Le péché, mort et résurrection

 

Depuis vingt on trente ans, l'effort principal d'expression de la foi a été de passer d'un registre juridique à un registre de relations personnelles. On parlait d'état de grâce et d'état de péché mortel et cela n'est plus compris maintenant : on risque d'interpréter cela dans un sens très légaliste : moyennant un passage au confessionnal, on glisse d'un état à l'autre. On parle maintenant un appel et d'un refus d'amour. C'est une personne qui invite une antre personne, laquelle refuse, fait la sourde oreille on temporise. Cette façon de situer le péché dans un climat d'amour offert et méprisé est, à mon avis, un progrès énorme dans la catéchèse. Ce n'est pas l'acte qui monopolise l'attention, c'est la personne de Dieu oublié ou méprisé qu'on regarde d'abord.

Mais le mot "amour" recouvre une réalité très complexe que la psychologie moderne essaye d'éclaircir. Et de tonte façon, devant le vocabulaire utilisé par le christianisme pour parler du péché et du pardon, la psychologie moderne se croit autorisée à poser quelques questions percutantes. D'autant plus autorisée que beaucoup de malades mentaux doivent une partie de leurs troubles à leur éducation religieuse.

Première question : le péché est souvent désigné comme une transgression, et l'on vient en confession pour avouer ses transgressions. Et si la transgression était une chose quasi normale ? Si elle était même une chose nécessaire pour le progrès des individus ? Peut-il y avoir de maturité adulte sans transgression : par exemple, faire vraiment de la peine À ses parents, se révolter contre l'autorité, prendre des liberté avec la loi codifiée. L'idéal est-ce d'obéir ?

N'est-ce pas plutôt de se décider librement ? Est-ce une bonne éducation d'apprendre aux chrétiens à obéir, même à Dieu ? Est-on bien certain qu'il s'agit dans tous les cas de la volonté de Dieu ?

Deuxième question : il est souvent parlé du coupable et de sa culpabilité. Si l'on manque à l'amour de Dieu et de ses frères, on doit se sentir coupable. C'est le sentiment de sa culpabilité qui mène à la confession. Peut-on faire appel an sentiment de culpabilité qui est un sentiment très équivoque ? La culpabilité est souvent sous-humaine, elle provoque l'agressivité envers les antres : celui qui se croit mauvais devient méchant... La culpabilité est une séquelle des peurs de l'enfance, quand on se croyait rejeté par ses parents et la fameuse "conscience" qu'on devait regarder avant d'agir n'est souvent que le regard intériorisé du père et de la mère, la société prenant parfois, par ses interdits, le relais de l'autorité paternelle et maternelle. Juger de la valeur de ses actes d'après le sentiment de culpabilité ne parait pas du tout une bonne méthode. Car la réalité est complexe : on ne fait que très rarement le bien à l'état pur. En général, on commet le moindre mal : tout acte est à la fois un bien par un certain côté et un mal par un autre côté. Doit-on vivre en perpétuel sentiment de coupable ? Ou doit-on plutôt accepter, assumer sa culpabilité ? Non pas forcément l'éliminer, mais s'y faire ?

Troisième question : beaucoup de chrétiens parlent d'un sentiment de soulagement éprouvé au sacrement de pénitence. Et l'expression commune est "effacer les péchés". N'est-ce pas oublier l'acte du péché dont les effets demeurent sur nous, sur les antres ? La confession parait une voie de facilité et d'irresponsabilité : la colère a provoqué des dégâts dans la famille, la confession effacera peut-être le sentiment de culpabilité du coléreux mais pas la peur et l'angoisse que sa colère a ravivées chez ses enfants.

A la limite, ces trois questions et bien d'antres remettent en cause la doctrine chrétienne sur le péché et le pardon. A beaucoup de psychologues, la religion chrétienne paraît une religion infantilisante, une religion qui maintient dans les peurs, la passivité, la docilité et l'irresponsabilité de l'enfance.

Il est certain que présenter le péché uniquement sous l'angle de la désobéissance est bien dangereux. C'est faire de Dieu d'abord un législateur qui s'occupe de l'ordre. Or Dieu est celui qui veut que nous vivions. La vie est bien plus que l'ordre. Mettre Dieu du côté de la loi, c'est l'assigner à résidence. Dieu est aussi le créateur du désir qui nous pousse, il est le créateur du monde où se situe notre action morale... plutôt que de désobéissance, je parlerai du péché comme stagnation ou régression. La vie humaine est une ouverture continuelle : le péché serait la peur, le refus d'avancer. Ce serait la décision d'en rester là, de ne pas répondre à l'appel de la vie, à l'appel des autres, à l'appel de Dieu... Tout ce qui est repliement sur soi, manque d'audace, refus de dialogue, peur de se perdre, peur d'être bousculé, peur de l'affrontement, peur de regarder le réel en face, de voir ses limites, d'y consentir. Peur de savoir ce qui est possible, peur de devoir abandonner son rêve. En résumé, on pourrait dire que le péché c'est la peur, le refus de vivre.

Il est certain qu'il faut dissocier péché et culpabilité, pardon et soulagement de sa culpabilité. Je pense que le sentiment de culpabilité fait partie de notre remue-ménage intérieur. Certes, on n'est pas toujours maître de ses sentiments et la culpabilité ne se commande pas. Se sentir coupables, ce n'est pas forcément être pécheur. La dictature de la culpabilité est contraire à l'idéal chrétien de liberté. La plupart du temps, il s'agit de libérer quelqu'un de son passé et de lui permettre de faire face à sa vie. C'est notre premier but : consentir à la vie qui vient, s'ouvrir à l'appel de la vie. Et ne plus se sentir coupable n'équivaut pas au pardon. Le pardon n'est pas un sentiment, c'est un acte de foi : c'est la certitude d'être jugé en dernier ressort par Dieu et par nul autre. C'est renoncer à se demander ce qu'on veut et s'en remettre à la clairvoyance amoureuse du Seigneur : "Si ton coeur te condamne, l'amour de Dieu est plus grand que ton coeur".

Il ne faut pas lier la foi dans la rémission des péchés à une image ou à sentiment. La foi au pardon est liée à la foi en la résurrection. C'est la certitude née de la parole de Dieu qu'il n'y a jamais d'impasse. La mort est un passage, une naissance, le lieu d'une nouvelle création. Le péché est aussi, de par la grâce de Dieu, un passage, une naissance, le lieu une nouvelle création. Dans la tradition, le lien a toujours été fait entre la mort du Christ et le pardon des péchés. Le péché est une perversion, un oubli, une fuite de la relation que Dieu nous offre. Et cela empoisonne l'existence humaine, lui donne le goût d'échec. Mais ce goût, pour la foi, n'a rien de définitif. L'amour est toujours là, offert, présent, attentif, capable de desceller toutes les tombes et de briser tous les murs du silence. Se savoir pardonné, c'est croire qu'il y a toujours moyen de repartir dans la foi et dans l'amour. "Le seul péché, disait un évêque des premiers siècles, est de ne pas croire en la résurrection".

Paul Guérin, Je crois en Dieu, 1974