Chapitre 17

LA RECONCILIATION, AU FIL DU TEMPS

 

La réconciliation, un sacrement

C'est dans le cadre concret de l'existence humaine que peut s'effectuer toute démarche de conversion et que peut s'expérimenter la réconciliation. Et c'est toute l'histoire de l'homme qui devient aux yeux des croyants une histoire sainte, une histoire de la relation de l'homme avec Dieu. Cette histoire sainte est une histoire de salut, de libération, de conversion, de réconciliation.

La conversion ne peut pas être opérée par l'observance scrupuleuse d'une loi. La conversion implique une adhésion personnelle de celui qui s'engage dans ses voies. Le peuple juif, dans ses tribulations, a bien expérimenté cette réalité de la conversion, dans le concret de son existence. la résurrection du Christ a certainement fait tourner le regard des croyants vers un au-delà du monde, vers la fin et l'accomplissement de l'histoire, vers le monde transcendant de Dieu. Toutefois, il ne faut pas estomper la réalité corporelle de Jésus-Christ : il a été un homme comme tous les autres hommes, participant avec eux et comme eux à toutes les conséquences du péché, la limitation et la mort, entre autres. Mais ce même Jésus invite à franchir avec lui le passage du refus à l'acceptation du dessein de Dieu. La solidarité qu'il manifeste avec les hommes par sa mort conduit le croyant à affirmer que cette même solidarité s'exprime pour les hommes dans la participation à la gloire divine de Jésus. Mais cette participation ne saurait être effective se les hommes ne prenaient part, à leur tour, à ce dessein de salut de Dieu, au mystère même de la Pâque du Seigneur Jésus-Christ, qui opère la médiation entre Dieu et l'homme, entre l'homme et Dieu.

Depuis la glorification et l'exaltation de Jésus-Christ, c'est à l'Église, Corps du Christ, qu'il revient d'établir la relation des hommes avec celui qui les sauve. Elle devient ainsi le Sacrement de salut pour tous les hommes, en même temps qu'elle s'institue dans la dépendance du seul médiateur, Jésus-Christ, le Sacrement de la rencontre de Dieu, devenant ainsi l'Épouse du Christ. Toute la sacramentalité de l'Église s'exprime, comme il l'a déjà été souligné plusieurs fois, dans le mystère même de Pâques, qui est le coeur de la foi.

L'Église a manifesté sa sacramentalité particulière par les rites positifs que sont les sacrements... La réconciliation s'inscrit dans cette sacramentalité, parce que l'Église ne croit pas à la fatalité du péché, mais à la liberté qui repose sur la promesse inaliénable de Dieu et sur sa fidélité dans l'histoire des hommes. La réconciliation est la célébration de la rencontre de Dieu avec son peuple, célébration du Christ qui fait entrer les hommes avec lui dans le monde restauré en Dieu, par sa résurrection d'entre les morts.

Aussi n'est-il pas possible de considérer la réconciliation comme un rite magique, une sorte de psychothérapie, mais comme un immense acte d'espérance. En célébrant Jésus-Christ ressuscité, les chrétiens se tournent immédiatement vers l'avenir qu'il ouvre à toute l'humanité, dans l'alliance qu'il renouvelle avec Dieu pour tous les hommes.

La réconciliation à l'âge apostolique

Quand Jésus commence sa prédication, Jean-Baptiste attirait à lui les foules de Jérusalem et de toute la Judée, avec des accents très menaçants :

En ces jours-là, paraît Jean le Baptiste, proclamant dans le désert de Judée : Convertissez-vous, le Règne des cieux s’est approché ! C’est lui dont avait parlé le prophète Esaïe, quand il disait : Une voix crie dans le désert : Préparez le chemin du Seigneur, rendez droits ses sentiers. Jean avait un vêtement de poil de chameau et une ceinture de cuir autour des reins, il se nourrissait de sauterelles et de miel sauvage. Alors Jérusalem, toute la Judée et toute la région du Jourdain se rendaient auprès de lui, ils se faisaient baptiser par lui dans le Jourdain en confessant leurs péchés. Comme il voyait beaucoup de Pharisiens et de Sadducéens venir à son baptême, il leur dit : Engeance de vipères, qui vous a montré le moyen d’échapper à la colère qui vient ? Produisez donc du fruit qui témoigne de votre conversion, et ne vous avisez pas de dire en vous-même : Nous avons Abraham pour père. Car je vous le dis, des pierres que voici, Dieu peut susciter des enfants à Abraham. Déjà la hache est prête à attaquer la racine des arbres, tout arbre qui ne produit pas de bons fruits va être coupé et jeté au feu. Moi je vous baptise dans l’eau en vue de la conversion, mais celui qui vient après moi est plus fort que moi, je ne suis pas digne de lui ôter ses sandales, lui, il vous baptisera dans l’Esprit Saint et le feu. Il a sa pelle à vanner à la main, il va nettoyer son aire et recueillir son blé dans son grenier, mais la bale, il la brûlera au feu qui ne s’éteint pas.        Mt. 3, 1-12

Mais au lieu de la colère de Dieu, c’est Jésus qui se présente à lui, au milieu de tous les pécheurs. La première démarche publique de Jésus, c’est de se faire baptiser comme un pécheur, il accomplit alors un rite de pénitence publique... Et lorsque Jean sera arrêté et jeté en prison, Jésus continuera la prédication du Baptiste, sans parler de colère, mais d’une Bonne Nouvelle : Après que Jean eut été livré, Jésus vint en Galilée. Il proclamait l’Évangile de Dieu et disait : Le temps est accompli et le Règne de Dieu s’est approché. Convertissez-vous et croyez à l’Évangile     Mc. 1, 14-15

Cet évangile, cette Bonne Nouvelle se traduit immédiatement par des actes de pardon et de réconciliation de ceux qui étaient considérés comme des pécheurs publics : les collecteurs d’impôts qui pressuraient le peuple élu de Dieu au profit de l’occupant romain, les prostituées, les femmes adultères... Et l’évangéliste Jean présente une véritable célébration communautaire de la pénitence dans l’épisode de la femme adultère (Jn. 8, 1-11).

Des hommes, bien-pensants et qui se croyaient justes devant Dieu et devant les hommes, entraînent aux pieds de Jésus une femme qui a été surprise en flagrant délit d’adultère (curieusement, l’évangéliste ne mentionne pas l’homme !). Cette femme a péché, le fait est clair. Elle est convaincue de péché, mais ceux qui l’ont amenée ne connaissent pas encore leur propre péché. Et Jésus les renvoie à eux-mêmes, à leur propre conscience : Que celui qui n’a jamais péché lui jette la première pierre.

En quittant les lieux, les hommes reconnaissent aussitôt et publiquement leur péché, c’est un aveu public, manifesté dans une conversion (ici, elle a une simple forme géographique). Tous ont changé en présence de Jésus, les hommes et la femme. Et Jésus donne une véritable absolution à cette femme : Va et désormais ne pèche plus.

Au soir de la Pâque, le ressuscité apparaît aux disciples : La paix soit avec vous. Comme le Père m’a envoyé, à mon tour, je vous envoie... Recevez l’Esprit-Saint. Ceux à qui vous remettrez les péchés, ils seront remis. Ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus (Jn. 20, 21-23).

Ce faisant, le Christ institue son Église comme le lieu du pardon des péchés, dans le sillage direct du don de l’Esprit. Il ne saurait faire de doute que le sacrement du pardon n’ait été institué par le Christ lui-même. Mais le tort de l’Église, à travers les siècles, aura été de le réduire progressivement : de la rémission des péchés on en est venu au sacrement de la pénitence, puis essentiellement à la confession, à l’aveu et à l’accusation au prêtre, alors que la rémission des péchés était autrement vaste... Le scandale des chrétiens, qui demeurent pécheurs, éclate dès la génération apostolique. Tout n’allait pas si bien dans la communauté fraternelle de Jérusalem, puisque Pierre eut à régler le cas épineux d’Ananie et de Saphire (Ac. 5, 1-11).

Les moeurs des chrétiens de Corinthe laissaient à désirer, ce qui leur valut de fréquentes reproches de Paul. De la période antique, on ne peut pratiquement rien affirmer avec certitude. Sans doute les chrétiens s’en tenaient-ils au processus recommandé par l’Évangile, réclamant la correction fraternelle : Si l’un de vous s’est égaré loin de la vérité et qu’on le ramène, sachez que celui qui ramène un pécheur du chemin où il s’égarait lui sauvera la vie et fera disparaître une foule de péchés (Jac. 5, 19-20)

La réconciliation à l'époque patristique

De la résurrection à l'an 170 environ, il n'y a pas d'institution de ce sacrement. Les premiers chrétiens avaient conscience de leur appartenance au Corps du Christ, réellement présent dans la communauté des disciples. Ils exprimaient leur pénitence par une conversion de toute leur vie.

De la fin du deuxième siècle jusqu'au sixième apparaît une pénitence qui est toujours publique. En cas de faute grave, le chrétien était exclu de l'eucharistie et de la vie de la communauté. La réconciliation ne pouvait être donnée qu'une seule fois dans la vie. C'est l'hérésie montaniste qui fait éclater une crise de la rémission des péchés. Montan affirmait en effet : L'Église peut remettre les péchés, mais je ne le ferai pas pour que d'autres ne pèchent pas.

Le pardon des péchés était possible après le baptême, mais selon Montan, l'Église ne pouvait pas l'accorder de peur d'inciter directement ou indirectement les chrétiens à pécher. Tertullien, mort après 220, s'est laissé entraîner par les erreurs montanistes, refusant de réadmettre dans l'Église ceux qui avaient péché. Les écrits de Tertullien permettent de savoir qu'au troisième siècle il existait une réconciliation proportionnée aux fautes et conditionnée par une expiation adaptée aux pécheurs. La persécution de Dèce, vers 250, allait permettre à l'évêque Cyprien de Carthage de donner son sentiment sur la réinsertion ecclésiale des fidèles qui avaient apostasié, en sacrifiant aux idoles ou en se procurant des certificats fictifs de sacrifices. Pour éviter toutes les outrances, il décide de réadmettre dans la communion de l'Église les apostats, mais après un temps de pénitence qui serait long et sévère et qui serait administré par l'autorité ecclésiastique. Prévoyant le cas d'une nouvelle persécution, il admettait d'abréger ce temps de pénitence pour permettre aux pécheurs réconciliés de recevoir une force nouvelle pour le combat de la foi qui pouvait les conduire au martyre. Pour Cyprien, la réconciliation serait vaine si elle n'exigeait pas un effort effectif. C'est la raison pour laquelle l'évêque ne peut pas l'accorder facilement : La complaisance excessive à donner la réconciliation ne procure pas la paix, mais l'enlève et, loin de procurer la communion, elle obstrue la route du salut.

Considérée comme un second baptême, la réconciliation ne pouvait être redonnée, tout comme le premier. En conséquence, elle est interdite aux pécheurs encore trop jeunes ou aux gens mariés (la pénitence exigeait de vivre comme frère et soeur dans le mariage). Elle était interdite aux prêtres auxquels elle aurait enlevé tout pouvoir dans l'exercice de leur ministère, aux religieux parce que l'entrée en religion était considérée déjà comme une entrée en pénitence. La pénitence était donc une affaire de vieillards, de veufs ou de héros... les autres devaient attendre patiemment d'être sur leur lit de mort pour demander la réconciliation.

Saint Augustin, évêque d'Hippone, de 396 à 430, ne présente pas un enseignement sur la pénitence, mais, par son oeuvre, on peut découvrir que la pratique pénitentielle est soumise à des règles très précises. Pour lui, il existe trois sortes de pénitences : celle qui doit se faire avant le baptême, celle que le chrétien accomplit en privé pour des fautes mineures, et celle qu'il doit accomplir à la suite d'une faute grave, cette pénitence pouvant être publique ou privée. La pénitence privée s'exprime par la prière et la pratique de l'humilité quotidienne. La troisième forme de pénitence est très sévère, elle ne devrait pas être nécessaire à celui qui a reçu le baptême, et, en tout cas, elle ne peut être accordée qu'une seule fois dans la vie.

Le rite de la pénitence s'accomplissait en trois étapes.

- D'abord, un aveu, laissé à l'initiative du pécheur, qui manifeste son repentir et son désir de conversion devant l'évêque. Celui-ci est alors en droit de l'admettre ou non dans l'ordre des pénitents, cette entrée amenant une excommunication volontaire : le pénitent n'est plus autorisé à communier au sacrement de l'autel.

- Ensuite, la satisfaction. Elle est manifestée par la séparation de la communauté et parfois même par l'exil loin de la cité. Pendant ce temps, la communauté est chargée de prier pour le pénitent afin qu'il se convertisse est revienne à la vraie vie.

- Enfin, la réconciliation proprement dire qui se fait par l'autorité de l'Église qui juge de l'intensité du désir de conversion et qui admet à nouveau le pénitent dans la communauté. C'est au cours de la célébration du Jeudi Saint que, par l'imposition des mains, l'évêque réintégrait les pénitents dans la communauté eucharistique.

Le Moyen-Age

Jusque la fin du sixième siècle, cette pratique fut la règle commune dans l'ensemble de l'Église. A la fin du sixième siècle et jusqu'au onzième, apparaît une pénitence privée et non plus collective ou publique, avec une "tarification" des fautes. Cet usage a été introduit dans l'Église par des moines irlandais qui n'avaient pas connue la pénitence publique et qui permettaient la pénitence privée, laquelle pouvait être reçue plusieurs fois.

La pénitence antique implique nécessairement une sorte de mort civile et sociale : il est interdit au pécheur, même réconcilié, de mener une vie conjugale normale, de se marier ou de se remarier, d'occuper des fonctions publiques, d'exercer des charges commerciales et d'entrer dans les ordres.

La nouvelle forme pénitentielle permet à tous les pécheurs de se faire réconcilier autant de fois qu'ils avaient péché. Il n'est même plus nécessaire d'avoir recours à l'évêque pour le pardon. Le pécheur s'adresse en privé à un prêtre, et le pardon est obtenu moyennant certaines taxes pénitentielles (jeûne, aumônes). A la fin de l'accomplissement de cette taxe, le pardon est accordée par l'absolution. Finalement, cet usage se répand pour des motifs pastoraux beaucoup plus que pour des raisons théologiques ou canoniques. L'originalité de cet usage repose sur son aspect de tarification : à chaque péché correspond une pénitence précise. Le pécheur va trouver son confesseur, il fait un aveu, et il se voit imposer une "taxe". La confession se fait souvent sous la forme d'un questionnaire dont dispose le confesseur qui additionne les taxes correspondant à chaque péché, suivant sa gravité et sa fréquence. La confession personnelle est une marque d'humiliation et d'expiation de la faute. A partir du treizième siècle, avec le concile du Latran (1215), la confession devient obligatoire, avec un examen de conscience et un aveu individuel.

Tout fidèle de l'un et de l'autre sexe, parvenu à l'âge de discrétion, doit lui-même confesser loyalement tous ses péchés, au moins une fois l'an à son propre curé, accomplir avec soi, dans la mesure de ses moyens, la pénitence qu'on lui a imposée et recevoir, avec respect, au moins à Pâques, le sacrement de l'eucharistie, sauf le cas où, sur le conseil de son curé, pour quelque cause raisonnable, il jugerait devoir s'abstenir momentanément de le recevoir     Latran IV, 1215

Trois siècles plus tard, les évêques réunis au concile de Trente, estiment que la confession est établie depuis toujours et ils publient, pour toute l'Église, le décret suivant : Si quelqu'un nie que la confession sacramentelle soit instituée ou soit nécessaire au salut, de droit divin, ou s'il dit que la manière de se confesser au prêtre seul, que l'Église catholique a toujours observée depuis le commencement et observe encore, est contraire à l'institution et au précepte du Christ et qu'elle est une invention humaine, qu'il soit anathème !     Trente, 1551

Ce même concile érige en absolu la pratique sacramentelle de la réconciliation. Le confessionnal apparaît au seizième siècle, après le concile de Trente, pour éviter tout abus, et l'absolution par un prêtre devient alors tout à fait essentielle. L'important, dans toutes les vicissitudes du sacrement, c'est la certitude affirmée par l'Église que Dieu pardonne, qu'il a pardonné d'avance, mais qu'il appartient au pécheur de se tourner vers lui, de se convertir.

Des noms différents ont été donnés à ce sacrement :

- la pénitence.

On insiste sur la nécessité de réparer. Dieu a été offensé, il faut accomplir un geste pour réparer le préjudice qu'il a subi, et que ce soit quelque chose de pénible, qui cause de la peine. Le mot de pénitence met l'accent sur la nécessité de traduire par des actes la volonté de conversion et les actes sont exigeants. Il ne suffit pas de réciter une ou deux prières, il faut être sérieux avec ses actes...

- la confession.

On insiste sur l'aveu qu'il faut faire de sa faute. Pour que Dieu puisse donner le pardon, il convient de dire sa faute, de la reconnaître, de la confesser, pour que le prêtre puisse donner une pénitence proportionnée à la gravité de la faute. Le terme de confession insiste sur l'effort de volonté pour faire pénitence : on confesse l'amour de Dieu, on reconnaît les appels reçus de lui, et on confesse, on reconnaît son propre péché.

- l'absolution.

On insiste sur le pardon que Dieu accorde. Il absout, il relève le pécheur de sa faute.

- la réconciliation.

Aujourd'hui, on parle plus volontiers de réconciliation. Ce terme, tout en soulignant la relation entre Dieu et l'homme, met en avant l'initiative de Dieu : c'est Dieu qui ne cesse de nous renouveler son pardon. Notre regard est fixé vers Dieu, vers l'avenir.