cela n'est pas digne de l'amour, Tout au plus sera-t-il un fonctionnaire du sexe, un bureaucrate comptabilisant les plaisirs parce qu'il n'a pas la force de vouloir la joie suprême, celle de l'amour créateur.

Roger GARAUDY, Parole d'homme, 1975