Chapitre 9

LA MESSE EST-ELLE OBLIGATOIRE ?

Le rassemblement des chrétiens pour l’eucharistie s’enracine dans une longue tradition, qui remonte à l’âge apostolique. La résurrection est l’événement central de la foi des chrétiens, et ce qui est célébré le dimanche, c’est précisément la résurrection. Chaque dimanche est un jour de Pâques. Aussi, dans l’Église primitive, la célébration de la Pâque n’était-elle pas annuelle mais hebdomadaire. Ce n’est que vers le milieu du deuxième siècle que la fête de Pâques sera instituée, solennisant la résurrection, solennité qui ne revient qu’une fois par an. Mais chaque dimanche est célébration de l’événement pascal : il n’y a pas de « bons dimanches » et les autres, car chacun d’eux est profondément inscrit dans le mystère de la Pâque du Seigneur. Et il ne saurait être question pour un chrétien de se contenter seulement de quelques fêtes religieuses spécialement marquantes.

Pourtant, le rassemblement des chrétiens chaque dimanche n’a pas toujours été chose facile (du moins aussi facile qu’à notre époque). Il convient de se souvenir que, dans le monde juif, ce n’était pas un jour de repos, puisque le premier jour de la semaine marquait le retour au travail après le sabbat, et que, dans le monde romain, les persécutions n’ont pas tardé... La lettre aux Hébreux est assez éloquente à ce sujet :

Ne désertons pas nos assemblées comme certains en ont pris l’habitude, mais encourageons nous et cela d’autant plus que vous voyez s’approcher le Jour... Souvenez-vous de vos débuts. A peine aviez-vous reçu la lumière que vous avez enduré un lourd et douloureux combat, ici donnés en spectacles sous les injures et les persécutions, là devenus solidaires de ceux qui subissaient de tels traitements. Et, en effet, vous avez pris part à la souffrance des prisonniers et vous avez accepté avec joie la spoliation de vos biens, vous sachant en possession d’une fortune meilleure et durable. Ne perdez pas votre assurance, elle obtient une grande récompense. C’est d’endurance, en effet, que vous avec besoin pour accomplir la volonté de Dieu et obtenir la réalisation de la promesse.    Heb. 10, 25 et 32-36

En pleine persécution, Ignace d’Antioche n’hésite pas à écrire une exhortation aux chrétiens d’Éphèse :

Celui qui ne vient pas à la réunion commune, celui-là s’est jugé lui-même. C’est autour de l’autel, lorsque la communauté des frères est rassemblée, que l’unité de l’Église s’exprime. Ne pas venir habituellement à cette réunion, c’est se couper de l’Église, c’est donc se séparer de Dieu.

De même, Justin écrit son Apologie, en pleine persécution pour signifier à l’empereur romain ce que font les chrétiens le jour dit du soleil...

Y a-t-il une obligation de participer à l’eucharistie ? Pratiquer, cela n’est pas toujours pratique ! C’est ce que l’on entend souvent dire à propos de la messe du dimanche... Le dimanche, c’est le jour où l’on choisit d’aller ou de ne pas aller à la messe, en disant parfois : Moi, je suis croyant, mais pas pratiquant ! Si la pratique dominicale pose problème, c’est qu’il y a concurrence : le sommeil, les enfants, les courses, le vélo, le travail... Les conditions de vie ont été bousculées : comment rester libre tout en pratiquant ?

Dans les années 1960, il y a eu une rupture du fait que les gens avaient vécu la pratique dominicale comme une obligation et non pas comme une nécessité vitale... Il faut que l’Église soit visible : nous avons besoin d’être dans le monde, parce que c’est notre vie qui est célébrée. La vraie question n’est pas « faut-il aller à la messe ? », mais « croyez-vous que le Christ est ressuscité et que cela vaut la peine de rejoindre des gens qui y croient pour le retrouver ensemble ? ». La foi dans l’eucharistie ne peut pas s’exprimer en termes d’obligation, car il s’agit d’une rencontre avec le Ressuscité. Une rencontre d’amour n’est pas, ne doit pas être, ne peut pas être une chose pesante, pénible : la foi, l’eucharistie ne sont pas des obligations au même titre que d’autres qui, tel le code de la route, imposent une contrainte sociale, sur les automobilistes ou les piétons, dans ce cas présent... L’obligation, dans le domaine religieux, devrait davantage être une exigence intérieure, le besoin d’exprimer une réponse à une invitation. Mais cette exigence intérieure ne peut pas davantage se réduire à un simple sentiment, comme celui de l’envie d’aller à la messe.

Dimanche, c’est un mot qui veut dire : Jour du Seigneur. C’est le nom que les disciples de Jésus ont donné au jour de la Résurrection, parce que, ce jour-là, ils ont découvert que Jésus était leur Seigneur, et pour tous les chrétiens ce jour est inoubliable. C’est le jour-repère, celui où ils se reconnaissent entre eux en se réunissant, celui aussi où on les reconnaît. Cela devient, en quelque sorte, leur carte d’identité : les chrétiens sont les gens qui se rassemblent le dimanche pour célébrer le Seigneur ressuscité. Nous sommes loin d’un obligation : c’est la foi qui s’exprime, c’est un élan intérieur et communautaire. Dans les premiers temps de l’Église, des hommes préféreront mourir plutôt que de renoncer à ce rassemblement : « nous ne pouvons pas vivre dans nous rassembler ».

L’Église, la famille de ceux qui croient au Christ, de ceux qui ont compris que la foi était une affaire communautaire, a derrière elle vingt siècles d’expérience du dimanche. Depuis le soir d’Emmaüs jusqu’à dimanche dernier (et dimanche prochain), elle en a besoin pour vivre, elle en a besoin pour faire signe aux autres. Nul ne peut parler de sa foi comme d’une possession individuelle. La foi est en quelque sorte un jeu de société : j’ai besoin des autres, et les autres ont besoin de moi. C’est ce que Paul expliquait aux chrétiens de Corinthe :

Le corps est un, et pourtant, il a plusieurs membres, mais tous les membres du corps, malgré leur nombre, ne forment qu’un seul corps, il en est de même du Christ. Le corps ne se compose pas d’un seul membre mais de plusieurs. Si le pied disait : comme je ne suis pas une main, je ne fais pas partie du corps, cesserait-il pour autant d’appartenir au corps ? Si l’oreille disait : comme je ne suis pas un oeil, je ne fais pas partie du corps, cesserait-elle pour autant d’appartenir au corps ? Dieu a disposé dans le corps chacun des membres, selon sa volonté. Si l’ensemble était un seul membre, où serait le corps ? Il y a plusieurs membres mais un seul corps.        1 Co. 12, 12-18

C’est une question de foi, car c’est une obligation première pour l’Église de se rassembler. D’ailleurs la définition même de l’Église n’est autre que : l’assemblée des fidèles. Et que serait une assemblée qui ne se réunirait jamais ? L’Église ne peut être l’Église sans se rassembler pour rendre grâce au Père de ce qu’il a accompli pour le salut des hommes en son Fils.

Nous avons besoin de nous confronter aux autres. La communauté chrétienne doit être attentive à celui qui est différent. Ensemble, il nous faut assurer la présence de l’Église dans le monde, c’est ainsi que l’on devient responsable du Christ : la foi est l’affaire de tous. La vie chrétienne engage toute la vie. Et il y a beaucoup plus que la simple pratique de la messe du dimanche : la préparation au baptême, au mariage, la catéchèse... Venir à l’Église, c’est répondre à l’appel du Seigneur, prier en union avec tous les chrétiens, célébrer le Christ ressuscité présent au milieu des siens.

Il ne suffit pas de dire : Seigneur, Seigneur, pour entrer dans le Royaume des cieux, il faut faire la volonté du Père qui est aux cieux. On trouve la volonté du Père dans la vie de chaque jour, mais il faut quand même dire : Seigneur, Seigneur ! Il faut prier, dire au Seigneur : Viens à mon aide ! S’il n’y a pas cette dépendance filiale au Père créateur, l’Esprit n’est pas là avec sa vérité. A la fin de la messe, on dit : « Allez vers vos frères pour leur dire la Bonne Nouvelle ». Si on ne réalise pas cela, si on ne répond pas à l’envoi du Père, on n’a pas fait grand-chose dans l’eucharistie et on ne répond pas à la volonté du Père.

La pratique est plus compliquée actuellement, car il y a un choix à faire, mais s’il n’y a pas de prière communautaire, cela ne va pas. On ne vient pas à l’eucharistie les mains vides et on ne repart pas les mains dans les poches. On arrive avec ses difficultés, ses problèmes, ses soucis, et on repart vers un monde qui attend de nous des échanges, de la joie, des solutions aux problèmes. Si nous n’avons pas la force du Christ qui nous dit : Je suis avec vous ! Croyez et vous vivrez !, nous ne pouvons pas continuer la route. Seuls, nous ne pouvons rien.

En mettant l’accent sur l’obligation, comme commandement de l’Église, et non pas sur le fait qu’il est vital pour l’Église de se réunir, on se range immédiatement sous le régime de la Loi, identique à celle que condamnait l’apôtre Paul :

C’est pour que nous soyons libres que le Christ nous a libérés. Tenez donc fermes et ne vous laissez pas remettre sous le joug de l’esclavage... Vous avez rompu avec le Christ si vous placez votre justice dans la Loi, vous êtes déchus de la grâce. Quant à nous, c’est par l’Esprit, en vertu de la foi, que nous attendons fermement que se réalise ce que la justification nous fait espérer.        Gal. 5, 1-5

Dans l’eucharistie, les chrétiens affirment la présence du Seigneur et ils participent à la croissance de son unique Église, la faisant exister au coeur du monde présent : l’eucharistie fait l’Église alors que l’Église célèbre l’eucharistie. L’assemblée est signe de l’Église qui se construit autour de son Seigneur, et il appartient à chacun de ses membres de la faire grandir au coeur du monde.

Si les chrétiens découvraient que le dimanche est le jour où ils se reconnaissent comme authentiquement chrétiens, en reconnaissant en Jésus leur Seigneur ressuscité des morts, ils ne trouveraient aucune obligation à répondre à l’invitation eucharistique : il n’y a pas obligation dans un sens légaliste mais une exigence vitale. L’obligation disparaît derrière la nécessité de la conversion toujours à refaire de l’Église qui rencontre son Seigneur : il ne sert à rien d’imposer une loi quand le désir de rencontre n’existe pas, et quand le désir de la rencontre est une dimension essentielle de la vie, la loi, le commandement n’existe pas.

La perception de l’obligation dominicale se fait ressentir à propos des enfants et des jeunes qui refusent de participer à l’eucharistie. Au lieu de rappeler ce qu’on appelait naguère le précepte dominical, ne vaudrait-il pas mieux que les chrétiens eux-mêmes s’interrogent sur le visage de la communauté chrétienne qui est présentée aux jeunes ? Car les célébrations sont avant toutes choses marquées par la dimension de l’accueil. Les chrétiens viennent de lieux ou d’horizons différents pour se retrouver une fois par semaine, avec le poids de ce qu’ils ont vécu, avec ce qui les fait vivre, souffrir, espérer, avec aussi ce qui fait leur vie dans ce monde... C’est tout cela qu’ils accueillent, en mettant en commun dans la prière leur espérance de conversion ou de réconciliation (ce qui est marqué par la prière pénitentielle), leur espérance de renouvellement du monde dans lequel ils vivent (ce qui est exprimé dans la prière universelle). En se rassemblant, les chrétiens acceptent d’accueillir Celui qui vient les rejoindre sur leurs routes, Celui qui leur explique « en commençant par Moïse et tous les prophètes » le sens des événements qu’ils ont vécu ou que le monde a vécu en même temps qu’eux (ce qui est perceptible dans la liturgie de la Parole). Ils prennent également au sérieux l’accueil du Seigneur qui vient communier à leur vie comme eux-même communient à la sienne (dans la liturgie eucharistique). Enfin, ils savent qu’ils sont sans cesse renvoyés à un chemin nouveau, celui de la rencontre avec tous les hommes, en situant cette rencontre dans sa véritable optique, celle de la résurrection du Christ qui ouvre des voix nouvelles pour chaque homme. En découvrant davantage le sens de l’accueil sous toutes ses formes, les chrétiens peuvent susciter une invitation permanente à ceux qui se situent hors de l’Église, invitation à venir partager eux aussi ce que les chrétiens vivent à l’intérieur de ce rassemblement.

L’eucharistie, le baptême, les sacrements, c’est la façon chrétienne de répondre à l’invitation du Seigneur : Faites ceci en mémoire de moi. Quand, à la fin de la messe dominicale, le prêtre dit : Allez dans la paix du Christ, c’est une invitation faite à chaque chrétien, à la pratique de la semaine, pour annoncer, par sa manière de vivre et d’aimer, le monde de paix, de justice et d’amour dont la messe a jeté et célébré les premières semences.