Amour, égoïsme le plus fort

 

Notre amour du prochain n'est-il pas le désir impérieux d'une nouvelle propriété ? Et n'en est-il pas de même de notre amour de la science, de la vérité, et, plus généralement, de tout désir de nouveauté ? Nous nous lassons petit à petit de l'ancien, de ce que nous possédons sûrement, nous avons besoin de tendre encore les mains.

Mais c'est "amour de sexe à sexe qui se révèle le plus nettement comme un désir de possession : celui qui aime veut être possesseur exclusif de la personne qu'il désire, il veut avoir un pouvoir absolu tant sur son âme que sur son corps, il veut être aimé uniquement, loger et régner dans l'autre âme comme le plus haut des biens et le plus désirable.

Si l'on considère que cela ne signifie rien moins qu'exclure le monde entier de la jouissance d'un bien et d'un bonheur précieux ; si l'on songe que celui qui aime vise à appauvrir et priver tous les autres compétiteurs et à devenir le dragon de son trésor, comme le plus indiscret conquérant, le plus égoïste exploiteur ; si l'on se représente enfin que tout le reste du monde qui semble indifférent, pâle, sans valeur, et qu'il est prêt à accomplir tout sacrifice, à trouver tout ordre établi, à reléguer au second plan tout intérêt, on s'émerveille que cette sauvage cupidité, cette furieuse injustice de l'amour sexuel ait été glorifiée, déifiée à tel point qu'on ait tiré de cet amour l'idée d'amour conçue comme le contraire de l'égoïsme, alors qu'il en représente peut-être l'expression la plus spontanée.

NIETZSCHE, Le gai savoir