Chapitre 14

LA RECONCILIATION, SACREMENT DE L’ESPERANCE

 

Peu après le concile Vatican II, le sacrement de la réconciliation semblait tombé en désuétude, du fait même de la forme extérieure de la célébration, qui a connu une certaine transformation. En effet, les Pères conciliaires se sont attachés à montrer que, comme tous les autres sacrements de l’Église, la réconciliation n’était pas un acte de piété individuelle, mais un acte de la communauté tout entière. C’est l’Église, Corps du Christ et Épouse du Christ, qui célèbre son Seigneur dans chacune de ses pratiques. Ce changement de perspective a entraîné la presque totale désertion des confessionnaux, lesquels connaissaient jusqu’alors une grande affluence notamment à la veille des grandes fêtes liturgiques. En fait, la crise de ce sacrement ne date pas de l’époque contemporaine, car c’est sans doute l’un des sacrements qui a été le plus remis en question au cours des siècles. L’histoire montrerait que les contradictions théologiques à son propos n’ont pas été absentes et que les formulations de la pratique ont beaucoup varié. Mais il y avait alors beaucoup plus qu’une crise de type institutionnel, il s’agissait d’une crise culturelle : le monde contemporain n’existait plus comme un régime de chrétienté, mais comme un monde baigné d’athéisme, aussi la relation avec Dieu est-elle quelque peu éclipsée par les soucis d’ordre purement matériel.

La réconciliation dans la vie quotidienne

Dans la vie quotidienne, la réconciliation joue un grand rôle entre les personnes, entre les groupes, entre les États. Bien souvent, des querelles se terminent par une poignée de mains, qui signifie la restauration d’une relation d’amitié. Les guerres se terminent par des traités de paix, préambules à de nouvelles relations entre les peuples qui s’opposaient. La réconciliation est une attitude de relation. Pour le chrétien, elle est aussi une rencontre nouvelle avec Dieu, par Jésus-Christ.

« Il faut se rappeler que le Christ prenait ses repas avec des prostituées, il plaisantait avec les femmes de mauvaise vie, il se faisait inviter par des voleurs ». Au nom du message d’amour de l’Évangile, Jean-Paul KAUFFMANN affirme, de cette manière, qu’il a pardonné à ceux qui l’ont fait souffrir pendant la période où il fut leur otage. Il reconnaît que c’est une chose difficile, mais « quel serait le mérite à pardonner ceux qui nous aiment ? A la différence des autres religions, le christianisme est une religion du pardon ». La réconciliation n’est pas et ne peut pas être une habitude, elle est un événement, celui de la rencontre du chrétien avec son Seigneur.

C’est dans le cadre concret de l’existence humaine que peut s’effectuer une démarche de pardon, de conversion, c’est là seulement que peut s’expérimenter la réconciliation. Alors, l’histoire humaine peut devenir aux yeux des croyants une histoire sainte, une histoire de la relation de l’homme avec Dieu. La conversion ne peut pas être opérée par l’observance stricte d’une loi, elle implique une adhésion personnelle.

Le peuple d’Israël, dans ses tribulations, a bien expérimenté la réalité de la conversion. Il pensait que certains comportements, certaines attitudes conduisaient à l’éloignement de Dieu. Il a adopté des conduites de retour sur lui-même, des conduites de repentir. Les juifs essayaient, par leur propre démarche, de revenir vers Dieu. Pour eux, comme pour les chrétiens par la suite, le péché était une rupture de la relation avec Dieu, et particulièrement une rupture d’amour. Le pardon apparaît alors comme la restauration de l’alliance conclue entre Dieu et les hommes.

La réconciliation se fonde sur la Pâque du Seigneur

Pour les chrétiens, Jésus-Christ, par sa mort et sa résurrection, a opéré définitivement le retour des hommes vers Dieu. Il y a un changement d’optique : il ne s’agit plus de se forcer pour revenir vers Dieu, il s’agit simplement de se laisser conduire par Jésus vers le Dieu Père qui offre toujours son pardon pour faire vivre les hommes comme ses enfants. La résurrection du Christ fait tourner le regard des croyants vers un au-delà, vers la fin et l’accomplissement de l’histoire, vers le monde transcendant de Dieu. Toutefois, il ne faut pas éclipser la réalité corporelle de Jésus-Christ : il a été un homme comme les autres, participant comme eux et avec eux aux conséquences du péché, et particulièrement la limitation et la mort. Jésus invite à franchir avec lui le passage du refus à l’acceptation du dessein de Dieu. La solidarité qu’il manifeste avec les hommes par sa mort conduit le croyant à affirmer que cette solidarité s’exprime pour les hommes dans la participation à la gloire divine de Jésus.

La réconciliation est alors la célébration de la rencontre de Dieu avec son peuple, comme la célébration du Christ qui fait entrer les hommes avec lui dans le monde restauré de Dieu. Aussi n’est-il pas possible de considérer la réconciliation comme un rite magique, une sorte de psychothérapie, mais il faut plutôt la considérer comme un acte d’espérance.

Pour le chrétien, la réconciliation est un sacrement. Un sacrement est un signe qui permet d’exprimer une réalité qui ne peut pas s’exprimer facilement. Ainsi, une poignée de mains est plus qu’un simple geste, elle signifie des retrouvailles entre les hommes, la restauration d’une amitié qui avait été interrompue au moment de la séparation. Sacrement, la réconciliation invite à l’espérance : elle est une invitation à inaugurer une vie nouvelle. Ce n’est pas un rite qui effacerait automatiquement le péché. En célébrant Jésus-Christ ressuscité, le chrétien se tourne vers l’avenir qu’il ouvre à toute l’humanité, dans l’alliance qu’il renouvelle avec Dieu pour tous les hommes. Cependant, il faut bien le reconnaître, le sacrement du pardon, pour beaucoup de gens, c’est un signe qui s’accompagne d’une certaine culpabilité. La conscience se juge elle-même. Il faut sortir de soi pour s’arrimer à la Parole de Dieu. Alors, on peut faire l’expérience d’un Dieu qui a l’initiative, qui rejoint nos expériences, nos conflits et nos pardons.

C’est ce qu’a compris Jonas, le prophète envoyé pour convertir la ville de Ninive. Son aventure peut aider à comprendre le sens de la réconciliation. Plus qu’un enseignement, le livre de Jonas présente une légende, l’histoire d’un prophète qui refuse d’obéir à Dieu. Jonas part d’abord dans la direction opposée à la ville de Ninive qu’il devait convertir. Il devient la cause de malheur pour tous ceux qu’il fréquente. Jeté à la mer par les marins, il est sauvé par un monstre marin dans le ventre duquel il passe trois jours et trois nuits. Après cela il accomplit finalement sa mission, il prêche la conversion à la ville de Ninive, qui aussitôt donne des preuves de changement de conduite si bien que Dieu renonce à la détruire, ce qui entraîne la colère du prophète...

Jonas se leva et partit pour Ninive se conformant à la parole du Seigneur. Or Ninive était une ville excessivement grande : on mettait trois jours pour la traverser. Jonas avait à peine marché une journée, proférant cet oracle : Encore quarante jours et Ninive sera détruite ! que déjà les habitants croyaient en Dieu. Ils proclamèrent un jeûne et se revêtirent de sacs, des grands jusqu’aux petits. La nouvelle parvint au roi de Ninive. Il se leva de son trône, se couvrit d’un sac et s’assit sur la cendre, proclama l’état d’alerte et fit annoncer dans Ninive : Par décret du roi, interdiction est faite aux hommes et aux bêtes de goûter quoi que ce soit et de boire de l’eau. Hommes et bêtes se couvriront de sacs et ils invoqueront Dieu avec force. Chacun se convertira de son mauvais chemin... Qui sait ! Peut-être le Seigneur reviendra-t-il sur sa décision et retirera-t-il sa menace. Ainsi, nous ne périrons pas. Dieu vit leur réaction, ils revenaient de leurs mauvais chemins. Aussi revint-il sur sa décision de leur faire le mal qu’il avait annoncé.        Jon. 3, 1-10

L’exemple de Jonas sera cité par Jésus lui-même :

Des scribes et des pharisiens prirent la parole : Maître, nous voudrions que tu nous fasses voir un signe. Il leur répondit : Génération mauvaise qui réclame un signe ! En fait de signe, il ne lui en sera pas donné d’autre que celui de Jonas. Car tout comme Jonas fut dans le ventre d’un monstre marin trois jours et trois nuits, ainsi le Fils de l’homme sera dans le sein de la terre trois jours et trois nuits. Lors du Jugement, les hommes de Ninive se dresseront avec cette génération et la condamneront, car ils se sont convertis à la prédication de Jonas. Eh bien ! ici, il y a plus que Jonas     Mat. 12, 38-41

La parole de Dieu a l’initiative du pardon qui bouscule la vie de certains hommes. L’important, dans le sacrement du pardon, c’est la certitude que Dieu nous pardonne, qu’il a pardonné d’avance, mais qu’il appartient au pécheur de se tourner vers lui, de se convertir. Cette force du pardon de Dieu a été exprimée d’une manière éclatante par l’apôtre Paul dans la lettre qu’il adresse aux Corinthiens qui se laissaient pervertir par leurs anciennes habitudes :

Si quelqu’un est dans le Christ, c’est une création nouvelle. L’être ancien a disparu, un être nouveau est là. Tout vient de Dieu qui nous a réconciliés avec lui par le Christ et nous a confié le ministère de la réconciliation. Car, de toutes façons, c’était Dieu, en Jésus-Christ, qui réconciliait le monde avec lui-même, ne mettant pas leurs fautes au compte des hommes et mettant en nous la parole de réconciliation. C’est au nom du Christ que nous sommes en ambassade et par nous, c’est Dieu qui vous adresse un appel. Au nom du Christ, nous vous en supplions, laissez-vous réconcilier avec Dieu. Celui qui n’a pas connu le péché, il l’a pour nous identifié au péché afin que par lui nous devenions justice de Dieu.        2 Co. 5, 17-21

Depuis que les disciples ont reçu le pouvoir de pardonner les péchés, c’est-à-dire depuis le soir de la Pâque, le sacrement du pardon a connu une grande évolution avec des noms différents qui insistent sur l’un ou l’autre aspect de ce sacrement.

Jésus a confié à ses apôtres le pouvoir de pardonner les péchés. Des affirmations très nettes se trouvent dans l’Évangile : La Paix soit avec vous. Comme le Père m’a envoyé, à mon tour, je vous envoie. Recevez l’Esprit-Saint. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils leur seront remis. Ceux à qui vous les retiendrez, ils seront retenus.    Jn. 20, 21-23

Au soir de la Pâque, le Christ confirme son Église comme le lieu de la rémission des péchés, en l’inscrivant directement dans le sillage du don de l’Esprit-Saint. Il ne saurait plus faire de doute que le sacrement du pardon ait été institué par Jésus, dès le moment de la profession de foi de Pierre : Tu es Pierre, et sur cette pierre, je bâtirai mon Église et la puissance de la mort n’aura pas de force contre elle. Je te donnerai les clefs du Royaume des cieux. Tout ce que tu lieras sur la terre sera lié aux cieux, tout ce que tu délieras sur la terre sera délié aux cieux.        Mt. 16, 18-19

Mais il est nécessaire de replacer cette institution dans le cadre même de l’ensemble de l’Évangile qui est la Bonne Nouvelle de l’alliance entre Dieu et les hommes. Jean-Baptiste et Jésus, par la suite, proclament la nécessité et l’urgence de la conversion : Le temps est accompli et le Règne de Dieu s’est approché, convertissez-vous et croyez à l’Évangile.     Mc. 1, 15

Dans ce cadre, les pécheurs sont les personnages prioritaires. L’Évangile se traduit par des gestes de pardon et de réconciliation pour ceux qui étaient considérés comme les pécheurs publics : les collecteurs d’impôt qui pressuraient le peuple de Dieu au profit de l’occupant romain, les prostituées, les femmes adultères... Jésus les rencontre et leur dit des paroles de pardon : Ce ne sont pas les bien-portants qui ont besoin de médecin, mais les malades. Allez donc apprendre ce que signifie : c’est la miséricorde que je veux et non le sacrifice. Je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs.    Mt. 9, 12-13

C’est de cette manière que Jésus rencontre Zachée (Lc. 19, 1-10), la pécheresse présente lors d’un repas chez un pharisien (Lc. 7, 36-50) ou encore la femme adultère (Jn. 8, 1-11).

Le message de Jésus nous révèle l’amour infini du Père qui nous aime jusque dans notre péché pour nous en délivrer et qui ne reprend jamais son amour, ainsi que Jésus l’explique dans une série de paraboles, comme celle du fils prodigue (Luc 15). 

Selon saint Paul, Jésus prend sur lui le péché du monde pour le libérer par sa mort et sa résurrection : En Jésus-Christ, vous qui étiez loin, vous avez été rendus proches par le sang du Christ. C’est lui, en effet, qui est notre paix : de ce qui était divisé, il a fait une unité. Dans sa chair, il a détruit le mur de séparation : la haine.        Eph. 2, 13-14

La croix du Christ est le signe que nous sommes pardonnés. Mais le scandale des chrétiens, qui restent pécheurs, éclate dès la génération apostolique. Tout n’allait pas si bien dans la communauté de Jérusalem, puisque Pierre eut à régler lui-même le cas épineux d’Ananie et de Saphire (Ac. 5, 1-11). Les moeurs des chrétiens de Corinthe laissaient à désirer, ce qui leur valut de fréquentes reproches de Paul. De la période antique, on ne peut pratiquement rien affirmer avec certitude. Sans doute les chrétiens s’en tenaient-ils au processus recommandé par l’Évangile, réclamant la correction fraternelle : Si l’un de vous s’est égaré loin de la vérité et qu’on le ramène, sachez que celui qui ramène un pécheur du chemin où il s’égarait lui sauvera la vie et fera disparaître une foule de péchés.    Jac. 5, 19-20

La tradition primitive de l’Église présentait la réconciliation comme un second baptême, comme une mort avec le Christ pour ressusciter avec lui. C’est précisément dans la mort et la résurrection du Christ que les chrétiens peuvent découvrir la relation qui existe entre le péché du monde et le salut proposé par Dieu. Car il convient de remarquer que ce n’est que dans la découverte de l’amour qu’il est possible de découvrir également la dimension des ruptures d’amour. C’est parce que le Christ est mort pour le salut des hommes que ceux qui ont mis leur foi en lui peuvent percevoir le décalage qui existe entre eux et Dieu. C’est parce que le Christ est ressuscité que ces mêmes croyants entrent dans la vie, la vie de la grâce, la vie du don gratuit de Dieu, cette vie qu’ils obtiennent en surabondance. Et cette entrée dans la vie nouvelle leur permet de constater la grande distanciation qui existait entre leur vie antérieure et la relation qui les unit à présent au Dieu Père. Si le Christ n’est pas ressuscité, notre foi est vaine.        1 Co. 15, 17

C’est sur une telle affirmation que l’Église primitive a pu se constituer et s’édifier. Le Christ ressuscité est le même que le Jésus crucifié. Le témoignage de la première communauté ne cesse de proclamer que le ressuscité est bien celui que les hommes avaient crucifié.

Israélites, écoutez ces paroles : Jésus le Nazoréen, cet homme que Dieu avait accrédité auprès de vous en opérant par lui des miracles, des prodiges et des signes au milieu de vous, comme vous cet homme, selon le plan bien arrêté et la prescience divine, vous l’avez livré et supprimé en le faisant crucifier par la main des impies, mais Dieu l’a ressuscité en le délivrant des douleurs de la mort, car il n’était pas possible que la mort le retienne en son pouvoir... Que toute la maison d’Israël le sache avec certitude : Dieu l’a fait Seigneur et Christ ce Jésus que vous, vous aviez crucifié.    Ac. 2, 22-24, 36

Dans la résurrection du Christ, Paul découvre qu’il est possible de lire la restauration de l’homme dans sa condition primitive : Jésus-Christ est le nouvel Adam, ou plus exactement il est l’Adam véritable qui permet de comprendre l’Adam primitif : Si par un seul homme, par la faute d’un seul, la mort a régné, à plus forte raison, par le seul Jésus-Christ, régneront-ils dans la vie ceux qui reçoivent l’abondance de la grâce et du don de la justice. Bref, comme par la faute d’un seul, ce fut la condamnation pour tous les hommes, ainsi par la justice d’un seul, c’est pour tous les hommes la justification qui donne la vie.        Ro. 5, 17-18

En constatant la solidarité de tous les hommes dans le péché, Paul découvre également une solidarité plus efficace, parce qu’elle s’enracine dans la volonté salvifique de Dieu : l’humanité tout entière devient solidaire de Celui qui s’est uni à elle, Jésus le Christ, cet homme qui fut mis à mort et dont la résurrection a prouvé l’amour vivifiant du Père.

La foi chrétienne n’évacue pas le péché, mais au contraire, elle le situe à sa vraie place, comme le souligne la liturgie pascale : Heureuse faute qui nous a valu un tel Sauveur.

Le péché n’a pas de signification positive en lui-même, mais il permet à Dieu de manifester la puissance de son amour : Dieu n’a permis le péché que parce que Jésus-Christ allait en triompher. Toutefois, la foi chrétienne ne croit pas au péché, elle croit au salut personnel de tout homme dans la mort et la résurrection du Christ, qui donne un sens à toute l’aventure humaine. Pourtant, ce salut qui est déjà totalement donné aux hommes n’est pas encore totalement réalisé, il est l’objet de l’espérance chrétienne.

Célébrer la réconciliation, c’est non pas confesser l’existence du péché, c’est confesser que Jésus-Christ est le Seigneur, vainqueur de la mort et du péché, c’est confesser l’espérance de vie qu’il ouvre à l’humanité qui accepte l’amour de Dieu, manifesté dans celui qui a donné sa vie pour le salut des hommes.

Quel salut pour l’homme ?

C’est une interrogation capitale pour les hommes du vingtième siècle, peut-être davantage que pour les générations précédentes, il est difficile d’admettre que la foi au Christ passe par l’acceptation d’un salut à venir, comme si le christianisme envisageait de maintenir vivante l’utopie en situant dans un avenir meilleur l’objet de son espérance. Les millénarismes, qu’ils soient politiques ou qu’ils soient religieux, ne sont qu’un alibi à l’endormissement des consciences... Et Karl Marx aurait eu raison d’affirmer que la religion était l’opium du peuple, si la perspective du salut n’était jamais que la présentation d’un âge d’or pour l’ensemble de l’humanité. La grande revendication des hommes contemporains, c’est leur responsabilité personnelle et collective, ils ne veulent pas attendre d’un ailleurs le sens de leur destin, ils se veulent responsables de l’aventure humaine qu’ils osent tenter. Alors Jésus-Christ, Sauveur, ne peut répondre aux aspirations les plus légitimes...

Ce Christ, beaucoup de chrétiens, même non-pratiquants, prétendent le rencontrer quotidiennement. Et l’extension la plus grande du terme de sacrement a permis précédemment de constater d’autres formes de la sacramentalité chrétienne (la sacramentalité sociale, par exemple).

Il existe une différence fondamentale entre les hommes du vingtième siècle (spécialement, les Occidentaux) et les hommes qui vivaient à l’époque de Jésus, ces juifs qui attendaient le Messie. Celui-ci devait leur apporter une libération politique de l’emprise romaine. L’homme contemporain est en droit de s’interroger sur le genre de libération que peut lui apporter le Christ. Ce ne peut être une libération de type politique, social ou économique, et il ne faut pas chercher le Christ là où il n’est pas. Depuis sa résurrection d’entre les morts, il échappe à toute détermination temporelle ou historique. la rencontre du Christ ne peut se faire que dans l’expérience même des disciples d’Emmaüs : la reconnaissance de sa présence se fait au moment même où le chrétien constate son absence, sa disparition. Il faut toujours le chercher ailleurs, et peut-être principalement dans le projet que les hommes se font de leur propre existence, en donnant à celle-ci un sens éclairé par la foi en Jésus-Christ.

Le vocabulaire de salut est un vocabulaire piégé. Positivement, l’homme n’a pas besoin de la foi, de la religion, pour être sauvé ou libéré. En revanche, le vocabulaire de la réconciliation peut intervenir, reprenant à son compte le vocabulaire vétéro-testamentaire de l’alliance avec Dieu. la réconciliation est un fait dont les hommes peuvent faire quotidiennement l’expérience. Et cette réconciliation humaine peut apparaître comme un signe pour comprendre la réconciliation des hommes avec leur Seigneur et leur Dieu. Il ne peut alors s’agir d’évacuer cette réconciliation dans un monde mythique ou dans un paradis céleste. Il s’agit d’instaurer, dans le monde présent, le signe de l’alliance divine, dans le concret de l’existence. Il ne s’agit pas de prétendre à un amour universel, purement idéalité, mais d’aimer des hommes, faits de chair et de sang, des hommes qui sont proches... La réconciliation des hommes avec Dieu est à ce prix, puisque le propre Fils de Dieu n’a pas hésité à prendre un enracinement humain pour accomplir la réconciliation de l’ensemble de l’humanité avec Dieu son Père. Et le salut qu’il a lui-même apporté a été entièrement donné aux hommes, pourtant, il revient à ceux qui se déclarent chrétiens de l’effectuer, en étant proprement incarnés dans la nature humaine, comme le Fils de Dieu a pris l’humanité dans son incarnation.

La voie du salut se découvre alors dans la réconciliation, ou plus exactement dans sa mise en route qui a pour nom la conversion, le changement de vie. Pour le peuple juif, la conversion évoquait en priorité le retour joyeux des exilés de Babylone vers Jérusalem. Le changement qui se produisait alors était une mise en route vers la terre ancestrale. Comme la marche entreprise aux jours de l’Exode, cette marche du retour avait une grande importance. Elle a fini par symboliser, dans tout le peuple d’Israël, comme dans la mentalité chrétienne ultérieure, le retour du coeur vers le Seigneur Dieu. De démarche extérieure, la conversion est devenue une démarche intérieure, une conversion du coeur, compris non seulement comme le siège des affections humaines, mais bien plus dans le sens sémitique qui désigne par le coeur la totalité de l’être humain dans les relations qu’il entretient avec l’ensemble de l’humanité.

De plus, la conversion implique non pas seulement un retournement, mais aussi un enracinement. Les exilés, qui s’étaient fixés depuis plusieurs générations en Babylonie ont éprouvé quelque difficulté à s’arracher aux habitudes qu’ils avaient prises. C’est une rupture d’avec un certain passé, mais cette rupture n’est pas simplement la négation de quelque chose, elle est surtout un attachement à une autre réalité. Au sens chrétien, dans la conversion, l’homme s’arrache à l’emprise du mal sous toutes ses formes, à la négation ou au refus de Dieu, pour s’attacher à l’amour même de Dieu. Se convertir, c’est se tourner vers quelqu’un, ainsi que la soulignait la parabole du fils prodigue : Je vais aller chez mon père (Lc. 15, 18).