Chapitre 8

JESUS-CHRIST, 

PAIN ROMPU POUR UN MONDE NOUVEAU



Le centième Congrès eucharistique à Lourdes, en 1981, qui a pris ce thème, était une occasion privilégié de renouveau pour la vie eucharistique des chrétiens. Le thème retenu manifestait la catholicité de l’Église : des hommes et des femmes sont venus de tous les pays du monde pour participer à ce temps fort de la vie de l’Église.

L’Église se rassemble.

Il n’existe pas d’eucharistie sans Église : c’est l’Église qui célèbre l’eucharistie, en rassemblant les croyants autour de Jésus, crucifié et ressuscité, que ces croyants confessent comme leur Seigneur et leur Dieu. Ce premier geste aboutit à un rassemblement. C’est à ce signe extérieur que l’on peut découvrir de l’intérieur l’existence du peuple de Dieu. Certes, avant de se retrouver pour célébrer l’eucharistie, ces croyants sont déjà attachés au Christ par la foi. En célébrant ce qui constitue le mystère de la foi, ils réalisent la présence continuée de Jésus-Christ dans le monde et ils savent qu’ils ne formeront réellement le Corps du Christ qu’en venant le recevoir tel qu’il se révèle et se communique à eux dans le sacrement eucharistique, dans l’action de grâce qui prolonge celle de Jésus lui-même au soir de la Cène. A travers ce signe du rassemblement, l’Église a conscience de répondre à un appel de Dieu.

C’est toujours sous le signe de la communion trinitaire que s’ouvre et s’accomplit le rassemblement eucharistique : Que la grâce de Jésus notre Seigneur, l’amour de Dieu le Père et la communion de l’Esprit-Saint soient toujours avec vous.

Cette invitation de Dieu passe par le relais des hommes. Pour rassembler son peuple et présider l’eucharistie, le Christ continue à se choisir des serviteurs dans la succession du ministère apostolique. Celui qui reçoit l’ordination et pour qui l’Église demande le don de l’Esprit n’agit pas au titre de ses compétences personnelles, mais au nom du Christ qui l’envoie. Tout en demeurant membre de l’assemblée, celui qui préside au nom du Christ - parce qu’il a reçu l’imposition des mains - est enraciné dans la foi de l’Église, cette foi reçue des apôtres.

Chaque rassemblement eucharistique constitue un acte d’espérance qui va toujours de pair avec un appel à la conversion. C’est pourquoi chaque célébration eucharistique commence par la reconnaissance de notre condition de pécheurs et une demande de pardon. Notre rencontre avec le Christ ne résulte pas automatiquement de notre présence au rassemblement, mais de notre volonté de conformer notre vie à la sienne. Le rassemblement ne peut pas se réduire à une rencontre fraternelle ni à la fête de la solidarité humaine. Il est la manière dont Dieu demande à son peuple d’être fidèle à sa volonté. En même temps qu’elle nous fait bénéficier du don de Dieu, l’eucharistie nous place devant nos responsabilités : notre vie et notre foi répondent-elles à l’appel de Celui qui nous rassemble ?

L’Église proclame la Parole de Dieu

La Parole de Dieu accompagne toute l’histoire du salut. A la suite d’Israël, les chrétiens ne sont pas les hommes du Livre, mais les hommes de la Parole. En ouvrant le Livre, l’Église accueille la Parole comme Parole de Dieu, parole où Dieu leur dit qui il est et ce qu’il attend d’eux. La communauté des croyants réunie autour du Christ accueille la parole dans la foi et se dispose à en témoigner dans le monde. Lorsque des croyants écoutent ensemble ce que l’Esprit dit aux Églises, dans le silence, à travers l’homélie du prêtre ou à travers le partage de leurs expériences éclairées par la foi, ils découvrent les appels que Dieu leur adresse dans leur histoire quotidienne. Avant de rompre et de partager le pain de vie, il s’agit de rompre et de partager la Parole de vie. La liturgie de la Parole n’est donc pas une simple préparation à l’eucharistie : elle donne déjà aux chrétiens de communier à l’action de Dieu pour leur salut.

L’Église rend grâce au Père

L’action de grâce est le coeur du mystère de l’eucharistie. Dans celle-ci, le peuple de Dieu reprend surtout l’action de grâce de Jésus au cours de la Cène. Il rend grâce au Père, à l’heure où il se dispose à accomplir son « oui » de Fils par la croix.

Par sa prière et ses gestes eucharistiques, l’Église est associée à l’attitude du Fils quand il s’abandonne à la volonté de son Père. Célébrer l’eucharistie apprend aux chrétiens à mener une existence eucharistique, à faire eucharistie de toutes choses, non seulement durant la célébration, mais à travers tout ce que Dieu leur confie. Leur propre existence, les produits de leur travail comme les produits de la terre, le pain et le vin, sont des dons du Père. Les hommes les reçoivent de Celui qui est source de toute vie. Il appartient aux chrétiens de ne pas les garder pour eux comme une conquête, mais de les lui présenter dans un geste d’offrande.

L’Église fait mémoire du Christ

L’eucharistie n’est pas seulement l’acte de l’Église rassemblée pour rendre grâce au Père de ce qu’il fait pour les chrétiens par son Fils. Elle est également l’acte du Fils en personne qui se rend présent à son Église à travers le geste qu’il a demandé à ses apôtres d’accomplir en mémoire de lui. C’est pourquoi les paroles de l’institution sont prononcées à la première personne : Ceci est mon Corps... Ceci est mon Sang...

En célébrant ce mémorial, l’Église proclame que l’oeuvre de salut est parvenue à son accomplissement : Jésus est le sacrifice unique et parfait, l’Agneau de Dieu qui enlève le péché du monde. Mais l’Église s’ouvre aussi à l’avènement du monde nouveau : Chaque fois que vous mangez ce pain et buvez à cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne.

Cette annonce ne consiste pas seulement à commémorer un événement du passé, mais à participer déjà au terme de l’action rédemptrice de Dieu. C’est par le Christ et dans le Christ que le monde est sauvé et que la création tout entière est déjà renouvelée. Dans l’eucharistie de l’Église, le pain et le vin deviennent le sacrement de la présence du Christ, son Corps et son Sang, dans l’acte même par lequel il s’offre en sacrifice pour le salut des hommes.

En invitant ses fidèles à partager son Corps livré, à boire son Sang répandu, le Christ les fait participer à son sacrifice. Il les invite à ne fait qu’un avec lui, à vivre comme lui, à mourir avec lui : Accorde à tous ceux qui vont partager ce pain et boire à cette coupe d’être rassemblés par l’Esprit-Saint en un seul Corps, pour qu’ils soient eux-mêmes dans le Christ une vivante offrande à la louange de ta gloire. Les chrétiens communient à Dieu et aux autres parce que leurs eucharisties sont présence réelle de Jésus-Christ.

Qu’est-ce que la présence réelle ?

Le Christ ressuscité est présent au monde parce que son Corps glorieux ne connaît plus les limitations de l’espace et du temps, il est partout, il agit partout, particulièrement dans le coeur de chaque homme.

Dans les sacrements, cette présence du Christ ressuscité au monde devient une rencontre personnelle : par sa Parole ou par ses gestes, il rencontre personnellement le croyant dans sa vie spirituelle ou sacramentelle.

Dans l’eucharistie, le Christ est « vraiment, réellement, substantiellement » présent, comme l’affirmait le concile de Trente. Ce sont là trois termes qui veulent se renforcer les uns les autres, uniquement pour confirmer la réalité énoncée. A la suite de ce concile, les théologiens ont beaucoup parlé de la transsubstantiation, un terme qu’il conviendrait d’élucider.

La substance désigne ce qui est essentiel, la réalité profonde : c’est ce qui fait qu’une chose est ce qu’elle est et non pas autre chose. Ainsi, la substance du pain, c’est ce qui fait que le pain est bien du pain. Mais en plus de la substance, il y a ce que les théologiens, à la suite des philosophes depuis Aristote, appellent les accidents, les apparences : c’est ce qui se voit, ce qui se touche, ce qui peut être mesuré, ce qui tombe sous les sens. Pour le pain, les accidents sont sa forme, son goût, sa couleur, tous les éléments physico-chimiques... Et une analyse de laboratoire manifesterait que, matériellement parlant, le pain eucharistié reste bien du pain. Il est donc faux de dire que le Christ a remplacé le pain et le vin : son Corps ressuscité ne peut pas prendre la place des éléments physiques ou chimiques. Quand on s’interroge sur le contenu d’un discours, sur ce que dit « en substance » un orateur, on cherche simplement à découvrir ce qui fait l’essentiel de son discours. La substance, c’est ce que l’on cherche et ce que l’on trouve au-delà des apparences premières.

Dans le pain eucharistié, le chrétien cherche et trouve vraiment le Corps glorieux du ressuscité. Toutefois, mettre l’accent, dans l’eucharistie, sur autre chose que de la nourriture, ce serait déformer la volonté du Christ : Prenez et mangez, car l’eucharistie a été instituée, avant tout, pour être mangée. Aussi la Tradition des premiers siècles, et celle de l’Orient chrétien actuel ne connaît la « réserve eucharistique » que pour la communion des malades, et non pas pour un culte particulier ou pour une communion en dehors de la célébration communautaire de l’eucharistie. Ainsi, même dans la tradition catholique, un tabernacle délaissé n’est pas un tabernacle devant lequel personne ne se trouve en adoration. Un tabernacle délaissé, c’est surtout une communauté chrétienne qui ne se soucie pas de transformer sa communion en un engagement actif, en un don de soi. Ce qui est donné au fidèle dans l’eucharistie, celui-ci doit le réaliser à son tour. En communiant au Corps du Christ, les fidèles deviennent eux-mêmes Corps du Christ, ils participent à l’oeuvre de salut que Dieu opère dans le monde. Tout leur est déjà donné, mais ils doivent le réaliser, devenant également « pain rompu pour un monde nouveau ». La vocation chrétienne, c’est de former un seul corps, c’est de constituer ensemble le Corps du Christ en qui sont abolies toutes les divisions par le don total de soi pour le salut de tous les hommes. C’est dire que la finalité du sacrement de l’eucharistie n’est pas et ne peut pas être dans une transformation, ni même dans une conversion des « espèces » du pain et du vin, mais dans une conversion et une transformation des coeurs et des communautés chrétiennes, de façon à rendre vraiment le Christ présent au monde d’aujourd’hui.

L’Église fait appel à l’Esprit-Saint

Anamnèse de ce que fait le Seigneur pour chaque fidèle, l’eucharistie est aussi épiclèse, prière adressée à l’Esprit-Saint pour qu’il porte à leur pleine maturité les fruits du mystère pascal. Aux yeux de l’évangéliste Jean, c’est le crucifié qui transmet aux siens son Esprit à l’heure de sa mort. De son côté ouvert par la lance jaillissent le sang de l’eucharistie et l’eau vive de l’Esprit. C’est l’Esprit, puissance de vie nouvelle, envoyée par le Seigneur en réponse à l’appel de son Église, qui associe tous les chrétiens à la Pâque du Christ et diffuse en eux, et à travers eux dans le monde entier, la plénitude du don de Dieu. Le Corps ressuscité de Jésus est la première cellule du monde nouveau. En lui, l’Esprit a déjà pris possession de la matière, comme il le fera de toute la création quand le Christ récapitulera en lui toutes choses. l’Esprit qui pénètre l’humanité du Christ donne au pain et au vin de n’avoir plus d’autre existence que celle de son Corps et de son Sang.

L’Église communie au Corps du Christ

L’action de l’Esprit-Saint s’étend à la communion. Le Christ donné dans l’eucharistie est porteur de l’Esprit. En communiant au pain rompu pour le monde nouveau, le chrétien participe déjà à la vie du Royaume. Le Christ vient l’associer au mouvement du don par lequel il s’offre au Père pour que tous les hommes soient sauvés. Par l’eucharistie, l’Église réalise ce qu’est la communion des saints, non pas quelques groupes limités de chrétiens qui partageraient les mêmes convictions, mais la foule innombrable des croyants de tous les temps et de tous les lieux qui se laissent conduire par l’Esprit du Christ et viennent se nourrir au même pain de vie.

L’Église participe à la mission du Christ

Le pain partagé convertit les chrétiens en hommes de partage. La communauté eucharistique devient ainsi une force de transformation du monde. Les chrétiens sont appelés à rayonner la grâce de l’eucharistie, en suscitant des espaces de prière, de justice, de miséricorde, qui permettent à tout homme d’entrevoir le mystère du Dieu vivant qui vient recréer l’homme en faisant la paix par le sang de sa croix.

Il n’est pas possible de célébrer le mystère du Christ pauvre, doux et humble de coeur, sans se convertir immédiatement à la pauvreté, à la douceur, à l’humilité... sans devenir également « pain rompu pour un monde nouveau ».