La prière,

une grâce pour tous les temps

 

 

 

Introduction

Il radotait le secret du monde

 

Sur ses vieux jours, il répétait toujours la même chose. Il radotait ? Ce n’est pas sûr ! Sa vie tout entière semblait se condenser en quelques mots, qu’il répétait inlassablement : Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres. C’était vers l’an 100 de notre ère, le vieil homme qu’était devenu Jean, le disciple bien-aimé, se souvenait de sa jeunesse et de sa vie passée, traversée par la rencontre du Seigneur qui avait tout changé. L’apôtre qui semblait radoter avait percé le secret de Dieu, secret découvert dans la plaie ouverte dans le côté de Jésus, lors de sa mort sur la croix. L’amour de Dieu avait fait battre un coeur d’homme, celui de Jésus. Et à la mort de celui qu’il considérait comme son seul maître, Jean avait découvert ce secret : Dieu a tant aimé le monde qu’il lui a donné son Fils unique. Mais Jean avait aussi perçu l’ingratitude des hommes : Il est venu chez les siens et les siens ne l’ont pas reçu. Mais à ceux qui l’ont reçu, à ceux qui croient en son nom, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. Ceux-là ont compris le secret qui fait battre le coeur du monde : Dieu est amour. Et Jean pouvait encore écrire : Dieu, nul ne l’a jamais contemplé... Si nous nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous... Qui demeure dans l’amour demeure en Dieu et Dieu demeure en lui.

Au cours des siècles, toutes les générations chrétiennes ont aimé se retrouver dans l’amour du Père, cet amour qui fait battre le coeur du monde. Au risque de radoter également, au moment d’entrer dans le mystère de la prière, qu’il soit permis de dire, une nouvelle fois, avec Jean : Mes petits enfants, aimons-nous les uns les autres, car l’amour vient de Dieu. Se resituer dans l’amour même de Dieu, qui fait vibrer les mondes, c’est sans doute la tâche préliminaire de toute forme de prière. Au sens chrétien, il ne peut y avoir de relation authentique avec le Père de Jésus-Christ, dans l’unique Esprit qui nous fait crier en des gémissements ineffables : Abba, Père, si la dimension d’amour se trouve absente de l’existence humaine. Le secret du monde, c’est l’amour de Dieu. Mais, ne nous hâtons pas de diviniser l’amour. Dieu est amour, mais tout amour n’est pas Dieu.

Il a planté sa tente parmi nous. La manière employée par Dieu pour nous manifester son amour, c’est l’incarnation de son Fils : Il a habité parmi nous, pour nous montrer la demeure même de Dieu. Seulement, il reste qu’il est impossible de déterminer avec précision, cette réalité qui constitue le coeur de Dieu. Il échappe à toutes nos déterminations, il est le Tout-Autre, celui que nous ne pouvons pas enfermer dans des définitions. Mais, son Fils, son Unique, est devenu un homme, semblable aux hommes en toutes choses à l’exception du péché : il a planté sa tente parmi les hommes et ceux-ci ont pu contempler sa gloire.

L’évangéliste Marc rapporte avec précision un événement, dont il n’a pas été le témoin direct, mais dont trois disciples de Jésus ont été les témoins. Cet événement de la transfiguration de Jésus les a orientés vers une meilleure compréhension du mystère de Jésus, en qui se révèle toute divinité.

Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean, les trois premiers disciples qu’il a appelés, les trois disciples qui ont été les témoins directs de la résurrection de la fille de Jaïre, les trois disciples qui seront les témoins de son agonie, au Jardin des Oliviers. Et il les emmène seuls, à l’écart sur une haute montagne. Pierre, Jacques et Jean sont, à cet instant précis les témoins de la prière de Jésus, quand il se retirait, comme à son habitude, à l’écart. La montagne est le lieu classique des manifestations divines. Dieu se manifeste à Moïse sur la montagne du Sinaï, il se manifeste à Élie sur le mont Horeb, l’autre nom du Sinaï (1 R. 19). La prière va transfigurer Jésus, qui est aperçu en compagnie de Moïse et d’Elie, les deux grandes figures de l’Ancienne Alliance.

Moïse et Élie représentent, en leurs personnes, la Loi et les Prophètes, c’est-à-dire l’ensemble de la Révélation de Dieu dans l’Ancien Testament. Tout ce que Dieu a révélé aux hommes, à son peuple, se trouve présent sur cette montagne de la Transfiguration. Moïse, le libérateur du peuple après son esclavage au pays d’Égypte, Moïse qui a donné au peuple la Loi de Dieu sur le mont Sinaï, Moïse qui a marché pendant quarante années dans le désert pour conduire le peuple de Dieu jusqu’à la Terre Promise. Élie, le premier de tous les prophètes de la tradition juive, Élie qui, comme Jésus par la suite, a jeûné pendant quarante jours dans le désert avant de rejoindre le mont Horeb, la montagne sainte. De plus, personne ne connaît le tombeau de Moïse, et un récit apocryphe rapporte qu’il a été emporté au ciel après avoir accompli sa mission. De même, Élie a été emporté vers le ciel par un char de feu. Ces deux hommes n’ont pas connu un destin et une mort ordinaires...

Tout, dans le récit de Marc, laisse à penser aux disciples que Jésus, qu’ils reconnaissent déjà comme un maître puissant, est sans doute bien autre chose qu’un simple prophète. La voix qui parle dans la nuée, symbole de la présence divine dans la littérature biblique, confirme cette hypothèse : Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Écoutez-le ! La vision du transfiguré anticipe la gloire du ressuscité, et la voix céleste atteste l’identité filiale de Jésus par rapport à Dieu, elle suggère par le fait sa préexistence divine.

Écoutez-le ! C’est un commandement qui fait encore poindre la distinction d’avec le récit du baptême. Cette parole semble alors écarter définitivement Moïse et Élie Ce ne sont plus les prophètes qu’il faut écouter mais Jésus. Et cela peut être référé à une parole mise dans la bouche de Moïse, au livre du Deutéronome : C’est un prophète comme moi que le Seigneur ton Dieu te suscitera au milieu de toi, d’entre tes frères. C’est lui que vous écouterez (Dt. 18, 15).

Cette prophétie de celui qui est considéré par la tradition juive comme le premier des prophètes a été appliquée à Élie, à Celui qui devait venir. Le "Écoutez-le" indique que le lien est fait, c’est Jésus qui devient le nouveau Moïse, le Prophète qui devait inaugurer la fin des temps. Désormais, Moïse et Élie peuvent se retirer. Et, de fait, les disciples s’aperçoivent alors qu’ils ont disparu : Par son intervention, Pierre manifeste une réaction très humaine, il veut faire durer le moment privilégié qu’il connaît, il veut en quelque sorte mettre la main sur Jésus, l’enfermer dans une tente, pour le contempler plus longuement. Pierre rejoint aussi, par le fait même une grande tradition juive selon laquelle la demeure céleste serait une tente, qui symbolisait le lieu de la rencontre de Dieu avec son peuple. La tente était alors perçue comme le lieu de la rencontre définitive avec Dieu. C’était le signe que la fin des temps était arrivée. D’ailleurs, c’est bien de cette manière que Pierre interprète l’événement : il convient d’inaugurer le ciel sur la terre, afin que l’apparition d’un jour dure toujours. Mais rien ni personne ne pourra jamais enfermer Jésus, même la pierre du tombeau n’aura pas raison de lui. Au cours de l’incarnation du Fils de Dieu, il n’a pas été possible aux hommes, même à ceux qui furent ses privilégiés, d’enfermer corporellement Celui qui était venu planter la tente de Dieu parmi les hommes.

Comment appeler Dieu ‘‘Père’’ ?

Puisque Dieu ne se laisse pas enfermer dans des définitions humaines, puisqu’il ne se laisse même pas enfermer dans l’identification trop rapide que l’on est facilement tenté de faire, en reprenant la profession de foi johannique : Dieu est Amour, comment est-il possible de l’invoquer sous le nom de Père ?

D’autre part, à l’époque actuelle, les désaccords sont nombreux dans le domaine de l’expression de la foi. Ces désaccords sont d’ailleurs le signe que la foi n’est pas une réalité abstraite, elle est une question vitale pour la multitude des croyants. Et c’est aussi dans le dialogue que la foi peut s’approfondir, s’enrichir, car c’est elle qui fait vivre le croyant dans tout son être, et particulièrement dans sa situation d’homme en relation avec d’autres.

Parce que la foi n’est pas de l’ordre des idées sur lesquelles il serait possible de discuter, il n’est possible au croyant que de balbutier chaque fois qu’il tente de parler de Dieu. Le théologien lui-même s’insurge quand on fait de lui le spécialiste de toutes les interrogations spirituelles. Le théologien n’est pas le spécialiste de Dieu, il est celui qui tente de tenir un discours cohérent sur l’expérience qu’un homme peut avoir de Dieu, quand il est croyant. Et la foi n’est possible que grâce à un contact, à une relation avec Dieu, relation qui a pour nom la prière. Un croyant qui ne prierait pas, qui ne serait pas un homme de prière, finirait par dégénérer. Qu’il serait agréable d’entendre les chrétiens dire, comme le faisait Gandhi : Je ne suis pas un homme de lettres ou de sciences, j’essaye simplement d’être un homme de prière. C’est la prière qui a sauvé ma vie. Sans la prière, j’aurai perdu la raison. La foi est une histoire d’amour, et la prière est le dialogue de cet amour. Quand on ne se parle plus, on finit par ne plus se rencontrer, par ne plus s’aimer.

Il apparaît important de se demander ce que peut être la prière chrétienne. Il serait même plus juste de demander au Christ ce que lui demandait un de ses disciples : Seigneur, apprends-nous à prier comme Jean-Baptiste l’a appris à ses disciples. Cette demande du disciple n’est pas tout à fait innocente, elle traduit sa crainte d’être distancé par les disciples du Baptiste dans sa relation à Dieu. Si, dans le domaine de la prière, il n’y a pas de recettes toutes faites, Jésus va pourtant révéler à son Église sa propre prière filiale. C’est ce modèle qui peut et doit inspirer toute prière chrétienne.

Appeler Dieu Père, c’est faire un acte de foi prodigieux. Comment appeler Dieu notre Père si nous ne sommes pas d’abord tous frères ? Comment invoquer le Dieu unique alors que nous sommes séparés les uns des autres ? Si nous saisissons l’importance de cette première parole de la prière enseignée par Jésus, nous ne pourrions plus oser continuer à prier de manière machinale. Les fils d’un même Père doivent faire la paix entre eux avant de s’adresser à lui.

Demander que le Nom de Dieu soit sanctifié, que son Règne vienne, c’est aussi accepter d’être remis en cause, d’être bouleversé dans toutes les certitudes humaines. C’est accepter de laisser le Père opérer une totale révolution dans le coeur des hommes. Le Nom du Seigneur est saint parce qu’il opère des merveilles parmi les plus pauvres : c’est tout le contenu du cantique d’action de grâces de la Vierge, lors de sa visite auprès de sa cousine Élisabeth. Demander la venue du Règne de Dieu, c’est s’engager dans un processus de renversement des valeurs établies, c’est accepter que Dieu inscrive au fond des coeurs son désir de changement.

La seconde partie de la prière du Seigneur montre par ailleurs que toute attitude de foi doit se traduire par une attitude de pauvre, de celui qui attend tout de Dieu : le pain de chaque jour, le pardon des offenses et la victoire sur la tentation. La prière de demande devient alors prière de louange : le chrétien croit et sait que Dieu agira en chaque homme qu’il accepte d’aller vers Dieu avec un coeur de pauvre, s’il accepte son pardon, s’il accepte de laisser son Esprit travailler au coeur du monde pour le faire vivre au rythme de l’amour de Dieu.

L’Église n’est pas uniforme

Enfants d’un même Père, frères entre eux, les chrétiens ne constituent pas une sorte d’uniformité : les divergences existent et sont légitimes au coeur même de la communauté chrétienne, alors qu’elle confesse une même foi et qu’elle professe une même espérance.

L’Église n’est pas une abstraction. Elle est faite d’hommes et de femmes différents les uns des autres. Les uns sont installés dans une foi tranquille, d’autres sont travaillés par une foi inquiète. Certains acceptent les décisions de la hiérarchie sans sourciller, d’autres mettent en question toute forme d’autorité. L’image de cette Église diversifiée était déjà présente dans la communauté de Corinthe que Paul avait fondée au cours de son premier voyage missionnaire. A Corinthe, les choses n’allaient certes pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. La communauté était divisée par des questions de préséance humaine, et Paul invite cette communauté divisée à se resituer en face de son Seigneur, mort sur la croix :

Je vous exhorte, frères, au nom de notre Seigneur Jésus-Christ : soyez tous d’accord et qu’il n’y ait pas de divisions entre vous, soyez bien unis dans un même esprit et dans une même pensée. En effet, mes frères, les gens de Chloé m’ont appris qu’il y a des discordes parmi vous. Je m’explique. Chacun de vous parle ainsi : moi, j’appartiens à Paul, moi à Apollos, moi à Céphas, moi au Christ. Le Christ est-il divisé ? Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous ? Est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés ? Dieu merci, je n’ai baptisé aucun de vous, excepté Crispus et Caïus, ainsi nul ne peut dire que vous avez été baptisés en mon nom. Ah si ! J’ai encore baptisé la famille de Stéphanas. Pour le reste, je n’ai baptisé personne d’autre, que je sache. Car Christ ne m’a pas envoyé baptiser, mais annoncer l’Évangile, et sans recourir à la sagesse du discours, pour ne pas réduire à néant la croix du Christ.        1 Co. 1, 10-17

Aujourd’hui encore, l’Eglise connaît des dissensions. Il ne faut pas se les cacher, il ne convient pas davantage de s’ignorer les uns les autres et de se jeter réciproquement l’anathème. L’essentiel est de retrouver la fidélité au message du Christ, au message de la croix. La croix est une folie aux yeux des hommes et de leur sagesse, mais les divisions sont aussi un scandale pour le monde.

La dernière prière de Jésus, rapportée par l’évangéliste Jean, est une prière pour l’unité. Le fait même que Jésus prie pour l’unité signifie bien qu’il ne lui appartient pas de la réaliser. L’unité des chrétiens ne tome pas du ciel comme la manne dans le désert, elle est l’oeuvre des chrétiens animés par l’Esprit-Saint.

La séparation, la distinction entre les membres de la même famille des enfants de Dieu peut alors apparaître comme une chose bonne : elle signifie que l’unité ne se réalise pas dans l’uniformité. A vouloir que tous les chrétiens soient taillés sur le même modèle, on finirait par oublier que le Corps du Christ a été "rompu" pour un monde nouveau, on finirait aussi par croire que l’homme peut arriver, par ses seules forces, à établir cette unité.

En coulant tous les chrétiens dans le même moule, on obtiendrait une parfaite uniformité, mais alors la communauté serait vidée de tout son sens, de tout son contenu.

L’Esprit est excentrique

Au jour de la Pentecôte, au moment de la fondation de l’Eglise, les apôtres, réunis autour de Pierre, inaugurent une vie nouvelle, conscients de leurs différences antérieures, conscients également du changement qui s’est opéré en eux sous l’action de l’Esprit-Saint qui leur fait saisir cette vérité : désormais, Jésus ne sera plus présent de manière corporelle. Leur mission particulière commence : ils seront appelés à cheminer sur d’autres voies pour répondre à l’appel de celui qui avait fait d’eux des pêcheurs d’hommes. Mais ils gardent pleinement confiance, puisqu’ils sont animés d’une force nouvelle, celle de l’Esprit de Dieu.

Les apôtres pressentaient, d’une manière plus ou moins confuse, que l’Esprit allait les disperser à travers le monde. La manière première avec laquelle l’Esprit se présente, c’est de manière excentrique : il fait littéralement sortir les hommes hors d’eux-mêmes, ils ne s’appartiennent plus. Les chrétiens ne sont pas possédés par un esprit quelconque, ils ne sont pas davantage aliénés dans une hystérie mystique (auquel cas, ils auraient tous un besoin urgent de se confier aux mains des psychanalystes !). Ils sont "excentriques" parce que ce qui fait le centre de leur vie, ce n’est plus eux-mêmes, mais le Christ Jésus. Ils ne s’appartiennent plus, ils sont dépossédés d’eux-mêmes pour manifester l’Esprit de Dieu présent au coeur du monde. Et, cet Esprit, comme le Christ, n’est pas uniforme, il se caractérise par la diversité de ses dons.

Toutefois, être empoigné par l’Esprit ne conduit pas à une satisfaction personnelle : l’Esprit est un feu, pour reprendre le symbolisme exprimé dans le récit de la Pentecôte, au livre des Actes des apôtres. Il ne convient pas que tous ceux qui se réclament de l’Esprit-Saint s’enferment dans la douce chaleur des petites équipes de prière. L’Esprit est un feu qui dévore, un vent qui fait sortir les apôtres des prisons de leur peur, pour qu’ils puissent crier partout la Bonne Nouvelle de la résurrection de Jésus. L’Esprit est un feu qui continue de faire agir les chrétiens, dans l’aujourd’hui de Dieu, non pas seulement pour le bien individuel, mais en vue du bien de tous, en vue du bien de la communauté chrétienne. En ce sens, ce sont tous les chrétiens, et pas seulement quelques-uns qui sont effectivement charismatiques... Tous, dans la diversité des dons reçus, sont empoignés par l’Esprit, de telle sorte qu’ils puissent se mettre au service de tous.

Il est impossible d’être chrétien

Accepter de se laisser saisir par l’Esprit de Dieu, accepter de se laisser déposséder de toutes ses certitudes ou de toutes ses assurances, cela apparaît comme singulièrement difficile. A vrai dire, nous pensons que tous les modèles de vie chrétienne sont aussi difficilement accessibles pour la majorité des chrétiens. Non seulement il est difficile d’être chrétien, mais encore c’est chose totalement impossible, si on ne se laisse pas saisir totalement par la main de Dieu. En nous fiant à nos propres moyens, nous n’arriverons pas à grand-chose, et pourtant nous ne pouvons ni ne devons renoncer d’avance. Il faut accepter de laisser Dieu agir en nous, un peu comme le boulanger travaille sa pâte pour la faire lever. C’est la pâte qui monte, mais c’est le boulanger qui fait le travail : la pâte seule ne pourrait jamais lever... il en est de même dans la vie chrétienne. Il faut accepter de nous laisser travailler par Dieu.

Comment laisser Dieu accomplir son oeuvre en nous ? Il n’y a qu’à vivre pleinement sa condition d’homme. A des chrétiens du premier siècle, qui mettaient en doute l’humanité de Jésus, Paul répond : Il est né d’une femme, il est né sujet de la Loi, pour signifier que le Christ Jésus était, en tout point, hormis le péché, un homme semblable aux autres. Et c’est dans cette condition humaine qu’il est possible de découvrir la condition du chrétien. L’homme, et le chrétien d’autant plus, doit être capable d’accepter les exigences que lui pose sa propre humanité, sa dignité d’homme, mais il doit être également capable d’accepter les exigences que lui pose Dieu.

La première question, permettant d’authentifier l’existence chrétienne, réside dans le fait de savoir si, dans la vie quotidienne, les chrétiens se comportent en hommes véritables, dans leurs relations de voisinage, dans leurs relations de travail, dans les choix qu’ils effectuent pour eux-mêmes et parfois pour les autres.

Vivant pleinement comme des hommes, une deuxième question se pose alors nécessairement aux chrétiens : sont-ils capables d’avoir un jugement sain, personnel, raisonnable et responsable, ou adoptent-ils comme ligne de conduite celle qui est suivie par les moutons de Panurge ? Osent-ils, du simple fait qu’ils sont des hommes et des femmes partageant les soucis de toute l’humanité, osent-ils penser et agir autrement que la majorité, quand cela s’avère nécessaire ?

Être chrétien, ce n’est pas être ou agir autrement que les autres, c’est accepter de se laisser mener par l’Esprit de Dieu qui fait retrouver la confiance des enfants quand ils parlent à leur Père, en toute franchise et loyauté, animés par l’espérance d’être entendus et compris. Si les chrétiens deviennent comme des enfants dans la main de Dieu, tout leur est possible : ils peuvent accomplir pleinement leur vocation de fils de Dieu, en étant pleinement hommes, pleinement responsables d’eux-mêmes.

Lever les yeux vers Jésus-Christ

Seul, Jésus-Christ a pu réaliser pleinement la condition d’homme, dans la plénitude voulue par Dieu depuis la création du monde. Il importe donc que les chrétiens lèvent les yeux vers ce modèle humain, tel qu’il a pu être réalisé dans l’existence concrète de Jésus de Nazareth. Lever les yeux vers Jésus-Christ ne signifie pas s’évader du monde présent, mais le vivre intensément.

Nous connaissons tous des moments privilégiés, au cours d’une retraite, d’une halte spirituelle, d’un temps fort... Nous nous sentons plus près de Dieu, et c’est souvent à regret que nous quittons ce moment exceptionnel pour repartir vers la routine quotidienne, un peu comme les trois apôtres après la Transfiguration... Évangile souligne fortement le fait qu’il ne faut pas se faire illusion. Certes, les moments de prière sont importants dans la vie de tout chrétien, mais il convient d’éviter de ne plus rechercher que ces moments, afin de ne plus "se mouiller". Cela ne veut pas dire que les religieux ou religieuses fuient le monde pour s’envoler sur des hauteurs spirituelles : ils répondent à une vocation qui leur est propre, en se plaçant entre les mains de Dieu...

Mais, pour ceux qui restent dans le monde, il existe aussi une vocation et une mission propres. Et, s’il est important de pouvoir s’arrêter, au cours de son existence, au cours de sa journée, pour connaître des instants privilégiés, des moments de relation particulière avec Dieu, afin de reprendre souffle, il est nécessaire de souligner que ces temps forts visent principalement à l’accomplissement de la vocation du chrétien et de sa mission dans le monde des hommes.

Lever les yeux vers Jésus-Christ, c’est aussi apprendre à ne pas se laisser distraire des tâches présentes que tout homme se doit d’accomplir au milieu des autres hommes.

Dans sa lettre aux Colossiens, l’apôtre Paul donne la clef pour bien agir en ce monde et pour trouver le bonheur, celui qui ne passera jamais.

Du moment que vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez ce qui est en haut, là où se trouve le Christ, assis à la droite de Dieu ; c’est en haut qu’est votre but, non sur la terre. Vous êtes morts, en effet, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu. Quand le Christ, votre vie, paraîtra, alors vous aussi, vous paraîtrez avec lui en pleine gloire. Faites donc mourir ce qui en vous appartient à la terre : débauche, impureté, passion, désir mauvais et cette cupidité qui est une idolâtrie. Voilà ce qui attire la colère de Dieu, voilà quelle était votre conduite autrefois, ce qui faisait votre vie. Maintenant donc, vous aussi, débarrassez-vous de tout cela : colère, irritation, méchanceté, injures, grossièreté sortie de vos lèvres. Plus de mensonges entre vous, car vous vous êtes dépouillés du vieil homme, avec ses pratiques, et vous avez revêtu l’homme nouveau, celui qui, pour accéder à la connaissance, ne cesse d’être renouvelé à l’image de son créateur.        Col 3, 1-10

Il importe donc de bien choisir son objectif et de tendre ainsi vers les réalités d’en-haut, en faisant disparaître tout ce qui attache à la terre. Bien sûr, Paul ne va pas par quatre chemins, il vise toujours le maximum. Le chrétien, qui cherche à accomplir sa vocation dans le monde présent, ne doit avoir aucune autre ambition que celle de calquer entièrement son existence sur le modèle de celle de Jésus-Christ, qui a pleinement réalisé l’image de l’humanité, telle qu’elle a été voulue par Dieu, lors de la création du monde. Le bonheur, qui exprime la parfaite réalisation de la vocation de l’homme, est possible pour le chrétien dans la mesure où il accepte de mourir avec le Christ pour vivre avec lui, dans une existence cachée au coeur de Dieu.

En calquant son existence sur celle de Jésus, le chrétien fait mourir en lui le vieil homme pour faire vivre l’homme nouveau. Mais il n’est pas question de le faire échapper aux réalités de ce monde. Jésus-Christ lui-même n’a pas refusé de participer aux réalités humaines : il a connu des joies très naturelles, il a partagé la joie des mariés de Cana, il s’est réjoui corporellement au cours de tous les repas qu’il prenait avec ses amis comme avec les pécheurs... Mais il a toujours cherché à manifester le sens ultime de ces réalités terrestres. Elles sont le signe du monde qui vient, un monde nouveau, où Dieu sera tout en tous, un monde où chacun sera riche de la richesse même de Dieu, celle de l’amour qui peut rendre les hommes véritablement heureux.

La dynamique de l’espérance

Lever les yeux vers le Christ, regarder sans cesse les réalités d’en-haut, c’est accepter de laisser son existence traversée par la dimension de l’espérance. Ce qui compte, pour la foi du chrétien, c’est de vivre dans l’espérance, pas une espérance futile qui démobiliserait les entreprises du monde présent, pas une espérance passive pour laquelle le Christ reviendrait seulement à la fin des temps, mais une espérance active, dynamique, qui construit dès aujourd’hui le Royaume. De même que l’objet de la foi chrétienne ne se trouve pas dans un passé mythique, de même l’objet de l’espérance ne se trouve pas davantage dans un avenir mythique. L’objet de la foi, c’est le présent : Jésus-Christ vient au monde à chaque instant. Et celui qui attend le Seigneur est capable d’apprécier le poids de l’instant présent, non pas à la manière des jouisseurs ou des épicuriens, mais à la seule manière du Christ.

Les chrétiens se trouvent ainsi embarqués dans un mouvement qu’ils ne peuvent pas contrôler de manière strictement humaine : il leur arrive de trouver des excuses pour ne pas répondre à l’appel de Dieu, puisqu’ils se découvrent toujours trop faibles pour se lancer à la suite du Christ. Certes, il faut en convenir, la vie chrétienne est très exigeante :

En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé qui tombe en terre ne meurt pas il reste seul, si au contraire il meurt, il porte du fruit en abondance. Celui qui aime sa vie la perd, et celui qui cesse de s’y attacher en ce monde la gardera pour la vie éternelle. Si quelqu’un veut me servir, qu’il se mette à ma suite, et là où je suis, là aussi sera mon serviteur. Si quelqu’un me sert, le Père l’honorera.        Jn. 12, 24-26

La vie chrétienne est exigeante : on n’a rien donné tant qu’on n’a pas tout donné. La mesure même du don, c’est de donner sans mesure. Devant cette exigence, les chrétiens peuvent facilement se décourager. Chacun d’entre eux est attaché à la vie présente. Et cela est heureux, parce que la vie présente est commencement, germe de vie nouvelle. Il ne serait pas possible d’aimer la vie nouvelle si la vie présente n’était pas aimée elle aussi, puisque l’une est l’accomplissement de l’autre. Il revient donc aux chrétiens de faire un bon usage des biens qui passent en gardant toujours en vue les biens à venir. L’espérance qui anime les chrétiens se concrétise elle-même dans la dimension du partage, qui est l’expression actuelle du don. Il existe plusieurs formes de partage qu’il est bon de redécouvrir;

D’abord, le don simplement matériel, sous ses formes les plus diverses : une pièce de monnaie à un pauvre, une somme d’argent plus conséquente à l’occasion d’une campagne contre la faim dans le monde ou d’une action urgente en faveur de ceux qui sont actuellement les plus démunis. Mais il ne convient pas de se limiter à cette seule forme de largesse, purement extérieure à soi. D’ailleurs, l’évêque Ambroise de Milan le rappelait déjà à ses chrétiens : Ce n’est pas de tes biens que tu fais largesse au pauvre, tu lui rends ce qui lui appartient, car la terre est à tout le monde.

Une deuxième forme du don : le don de son temps. Le temps, c’est sans doute ce que l’homme contemporain a de plus précieux. C’est l’une des rares choses qu’il ne peut pas gaspiller, qu’il ne peut pas mettre en réserve. Accorder de son temps à ceux qui viennent déranger les habitudes acquises, ce n’est pas si simple...

Une troisième forme du don : le don de soi. Quand on a tout donné de ses biens matériels, quand on a donné tout son temps, il ne reste plus qu’à se donner soi-même : Nul n’a d’amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime (Jn. 15, 13).

La vie chrétienne est un combat

Renoncer à toute satisfaction temporelle pour ne donner sa préférence qu’à Dieu, pour ne travailler qu’en ne tenant compte que de l’espérance qui anime les chrétiens, cela est très exigeant. Mais l’Eglise, parce qu’elle porte le souci de tous les hommes, a voulu, en quelque sorte, atténuer cette exigence. Car il apparaît que l’idéal absolu serait pratiquement hors de portée. Pour ne prendre que le seul exemple de la règle de vie de ceux qui se sont mis à l’école de saint François d’Assise, il faut noter que l’Eglise n’a accepté la règle franciscaine qu’après de très nombreuses retouches. François et Claire d’Assise voulaient revenir à la loi évangélique, dans toute son intransigeance, dans toute sa perfection. L’autorité ecclésiastique a voulu des amendements, non pas pour discréditer l’Evangile, mais pour permettre à chaque homme et à chaque femme de trouver son épanouissement dans la vie religieuse. L’Eglise s’est toujours refusée à sanctifier le masochisme, elle ne cesse de crier, au milieu de toutes les générations, qu’elle veut le bonheur de l’homme, elle ne cesse de proclamer que Dieu ne veut rien d’autre que l’accomplissement et l’épanouissement de tout l’homme.

Mais ce bonheur n’est pas une possession, ce n’est pas un acquis, quelque chose que l’homme pourrait posséder au même titre que les autres réalités humaines. Le bonheur est une acquisition, et l’on ne peut l’atteindre ou l’acquérir qu’en suivant le chemin de la dépossession, le chemin du détachement. Il faut apprendre à perdre pour devenir le disciple du Christ. L’apôtre Paul écrivait, dans sa lettre aux Philippiens :

Toutes ces choses qui étaient pour moi des gains, je les ai considérées comme une perte à cause du Christ. Mais oui, je considère que tout est perte en regard de ce bien suprême qu’est la connaissance de Jésus Christ mon Seigneur. A cause de lui, j’ai tout perdu et je considère cela comme ordures afin de gagner Christ et d’être trouvé en lui, non plus avec une justice à moi, qui vient de la loi, mais avec celle qui vient de la foi au Christ, la justice qui vient de Dieu et s’appuie sur la foi. Il s’agit de le connaître, lui, et la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances, de devenir semblable à lui dans sa mort, afin de parvenir, s’il est possible, à la résurrection d’entre les morts. Non que j’aie déjà obtenu tout cela ou que je sois devenu parfait, mais je m’élance afin de le saisir, parce que j’ai été saisi moi-même par Jésus-Christ. Frères, je n’estime pas l’avoir déjà saisi. Mon seul souci : oubliant le chemin parcouru et tout tendu en avant, je m’élance vers le but, en vue du prix attaché à l’appel d’en haut que Dieu nous adresse en Jésus Christ.        Phi. 3, 7-14

De cette manière, Paul reconnaît que toute la vie chrétienne est une course et qu’il n’a pas encore atteint le but. La vie chrétienne est un combat, et une fois ce combat commencé, il n’est plus possible de faire machine arrière. On ne peut pas se permettre de commencer à être chrétien, il faut aller jusqu’au bout. De même que ceux qui se lancent dans une course de montagne ne peuvent revenir en arrière, de même le chrétien doit aller jusqu’au bout et poursuivre sans cesse sa route. Dans la vie chrétienne, ce serait sans doute trop demander si l’homme se trouvait réduit à ses seules forces : seul, le chrétien ne peut rien faire, et c’est, une fois de plus, Paul qui apporte une réponse : Je peux tout en Celui qui me rend fort (Phi. 4, 13).

Seul, le chrétien ne peut rien, mais avec l’aide de Dieu il peut tout. Cependant Dieu ne fait rien sans les hommes et il les invite sans cesse à poursuivre l’oeuvre qu’il a commencée en eux et à travers eux : Dieu a besoin des hommes pour parachever sa création, il a créé l’homme pour qu’il soit son partenaire. Jésus-Christ est le premier de cordée et il indique le chemin à suivre, tout en invitant à aller toujours plus loin, plus en avant.

Pour faire bref, le combat de la foi, pour le chrétien, c’est de se remettre entre les mains de Dieu, afin de se laisser modeler par lui, c’est aussi se mettre en route à la suite du Christ, en se donnant sans réserve afin de mener jusqu’à son achèvement l’oeuvre inaugurée par Dieu depuis la création du monde. Et ce combat ne peut admettre de compromissions : il convient que le chrétien puisse toujours dire ce en quoi il croit. Comme l’affirme Pierre, dans sa première lettre : Soyez toujours prêts à justifier votre espérance devant ceux qui vous en demandent compte (1 P. 3, 15).

Personne ne doit craindre de se présenter comme chrétien, en affirmant que l’espérance n’est pas incompatible avec les soucis des hommes. Le chrétien partage les soucis quotidiens des autres hommes, mais avec la certitude que le sens de la vie ne s’arrête pas à l’écrasement du quotidien. Habitant ce monde, il vit pleinement toute la réalité de ce monde, en sachant aussi que l’homme est autre chose qu’un conglomérat de cellules : l’homme est l’image de Dieu. Et pour cette raison, il est impossible d’accepter quelque compromis que ce soit. C’est pourquoi il est souvent difficile de témoigner de la foi chrétienne, particulièrement dans le domaine de l’éthique, où les exigences évangéliques sont difficilement admissibles par la plupart des hommes du temps présent.

La rupture de la relation avec Dieu

Le combat de la foi est une exigence pour le chrétien engagé dans le monde, il apparaît même comme une nécessité absolument vitale. Tout en étant conscient de cette nécessité impérieuse, il arrive que le chrétien se décide librement à rompre, d’une manière parcellaire ou d’une manière définitive, cette relation avec Dieu, qui constitue la trame de son existence. Cette rupture a pour nom le péché. La condition humaine se manifeste toujours comme la condition du pécheur en face de Dieu. Elle s’est exprimée dans la relation qui a uni Jésus et Pierre, après la résurrection. Alors que Jésus sait que son disciple l’a renié, il lui pose la grande question de l’amour.

Après le repas, Jésus dit à Simon-Pierre : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ? Il répondit : Oui, Seigneur, tu sais que je t’aime, et Jésus lui dit alors : Pais mes agneaux. Une seconde fois, Jésus lui dit : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? Il répondit : Oui, Seigneur, tu sais que je t’aime. Jésus dit : Sois le berger de mes brebis. Une troisième fois, il dit : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? Pierre fut attristé de ce que Jésus lui avait dit une troisième fois : M’aimes-tu ? Et il reprit : Seigneur, toi qui connais toutes choses, tu sais bien que je t’aime. Et Jésus lui dit : Pais mes brebis. En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune, tu nouais ta ceinture et tu allais où tu voulais, lorsque tu seras devenu vieux, tu étendras la main et c’est un autre qui nouera ta ceinture et qui te conduira là où tu ne voudrais pas. Jésus parla ainsi pour indiquer de quelle mort Pierre devait glorifier Dieu, et sur cette parole, il ajouta : Suis-moi.        Jn. 21, 15-19

L’évangéliste souligne la triple question de Jésus, parce qu’il sait que son lecteur ou son auditeur a encore en mémoire le triple reniement de Pierre. Et la question de Jésus à Pierre signifie que celui-ci est déjà pardonné. Pour, elle ne veut pas dire que son acte soit effacé. Pierre gardera toujours en lui le souvenir de son reniement, mais il sait que son Seigneur lui a pardonné. Le pardon de Dieu n’éclipse pas la réalité, mais elle lui donne un visage radicalement nouveau. Jésus pardonne à Pierre sans que celui-ci ne fasse l’aveu détaillé de son péché. L’important, ce n’est pas de multiplier les aveux, de "vider son sac", mais c’est de se reconnaître pécheur, en situation de rupture avec Dieu. Le pécheur, ce n’est pas celui qui pose des actes fautifs : on ne collectionne pas les péchés comme des trophées de chasse. Le pécheur, c’est celui qui ne vit plus dans l’intimité de Dieu, c’est lui qui se sépare de la vie d’amour de Dieu, parce qu’il estime qu’il est capable de se suffire à lui-même.

Tous les chrétiens peuvent et doivent se reconnaître pécheurs. Les plus grands saints, ceux qui sont vus comme les hommes ou les femmes ayant le plus vécu dans l’intimité divine, sont aussi ceux qui ont le plus durement éprouvé la fragilité de l’homme. Ce qui compte, au regard de Dieu, ce n’est pas ce que l’homme peut faire, mais ce qu’il est au plus intime de lui-même.

Le Dieu qui a dit : que la lumière brille au milieu des ténèbres, c’est lui-même qui a brillé dans nos coeurs pour faire resplendir la connaissance de sa gloire qui rayonne sur le visage du Christ. Mais ce trésor, nous le portons dans des vases d’argile, pour que cette incomparable puissance soit de Dieu et non de nous.        2 Co. 4, 7

L’apôtre Paul compare la fragilité humaine à la fragilité d’un vase sans valeur qui porte ce qui est le plus précieux : la connaissance de la gloire du Christ. Le trésor inestimable, c’est aussi la Parole de Dieu qui a été révélée aux chrétiens par le Fils unique. C’est forts de cette Parole qu’ils ont la certitude d’être aimés de Dieu. Quoi qu’ils fassent, ils sont assurés que l’amour de Dieu est toujours premier.

En revenant sur l’entretien de Jésus et de Pierre, il est possible de découvrir que Jésus pardonne à Pierre sans lui imposer une pénitence. Il ne peut pas imposer à son disciple de répondre à son amour, mais il l’invite simplement et de manière pressante, insistante, à l’aimer, sans exiger une réponse positive. Pierre est peiné de la triple question de Jésus, il est peiné parce qu’il reconnaît sa situation de pécheur : il a renié son Seigneur, il n’a pas trouvé la force de l’accompagner jusqu’au bout. Pourtant, Jésus ne lui reproche rien, il ne lui demande même pas d’éprouver un certain repentir. Dieu aurait beau aimer l’homme, si celui-ci ne répond pas à son amour, l’échange est impossible. Pour aimer, il faut être deux et se manifester cet amour mutuel, soit par des gestes soit par des actes.

Redire le secret du monde

Celui qui a découvert au plus intime de lui-même, comme "porté dans un vase d’argile", cet amour de Dieu pour l’homme, celui-là est immédiatement appelé à entrer dans la relation même qui est exigée par l’amour. Le chrétien authentique est l’homme qui a découvert ce secret divin et qui accepte de rentrer de plus en plus dans le mystère qui fait la vie de Dieu, la vie en Dieu. Il entre effectivement dans la relation privilégiée qui tisse les liens mêmes de la vie et qui permet à tout homme de devenir créateur de ce monde avec Dieu. Celui-ci se dévoile comme l’ami des hommes. Et si on perd de vue longtemps un ami, il n’est bientôt plus possible de prétendre le connaître : en amitié, en amour, il n’est jamais possible de se contenter d’une relation épisodique.

On ne peut se contenter de prier de temps en temps, quand on a découvert la surabondance de l’amour de Dieu. La prière devient une décision qui engage toute l’existence quand l’homme s’aperçoit que Dieu a réellement de l’importance pour lui, quand il désire le connaître réellement. La prière devient un face à face d’amour : Dieu appelle les hommes à se partager son amour, il les appelle à vivre de sa tendresse, en se laissant façonner par ses mains. Le Christ Jésus a laissé une loi unique : celle d’aimer. Et ceux qui aiment, ceux qui ont découvert le secret de Dieu, ceux qui témoignent du secret du monde, vivent déjà de la vie même de Dieu.

 

 

 

 

Le phénomène universel de la prière

 

Prière de ne pas marcher sur les pelouses.

Prière de s’essuyer les pieds en entrant.

Prière d’attendre dans le hall.

Le vocabulaire de la prière est assez présent dans la vie quotidienne... Seulement, il s’agit souvent d’une prière peu chrétienne. Pourquoi prier ? Comment faire pour prier ? A qui parler ? Où prier ?

La prière est une dimension importante, fondamentale et essentielle dans l’existence de tout homme religieux, cela peut se vérifier sous toutes les latitudes et à toutes les époques, aussi bien au Moyen-Orient antique, le berceau des trois grandes religions monothéistes, qu’en Orient où sont nés les grands courants mystiques de l’hindouisme et du bouddhisme. L’attitude de prière est une constante de tous les hommes qui reconnaissent, plus ou moins implicitement l’existence d’une puissance qui leur est supérieure. Tout ce qui pousse les hommes à joindre les deux mains dans la prière ne peut être une mauvaise chose.

Universalité de la prière

En examinant les sculptures qui nous sont parvenue des civilisations les plus anciennes, il est possible de retrouver des attitudes qui se présentent comme caractéristiques de la prière. Parfois, l’homme est représenté debout, les bras tendus vers son dieu, parfois, il est à genoux, une main levée devant son visage, en signe de soumission et de respect en présence de la divinité qu’il adore. Ces mêmes sculptures montrent encore que la prière s’accompagne souvent de sacrifices d’animaux ou même d’êtres humains. Le sacrifice, quel qu’il soit, est alors considéré comme un moyen de se rapprocher de Dieu. Que seraient les gens de la terre sans la prière ?

Les textes sacrés de toutes les religions soulignent, d’autre part, que l’offrande n’a de sens que si elle s’accompagne d’une attitude intérieure. Les sacrifices ne sont rien en eux-mêmes, il faut encore que l’homme soit disposé à rencontrer son Dieu. Un psaume indique clairement l’importance de cette démarche de la prière :

Tu n’aimerais pas les sacrifices que j’offrirais,

Tu n’accepterais pas d’holocaustes.

Le sacrifice voulu par Dieu, c’est un esprit brisé.

Dieu, tu ne rejettes pas un coeur brisé et broyé.      Ps. 51, 18-19

 Ce texte indique assez clairement que le sacrifice n’est pas une fin en soi, il est nécessaire que l’homme se situe en vérité en face de son Dieu. Toutefois, ce Dieu n’est pas un être immédiatement perceptible par les sens de l’individu. D’une manière ou d’une autre, toutes les religions affirment le caractère transcendant de la divinité, même si elle peut se manifester dans des réalités concrètes.

Néanmoins, il serait certainement illusoire d’affirmer que Dieu est totalement invisible. Il n’est pas invisible, mais c’est la vue de l’homme qui se trouve voilée quand le Dieu se rend présent. Dieu est toujours présent : où que ses pas mènent l’homme, Dieu est là juste devant ses yeux, exactement comme l’écran de cinéma que l’oeil ne perçoit plus, quand l’esprit est totalement accaparé par le film qui se trouve projeté sur l’écran. Toute l’activité de la prière peut se résumer dans une tentative pour l’homme de voir ce qui paraît invisible.

Les disciples de Jésus, sur la route d’Emmaüs, marchaient ensemble quand Jésus les rejoignit pour faire route avec eux, mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître (Lc. 24, 26). Malgré l’échange de paroles, malgré l’enseignement qu’il leur donne en commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait (v. 27), ils ne le reconnurent pas. Ce n’est qu’à la fraction du pain, geste hautement significatif, qui avait pu être aussi celui de Jésus lors de son dernier repas, ce n’est qu’alors que leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent, puis il leur devint invisible (v. 31).

Bien qu’ayant le Ressuscité devant les yeux, les disciples ne le reconnaissent pas : la présence de la divinité se trouve toujours cachée, imperceptible pour le regard superficiel ou même pour le regard intellectuel qui cherche à comprendre, sans pénétrer au coeur même de la réalité qui se manifeste imperceptiblement. La première démarche de toute prière peut-elle être autre que le désir de voir non seulement les choses visibles, mais aussi et surtout celles qui demeurent invisibles ?

L’expérience du désert

Essayer de trouver Dieu derrière les choses les plus évidentes qui empêchent de le voir, c’est aussi être capable d’assumer une certaine forme de désert. Il n’est pas nécessaire de fréquenter les lieux arides pour rencontrer Dieu, il suffit d’apprendre à voir alors que toutes les manifestations du monde se posent comme des contradictions absolues de la présence de Dieu. La prière adressée au Dieu unique est une épreuve comparable à celle que le peuple d’Israël a connue dans sa traversée du désert pendant quarante années à la suite de Moïse.

Dans le monde antique, très souvent tourné vers l’adoration de plusieurs dieux, organisés en panthéons hiérarchisés, le peuple issu d’Abraham, le père de tous les croyants, faisait exception. Il ne reconnaissait qu’un seul et unique Dieu. Ce Dieu a parlé à Moïse, alors qu’il gardait les troupeaux pour le compte de son beau-père, Jethro, le prêtre-roi de Madian. Ce que YHWH demande d’abord à Moïse, c’est de faire sortir les Hébreux du pays d’Égypte, pour qu’ils lui offrent un sacrifice : Le Seigneur, Dieu des Hébreux, s’est présenté à nous, et maintenant, il nous faut aller à trois jours de marche dans le désert, pour sacrifier au Seigneur, notre Dieu (Ex. 3, 18).

Mais ce n’est que progressivement, au cours de leur marche à travers le désert, que les Hébreux découvriront la personne de ce Dieu unique qui les avait fait sortir d’Égypte, de la maison de servitude. Dieu est passé au milieu de son peuple, au jour de la Pâque, alors que ses fidèles consommaient l’agneau immolé afin que son sang puisse indiquer à l’ange exterminateur la présence des maisons des Hébreux :

Dans le pays d’Égypte, le Seigneur dit à Moïse et à son frère Aaron : Ce mois-ci sera pour vous le premier des mois, il marquera le commencement de l’année. Parlez ainsi à toute la communauté d’Israël : le dix de ce mois, que l’on prenne un agneau par famille, un agneau par maison. Si la maisonnée est trop peu nombreuse pour un agneau, elle prendra avec elle son voisin le plus proche, selon le nombre de personnes. Vous choisirez l’agneau d’après ce que chacun peut manger. Ce sera un agneau sans défaut, un mâle, âgé d’un an. Vous prendrez un agneau ou un chevreau. Vous le garderez jusqu’au quatorzième jour du mois. Dans toute l’assemblée de la communauté d’Israël, on l’égorgera au coucher du soleil. On prendra du sang que l’on mettra sur les deux montants et le linteau des maisons où on le mangera. On mangera sa chair cette nuit-là, on la mangera rôtie au feu, avec des pains sans levain et des herbes amères. Vous mangerez ainsi : la ceinture aux reins, les sandales aux pieds. Vous mangerez en toute hâte : c’est la Pâque du Seigneur. Cette nuit-là, je traverserai le pays d’Égypte, je frapperai tout premier-né au pays d’Égypte, depuis les hommes jusqu’au bétail. Contre tous les dieux de l’Égypte, j’exercerai mes jugements : je suis le Seigneur. Le sang sera pour vous un signe sur les maisons où vous serez. Je verrai le sang et je passerai : vous ne serez pas atteint par le fléau dont je frapperai le pays d’Égypte. Ce jour-là sera pour vous un mémorial. Vous en ferez pour le Seigneur une fête de pèlerinage. C’est une loi perpétuelle : d’âge en âge, vous la fêterez         Ex. 12, 1-14

Ce jour de la Pâque, jour du Passage du Seigneur au milieu de son peuple, sera, pour Israël, le début d’une grande aventure dans le désert. C’est en effet dans le désert du Sinaï que le peuple allait faire l’expérience la plus intime de ce Dieu libérateur. Un vieux proverbe affirme : Celui qui ne travers pas le désert ne rencontre jamais l’oasis.

L’oasis, pour Israël, c’est Dieu lui-même qui donne sa Loi sur le mont Sinaï, c’est Dieu qui donne à chaque membre du peuple les moyens de vivre selon sa volonté. Chaque membre devra enseigner toute la Loi à ses fils, de génération en génération, jusqu’à l’accomplissement des siècles.

Une des grandes dimensions de la prière juive se trouve donc dans l’étude de la Loi donnée par Dieu à son peuple. C’est en découvrant, en écoutant, en méditant la Parole de Dieu que le croyant peut répondre à l’appel qui lui est adressé dans son existence quotidienne. En se soumettant à la Loi, qui exprime la Parole de Dieu dans toute son exigence, le fidèle revit, à sa manière, la grande expérience qui fut celle de ses pères, dans le désert, expérience d’une rencontre privilégiée avec Dieu, expérience de savoir que Dieu accompagne toujours son peuple dans toutes ses pérégrinations à travers le monde.

Pourquoi avoir parlé de l’expérience du désert ? Pourquoi avoir parlé de la prière juive, alors que nous voulons saisir le sens et la densité de la prière chrétienne ? Un tel détour, même aussi bref, était nécessaire. En effet, même si elle est universelle, la prière n’est pas une donnée naturelle pour l’homme, elle n’est pas davantage une donnée naturelle pour le chrétien. Pour se tourner vers le Dieu des chrétiens, il faut aussi faire l’expérience du désert.

Les plus grands mystiques sont passés par ce chemin rude, aride, épineux, ils ont éprouvé, au plus intime de leur être, le silence et l’absence de Dieu. Tout en ayant une conscience aiguë de Dieu, ils éprouvaient ce sentiment de l’absence qu’un Jean de la Croix, qu’une Thérèse de l’Enfant Jésus, à la suite de Thérèse de Jésus, la réformatrice de l’Ordre du Carmel, appelaient la nuit la plus obscure. Pour le chrétien, qui n’est pas plus élevé en spiritualité que ces contemplatifs, le contact, la relation avec Dieu n’est pas une évidence absolue. Il lui faut accepter de renoncer à des pratiques rituelles, qui sont accomplie simplement par habitude, et qui peuvent devenir rapidement des conduites magiques.

Le chrétien acceptera-t-il de traverser le désert pour rencontre l’oasis ? Comment Dieu se présente-t-il à lui ? Dieu, pas plus que le soleil ou la mort, ne peut se regarder en face. L’expérience du prophète Élie, qui a éprouvé la présence de Dieu sur le mont Horeb, cet autre nom du Sinaï, peut éclairer la recherche :

Le Seigneur dit : Sors et tiens-toi devant la montagne du Seigneur : le Seigneur va passer. Il y eut devant le Seigneur un vent violent et puissant qui érodait les montagnes et fracassait les rochers, le Seigneur n’était pas dans le vent. Après le vent, il y eut un tremblement de terre, le Seigneur n’était pas dans le tremblement de terre. Après le tremblement de terre, il y eut un feu, le Seigneur n’était pas dans le feu. Et après le feu, le bruissement d’un souffle ténu. Alors, en l’entendant, Élie se voila le visage avec son manteau, il sortit et se tint à l’entrée de la caverne. Une voix s’adressa à lui : Pourquoi es-tu ici, Élie ? Il répondit : Je suis passionné pour le Seigneur. Les fils d’Israël ont abandonné ton alliance, ils ont démoli tes autels et tué tes prophètes par l’épée, je suis resté, moi seul, et l’on cherche à m’enlever la vie.    1 R. 19, 11-14

Dieu ne manifeste pas sa présence dans le vacarme ou les signes extraordinaires et spectaculaires du monde naturel. Il ne se découvre pas dans les forces de la nature, que les civilisations et les religions les plus anciennes avaient divinisées. Dieu est discret, mais sa seule présence éblouit celui qui est passionné par lui. La passion d’un homme, tel qu’Elie, peut porter Dieu à se manifester aussitôt en raison du respect que ce même homme porte à l’alliance entre Dieu et son peuple, alliance qui avait été rompue par les autres hommes.

Prière et révélation de Dieu

En découvrant l’importance de la Parole de Dieu, en reconnaissant l’importance capitale de son alliance avec les hommes, il est possible de comprendre le fondement même de la prière. Celui-ci, c’est la Parole de Dieu elle-même, qu’elle soit la révélation que Dieu fait de lui-même dans sa Parole écrite, dans la Bible, qu’elle soit la révélation que Dieu fait de lui-même dans sa Parole incarnée, Jésus-Christ, qu’elle soit encore et aussi cette autre Parole que Dieu peut adresser aux hommes contemporains dans le quotidien de leur existence. Une pensée du grand théologien allemand, Karl Barth, qui a dû souffrir la persécution nazie, avant de pouvoir se réfugier en Suisse, indique que toute prière authentiquement chrétienne s’enracine nécessairement dans le passé et dans le présent : La lecture de la Bible et celle du journal doivent être les sources quotidiennes de la méditation de tout chrétien.

Le chrétien est celui qui prend son appui sur la Parole de Dieu pour comprendre tous les événements de sa vie. Et la prière se trouve ainsi inséparablement unie à la révélation que Dieu fait de lui-même, aussi bien dans l’alliance avec son peuple Israël que dans l’alliance nouvelle accomplie et réalisée en Jésus Christ. La prière est chrétienne si elle s’appuie sur toute la révélation connue dans la Bible et qui culmine particulièrement dans la croix de Jésus, le lieu même de sa glorification.

Sur la croix, le Christ ouvre les bras pour se donner totalement à son Père et pour se donner totalement aux hommes. Par ses bras étendus, il embrasse toute l’humanité pour la conduire vers le Père.

C’est aussi au pied de la croix que Jean, le disciple bien-aimé, a pu découvrir toute la tendresse de Dieu, lisant dans le côté percé de Jésus, d’où s’écoulaient l’eau et le sang, toute la symbolique sacramentelle par laquelle une nouvelle Ève, l’Eglise, se trouve constituée dans le Nouvel Adam qu’est le Christ. Dans l’attitude de Jean se trouve également un modèle pour la prière de tout chrétien. Jean atteste son témoignage : Celui qui a vu rend témoignage et son témoignage est conforme à la vérité et d’ailleurs Celui-là sait qu’il dit ce qui est vrai, afin que vous aussi vous croyiez (Jn. 19, 35).

La relation du croyant avec le Père s’éclaire d’un jour nouveau au moment de la mort du Fils : Christ est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs (Ro. 5, 8).

Cette mort prouve à quel point le Père a aimé le monde, elle prouve aussi à quel point le Fils a aimé ce monde des hommes, puisqu’il est allé jusqu’à donner sa vie, et qu’il n’y a pas de plus grande preuve d’amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime.

La prière chrétienne s’instaure dans la contemplation même de la croix du Fils, puisque la prière est une réponse de l’amour à l’amour. L’homme répond avec confiance à ce Dieu qui lui donne la preuve suprême de son amour. Cette réponse est le témoignage même que le chrétien peut donner de sa compréhension de tout le mystère de la mort et de la résurrection du Christ. L’orant s’instaure comme le témoin actif de la Passion du Fils, témoin de ce don inaugural de toute la vie de l’Eglise, agent dans le don qu’il est amené à faire de lui-même pour accomplir, dans le concret de sa propre existence, ce même don de soi aux autres. Une prière qui ne serait pas également enracinée dans la vie ne pourrait prétendre à la détermination chrétienne. C’est en se donnant sans réserve que le chrétien devient réellement le témoin du Christ, un autre Christ.

Le renouveau dans la prière

Depuis quelques décennies, la prière, dans le monde chrétien, connaît un renouveau, sous l’influence de théologies plus proches des réalités vécues par les hommes et aussi plus proches de la révélation biblique. Il ne s’agit pas d’opposer la tradition chrétienne et la révélation contenue dans les Écritures bibliques, mais plutôt de montrer l’enracinement scripturaire de la tradition elle-même. Après une période où l’Eglise a surtout cherché à défendre sa tradition historique, elle vise, de plus en plus, à retrouver la source de ce qui l’a fait vivre au cours des siècles, tout en visant également à faire connaître sa présence dans le monde des hommes.

La grande révolution, apportée dans le catholicisme par le deuxième concile du Vatican, a surtout été l’ouverture de l’Eglise sur le monde contemporain. Pendant longtemps, elle s’était située en opposition avec le monde, elle cherchait à se protéger de toutes les atteintes néfastes ou présumées telles qui pouvaient la remettre en question. Elle s’enfermait ainsi sur elle-même. L’ouverture apparaissait de plus en plus nécessaire. Aussi le concile a-t-il cherché à préciser les relations qui pouvaient exister entre le monde et l’Eglise, en soulignant que la réalité quotidienne était aussi porteuse d’avenir.

Déjà, dans les années qui avaient suivi la seconde guerre mondiale, des phénomènes sociaux avaient marqué la vie de l’Église. Il suffit de garder en mémoire l’exemple d’un grand nombre de prêtres qui, dans les camps de prisonniers, ont découvert un monde dont ils ne soupçonnaient même pas l’existence, enfermés qu’ils étaient dans la routine du fonctionnement d’un régime de chrétienté. L’Eglise découvrait alors le monde dans toute sa densité, et elle en fut ébranlée... Après la guerre naissait le grand mouvement des prêtres ouvriers, accompagné de l’expansion de l’Action Catholique. Pour les prêtres, comme pour les militants, il fallait sortir l’Eglise de son ghetto.

Avant le concile, dans l’Eglise comme hors d’elle, la prière était largement dévalorisée. Le monde industrialisé, la science positive et le socialisme athée avaient proposé et exploité d’autres valeurs qui ignoraient tout rapport avec Dieu. Et même, certains prêtres et certains chrétiens finissaient par croire que la prière ne constituait plus le tout de l’existence chrétienne. C’était la grande crise de la prière, parce qu’elle n’était plus reconnue comme une valeur première dans la communauté d’Eglise. Évidemment, elle ne disparaissait pas totalement, puisque d’autres chrétiens recommandaient alors une prière qui soit située au coeur du monde, afin que le chrétien devienne comme le levain dans la pâte humaine, répondant ainsi à l’exhortation pressante de saint Paul : Priez sans vous lasser (Thes. 5, 17).

D’autre part, l’année 1968, dans l’Eglise, comme dans le monde, a été une année importante, elle a marqué un tournant véritable. Et il est possible de penser que cette révolution dans le domaine culturel a été menée par les enfants des militants chrétiens de l’après-guerre. Les jeunes ont perdu la foi de leurs parents parce qu’ils avaient souffert dans leur vie familiale en raison de l’engagement et du militantisme de leurs parents. Ces jeunes cherchaient une autre voie : il faut changer le monde, mais il faut aussi changer le coeur de l’homme.

C’est déjà à cette perspective que s’était attaché le concile, en prenant en compte les exigences des droits de l’homme. Au début de ce monde, Dieu a créé le ciel et la terre, à la plénitude des temps, il y aura une terre nouvelle et des cieux nouveaux. Entre le commencement et l’accomplissement s’inscrit le travail créateur des hommes qui sont capables de transfigurer le monde dans lequel ils vivent. Les chrétiens savent que Dieu veut la vie et le bonheur de tous les hommes. Alors les droits fondamentaux de l’homme doivent être respectés. Le droit à la vie interdit toute espèce d’homicide, de la guerre à l’avortement. Le droit à l’intégrité de la personne interdit toute espèce de tortures, physiques ou morales. Le droit à la dignité est offensé par les conditions de vie sous-humaines, par les emprisonnements arbitraires, par l’esclavage, par les conditions de travail dégradantes. Toute forme de discrimination sociale, culturelle ou raciale doit être considérée comme contraire au dessein de Dieu. En affirmant clairement les droits de l’homme, le concile avait pleinement conscience de défendre les pauvres, les petits, ceux qui sont précisément sans défense. Travailler dans cette voie, c’est effectivement préparer la venue du Royaume de Dieu, royaume de justice, royaume de vie, royaume d’amour.

Les pères conciliaires ont achevé leur rencontre par un message important adressé aux jeunes du monde entier :

A vous, jeunes du monde, le concile veut adresser son dernier message. Vous allez recueillir le flambeau des mains de vos aînés et vivre dans le monde au moment des plus gigantesques transformations de son histoire. En recueillant le meilleur de l’exemple de vos parents et de vos maîtres, vous allez construire la société de demain. Vous vous sauverez ou vous périrez avec elle... L’Eglise vient de travailler à rajeunir son visage pour mieux répondre au dessein de son fondateur, le Grand Vivant, le Christ éternellement jeune. Et au terme de cette imposante révision de vie, elle se tourne vers vous. C’est pour vous, les jeunes, qu’elle vient par son concile, d’allumer une lumière qui éclaire l’avenir... Au nom de Dieu et de Jésus, nous vous exhortons à élargir vos coeurs aux dimensions du monde, à entendre l’appel de vos frères et à mettre hardiment à leur service vos jeunes énergies. Luttez contre tout égoïsme. Refusez de laisser libre cours aux instincts de violence et de haine qui engendrent les guerres et leurs cortèges de misères. Soyez généreux, purs, respectueux, sincère. Construisez dans l’enthousiasme un monde meilleur que celui de vos aînés.

Le renouveau qui allait se manifester dans le monde chrétien, et particulièrement au niveau de la prière, n’allait pas prendre les voies traditionnelles, les chemins de l’Eglise institutionnalisée. Le renouveau allait subir la grande influence des mystiques étrangères à la foi chrétienne, avec un regain d’intérêt pour les courants de spiritualité orientale, avec le yoga et le zen, avec une influence prépondérante des sectes multiples et variées, encourageant une atmosphère chaleureuse qui semblait étrangère à l’Eglise catholique, avec l’implantation du Pentecôtisme... Autant de manifestations qui attiraient et qui continuent d’attirer ceux qui sont assoiffés d’autre chose que de l’existence sururbanisée. Des millions d’hommes, enfermés dans de grands ensembles, ont besoin de prière. Et dans le courant des années 70 naissaient des écoles de prière, le flot des publications sur la prière prenait alors les proportions d’un véritable raz-de-marée.

Il y avait eu une crise de la prière, tout simplement parce que celle-ci s’était sclérosée, parce qu’elle s’était enfermée sur elle-même au point de devenir caricaturale. Le renouveau dans la prière était une nécessité absolument vitale pour que les chrétiens puissent vivre, d’une manière plus authentique, leur propre foi.

Les caricatures de la prière

Malgré le mouvement de renouveau dans la prière, il convient de souligner que des formes caricaturales de prière ont subsisté. Pour comprendre une caricature, il faut toujours souligner et accentuer, jusqu’à l’outrance, certains traits qui paraissent caractéristiques. Si elles ne sont pas portées par la foi, certaines formes de prière ne sont guère profitables pour le bien-être spirituel des croyants. Elles sont même le plus souvent nuisibles à un authentique témoignage de la foi au milieu du monde.

Tout d’abord il existe ce qu’il serait possible d’appeler la prière programmée à laquelle de nombreux chrétiens sont très attachés. Elle ne constitue pas une caricature en elle-même, mais elle devient caricaturale dans la manière dont elle peut être comprise. La prière du matin et du soir est une bonne habitude, mais elle peut devenir mauvaise si on la considère comme une obligation : il faut accomplir un certain programme de prière, il faut réciter un certain nombre de formules, avec des dévotions particulières à tel ou tel saint... On oublie alors que le centre de toute prière, c’est Jésus-Christ. Et celui-ci n’exige pas la raideur ou la rigidité dans la fidélité. En confession privée, on s’accuse d’avoir manqué à ‘‘ses’’ prières. Ce qu’il est possible de critiquer, ce n’est pas tant le fait de l’habitude que la raideur, la rigidité dans la fidélité. Une telle prière, qui devient contrainte, n’est plus un dialogue d’amour. De plus, d’une certaine manière, plus ou moins consciemment, on finit par accuser les autres de ne pas être fidèles à ces habitudes héritées de la prime jeunesse. Car, il faut reconnaître que donner une éducation chrétienne à de jeunes enfants, c’est aussi les programmer à entreprendre un véritable dialogue d’amour avec Dieu, le Père de Jésus-Christ.

La première forme de caricature, c’est la prière magique dans laquelle certains chrétiens s’installent très aisément... C’est la caricature-type. Celui qui prie prend Dieu, Jésus-Christ, la Vierge et tous les saints pour des distributeurs automatiques qui doivent satisfaire ses besoins. On dit une prière, on fait une neuvaine, et le souhait doit automatiquement se réaliser. Aucune place n’est accordée à la foi personnelle et la prière est une bouée de sauvetage à laquelle on se raccroche pour ne pas sombrer entièrement. Dans ce genre de caricature, il faut ranger les chaînes de prières : on reçoit un billet sur lequel est inscrite une prière " tombée du ciel ", il faut la recopier un certain nombre de fois et l’envoyer à d’autres, afin d’obtenir des bienfaits de Dieu. Dans le cas contraire, tous les malheurs vont s’abattre sur celui qui aura osé briser la chaîne. Le caractère purement magique est évident, et il implique une conception redoutable de Dieu, comme si celui-ci ne faisait rien d’autre que d’entretenir un registre précis et strict de la copie et de l’envoi de textes qui le présentent comme un justicier. C’est un faux dieu qui est invoqué dans une fausse prière...

Les autres formes de caricature sont nombreuses... On peut signaler la prière-lampion, ainsi appelée parce que le dialogue avec Dieu, dimension principale de la prière, est remplacé par la fumée "qui monte au ciel" d’un cierge ou d’une bougie. Les cierges, même les plus gros, ne sont pas une prière. Seuls, les hommes prient. Il existe aussi des prières-bonbons : "prier, cela fait tant de bien !" C’est une prière sentimentale qui peut avoir des hauts et des bas, selon les conditions climatiques, organiques ou psychologiques... La prière-commerce : si Dieu fait telle chose pour moi, s’il fait du soleil pour le mariage de ma fille, si les récoltes sont bonnes, si j’ai une bonne note à ma composition... Dieu n’est pas plus un boutiquier qu’il n’est comptable ! On pourrait multiplier toutes ces fausses prières. Au fond, dans tous ces exemples, on ne cherche qu’un bonheur égoïste, sans se soucier du fait que Dieu est un Dieu d’amour qui veut le bien et le bonheur de tous les hommes.

Toutes ces caricatures ne sont que des illusions de prière. Jamais, dans la relation amoureuse ou simplement amicale, le marchandage ou le chantage n’a fait recette. Dans le dialogue d’amour avec Dieu ou avec un saint, quel qu’il soit, il ne saurait être question de telles pratiques mercantiles.

La conversion, premier pas de la prière

Le bonheur, tel qu’il est voulu par Dieu, commence toujours par une conversion, par un changement radical dans le coeur. L’homme accepte de se détourner de ses seules préoccupations matérielles pour accorder une place privilégiée à Dieu. On a beau multiplier les récitations de formules, effectuer des pèlerinages dans les lieux les plus saints de la chrétienté, multiplier les célébrations de toutes sortes, si le coeur n’y est pas, il n’y a rien... D’ailleurs, la réponse de Dieu à ces pratiques est déjà connue : Ce peuple m’honore des lèvres, mais son coeur est loin de moi (Is. 29, 13).

Le but de la prière n’est certainement pas, comme le penseraient facilement ceux qui se laissent séduire par les formes caricaturales de la prière, d’obtenir que Dieu se soumette à une volonté humaine. La prière authentiquement chrétienne suppose que l’homme effectue une réelle conversion de son désir : ne pas chercher à soumettre Dieu à une quelconque volonté humaine, mais accepter que tout l’homme se soumette à la seule volonté de Dieu. Et pour permettre à Dieu d’accueillir favorablement les demandes de ses fidèles, il faut et il suffit de lui demander de permettre à l’homme ce que lui, Dieu, désire. C’est ce que révèle avec netteté, dans le Missel Romain, la prière du premier dimanche du temps ordinaire : Aux appels de ton peuple en prière, réponds, Seigneur, en ta bonté. Donne à chacun la claire vision de ce qu’il doit faire et la force de l’accomplir.

La démarche se trouve ainsi totalement différente de celle des prières caricaturales : celui qui aime n’exige jamais que l’autre se soumette entièrement à une volonté tyrannique qui tue presque nécessairement l’amour, puisqu’il n’est guère possible d’aimer un maître qui considère les autres comme ses esclaves, en tenant pour rien leur volonté propre et leur désir légitime. L’homme qui aime cherche toujours à plaire à l’être aimé, l’homme qui aime Dieu cherche également à lui plaire, en voulant connaître le chemin que Dieu lui-même propose pour cet homme et en se décidant à suivre ce chemin proposé par Dieu.

Le premier pas dans la prière se trouve dans la conversion du coeur, telle qu’elle a pu être exprimée par Jésus, au moment de son agonie au jardin des Oliviers : Père, si tu veux écarter de moi cette coupe... Pourtant, que ce ne soit pas ma volonté qui se réalise, mais la tienne (Luc 22, 42).

La prière, lieu de dialogue avec Dieu

A plusieurs reprises déjà, la prière a été présentée comme un dialogue avec Dieu. Il convient alors de préciser les enjeux de ce dialogue. La prière qui nous une relation privilégiée avec Dieu ne passe pas toujours par l’intermédiaire d’une parole intelligible. Ce dialogue comporte des pièges pour l’homme et il se manifeste comme un véritable combat.

Le piège le plus grand réside dans la subjectivité de celui qui prie. Il peut se fixer dans une certaine forme de complaisance à sa propre personnalité, répondant ainsi plus à son désir personnel qu’au désir du Tout-Autre, avec lequel il n’entre déjà plus dans un dialogue authentique, puisque celui-ci est devenu un véritable monologue.

L’autre grand risque de la prière, c’est le découragement qui survient lorsque l’orant a découvert ses limites, lorsqu’il a mis à jour ses propres manques. Évidemment, ce risque disparaît chez celui qui se contente d’accomplir des rites précis ou des formules prescrites. A vrai dire, cela n’est pas une prière authentique, puisque celui qui prie en reste finalement toujours à la surface extérieure de lui-même, sans jamais s’impliquer totalement dans une ouverture sur le Tout-Autre, qui est Dieu.

La prière est un combat que l’homme mène avec lui-même pour échapper à toutes les forces qui l’enferment sur lui-même, afin de parvenir à une relation véritable avec Dieu. L’homme arrive ainsi, dans le même mouvement, à poursuivre le chemin de la maturation de son être. L’état mystique est le dépassement de la condition de simple créature, puisque Dieu devient plus intime à l’homme que celui-ci ne l’est à lui-même. C’est le Christ qui se rend intérieurement présent à l’homme. Et la vie de l’homme dans le divin devient alors plus surnaturellement naturelle que sa vie dans l’humain.

C’est parce que la prière constitue le premier acte de la rencontre de l’homme avec son Créateur, avec son Sauveur et avec son Inspirateur, qu’elle se présente souvent comme un cri, comme un appel poussé du fond de l’angoisse vers Celui qui peut libérer l’homme de l’abîme dans lequel il se trouve plongé par la suite de sa faute, de son péché. Ce cri se trouve exprimé dans les Psaumes, particulièrement dans ceux qui évoquent une confession, une reconnaissance du péché. C’est le cas du psaume pénitentiel par excellence, dans lequel le pécheur est identifié au roi David, psaume qui affirme le pardon de Dieu et sa volonté d’enseigner le droit chemin à tous les coupables :

Aie pitié de moi, mon Dieu, selon ta fidélité,

Selon ta grande miséricorde, efface mes torts.

Lave-moi à grande eau de ma faute

Et purifie-moi de mon péché.

Car je reconnais mes torts,

J’ai sans cesse mon péché devant moi.

Contre toi, toi seul, j’ai péché,

Ce qui est mal à tes yeux je l’ai fait...

Crée pour moi un coeur pur, Dieu,

Enracine en moi un esprit tout neuf.

Ne me rejette pas loin de toi,

Ne me reprends pas ton Esprit Saint,

Rends-moi la joie d’être sauvé

Et que l’esprit généreux me soutienne.

J’enseignerai ton chemin aux coupables

Et les pécheurs reviendront vers toi.        Ps. 51, 3-15

Il faut néanmoins reconnaître que cette rencontre de l’homme avec son Dieu ne s’effectue pas de manière spontanée et presque automatique, il arrive même qu’elle ne s’effectue jamais, car il est particulièrement difficile de reconnaître sa condition de pécheur, quand on n’est pas placé dans le contexte d’une loi qui indique la faute. Et il l’est encore davantage quand on découvre que c’est dans sa condition même que l’homme est pécheur, et non pas en accumulant des actes peccamineux.

Tout en affirmant que la prière est le lieu du dialogue avec Dieu, il faut reconnaître que l’homme qui prie se retrouve souvent seul en face de lui-même : les mystiques de tous les temps ont exprimé la solitude radicale de celui qui prie. Mais ils reconnaissent aussi dans le même temps que la non-réponse de Dieu à l’appel qui lui était adressé est également une manière dont il dispose pour faire accéder l’orant à sa Présence, par la purification de tout désir. L’orant découvre alors toute la distance qui sépare le créé de l’Incréé, la finitude de l’homme de l’infini de Dieu. Le manque fondamental de l’homme ne saurait jamais être comblé par l’homme, il ne peut l’être que par Dieu lui-même, l’appelant à être un Dieu-pour-l’homme, un Dieu-avec-l’homme. Elle amène l’homme à se conformer au désir et à la volonté de Dieu. Le véritable combat de la prière conduit ainsi au dépassement de la condition de créature, le priant se découvre progressivement empli de la Présence divine et il aspire à suivre le Christ en sa perfection, sur les chemins de la vie.

En approchant de la lumière divine, l’homme devient lui-même semblable à la lumière. Il s’élève au-dessus de toutes les images et de toutes les représentations pour se remplir de la contemplation du Royaume de Dieu, le but ultime de toute l’activité spirituelle des croyants. Ceux-ci deviennent alors véritablement le Temple de Dieu au milieu du monde et des hommes de leur temps. L’homme de prière ne cherche plus à s’instruire, il ne désire plus accumuler davantage de connaissances sur Dieu. Il souhaite simplement se laisser convertir à l’unique Père céleste dans une contemplation active de son mystère, il cherche à tout recevoir de lui, non pas en se détournant du monde, mais en découvrant que tout vient du Père, par le Fils, dans l’Esprit.

Dans son ascension vers son Dieu, l’orant permet à sa prière de changer de nature, il atteint le silence de l’esprit, la paix qui surpasse toutes les paix du monde. Il est plein de la Présence divine, il est lui-même au coeur du mystère divin. Celui qui prie ne parle donc pas de lui-même, mais il laisse l’Esprit parler en lui. Ce même Esprit rend le fidèle semblable au Christ, le conduisant à une obéissance filiale dans l’acceptation de l’humilité, forme de l’oblation totale et parfaite de la créature envers son Créateur.

La vie spirituelle du chrétien

Le chrétien, c’est d’abord un croyant, quelqu’un qui a mis sa foi en Dieu, qui lui fait confiance comme un enfant peut faire confiance à son père. Il s’ensuit que, pour lui, Dieu n’est pas et ne peut pas être une idée abstraite, qui aurait pu être dégagée des grands principes de la philosophie humaine. Dieu est une personne vivante avec qui il est possible d’entrer en relation d’autant plus que le propre Fils de Dieu, sa Parole éternelle, s’est fait chair, qu’il a habité au milieu des hommes. Le croyant sait que Dieu recueille les cris de sa vie : Aide-moi ! Pardonne-moi ! S’il te plaît ! Je ne comprends pas ! Merci !

Le premier devoir du chrétien, c’est d’accorder du temps à Jésus-Christ, pour le connaître, lui, le Fils de Dieu qui l’appelle à partager sa vie. Il consacre du temps pour connaître son existence, les gestes qu’il a accomplis au cours de sa vie publique, l’enseignement qu’il a donné à ses disciples. Aussi, pour le chrétien, la prière devient-elle une décision de son emploi du temps, parce qu’il reconnaît que Dieu a de l’importance pour lui et qu’il éprouve le besoin vital de mieux le connaître. En arrêtant toute forme d’occupation, il fait silence en lui pour essayer de mieux comprendre qui est ce Dieu qui s’est mis à la recherche de l’homme.

La prière devient alors ce face à face d’amour dont il a été souvent question jusqu’ici : écouter Dieu parler dans le silence et dans la méditation des paroles de son Fils (celles qu’il a prononcées dans le cadre de la prière officielle de son peuple, par les psaumes, et celles qui sont rapportées par les évangélistes). Ainsi, le disciple de Jésus n’éprouve plus aucune crainte dans le dialogue avec Dieu : il se présente toujours comme un fils dans le Fils unique. En se mettant dans la situation de la relation filiale, le chrétien prend du recul par rapport à la pression de l’existence immédiate, il sait qu’il n’est pas englué dans le domaine matériel, et, par la prière, il découvre comment vivre plus consciemment. La prière n’est pas un refuge à la vie oppressante, elle est au contraire le moyen de découvrir ce qui fait la pesanteur de cette vie, à savoir : le recul que cette vie impose par rapport au Père.

L’homme de prière peut alors jeter tous ses soucis en Dieu, parce que ceux-ci lui permettent de trouver la trace de la présence de Dieu qui lui porte tout son amour, alors que le monde souligne son absence et que certains hommes proclament sa mort. Il est bien évident que l’homme de prière, tout comme celui qui ne prie jamais, éprouve, et sans doute de manière beaucoup plus douloureuse, le silence de Dieu. Pourtant, le croyant ne cesse d’affirmer que sa prière n’est pas un monologue vide de sens : le silence de Dieu est un appel qui le fait chercher encore plus loin...

A vrai dire, il n’existe aucune technique efficace pour apprendre à prier, même si certaines techniques peuvent aider celui qui veut prier. Elles ne lui enseignent jamais que le moyen de demeurer attentif à l’intérieur de lui-même. Étant parvenu à l’état de disponibilité, l’homme peut recevoir dans le silence de son coeur et dans la méditation de l’Écriture sainte, la Parole que Dieu lui adresse dans le concret de l’existence humaine. Au coeur du silence, il y a la présence de Celui qui est source de toute paix, de toute joie, de tout amour, de toute quiétude.

De cette manière, la prière ne saurait être une fuite du monde. La prière chrétienne englobe presque nécessairement les événements de l’existence individuelle comme ceux de l’histoire universelle qui continue de s’écrire : elle assume tous les événements pour découvrir le Christ continuellement présent dans le monde et dans la vie de celui qui prie. Cela suppose que le chrétien ne soit absolument pas étranger à la vie du monde. Il s’agit pour lui de lire les signes que Dieu lui fait à chaque instant. C’est ce qu’exprime, à sa manière, le cardinal Roger Etchegaray :

La prière n’est ni un refuge ni une dérobade, ni un appel au miracle. La vraie prière exige que nous cherchions à faire nous-mêmes ce que nous demandons à Dieu de faire. Si je demande notre pain de chaque jour, je dois donner moi-même ce pain à ceux qui en manquent. Si je prie pour la paix, je dois m’engager moi-même sur le chemin de la paix. La prière n’est pas faite de mots en l’air, nous ne pouvons prier que si nous sommes pleinement responsables de ce que nous disons. Alors seulement nous goûterons à quel point la prière est la reconnaissance de la puissance et de l’initiative de Dieu. C’est cela l’Evangile : prier les bras en croix le Dieu qui n’aime pas les bras croisés.

Le second souci de la vie spirituelle réside alors dans la participation du chrétien à la construction du monde nouveau dont parle le Christ tout au long de sa proclamation de l’Évangile. Le disciple aime entendre et redire cette parole qui clôt la révélation néo-testamentaire : Viens, Seigneur Jésus !

Toute son existence est axée vers le retour du Seigneur, mais elle n’est pas un désir de mort, elle est au contraire un pressant appel à vivre et à construire un monde qui réponde le plus parfaitement possible au projet que Dieu porte sur l’ensemble de l’univers. L’espérance n’est pas l’attente de l’avenir que Dieu réserve aux hommes, elle est le courage de vivre l’aujourd’hui. Dieu ne cesse d’accompagner les hommes sur leurs routes dans la construction du monde. Toutes les tâches humaines prennent alors une dimension qui les font participer à l’infini et à l’absolu divins, la joie de Dieu étant d’associer tous les hommes à son oeuvre de création d’un monde toujours plus humain.

Pour être plus humain, le chrétien se doit de lutter contre toutes les formes d’injustice, répondant ainsi à l’appel du Christ dans les Béatitudes : Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice… (Mt. 5, 6).

Car ce sont les affamés et les assoiffés de justice qui sont véritablement les plus humains des hommes : ils donnent le meilleur d’eux-mêmes pour qu’advienne ce monde de justice. Il s’agit non seulement de dénoncer les situations d’injustice, mais surtout de travailler à extirper toutes les causes de cette injustice. La justice suppose l’égalité des chances devant la vie et le partage des biens essentiels pour l’existence humaine. Pour un chrétien, chaque homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, chacun a le droit de vivre dans la liberté et dans la paix. C’est dans cette perspective, exprimée par le concile Vatican II, que peut et doit s’inscrire une prière authentiquement humaine et vraiment chrétienne.

La vocation du chrétien, c’est de ne jamais se satisfaire de la résignation. Pour lui, il n’y a pas de fatalité : tout homme est appelé à prendre en mains son propre destin et celui des générations qui suivront. Dieu veut des hommes debout, capables de construire ensemble ce monde de justice et de paix, dont il propose le projet.

Homme de dialogue avec Dieu dans la prière et homme présent au milieu des autres, le chrétien accorde à l’amour la place centrale dans sa vie. Il aime Dieu parce qu’il croit que Dieu l’a aimé en premier. Il aime les autres hommes, parce qu’il les considère comme des frères, il les aime concrètement, non seulement par de belles paroles, mais dans des actions efficaces, et plus particulièrement envers ceux qui sont sans défense. Ce faisant, il aime encore plus Dieu qui lui manifeste sa présence parmi ses enfants. La vie spirituelle du chrétien est alors inséparable d’un agir chrétien.

 

 

 

 

La prière selon saint Luc

 

Pour aborder cette brève étude de la prière selon saint Luc, il ne faut pas perdre de vue le fait que Luc se présente lui-même comme le rédacteur de deux livres du Nouveau Testament, l’Evangile et les Actes des apôtres, qu’il adresse à la même personne, Théophile, l’ami de Dieu, qui pouvait être un homme plus ou moins influent, un chrétien qui avait reçu parfaitement la catéchèse de l’Eglise primitive. Mais cet "ami de Dieu" peut être aussi tout lecteur qui se veut attentif à recevoir le message de salut des hommes en Jésus-Christ. L’évangile de Luc rapporte tous les événements accomplis durant l’existence historique de Jésus de Nazareth et son second livre constitue une sorte de journal de la première Eglise, qui tente de vivre le mieux possible le message de Jésus. En fait, les deux livres s’appellent l’un l’autre.

De plus, il est important de souligner que Luc est sans conteste le rédacteur de la communauté ecclésiale : pour qui est susceptible de déceler les subtilités de la langue grecque, il est aisé de constater le fait que les foules anonymes qui suivent l’enseignement de Jésus deviennent rapidement, à l’audition de sa parole, un véritable peuple. Ce qui importe, dans le ministère de Jésus, c’est de permettre le passage de l’inorganisé de la foule à l’organisé du peuple de Dieu. Et ce passage s’effectue par l’intermédiaire de la prière : parmi les évangélistes, Luc est certainement celui qui insiste le plus sur la place de la prière dans la vie de Jésus.

Baptême de Jésus et Pentecôte pour l’Eglise

En lisant en parallèles les textes qui inaugurent la mission de Jésus (Lc. 3, 21-22) et celle de l’Eglise (Ac. 1, 14 et 2, 1-47), on découvre déjà que la prière est le centre de la vie de Jésus comme elle est le centre de la vie de la première communauté formée par les disciples de ce même Jésus.

A l’origine, l’Eglise est un peuple fragile. Les disciples, les frères, les adeptes de la Voie, comme on les appelle, ne se distinguent en rien des juifs dont ils partagent toutes les coutumes religieuses, en se rendant régulièrement au Temple ou dans les synagogues, en suivant les prescriptions traditionnelles de la prière juive. Ce n’est qu’à Antioche que les frères reçurent le nom de chrétiens (Ac. 11, 26). Et c’est certainement dans le sens d’un sobriquet plus ou moins insultant qu’il faut comprendre cette désignation.

La communauté des frères a dû très vite s’interroger sur ses origines, que ce soit sa naissance même, au jour de la Pentecôte, que ce soit surtout dans sa préhistoire, et notamment dans les débuts de la prédication de Jésus. Ces deux événements président à la naissance officielle de l’Eglise comme peuple de Dieu, comme nouveau et vrai peuple de Dieu, comme la nouvelle création entreprise par Dieu. En effet, nous retrouvons dans le texte du baptême de Jésus et dans celui de la Pentecôte les symboles mêmes qui présidaient au récit de la création originaire. N’est-ce pas le même Esprit qui planait sur les eaux dès avant la création du monde qui descendit sur Jésus sous une apparence corporelle, comme une colombe (Lc. 3, 22) et qui remplit les apôtres au jour de Pentecôte, sous la forme de langues de feu ?

Ce qui va, en quelque sorte, conditionner ces deux événements de la création du peuple nouveau, c’est précisément la prière. Celle de Jésus : Jésus, baptisé lui aussi, priait (Lc. 3, 22), celle de la communauté primitive : tous, unanimes, étaient assidus à la prière (Ac. 1, 14). C’est la prière qui établit le lien entre le ciel et la terre, car c’est la prière de Jésus, comme c’est aussi la prière des hommes et des femmes qui le suivaient, qui va permettre l’ouverture des cieux : Alors, les cieux s’ouvrirent (Lc. 3, 21). L’efficacité de la prière de Jésus, c’est de permettre cette nouvelle communication entre le ciel et la terre, espérée par le prophète Isaïe :Ah ! si tu déchirais les cieux et si tu descendais (Is. 63, 19). Une communication nouvelle s’établit entre Celui que Jésus appellera son Père et l’Homme qu’il incarne en plénitude. A la Pentecôte également, le ciel s’ouvre, et l’Esprit se manifeste comme des langues de feu (Ac. 2, 3) alors qu’il se manifestait sous la forme d’une colombe au moment du baptême de Jésus. Le lien entre le ciel et la terre se fait dans ce signe de l’Esprit. C’est l’Esprit qui fait l’Eglise, alors que celle-ci se prépare à recevoir le don de Dieu ; c’est aussi l’Esprit qui permet de reconnaître en Jésus le Fils du Père. Au baptême une voix vint du ciel expression courante dans la littérature juive de l’époque pour souligner la vocation d’un prophète et son envoi en mission, et cette voix disait :Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré (Lc. 3, 22).

Or cette voix ne s’adresse pas au seul Jésus, ce serait faire de lui le Fils devenu, alors que l’Eglise n’a jamais cessé d’affirmer sa préexistence éternelle. Jésus ne devient pas le Fils au moment de son baptême, il l’est depuis toujours en plénitude. Mais la voix s’adresse plus explicitement à tout le peuple qui était présent, car c’est lui qui devient véritablement Fils de Dieu à travers l’événement du baptême de Jésus. A la Pentecôte, la voix de Pierre se fait entendre, sous l’action de l’Esprit, pour proclamer l’oeuvre que le Père a accomplie dans la personne de Jésus : Que toute la maison d’Israël le sache avec certitude, Dieu l’a fait Seigneur et Christ ce Jésus que vous, vous aviez crucifié (Ac. 2, 36).

De la sorte, l’Esprit permet de reconnaître Jésus comme le Fils du Père, comme le Christ et le Seigneur de tous les hommes. Et ceci est important. C’est l’Esprit, dira saint Jean, qui nous permet de nous adresser au Père de Jésus, c’est lui qui nous permet de découvrir la véritable identité de Jésus : A ceci vous reconnaissez l’Esprit de Dieu : tout esprit qui confesse Jésus Christ venu dans la chair est de Dieu (1 Jn. 4, 2). Dans sa lettre aux Corinthiens, Paul abonde dans le même sens : C’est pourquoi, je vous le déclare : personne, parlant sous l’influence de l’Esprit de Dieu, ne dit : maudit soit Jésus ! Et nul ne peut dire : Jésus est le Seigneur, si ce n’est par l’Esprit-Saint (1 Co. 12, 3).

Prière de Jésus et prière juive

Que savons-nous de la prière de Jésus ? Tout d’abord, il s’est associé à la prière de son peuple, il s’est rendu à la synagogue comme tous les juifs pieux. Et si les évangélistes nous rapportent son enseignement et ses miracles dans les synagogues, ils ne nous renseignent guère sur sa prière, alors que ce lieu était avant tout destiné à la prière, lors de la réunion hebdomadaire, avec lecture des Écritures, prédication, chant des psaumes et des bénédictions. Quand un scribe vient demander à Jésus quel est, selon lui, le plus grand commandement, il répond par la prière quotidienne du judaïsme, le Shema Israël : Écoute Israël, le Seigneur notre Dieu est l’Unique Seigneur. La dernière parole, mise dans la bouche de Jésus, au moment de sa mort, est également une prière, celle d’un psaume : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné (Ps. 22, 2, cité en Mt. 27, 46 et Mc. 15, 34).

Il est possible d’affirmer avec certitude que la prière de Jésus s’est coulée dans la prière du peuple juif. La Loi prévoyait, entre autres, trois pèlerinages par an, pour tous les hommes, à partir de douze ans, âge où l’enfant entre dans la vie adulte, après un temps de catéchèse : l’enfant devient Bar Mitzva, un fils de la loi. Ce jour-là, on lui demande de monter à l’ambon et de lire, dans la synagogue, un passage de la Torah.

L’élément essentiel du culte synagogal ou domestique repose sur la bénédiction par laquelle chaque croyant remercie Dieu à chaque instant de sa vie, à chaque geste qu’il accomplit. La prière juive consiste simplement à renforcer l’action de YHWH sur l’ensemble de sa création, faisant de chaque individu un collaborateur de Dieu, elle ne vise nullement à infléchir la volonté de celui-ci dans le sens des désirs humains, comme ce sera le cas dans des prières plus récentes. La prière ne demande donc pas d’intervention miraculeuse qui se situerait en dehors des lois naturelles : pour le juif croyant, à l’époque de Jésus, la vie elle-même est un miracle permanent, et cela lui suffit. La bénédiction constitue donc la trame de toute la prière, car l’essentiel est de bénir. Dès l’enfance de Jésus, les bénédictions s’échelonnent tout au long de sa journée.

Au réveil, il convient de bénir Dieu pour avoir reçu de lui la conscience de ses pensées et des ses actes. 

Quand le croyant ouvre les yeux, il dit :

Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, toi qui ouvres les yeux des aveugles.

Quand il se lève, en s’étirant :

Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, toi qui délivres ceux qui sont liés.

Quand il se met debout :

Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, toi qui élèves ceux qui sont courbés.

Quand il se tient sur le sol :

Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, toi qui as étendu la terre au-dessus des eaux.

Quand il commence à marcher :

Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, toi qui as affermi les pas de l’homme.

En s’habillant :

Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, toi qui vêts ceux qui sont nus.

Quand il met ses sandales :

Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, toi qui as paré à tous ne besoins.

Quand il met sa ceinture :

Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, toi qui as ceint Israël de puissance.

En mettant son couvre-chef :

Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, toi qui as couronné Israël de gloire.

Si chaque journée de la semaine s’accompagne de formules religieuses, à plus forte raison en sera-t-il de la journée du sabbat qui est consacrée à la prière et à la méditation : toute vie profane cesse pour vingt-quatre heures, du vendredi soir au samedi soir. Tout commence au souper du vendredi soir, pour l’ouverture du sabbat. Le chef de famille, Joseph, dans la famille de Jésus, tient à la main une coupe de vin, symbole de la vie et de la joie, il bénit Dieu pour le don du sabbat et prononce les bénédictions pour ce moment :

C’était le sixième jour. Et le ciel et la terre et tout ce qu’ils renferment étaient terminés. Le septième jour, Dieu avait achevé son oeuvre et il se reposa le septième jour de tout ce qu’il avait fait. Dieu bénit le septième jour et le sanctifia, car en ce jour le Seigneur se reposa de toutes les oeuvres qu’il avait faites. Sois loué, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, qui as créé le fruit de la vigne. Sois loué, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, qui nous as sanctifiés par tes commandements, qui nous as agréés pour ton peuple, et qui, dans ton amour, nous as donné le saint jour du sabbat en commémoration de la création. Ce jour est la première des solennités. Elle nous rappelle que tu nous as fait sortir de l’Egypte, que c’est nous que tu as choisis et sanctifiés au milieu de tous les peuples, et dans ton amour, tu nous as donné en héritage le saint jour du sabbat. Sois loué, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, qui as sanctifié le sabbat.

Ensuite le maître de maison récite une bénédiction sur les deux pains, qui sont posés sur la table, en souvenir de la double ration de manne qui tombait du ciel le vendredi pour éviter de cueillir une ration le jour du sabbat. Puis il distribue à chacun des convives un morceau de pain. Chacun, en le recevant, proclame : Sois loué, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, qui tires le pain de la terre. Le repas se poursuit comme un repas ordinaire.

Une fois le repas terminé, c’est le temps du repos. Et avant de s’endormir, chaque juif récite la prière du Shema Israël, puis appelle la bénédiction de Dieu sur le sommeil et demande à Dieu la paix pour le repos nocturne

YHWH, notre Dieu, fais que nous nous endormions dans l’apaisement et que nous réveillions pour la vie. Dresse au-dessus de nous ton pavillon de paix. Inspire-nous de hautes pensées et entoure-nous de ta protection. Préserve-nous de la malveillance des hommes. Éloigne de nous les épreuves trop cruelles. Écarte de nos pas la pierre d’achoppement et abrite-nous sous ta mansuétude. Tu es notre gardien et notre Sauveur, le Dieu tendre et miséricordieux. Dirige nos pensées et nos actes dans le sens de la vie et du bien. Sois loué, Seigneur, toi qui étends sur nous, sur tout ton peuple Israël, sur Jérusalem et sur tous les peuples ta paix tutélaire. Amen.

Chaque année, Marie et Joseph allaient à Jérusalem à l’occasion de la Pâque. Quand Jésus eut douze ans, il les accompagna. A l’approche de la ville sainte, il chanta avec la foule le cantique des montées à Jérusalem :

Quelle joie quand on m’a dit : Allons à la maison du Seigneur. Nous nous sommes arrêtés à tes portes, Jérusalem. Jérusalem, la bien bâtie, ville d’un seul tenant. C’est là que sont montées les tribus du Seigneur, selon la règle en Israël, pour célébrer le nom du Seigneur. Car là sont placés des trônes pour la justice, des trônes pour la maison de David. Demandez la paix pour Jérusalem : que tes amis vivent tranquilles, que la paix soit dans tes remparts et la tranquillité dans tes palais. A cause de mes frères et de mes compagnons, je dirai : la paix soit chez toi ! A cause de la maison du Seigneur, notre Dieu, je veux ton bonheur.        Ps. 122

Après la fête, Jésus resta au Temple, sans que ses parents ne s’en aperçoivent. Quand il découvrent son absence dans la caravane du retour, ils regagnent Jérusalem et le cherchent pendant trois jours. Chercher, ce verbe revient régulièrement pour marquer une recherche physique, mais aussi pour parler de la recherche de Dieu qui habite toute la vie du croyant dans la littérature biblique. Dieu est celui que le croyant cherche, celui qu’il a l’impression de trouver, puis de perdre, avant de le chercher encore.

C’est dans le Temple qu’au bout de trois jours, Jésus est retrouvé. Il était assis parmi les docteurs, ce qui fait ressortir l’intelligence et la sagesse de l’enfant. Par ses questions et ses réponses, il comprend l’Ecriture, il sait ce que Dieu attend de l’homme. C’est en cela que consiste sa sagesse dont la pénétration fait l’admiration de tous. Luc fait entrer ainsi dans la relation qui existe entre Jésus et Dieu son Père, en montrant que Jésus est son Fils et qu’il doit s’occuper des affaires de son Père, en manifestant une grande intelligence et une vraie sagacité dans ses réponses et ses questionnements en face de ceux qui étaient les docteurs de la Loi juive et les interprètes spécialisés de la Parole de Dieu. Cet épisode constitue la première annonce faite par Jésus du sens de sa mission et de son oeuvre parmi les hommes. Il ne s’agit pas de l’intelligence humaine : Jésus n’est pas un enfant surdoué. Son intelligence, c’est la connaissance du projet de Dieu. En lui, même quand il était enfant, se trouvaient toutes les richesses du coeur de Dieu. Jésus doit être aux affaires de son Père, il doit accomplir sa mission, ce que son Père lui a demandé de faire dans le monde.

L’évangéliste Luc nous fait entrer dans la relation qui existe entre Jésus et Dieu son Père, en montrant que Jésus est son Fils et qu’il doit s’occuper des affaires de son Père, en manifestant une grande intelligence et une vraie sagacité dans ses réponses et ses questionnements en face de ceux qui étaient les docteurs de la Loi juive et les interprètes spécialisés de la Parole de Dieu. Cet épisode constitue la première annonce faite par Jésus du sens de sa mission et de son oeuvre parmi les hommes. Il ne s’agit pas de l’intelligence humaine : Jésus n’est pas un enfant surdoué. Son intelligence, c’est la connaissance du projet de Dieu. En lui, même quand il était enfant, se trouvaient toutes les richesses du coeur de Dieu. Jésus doit être aux affaires de son Père, il doit accomplir sa mission, ce que son Père lui a demandé de faire dans le monde.

La prière de Jésus

Jésus a donné à la prière juive une dimension nouvelle, celle de la dimension filiale. Il n’est pas indifférent que la première et la dernière paroles, mises dans la bouche de Jésus par saint Luc, soient toutes les deux corrélées au Père. Quand Marie et Joseph retrouvent Jésus dans le Temple, il leur répond de manière énigmatique : Pourquoi donc me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? (Lc. 2, 49). Au moment de sa mort, il s’adresse à son Père : Père, entre tes mains, je remets mon esprit (Lc. 23, 46, qui reprend Ps. 31, 6). La spécificité de la prière de Jésus, c’est de se situer dans une dimension filiale : le Fils d’adresse au Père, c’est là l’essentiel de la prière de Jésus.

Et l’évangéliste Luc va souligner l’importance de cette prière aux moments les plus décisifs de sa vie, au milieu de ses disciples. Jésus prie avant de commencer sa prédication : Lui se retirait dans des lieux déserts et il priait (Lc. 5, 16). Jésus prie au moment de choisir parmi ses disciples ceux à qui il va confier une mission particulière : Jésus s’en alla dans la montagne pour prier... puis, le jour venu, il appela ses disciples et en choisit douze (Lc. 6, 12). Jésus prie avant d’interroger ses disciples sur son identité : Comme il était en prière à l’écart, les disciples étaient avec lui, il les interrogea : Qui suis-je aux dires des foules ? (Lc. 9, 18). Jésus est transfiguré dans la prière : Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean et monta sur la montagne pour prier. Pendant qu’il priait, l’aspect de son visage changea, son vêtement devint d’une blancheur éclatante (Lc. 9, 28-29). Jésus prie quand ses amis lui demandent de leur apprendre à prier. Jusque là, ils l’avaient regardé prier, mais ils ne connaissaient pas encore la dimension de cette prière, la relation filiale. La prière qu’il leur enseigne vient de sa propre prière et elle résume tout son enseignement.

Luc mentionne cinq prières de Jésus.

Jésus loue Dieu pour le remercier de la réalisation de sa mission : A l’instant même, il exulta sous l’action de l’Esprit-Saint, et dit : Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché tout cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits. Oui, Père, c’est ainsi que tu en as disposé dans ta bienveillance. Tout m’a été remis par mon Père, et nul ne connaît qui est le Fils, si ce n’est le Père, ni qui est le Père si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut bien le révéler (Lc. 10, 21-22).

C’est d’abord une réflexion de Jésus sur son ministère : il constate que la mission qui lui a été confiée est menée à son plein accomplissement, notamment auprès des humbles et des petits, puis Jésus attribue ce succès au Père, qu’il peut révéler, faire connaître à ceux qui acceptent de se mettre à son école.

Jésus prie pour que Pierre résiste à la tentation : Simon, Simon, Satan vous a réclamés pour vous secouer comme un crible, comme on le fait pour le blé. Mais moi, j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne disparaisse pas. Et toi, quand tu seras revenu, affermis la foi de tes frères (Lc. 22, 31-32). La prière de Jésus permet à ses disciples de rester fermes dans la foi pour résister à la tentation.

Jésus prie au Jardin des Oliviers et il invite ses disciples à s’unir à sa prière : Arrivé sur place, il leur dit : Priez pour ne pas tomber au pouvoir de la tentation. Et il s’éloigna d’eux à peu près de la distance d’un jet de pierre. S’étant mis à genoux, il priait disant : Père, si tu peux écarter de moi cette coupe... Pourtant que ce ne soit pas ma volonté mais la tienne qui se réalise. Alors lui apparut du ciel un ange qui le fortifiait. Pris d’angoisse il priait plus instamment et sa sueur devint comme des caillots de sang qui tombaient à terre. Quand, après cette prière, il se releva et vint vers ses disciples, il les trouva endormis de tristesse. Il leur dit : Quoi ! vous dormez ! Levez-vous et priez pour ne pas tomber au pouvoir de la tentation ! (Lc. 22, 40-46).

Jésus prie pour ne pas céder à la tentation. La prière permet de choisir entre l’acceptation et le refus de la volonté divine. La prière de Jésus est un véritable combat, il est totalement enfermé dans la condition humaine, et sa prière devient un cri d’angoisse dans la nuit.

Jésus prie son Père de pardonner : Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font (Lc. 23, 34). Cette prière pour le pardon correspond à son enseignement sur le pardon aux ennemis, sur l’amour de tous les hommes sans exclusive et sans distinction.

Jésus prie alors qu’il se trouve sur la croix : Père, entre tes mains, je remets mon esprit (Lc. 23, 46). C’est la prière du mourant, prière obsédante qui résume toute l’oeuvre d’une vie, prière qui repose sur le texte du psaume auquel Jésus ajoute l’invocation au Père, afin que toute son existence, depuis sa première parole au Temple jusqu’à sa dernière parole sur la croix, soit rapportée entre les mains du Père, qui est le refuge de tout homme. 

Nous sommes donc assez peu renseignés pour dire exactement ce que fut la vie de prière de Jésus, quelques versets seulement. Et pourtant chacun d’eux souligne le lien d’intimité entre Jésus et son Père.

La prière du "Notre Père"

L’Eglise est un organisme vivant et la prière circule en elle comme le sang dans les artères et les veines. Il en est ainsi de la prière du Notre Père qui est celle que le Père a accueillie des lèvres de Jésus. Car il n’a pas seulement prié, il a aussi enseigné à ses disciples pour quoi et comment prier :

Notre Père, qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour. Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. Et ne nous soumets pas à la tentation. Mais délivre-nous du Mal.

A vrai dire, le "Notre Père" n’est pas un texte de prière à réciter, il constitue plutôt un modèle, un type de prière, qui apprend à hiérarchiser quelque peu les intentions dans la prière : il ne convient pas de demander le pain quotidien avant de proclamer la gloire de Dieu :

Père, fais-toi connaître comme Dieu.

Fais venir ton Règne.

Donne-nous le pain dont nous avons besoin pour chaque jour.

Pardonne-nous nos péchés,

car nous-mêmes, nous pardonnons

à ceux qui ont des torts envers nous.

Et ne nous expose pas à la tentation        Lc. 11, 2-5

Ce texte est sensiblement différent du texte même de l’oraison dominicale sur laquelle nous reviendrons ultérieurement, dans un commentaire un peu plus circonstancié.

Père !

Contrairement à ce que l’on pense trop facilement, l’invocation "Père" n’est pas une innovation radicale de l’enseignement de Jésus. Dans le régime de l’ancienne alliance, Dieu était considéré comme le Père du peuple en raison de la tendresse dont il l’entourait. Dans le judaïsme palestinien, au temps de Jésus, la conscience de l’amour paternel de Dieu pour le peuple et pour chacun de ses membres restait très vive. Pourtant l’invocation "mon Père" semble souvent évitée par les fidèles, afin de ne pas accaparer à titre individuel la paternité divine, celle-ci reposant sur tous les justes, sur l’ensemble de la race des "fils de Dieu". Au cours de son existence, Jésus, le Fils unique, s’est adressé à Dieu, en lui disant : "Abba", équivalent de notre "papa", une familiarité telle qu’il n’a pas dû en exister d’autre avant lui.

Fais-toi connaître comme Dieu. Fais venir ton Règne.

Ces deux premières demandes n’en font qu’une. Avant d’exposer ses besoins, il convient que l’homme fasse siennes les intentions de Dieu. Le Nom de Dieu est une expression biblique traditionnelle pour désigner respectueusement la personne même de Dieu, puisque, dans la pensée sémitique, le nom englobe l’être tout entier. La prière demande d’abord au Père de manifester sa toute-puissance et sa toute-bonté. Le Père est ainsi appelé à sanctifier lui-même son Nom par l’établissement de son règne sur la terre. Mais cette demande manifeste aussi l’espérance chrétienne, celle de l’attente du retour glorieux du Seigneur Jésus-Christ. La prière pour l’avènement du Règne de Dieu coïncide avec la prière adressée au Christ lui-même : Marana Tha (1 Col. 16, 22 et Ap. 22,20).

La première partie de la prière du Seigneur est une prière de foi et d’espérance en Celui dont on attend l’achèvement du dessein de salut.

Donne-nous le pain dont nous avons besoin pour chaque jour.

La prière de la foi et de l’espérance n’exclut pas pour autant l’importance des tâches terrestres. Pour vivre dans l’attente du Règne de Dieu, l’homme, qui est par nature faible et pécheur, a besoin de pain, de pardon et de secours pour résister à toute forme de tentation. Les demander au Père exprime une autre forme de la confiance que l’homme peut avoir envers son Dieu. La demande pour le pain pour aujourd’hui était familière dans le cadre de la prière juive. L’évangéliste Matthieu la reprenait dans sa rédaction de la prière de Jésus : Donne-nous aujourd’hui le pain dont nous avons besoin (Mt. 6, 11), tandis que Luc demande ce pain pour " chaque jour ", car il semble envisager la vie chrétienne dans sa durée, et, par ce fait, il met en évidence la notion de pauvreté. Les disciples, qui n’ont aucune provision, éprouvent intensément le besoin que le Père nourrisse ses enfants, non seulement aujourd’hui, mais aussi chaque jour. De plus, dans sa prière, le disciple de Jésus ne demande pas le pain dont il a lui-même besoin pour chaque jour, mais le pain dont " nous " avons besoin pour chaque jour. Il s’agit d’une prière communautaire qui demande le pain qu’il faut partager entre tous, comme le signe efficace de la communion fraternelle des enfants d’un même Père.

Pardonne-nous nos péchés, car nous-mêmes, nous pardonnons à ceux qui ont des torts envers nous.

Le plus grand obstacle à la vie selon Jésus-Christ, qui empêche l’avènement du Règne de Dieu, tout comme il empêche le partage du pain pour chaque jour, c’est le péché. Pour la vie chrétienne, le pardon est aussi nécessaire, sinon plus, que le pain, car les disciples d’après Pâques en connaissent certainement plus le prix que les disciples d’avant Pâques. Pour obtenir le pardon à tous les hommes, le Christ a connu la mort sur la croix, tout en prononçant des paroles de pardon : Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font (Lc. 23, 34).

Ces mêmes chrétiens ont entendu la prédication des apôtres qui appelaient à la conversion et à la rémission des péchés, ainsi que Pierre le proclamait au jour de la Pentecôte : Convertissez-vous, que chacun de vous reçoive le baptême au nom de Jésus-Christ pour le pardon de ses péchés, et vous recevrez le don du Saint-Esprit (Ac. 2, 38).

Au pardon divin se trouve unie une condition dans l’ordre humain, condition qui interdit de prier le Père si elle n’est pas réalisée. C’est le pardon qu’il faut accorder à ceux qui ont des torts envers nous. La miséricorde de Dieu met en oeuvre le pardon des hommes envers ceux qui les ont offensés. Luc place le pardon, dans l’ordre humain, sous le signe de la durée : c’est chaque jour qu’il faut appliquer ce pardon à quiconque a des torts envers nous, à l’exemple du Père qui ne cesse de pardonner les péchés.

Et ne nous expose pas à la tentation.

Luc fait l’économie de la dernière formule de la prière dominicale, qui s’exprime sous la forme positive : Délivre-nous du mal, bien qu’il attribue la tentation à Satan. Ce n’est pas Dieu qui soumet l’homme à la tentation... Cette demande vise à supplier le Père de ne pas laisser l’homme entrer dans une tentation sans qu’il soit assez fort pour en sortir, sans qu’il y ait un dommage pour la fidélité chrétienne. Il ne s’agit donc pas de demander à Dieu de ne pas être tenté (puisque Jésus a connu la tentation et en a été victorieux), mais de lui demander de ne pas être soumis à une tentation impossible à supporter ou à surmonter.

La constance dans la prière

L’évangéliste Luc souligne que l’enseignement de Jésus sur la prière insiste sur la nécessité de la constance et de la persévérance. C’est le cas notamment dans la parabole de l’ami qui se laisse fléchir (Lc. 11, 5-8) ou dans celle de la femme et du juge (Lc. 18, 1-7). Ces deux paraboles développent un même argument : un ami grincheux ou un juge inique se laissent finalement fléchir en raison de l’impudence des solliciteurs. A plus forte raison, Dieu se laissera fléchir et accordera ce qui lui est demandé avec insistance. De plus, non seulement, le Père peut donner de bonnes choses à ses enfants, de la même manière qu’un homme, même mauvais, peut aussi donner de bonnes choses à ses enfants, mais encore Dieu donne l’Esprit-Saint à ceux qui le lui demandent. En insistant sur l’Esprit, Luc souligne qu’il est le don par excellence. C’est l’Esprit-Saint qui constitue les prémices du Règne de Dieu à venir, et c’est lui que le Père accorde à la prière instante de son Fils, comme il l’accorde à la prière de ceux qui adoptent le cri filial de Jésus : Abba ! Père !

La prière adressée à Jésus

Dans sa prière, Jésus s’est adressé au Père. Et, dès les premiers temps de l’Eglise, les disciples s’adressent à Jésus pour leur propre prière. C’est ainsi que les Onze s’adresse à lui, pour qu’il les éclaire dans le choix du remplaçant de Judas, l’apôtre qui avait fait défection (Ac. 1, 24-25). Et, au moment de sa mort, Etienne reprend les paroles de Jésus sur la croix, en les adressant non plus au Père, mais à Jésus lui-même, qu’il appelle aussi Seigneur, reconnaissant implicitement sa divinité (Ac. 7, 59-60).

Aux jours de son existence terrestre, Jésus a situé ses apôtres devant Dieu, et lui-même se situait avec eux devant ce même Père. Dans le mystère pascal, Jésus accède à Dieu, il est reconnu comme Seigneur et Christ par ceux qui placent leur confiance en lui. Il devient, pour ses disciples, présent auprès de Dieu, présent en Dieu. Lui, Jésus Christ, l’Homme vivant, peut intercéder pour eux auprès du Père. Désormais, la prière de l’Eglise trouve son enracinement, non plus dans le seul Ancien Testament, mais bien davantage dans le mystère de la Pâque du Christ et dans la certitude de sa présence définitive auprès de Dieu.

 

 

 

La prière du Seigneur

 

Jésus n’a pas seulement prié, il a aussi enseigné à ses disciples la manière de prier, ainsi qu’il a été souligné précédemment. La prière qu’il a apprise à ses disciples exprime certainement le programme de toute son existence ainsi que sa relation personnelle au Père. Il est alors possible de trouver les fondements de la prière du Seigneur dans son existence et dans les paroles qui expriment directement son enseignement. De plus, il semble même que ces paroles exprimant les idées-forces de Jésus puissent être concentrée dans les derniers jours de sa vie terrestre.

Notre Père qui es aux cieux

Cette parole reprend tout l’enseignement de Jésus sur la paternité absolue de Dieu : N’appelez personne : Père, sur la terre, car vous n’en avez qu’un seul, le Père céleste (Mt. 22, 8). Il faudrait aussi souligner que le nom de Père est répété plus de cinquante fois dans les discours de Jésus après la Cène (Jn. 14 à 17).

Que ton Nom soit sanctifié

La sanctification du Nom de Dieu est une très grande marque de la prière juive. Ce Nom ne pouvait pas être prononcé par les lèvres humaines, et les fidèles pieux cherchaient toujours des synonymes ou des expressions détournées pour parler de Dieu, tant était grand le respect que les juifs avaient pour ce Nom, considéré comme imprononçable. Glorifie ton Nom (Jn. 12, 28). Garde-les dans ton Nom (Jn. 17, 11).

Que ton Règne vienne

La prédication de Jésus a été orientée entièrement vers la venue du Royaume de Dieu : jusqu’à ce que le Royaume de Dieu soit venu (Lc. 22, 18) affirme Jésus après la bénédiction de la coupe de vin, signifiant l’espérance qui doit demeurer au coeur de chaque eucharistie, célébrée en mémoire de lui.

Que ta volonté soit faite

Toute l’oeuvre que Jésus a accomplie, il a voulu la faire dans le sens de l’obéissance à la volonté de son Père, et ses dernières paroles au mont des Oliviers traduisent encore ce même désir : Père, si tu veux écarter de moi cette coupe... Pourtant, que ce ne soit pas ma volonté, mais la tienne, qui se réalise (Lc. 22, 42).

Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour

Il n’existe pas de texte absolument correspondant à cette demande de la prière du Seigneur. Mais, après l’institution de l’eucharistie, la réalité même n’est plus à demander : celui qui la désire peut l’obtenir chaque jour, en mémoire de la Passion et de la Résurrection du Christ Jésus, dans l’attente du Royaume et de l’avènement du Christ dans la gloire.

Pardonne-nous nos offenses...

Le pardon des offenses trouve aussi sa place privilégiée dans les derniers moments de la vie de Jésus, puisque, sur la croix, il implore le pardon de Dieu pour les hommes : Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font (Lc. 23, 34).

... comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés

Cette correspondance du pardon venu de Dieu et du pardon que les hommes doivent également s’accorder les uns aux autres trouve sa place dans l’enseignement de Jésus : Quand vous serez debout, en prière, si vous avez quelque chose contre quelqu’un, pardonnez pour que votre Père qui est aux cieux vous pardonne aussi vos fautes (Mc. 11, 25), ce verset est prolongé dans certains manuscrits par cette autre parole :mais si vous ne pardonnez pas, votre Père céleste ne vous pardonnera pas non plus vos fautes.

Et ne nous soumets pas à la tentation

C’est dans l’avertissement adressé à Pierre et aux autres disciples, sur le mont des Oliviers, qu’il est possible de trouver la trace de cette demande : Veillez, priez pour ne pas tomber au pouvoir de la tentation (Mt. 26, 41).

Mais délivre-nous du Mal

C’est au cours de la prière sacerdotale, au soir de la Cène, que l’on trouve cette demande adressée au Père en faveur des disciples : Je ne te demande pas de les ôter du monde, mais de les garder du Mauvais (Jn. 17, 15).

"Notre Père" : un programme de vie

La prière, laissée par Jésus à ses disciples, consacre non seulement sa propre existence, mais aussi devient un programme de vie pour chacun des disciples. Elle est un idéal à réaliser pour la marche des hommes vers le Père. Et cet idéal de vie est déjà contenu dans les deux premiers mots de la prière.

Appeler Dieu "Père", c’est accomplir, par le fait même, le premier commandement, celui de l’amour de Dieu. Dire "Notre" Père, avec ce sentiment identique de l’amour, c’est aussi reconnaître, dans le même mouvement, qu’il est le Père commun à tous les hommes, et donc qu’il invite et appelle tous les hommes à vivre en frères, en s’aimant les uns les autres. Cela conduit aussitôt les hommes à réaliser cet autre commandement laissé par Jésus, et qui est immédiatement contenu dans le premier : celui qui aime son frère aime Dieu. C’est en vivant ce qui nous est demandé par le Père que nous pouvons nous approcher de lui, qui s’est approché de nous, en nous invitant à la conversion. La première manière par laquelle l’homme peut découvrir cet amour et cette tendresse de Dieu, se traduit par une prière qui demande à Dieu de purifier le coeur de l’individu. A la limite, cette première forme de prière, de genre purgatif ou purificatoire, s’exprime dans une sorte de monologue avec Dieu. Elle se manifeste dans les dernières demandes de la prière du Seigneur : Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés, et ne nous soumets pas à la tentation, mais délivre-nous du mal.

Délivre-nous du mal

C’est la prière même de supplication qui s’exprime souvent dans les récits évangéliques. C’est l’aveugle qui crie : Seigneur, que je voie ! C’est le sourd : Seigneur, fais que j’entende ! C’est le lépreux : Purifie-moi ! C’est aussi la prière de celui qui s’engage sur le chemin de la volonté divine : elle est celle du débutant qui prie du bout des lèvres, quand il est dans l’angoisse, même si ses paroles ne sont pas nécessairement en harmonie avec son coeur. Une fois qu’il a obtenu satisfaction, il oublie Dieu et s’en retourne facilement vers les plaisirs de ce monde. Cette attitude a été stigmatisée par Jésus, lors de la guérison des dix lépreux :

Comme Jésus faisait route vers Jérusalem, il passa à travers la Samarie et la Galilée. A son entrée dans un village, dix lépreux vinrent à sa rencontre. Ils s’arrêtèrent à bonne distance et élevèrent la voix pour lui dire : Jésus, Maître, aie pitié de nous ! Les voyant, Jésus leur dit : Allez vous montrer aux prêtres. Or, pendant qu’ils y allaient, ils furent purifiés. L’un d’eux, voyant qu’il était guéri, revint en rendant gloire à Dieu à pleine voix. Il se jeta la face contre terre aux pieds de Jésus en lui rendant grâce. Or, c’était un Samaritain. Alors Jésus dit : Est-ce que tous les dix n’ont pas été purifiés ? Et les neuf autres, où sont-ils ? Il ne s’est trouvé parmi eux personne pour revenir rendre gloire à Dieu, il n’y a que cet étranger !        Lc. 17, 11-18

Au fond, le but recherché par l’homme, c’est d’échapper à la souffrance, et il n’est poussé que par ses désirs charnels. A la limite, un tel homme est resté à l’état animal. Mais Dieu accepte quand même de s’adapter à l’homme charnel pour l’éveiller progressivement au surnaturel. Partant des réalités sensibles, il va l’élever progressivement aux réalités invisibles. C’est tout le sens de l’entretien avec la Samaritaine :

Jésus parvint dans une ville de Samarie appelée Sychar, non loin de la terre donnée par Jacob à son fils Joseph, là même où se trouve le puits de Jacob. Fatigué du chemin, Jésus était assis tout simplement au bord du puits. C’était environ la sixième heure. Arrive une femme de Samarie pour puiser de l’eau. Jésus lui dit : Donne-moi à boire. Ses disciples, en effet, étaient allés à la ville pour acheter de quoi manger. Mais cette femme, cette Samaritaine, lui dit : Comment ? Toi, un juif, tu me demandes à boire à moi, une femme samaritaine ! Les juifs, en effet, ne veulent rien avoir de commun avec les Samaritains. Jésus lui répondit : Si tu connaissais le don de Dieu et qui est celui qui te dit : Donne-moi à boire, c’est toi qui aurais demandé et il t’aurait donné l’eau vive. La femme lui dit : Seigneur, tu n’as même pas un seau et le puits est profond, d’où la tiens-tu donc cette eau vive ? Serais-tu plus grand que notre père Jacob qui nous a donné ce puits et qui, lui-même, y a bu ainsi que ses fils et ses bêtes ? Jésus lui répondit : Quiconque boit de cette eau-ci aura encore soif, mais celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif ; au contraire, l’eau que je lui donnerai deviendra en lui une source jaillissant en vie éternelle. La femme lui dit : Seigneur, donne-moi cette eau pour que je n’aie plus soif et que je n’aie plus à venir puiser ici. Jésus lui dit : Va, appelle ton mari et reviens ici. La femme lui répondit : Je n’ai pas de mari. Jésus lui dit : Tu dis bien : je n’ai pas de mari, tu en as eu cinq et l’homme que tu as maintenant n’est pas ton mari. En cela tu dis vrai. Seigneur, lui dit la femme, je vois que tu es un prophète. Nos pères ont adoré sur cette montagne et vous, vous affirmez qu’à Jérusalem se trouve le lieu où il faut adorer. Jésus lui dit : Crois-moi, femme, l’heure vient où ce n’est plus ni sur cette montagne ni à Jérusalem que vous adorerez le Père. Vous adorez ce que vous ne connaissez pas, nous adorons ce que nous connaissons, car le salut vient des Juifs. Mais l’heure vient - et maintenant, elle est là - où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. Tels sont, en effet, les adorateurs que cherche le Père. Dieu est Esprit et c’est pourquoi ceux qui l’adorent doivent adorer en esprit et en vérité. La femme lui dit : Je sais qu’un Messie doit venir, celui qu’on appelle Christ. Lorsqu’il viendra, il nous annoncera toutes choses. Jésus lui dit : Je le suis, moi qui te parle.        Jn. 4, 5-26

Toute la démarche de Jésus, dans cet entretien, c’est de créer le désir. Le but ultime de la première forme de prière n’est pas indifférent : dans le monologue de l’homme en face de Dieu, voici que se crée un besoin impérieux, celui d’une communication authentique.

Ne nous soumets pas à la tentation

A peine l’homme a-t-il commencé à prendre le chemin voulu par Dieu qu’il est aussitôt assailli par des tentations diverses qu’il ignorait jusque là, bien qu’elles soient toujours présentés. Seulement, il n’y prêtait pas attention. Et l’homme se découvre comme un être faible et impuissant en face de toutes les sollicitations de la chair et du monde. Le peuple hébreu, dès qu’il eut quitté la terre d’Egypte, regrettait de s’être laissé emporter et conduire par la main de Moïse : Ah ! si nous étions morts de la main du Seigneur, au pays d’Egypte, quand nous étions assis près du chaudron de viande, quand nous mangions du pain à satiété ! Vous nous avez fait sortir dans ce désert pour laisser mourir de faim cette assemblée (Ex. 16, 3).

Au fond, dans sa condition de captivité et d’esclavage, le peuple hébreu ne se trouvait pas en aussi mauvaise condition que n’avait réussi à le faire croire Moïse. Il se considérait même comme beaucoup plus libre que dans le désert où il est amené à souffrir de la faim et de la soif.

Le mal dont le chrétien doit se libérer, la tentation qu’il peut connaître, c’est le désir de s’en retourner loin de Dieu, c’est la fuite pour pouvoir faire ce qui lui plaît, pour ne plus avoir à se soumettre à la volonté divine. De la sorte, le chemin du débutant dans la prière se voit devenir, comme toute la vie chrétienne d’ailleurs, un véritable combat pour entrer dans un dialogue authentique avec Dieu. La prière devient alors plus vraie, elle cessera d’être simplement un monologue, même si elle reste encore quelque peu superficielle. Il convient au chrétien de ne jamais se lasser dans son exercice de prière. Autrement, les tentations les plus diverses le reconduisent vers les attraits de ce monde présent, et elles l’enfoncent encore davantage dans sa faiblesse. Les chutes répétées font aussi découvrir au chrétien sa condition de coupable, de pécheur qui s’enferme dans les ténèbres.

Pardonne-nous nos offenses... comme nous pardonnons...

A la manière d’un pédagogue, Dieu permet à l’homme de connaître la tentation. C’est ce qui est présenté dans le livre de Job, quand celui qui est appelé " le satan " ou " l’adversaire " se présente devant Dieu afin d’obtenir de lui l’accord tacite de soumettre Job à toutes les formes de tentation :

Est-ce pour rien que Job craint Dieu ? Ne l’as-tu pas protégé d’un enclos, lui, sa maison et tout ce qu’il possède ? Tu as béni ses entreprises, et ses troupeaux pullulent dans le pays. Mais veuille étendre la main et toucher à tout ce qu’il possède. Je parie qu’il te maudira en face. Alors, le Seigneur dit à l’adversaire : Soit ! Tous ses biens sont en ton pouvoir. Évite seulement de porter la main sur lui.        Jb. 1, 9-12

Malgré les premiers malheurs qui s’abattent sur lui, Job ne cède pas à la tentation, alors l’adversaire vient demander à Dieu l’autorisation de le soumettre à une nouvelle forme de tentation :

Peau pour peau ! Tout ce que l’homme possède, il le donne pour sa vie. Mais veuille étendre la main, touche à ses os et à sa chair. Je parie qu’il te maudira en face. Alors, le Seigneur dit à l’adversaire : Soit ! Il est en ton pouvoir. Respecte seulement sa vie.        Jb. 2, 4-6

Si Dieu permet la tentation, s’il permet aussi la chute de l’homme, c’est pour que l’homme lui-même croisse dans l’humilité et qu’il ne compte plus sur ses seules forces pour connaître l’avènement du Royaume. Le fait de succomber à la tentation permet aussi à l’homme de se découvrir dans un face à face avec Dieu. La prière cesse alors d’être un simple monologue, puisque l’homme est, en quelque sorte, conduit à discuter avec Dieu pour se justifier. Ce raisonnement de justification cherche d’abord à montrer que l’homme a raison contre Dieu, de même que les pharisiens et les scribes entendaient la parole de Jésus et voulaient avoir raison contre elle. Accepter de donner raison à Jésus, leur adversaire, c’était pour eux perdre totalement la face et reconnaître qu’ils avaient tort... Tant que l’homme refuse de pardonner, il ne connaît pas la paix, l’Esprit de Dieu n’habite pas en lui. Accueillir la Parole de Dieu, selon cet Esprit qui conduit au pardon, c’est se décider à changer en coeur de chair son coeur de pierre, c’est aussi reconnaître sa condition de pécheur en face de Dieu, c’est lui demander également son pardon, car l’homme découvre alors que Dieu ne veut rien d’autre que le bonheur de l’homme.

Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour

Il semble bien que la première forme du bonheur de l’homme, c’est son bien-être, et particulièrement sa nourriture. En insistant sur l’aspect communautaire, dans la prière qu’il enseigne à ses disciples, Jésus leur apprend à ne pas regarder simplement leurs propres besoins, mais aussi et surtout les besoins de tous les hommes. Dès lors, la prière peut prendre une dimension vraiment universelle : les chrétiens sont-ils réellement attentifs à tous ceux qui ont faim dans le monde ? Sont-ils également attentifs à tous les nécessiteux qui se trouvent près d’eux ? Il ne saurait être question de ne penser qu’aux pays en voie de développement, parce qu’ils sont loin, sans se soucier des individus qui sont plus proches et qui dérangent davantage les habitudes... La prière du Seigneur invite alors à une charité plus grande, et sans cette charité, il n’est pas de vraie prière. Ce n’est pas celui qui dit : Seigneur ! Seigneur ! qui entrera dans le Royaume, mais celui qui fait la volonté du Père. Mais il faut découvrir que dans ce pain que le chrétien est appelé à partager avec tous les hommes, il ne s’agit pas seulement du pain du boulanger, car ce n’est pas seulement de pain que l’homme vivra (Lc. 4, 4), parole prolongée, notamment dans l’évangile selon saint Matthieu : mais de toute Parole qui sort de la bouche de Dieu (Mt. 4, 4).

La Parole de Dieu est la nourriture spirituelle quotidienne pour le chrétien, elle est contenue dans la Bible, qu’il peut et doit lire, en l’accueillant dans son coeur, en la ruminant sans cesse, afin de l’assimiler et de l’incarner de sorte que l’incarnation du Fils se prolonge en lui.

En découvrant que le Père qui pardonne les offenses est aussi celui qui donne le pain dont nous avons besoin pour chaque jour, nous franchissons une nouvelle étape dans la prière. Elle n’est plus un monologue, elle dépasse même le dialogue, car Dieu se fait intime au coeur de l’homme. Dieu n’est pas extérieur à l’homme, mais il est au plus intime de lui-même, et il lui manifeste son amour, notamment par le sacrement de l’eucharistie qui assure la présence du Christ au milieu des hommes pour la suite des siècles. Par l’eucharistie, Jésus-Christ, pain rompu pour un monde nouveau, se donne véritablement en nourriture. En mangeant ce pain, les chrétiens sont réellement divinisés, puisque ce sacrement fait l’unité avec Dieu et avec tous les hommes, en les établissant dans la communion parfaite, ce qui permet aussi aux chrétiens de prier et d’espérer que la volonté divine s’accomplisse aussi bien sur la terre qu’au ciel.

Que ta volonté soit faite sur terre comme au ciel

Il ne s’agit pas d’accomplir n’importe comment la volonté du Père, mais de l’accomplir "comme au ciel", c’est-à-dire en suivant l’exemple de celui qui est descendu du ciel pour nous dire et nous montrer comment l’accomplir. Tout au long de son existence, Jésus n’a pas cherché à accomplir sa propre volonté, mais celle du Père : Mon jugement est juste parce que je ne cherche pas ma propre volonté, mais la volonté de celui qui m’a envoyé (Jn. 5, 30).

La manière dont le Fils accomplit la volonté du Père est le modèle de la manière dont les chrétiens, les fils dans le Fils, sont appelés à la réaliser également. Jésus a aimé le Père de tout son être, et le Père répond à cet amour en étant toujours avec lui : Celui qui m’a envoyé est avec moi, il ne m’a pas laissé seul, parce que je fais toujours ce qui lui plaît (Jn. 8, 29).

Faire la volonté du Père, c’est suivre le premier commandement, celui de l’amour de Dieu : aimer Dieu de tout son coeur, de toute sa force, telle est la volonté du Père pour tous les hommes. En effet, cette volonté paternelle ne saurait être qu’une volonté d’amour. Celui qui aime Dieu, Dieu demeure en lui, et celui qui aime fait l’expérience de Dieu réellement présent en lui.

Si quelqu’un m’aime, il observera ma parole, et mon Père l’aimera. Nous viendrons à lui et nous établirons chez lui notre demeure. Celui qui ne m’aime pas n’observe pas mes paroles, or cette parole que vous entendez ne vient pas de moi, mais du Père qui m’a envoyé.        Jn. 14, 23

La prière devient non plus seulement un dialogue qui pose Dieu à l’extérieur de l’homme, elle devient un dialogue avec le Dieu qui habite le coeur de l’homme, et ce dialogue devient continuel, incessant. Dans sa vie de prière, le chrétien effectue alors la même expérience que les disciples après la Pentecôte. Pendant les trois années de la vie publique de Jésus, ses disciples l’accompagnaient sur les routes comme quelqu’un qui était encore comme étranger par rapport à eux. De même, après sa résurrection, lors des différentes apparitions, il continue à les instruire en étant extérieur à eux. Mais au moment de la Pentecôte, ils font une expérience intérieure : c’est l’Esprit qui leur permet de découvrir que le ressuscité est devenu aussi plus intime à eux-mêmes que tout ce qu’ils pensaient être. Dans sa prière, le chrétien commence une expérience comparable, lorsqu’il unit sa volonté à celle de Dieu en laissant agir l’Esprit en lui :

Vous n’êtes plus sous l’emprise de la chair, mais de l’Esprit, puisque l’Esprit habite en vous. Si quelqu’un n’a pas l’Esprit du Christ, il ne lui appartient pas. Si le Christ est en vous, votre corps, il est vrai, est voué à la mort à cause du péché, mais votre vie c’est l’Esprit, à cause de la justice. Et si l’Esprit de Celui qui a ressuscité Jésus d’entre les morts habite en vous, Celui qui a ressuscité Jésus Christ d’entre les morts donnera aussi la vie à vos corps mortels, par son esprit qui habite en vous         Ro. 8, 9-11

La volonté du Père est beaucoup plus qu’une simple volonté de bonheur pour l’homme, elle est une volonté de vie, et de vie éternelle, puisque, si le chrétien se découvre bien comme le fils dans le Fils, grâce à l’Esprit de Dieu répandu en lui comme dans les disciples au jour de la Pentecôte. Il est aussi promis à la résurrection et à la vie que Jésus-Christ lui-même a connues et connaît auprès de son Père. Le chrétien peut ainsi entrer dans la prière contemplative : elle ne dépend plus de ce qu’il fait, mais de ce qu’il est en face de son Père, c’est-à-dire un fils qui cherche à vivre en vérité, en harmonie avec Dieu, de manière à être capable d’affirmer la sainteté de Dieu au milieu du monde. C’est l’Esprit qui le pousse à agir, c’est par lui que s’effectue la recréation du monde par Dieu : les hommes deviennent alors les coopérateurs de Dieu dans la construction du monde nouveau dont ils espèrent et attendent la venue.

Que ton Règne vienne

Ce monde nouveau qui doit advenir, c’est le Royaume de Dieu. Mais celui-ci n’est pas seulement le règne du Père sur les autres hommes, sur ceux qui ne sont pas encore appelés chrétiens, c’est aussi et surtout l’instauration du Règne du Père sur le coeur même des croyants. Et cette installation du Royaume à venir s’effectue par la manifestation du Père que les chrétiens eux-mêmes peuvent faire en se donnant les uns aux autres et en donnant aux autres hommes le témoignage d’une existence conduite par l’esprit même qui animait Jésus aux jours de son existence terrestre.

Si, comme le Christ, les chrétiens accomplissent la volonté du Père, s’ils laissent sa lumière transparaître à travers leur existence, alors celle-ci devient une véritable prédication qui s’oublie elle-même pour être tout entière tournée vers la contemplation de Dieu. De la même manière que le Christ est l’image du Dieu invisible (Col. 1, 15), le chrétien devient l’image du Christ ressuscité, il est un homme nouveau créé dans le Christ pour être porteur de sa lumière au milieu des hommes. Dès lors, la prière se présente comme une relation affective avec le Père : c’est l’amour qui est appelé à régner sur tous les hommes.

Que ton Nom soit sanctifié

Le dialogue qui prend place à ce moment de la prière devient entièrement louange du Père pour toutes les merveilles qu’il a accomplies, non seulement en Jésus-Christ, mais aussi dans l’ensemble de l’univers naturel.

Tout ce qui pouvait détourner l’homme de la contemplation de Dieu est, en quelque sorte, réduit à rien puisque l’homme n’a d’autre tâche à effectuer que de sanctifier le Nom de Dieu, de ce Dieu qui l’a libéré de toutes ses idoles et qui l’habite au plus intime de lui-même, pour le maintenir dans sa paix et dans sa présence continuelle. Ce n’est plus l’homme qui parle, c’est l’Esprit qui parle à travers l’homme, comme l’indiquait l’apôtre Paul, dans sa lettre aux chrétiens de Rome :

L’Esprit vient au secours de notre faiblesse car nous ne savons pas prier comme il faut. Mais l’Esprit lui-même intercède pour nous en gémissements inexprimables, et Celui qui scrute les coeurs sait quelle est l’intention de l’Esprit. C’est selon Dieu en effet que l’Esprit intercède pour les saints. Nous savons d’autre part que tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu, qui sont appelés selon son dessein. Ceux que d’avance il a connus, il les a aussi prédestinés à être conformes à l’image de son Fils, afin que Celui-ci soit le premier-né d’une multitude de frères, ceux qu’il a prédestinés, il les a aussi appelés, ceux qu’il a appelés, il les a justifiés, et ceux qu’il a justifiés, il les a aussi glorifiés (Ro. 8, 26-30).

Sous l’action de l’Esprit de Dieu, la prière des chrétiens correspond entièrement aux vues de Dieu, elle est devenue un coeur à coeur avec Dieu, et cette intimité de l’homme avec Dieu et de Dieu avec l’homme est encore plus parfaite que l’intimité d’un homme et d’une femme, puisque Dieu habite alors le coeur de l’homme et le divinise entièrement. L’homme est devenu véritablement l’enfant de Dieu, il peut lui dire en toute confiance : Abba ! Père !

 

 

 

La prière de Marie, Mère de Jésus

Une certaine forme de dévotion mariale, d’un passé encore récent, a fini par dégénérer en superstition, transformant, par exemple, les médailles de la Vierge en véritables amulettes protectrices. D’autre par, une certaine théologie mariale, après avoir exalté au maximum la Mère de Jésus, a voulu faire de celle-ci une simple femme comme toutes les autres. Marie était devenue inabordable, inimitable, elle est devenue semblable à toutes les jeunes femmes de son temps... Pourtant, il convient de relire, dans l’Evangile, ce qui concerne Marie. Sous des apparences qui la rendaient identique aux femmes de son époque, elle en est cependant radicalement différente.

A vrai dire, on connaît fort peu de choses sur la vie même de la Mère de Jésus. Elle est une jeune fille de Nazareth à qui un envoyé de Dieu vient annoncer une Bonne Nouvelle : Dieu vient sauver son peuple. Et le nom de Jésus, en araméen, signifie simplement : Dieu sauve. Marie accepte de prendre sa place dans le dessein divin, même si elle ne le comprend pas entièrement. Elle ne comprendra d’ailleurs pas davantage les secrets de son Fils, même si elle a pu les deviner. Elle est aussi cette mère qui perdit son fils injustement condamné à mort. Elle est enfin la première chrétienne, la Mère de l’Eglise naissant, puisqu’elle soutenait dans la prière la première communauté des disciples après la résurrection de Jésus.

Marie dans le Nouveau Testament

Quand est venu l’accomplissement du temps, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme... (Gal. 4, 4). Dans ce bref extrait de la lettre de saint Paul aux Galates, il n’est nullement fait mention d’une conception virginale de Jésus. Le « être né d’une femme » est une expression typiquement biblique pour souligner la pauvreté radicale de la condition humaine, son impuissance et même parfois son impureté. Par ces termes, Paul ne fait rien d’autre qu’insister sur la réalité profonde de l’incarnation du Fils de Dieu : le Christ s’est inséré dans la condition humaine, jusque dans sa bassesse.

Chronologiquement, dans l’ordre de rédaction des écrits néo-testamentaires, c’est la première fois qu’il est fait allusion à la Mère de Jésus, sans la mentionner explicitement d’ailleurs, sans lui attribuer un rôle spécifique ou des privilèges particuliers. Il n’y a pas lieu de s’en étonner si l’on songe que la première prédication apostolique ne s’est jamais arrêtée sur la personne de Marie : toute la prédication de l’Eglise naissante était en effet centrée sur Jésus-Christ, et particulièrement sur le mystère de sa mort et de sa résurrection, bien plus que sur les événements qui avaient pu constituer son existence terrestre. Marie n’est donc pas "un sujet intéressant" pour la première proclamation de l’Évangile.

Néanmoins, certains auteurs contemporains pensent, malgré tout, que le « est né d’une femme » souligne déjà quelque peu la naissance virginale de Jésus. Ils en appellent aux coutumes et lois antiques selon lesquelles c’était le père qui reconnaissait l’enfant d’une femme : l’appartenance à une famille se faisait uniquement par une reconnaissance de paternité. La première mention d’une femme comme Mère de Jésus, indépendamment de toute reconnaissance paternelle, pourrait très bien être le signe qui appelle à une réflexion plus approfondie sur les privilèges de Marie : la naissance de Jésus ne serait pas le fait et l’oeuvre d’un homme. La question est ainsi ouverte, dès les premières années de la prédication apostolique.

Les textes néo-testamentaires qui font connaître Marie se rapportent principalement à la naissance et à l’enfance de Jésus, dans les évangiles selon Matthieu et Luc, qui retracent ces événements : annonciation, visitation, naissance de Jésus, adoration des bergers et des mages, présentation de Jésus au Temple, fuite en Egypte, retour à Nazareth et pèlerinage à Jérusalem quand Jésus atteint sa majorité religieuse et légale. Marie est également présente à Cana, elle se rend aussi à Capharnaüm avec sa famille pour y rencontrer Jésus, elle est présente au pied de la croix, puis, elle se trouve en prière avec les apôtres après la résurrection. Si l’on exclut le cantique évangélique de Marie (Lc. 1, 46-55), les évangiles canoniques rapportent uniquement cinq paroles de la Vierge :

ses réponses à l’envoyé de Dieu, lors de l’Annonciation : Comment cela se fera-t-il puisque je suis vierge ? (Lc. 1, 34), Je suis la servante du Seigneur. Que tout se passe pour moi comme tu l’as dit (Lc. 1, 38),

son reproche à Jésus perdu au Temple de Jérusalem : Mon enfant, pourquoi as-tu agi de la sorte avec nous ? Vois, ton père et moi, nous te cherchions tout angoissés (Lc. 2, 48),

son intervention à Cana : Ils n’ont plus de vin (Jn. 2, 3), Quoi qu’il vous dise, faites-le (Jn. 2, 5).

Par ces cinq paroles, on n’apprend que très peu de choses sur la vie de prière de Marie, bien qu’il soit possible de constater que chacune de ces paroles se situe dans le cadre d’un authentique dialogue, celui-ci refusant toujours d’en rester à de simples questions d’ordre personnel. La parole de Marie, comme la Parole de Dieu, est aussitôt ouverture à l’autre. Cette attitude de Marie se saisit immédiatement dans le rapport qu’elle pouvait avoir avec la Parole de Dieu, qu’elle méditait dans son coeur, non seulement celle qu’elle pouvait connaître par la lecture de la Bible, mais surtout celle qui lui était adressait par les événements de la vie la plus simple : Sa mère gardait tous ces événements dans son coeur (Lc. 2, 50).

La méditation de l’Ecriture et l’acceptation de la volonté actuelle de Dieu constituent l’essentiel de la prière de Marie. Elle a entendu la parole de l’ange Gabriel, elle l’accueille en son coeur, et cette parole qui est Parole de Dieu a pris chair en elle, par l’action de l’Esprit-Saint. L’Homme-Dieu a existé en Marie : c’est par l’accueil humble de la Parole par Marie que l’incarnation du Fils de Dieu a été rendue possible. Mais c’est surtout à la lumière des événements de Pâques que Marie a pu comprendre toute la révélation qui lui a été faite du dessein de salut voulu par Dieu pour tous les hommes. Tous les faits qu’elle a pu connaître dès avant la conception de Jésus lui restent entièrement mystérieux tant que le dessein de Dieu ne s’est pas révélé entièrement. Marie garde en son coeur tous ces faits, elle les médite, vraisemblablement à la lumière de l’Ecriture Sainte, ainsi qu’elle l’exprimera clairement dans son cantique d’action de grâce, qui proclame les merveilles de Dieu dans un style totalement biblique.

Pour faire bref, la prière de Marie est simplement constituée par la méditation continuelle de la Parole de Dieu et par la place qu’elle laisse en elle à l’Esprit-Saint. De même, la réponse de Jésus au Temple affirmant qu’il lui fallait être chez son Père (Lc. 2, 49) laisse entier le mystère de la filiation divine. Une telle filiation dépasse entièrement l’intelligence humaine, et Marie, tout comme Joseph, si elle perçoit un peu du mystère de cet enfant, ne le pénètre pas entièrement : Mais eux ne comprirent pas ce qu’il disait (Lc. 2, 50).

Bien que Marie se soit immédiatement située dans la ligne même de l’accomplissement de la volonté divine, bien qu’elle ait accepté de prendre sa place dans le déroulement du projet et du dessein de Dieu, elle ne comprend pas rationnellement tous les éléments de cette volonté ou de ce dessein. Toutefois malgré son ignorance, elle accepte de se soumettre à l’incompréhensible, tel qu’il lui est déjà quelque peu manifesté à travers la Parole de Dieu qu’elle méditait en son coeur.

Magnifique est le Seigneur

La méditation de Marie s’est exprimée dans un grand cantique d’action de grâce, par lequel elle rend gloire à Dieu pour toutes les merveilles qu’il accomplit en faveur des hommes. Elle héritait ainsi de la longue tradition juive qui exaltait la puissance de YHWH, lequel avait fait sortir le peuple d’Israël de la maison de servitude en Egypte. Dieu avait conduit son peuple pendant les quarante années de la traversée du désert, il lui avait donné un pays ruisselant de lait et de miel, il l’avait défendu contre tous ses oppresseurs, il l’avait également corrigé quand ses fidèles oubliaient l’alliance conclue au temps de Moïse, et il l’avait fait revenir sur sa terre, après la captivité à Babylone. Ainsi, le psaume 105 évoque toute l’histoire du peuple avec son Dieu :

Célébrez le Seigneur, proclamez son nom,

faites connaître ses exploits parmi les peuples...

Rappelez-vous les miracles qu’il a faits,

ses prodiges et les jugements sortis de sa bouche...

C’est lui le Seigneur notre Dieu qui gouverne toute la terre.

Il s’est toujours rappelé son alliance, mot d’ordre pour mille générations,

celle qu’il a conclue avec Abraham, confirmée par serment à Isaac,

qu’il a érigée en décret pour Jacob, alliance éternelle pour Israël,

quand il a dit : Je te donne la terre de Canaan,

c’est le lot dont vous hériterez !

Il s’est rappelé sa sainte parole envers Abraham son serviteur.

Il a fait sortir son peuple dans l’allégresse,

ses élus avec des cris de joie.

Il leur a donné les terres des nations,

et ils recueillent le travail des peuples,

pourvu qu’ils gardent ses décrets et qu’ils observent ses lois.

Ce psaume de louange, qui célèbre essentiellement la Pâque, c’est-à-dire le passage du peuple hébreu de la servitude en Egypte à la liberté sur la terre de Canaan, est un cantique médité fréquemment par tous les membres du peuple. Dans la tradition chrétienne, le chant de louange le plus puissant, le chant de la libération définitive, c’est le Magnificat, le cantique de la Vierge Marie, lors de sa visite à sa cousine Élisabeth :

En ce temps-là, Marie partit en hâte pour se rendre dans le haut pays, dans une ville de Juda. Elle entra dans la maison de Zacharie et salua Élisabeth Or lorsque Élisabeth entendit la salutation de Marie, l’enfant bondit dans son sein et Élisabeth fut remplie de l’Esprit-Saint. Elle poussa un grand cri et dit : Tu es bénie plus que toutes les femmes, béni aussi est le fruit de ton sein ! Comment m’est-il donné que vienne à moi la Mère de mon Seigneur ? Car lorsque ta salutation a retenti à mes oreilles, voici que l’enfant a bondi d’allégresse en mon sein. Bienheureuse celle qui a cru : ce qui lui a été dit de la part du Seigneur s’accomplira. Alors Marie dit : Mon âme exalte le Seigneur, et mon esprit s’est rempli d’allégresse à cause de Dieu, mon Sauveur, parce qu’il a porté son regard sur son humble servante. Oui, désormais toutes les générations me proclameront bienheureuse, parce que le Tout Puissant a fait pour moi de grandes choses, saint est son nom. Sa bonté s’étend de génération en génération sur ceux qui le craignent. Il est intervenu de toute la force de son bras, il a dispersé les hommes à la pensée orgueilleuse, il a jeté les puissants à bas de leurs trônes, et il a élevé les humbles, les affamés, il les a comblés de biens, et les riches, il les a renvoyés les mains vides. Il est venu en aide à Israël son serviteur, en souvenir de sa bonté, comme il l’avait dit à nos pères, en faveur d’Abraham et de sa descendance pour toujours. Marie demeura avec Élisabeth environ trois mois, puis elle s’en retourna chez elle.        Lc. 1, 39-56

C’est un des plus beaux élans que l’homme, aujourd’hui encore, puisse manifester vers le Dieu, Seigneur de l’histoire et Seigneur du monde. Ce cantique parle du passé du peuple de Dieu, mais il parle également de l’avenir. Il annonce une naissance qui va bouleverser le cours de l’histoire. Dieu vient en aide à son peuple, il se souvient de son amour en faveur du père de tous les croyants et en faveur de toute sa postérité pour la suite des âges. Dieu regarde avec amour celle qui se fait son humble servante : il a fait pour elle de grandes choses et toutes les générations pourront la proclamer bienheureuse. 

Ce cantique est le cri de joie de Marie en qui le Fils unique de Dieu se fait homme. Cette jeune fille, héritière d’un passé, de la tradition de son peuple, devient la mère de l’avenir, elle découvre en elle la vie de Celui qui fait des merveilles.

Marie chante sa joie. Et la multitude des pauvres lui répond comme un écho : Dieu relève ceux qui sont accablés. Alors, son chant manifeste une dynamique révolutionnaire. Il est le cri des opprimés, le cri du peuple tendu vers la justice : Dieu écarte les coeurs fiers, il renverse les puissants, il renvoie les riches les mains vides, mais il comble ceux qui ont faim, il élève les humbles. L’histoire du monde prend une dimension nouvelle, celle de l’éternité qui jaillit dans ce cri de jubilation : Mon âme exalte le Seigneur !

La merveille de Dieu en Marie

Bien que comblée de grâces par le Dieu Sauveur, par un privilège qui lui vient d’avance de la mort et de la résurrection de son Fils, Jésus Christ, Marie a vécu une existence humaine semblable aux autres, tout en devenant le modèle même de l’existence orientée vers l’accomplissement de la volonté divine. Marie est entièrement disponible à l’appel que Dieu lui adresse par la parole de l’ange : Je suis la servante du Seigneur. Que tout se passe pour moi comme tu l’as dit (Lc. 1, 38), cette parole résume toute son existence, qui sera désormais faite d’absolue confiance, alors qu’elle accepte de ne pas tout comprendre, non seulement au moment de l’annonciation mais aussi tout au long de la vie de Jésus.

Disponible pour Dieu, Marie est également disponible pour les autres, en étant attentive aux soucis de sa cousine Élisabeth, de ses amis, les jeunes mariés de Cana, au désespoir ou à la tristesse des disciples de son Fils... Ayant accepté de devenir la Mère du Sauveur, elle est celle qui ne cesse de donner le Sauveur aux hommes. Sa manière de prier se traduit ainsi par une manière d’être qui inspire toute son existence : c’est dans la disponibilité à Dieu et aux hommes que Marie manifeste le plus clairement son attitude devant Dieu, son Créateur.

La merveille que le Seigneur accomplit en elle est de recréer un nouveau type d’humanité : elle est la première femme d’un monde nouveau, celle qui provoque tous les hommes à être plus fidèles à l’appel de son Fils, celle qui les invite sans cesse à se laisser emporter par le dynamisme même de Dieu. Le Christ Jésus a permis à sa Mère d’assumer complètement la condition humaine, il l’a portée à son achèvement. C’est ainsi que l’Assomption de Marie, que les catholiques célèbrent le 15 août n’indique pas un quelconque voyage de Marie à travers le ciel, c’est plutôt le fait qu’une femme, de la race des hommes, est arrivée à son plein achèvement, à sa pleine maturité, à sa condition véritable de fille de Dieu, de disciple du Christ. En cela, Marie a réalisé pleinement la condition humaine, et elle a pu partager complètement la gloire de son Fils, au point que le concile d’Éphèse, en 431, l’a proclamée "Mère de Dieu" et non plus seulement "Mère du Christ". De la sorte, l’Assomption de Marie signifie qu’il est possible d’assumer totalement la condition d’homme, la condition de fils de Dieu.

Marie est une femme au carrefour de deux peuples. Elle hérite du passé juif et elle va accoucher du monde nouveau, en donnant le jour à Jésus Christ. En relisant l’histoire de son peuple, en relisant également sa propre vocation, elle découvre la puissance de Dieu qui opère une véritable révolution dans le monde. Elle apporte une réponse à la question : Qui est Dieu ? Dieu est le Tout-Puissant, mais sa puissance s’exerce dans la faiblesse. Il ne va pas confier sa Parole, son Verbe, son Fils, aux grands sermons des théologiens ou aux longs discours des intellectuels : Dieu confie sa Parole au ventre d’une femme. Et Marie peut également dire quelle est l’action de Dieu. Elle vient témoigner que Dieu ne cesse d’agir pour son peuple, en se souvenant toujours de son amour. Il a fallu deux mille ans pour que se réalise la promesse faite à Abraham. Mais l’action de Dieu, c’est précisément de se souvenir. La qualité de Dieu, c’est le souvenir, non comme un dieu vengeur, mais comme le Dieu d’amour : Son amour s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent.

Dans la littérature biblique, le verbe "craindre" est le strict équivalent du verbe "aimer" : Dieu est fidèle en amour pour ceux qui sont fidèles à son amour. L’action de Dieu se manifeste dans le renversement complet des valeurs humaines : l’histoire du peuple juif, l’histoire du monde aussi, va prendre une dimension nouvelle par la naissance du Fils de Marie. La Bonne Nouvelle que le Christ va précisément annoncer, c’est l’illusion de toutes les valeurs. L’éternité de Dieu s’inscrit dans le présent de l’histoire humaine, la puissance de Dieu se révèle dans la faiblesse.

La prière du chapelet

La prière des chrétiens à Marie s’exprime presque naturellement dans les paroles qu’elle a prononcées ou qui ont été prononcées à son propos dans les textes évangéliques. Il apparaît donc nécessaire d’évoquer la prière du chapelet. Longtemps, cette forme de prière a été considérée comme dévaluée. En effet, il est permis de reconnaître que très souvent elle apparaissait comme un rabâchage incessant, comme une répétition ininterrompue de formules toutes faites ! Il importe de rendre au chapelet sa valeur de prière authentique chrétienne.

Le chapelet a été dévalué parce qu’il est devenu une sorte de prière automatique, mécanique. Le fidèle répète des formules, sans se soucier de toute la densité que ces formules portent en elles, sans se soucier de faire advenir au coeur de l’homme une authentique contemplation du mystère de Dieu à l’oeuvre dans le monde des hommes.

Bernadette Soubirous, la voyante de Lourdes, aimait répéter qu’elle avait sans doute été choisie par Marie parce qu’elle était la plus pauvre, dans toutes les acceptions du terme : Je ne savais que mon chapelet !

Mais c’est précisément la prière du chapelet qui a conduit des générations d’hommes et de femmes à une authentique contemplation, à une véritable vie mystique. Mais cette forme de prière a perdu sa densité mystique en se transformant en prière mécanique. Et toute prière peut en arriver à cette extrémité !

Le chapelet, c’est la prière des pauvres, la prière de ceux qui ne savent pas ou qui ne peuvent plus inventer... mais qui aurait la prétention de ne pas être pauvre quand il prie ? Heureusement, personne n’est naturellement doué pour la contemplation, et tous les hommes ont besoin d’une prière toute faite pour soutenir leur pauvreté. Certes, le chapelet est fait de répétitions. Mais c’est cette répétition qui lui procure une grande valeur. La psychologie moderne insiste beaucoup sur la répétition pour introduire l’individu humain dans un certain état. Pourquoi la prière chrétienne ne se servirait-elle pas de cette répétition pour introduire le croyant dans une situation nouvelle, dans une nouvelle attitude de prière ? En répétant des formules apprises, l’homme peut se mettre en situation d’être présent en face de Dieu, et il peut se disposer à méditer l’action divine en faveur de toute l’humanité.

Le chapelet est une prière de méditation qui trouve sa valeur dans la contemplation des mystères de Dieu. Il est une invitation à contempler les mystères évangéliques qui permettent d’entrer dans l’intimité même de Dieu, en prenant la main de Marie. Elle aide celui qui prie à reprendre la lecture de l’oeuvre divine pour tout homme dans le Fils unique. La tradition chrétienne a retenu quinze mystères dans la récitation du Rosaire. Cinq mystères rappellent des événements joyeux : l’annonce faite à Marie, la visite de Marie à sa cousine Élisabeth, la nativité de Jésus, la présentation de Jésus au temple, le recouvrement de Jésus au Temple. Cinq mystères sont dits douloureux parce qu’ils rappellent les événements qui ont conduit Jésus à la mort : l’agonie au Jardin des Oliviers, la flagellation, le portement de croix, la crucifixion, la mise au tombeau. Cinq mystères sont appelés glorieux parce qu’ils soulignent les interventions divines en faveur de Jésus et de Marie : la résurrection de Jésus, l’Ascension, la Pentecôte, l’Assomption de Marie et son couronnement dans le ciel.

Pour que la prière du chapelet soit vraiment une méditation, il convient qu’il soit prié calmement, sans hâte ni précipitation, et que le regard du fidèle soit entièrement tourné vers la contemplation des principaux mystères du salut offert à tous les hommes en Jésus Christ, vers lequel conduit toujours Marie. L’essentiel n’est pas de faire courir entre ses doigts un maximum de grains, mais il est de se tourner, d’une manière de plus en plus intime, vers ce Dieu qui ne cesse de parler au coeur de l’homme.

Francis Jammes a composé une méditation personnelle et poétique des mystères du Rosaire. En voici quelques strophes :

Par l’arc-en-ciel sur l’averse des roses blanches,

Par le frisson qui court de branche en branche

Et qui fait fleurir la tige de Jessé,

Par les annonciations riant dans les rosées

Et par les cils baissés des graves fiancées, Je vous salue, Marie.

 

Par l’exaltation de votre humilité

Et par la joie du coeur des humbles visités,

Par le Magnificat qu’entonnent mille nids,

Par les lys de vos bras joints vers le Saint-Esprit

Et par Élisabeth, treille où frémit un fruit, Je vous salue, Marie.

 

Par l’âne et le boeuf, par l’ombre et par la paille,

Par la pauvresse à qui l’on dit qu’elle s’en aille,

Par les nativités qui n’eurent sur leurs tombes

Que des bouquets de givre aux plumes de colombes,

Par la vertu qui lutte et celle qui succombe, Je vous salue, Marie.

 

Par votre modestie offrant des tourterelles,

Par le vieux Siméon pleurant devant l’autel,

Par la prophétesse Anne et par votre mère Anne,

Par l’obscur charpentier qui, courbé sur sa canne,

Suivait avec douceur les petits pas de l’âne, Je vous salue, Marie.

 

Par le petit garçon qui meurt près de sa mère

Tandis que les enfants s’amusent au parterre

Et par l’oiseau blessé qui ne sait pas comment

Son aile tout à coup s’ensanglante et descend

Par la soif et la faim et le délire ardent, Je vous salue, Marie.

 

Par les gosses battus par l’ivrogne qui rentre

Par l’âne qui reçoit des coups de pieds au ventre

Et par l’humiliation de l’innocent châtié,

Par la vierge vendue qu’on a déshabillée

Par le fils dont la mère a été insultée, Je vous salue, Marie.

 

Par le mendiant qui n’eut jamais d’autre couronne

Que le vol des frelons, amis des vergers jaunes,

Et d’autre sceptre qu’un bâton contre les chiens,

Par le poète dont saigne le front qui est ceint

Des ronces de désir que jamais il n’atteint, Je vous salue, Marie.

 

Par la vieille qui, trébuchant sous trop de poids,

S’écrie : Mon Dieu ! Par le malheureux dont les bras

Ne purent s’appuyer sur une amour humaine,

Comme la croix du Fils sur Simon de Cyrène

Par le cheval tombé sous le chariot qu’il traîne, Je vous salue, Marie.

 

Par les quatre horizons qui crucifient le monde

Par tous ceux dont la chair se déchire ou succombe

Par ceux qui sont sans pieds, par ceux qui sont sans mains

Par le malade que l’on opère et qui geint

Et par le juste mis au rang des assassins, Je vous salue, Marie.

 

Par la mère apprenant que son fils est guéri

Par l’oiseau rappelant l’oiseau tombé du nid

Par l’herbe qui a soif et recueille l’ondée

Par le baiser perdu, par l’amour redonné

Et par le mendiant retrouvant sa monnaie, Je vous salue, Marie.

 

 

 

 

 

La prière à l’heure de la mort

 

Autrefois, les cimetières entouraient les églises dans les villages. Les morts étaient présents au coeur même de la cité. De plus, le fait même de mourir pouvait être considéré comme un phénomène social : le mourant s’éteignait au milieu des siens, entouré par sa famille et ses amis. Aujourd’hui, la mort a été évacuée vers des horizons aseptisés, stérilisées : on meurt seul ou à peine entouré de quelques intimes, dans l’anonymat d’une chambre d’hôpital. Enfin, les premiers jours de novembre ont fini par être les seuls liens qui unissent encore les vivants et les morts. La société contemporaine a évacué complètement la mort de ses préoccupations, de peur que la pensée même de cette phase ultime de l’existence humaine ne vienne obnubiler l’homme et le distraire de ses tâches et de ses préoccupations les plus urgentes.

Et pourtant, aujourd’hui comme hier, il est des morts qui ont un sens puisque des hommes et des femmes meurent héroïquement pour défendre un idéal, l’honneur, la patrie, certains meurent victimes de leur dévouement, et ils sont encore nombreux ceux qui meurent pour défendre leur religion. Pourtant, certaines personnes apparaissent comme ‘‘condamnées’’ à plus ou moins brève échéance. C’est alors que la mort est particulièrement redoutée, parce qu’elle se présente comme le non-sens absolu de l’ensemble de l’existence.

Le caractère propre de l’homme réside en ce qu’il est capable non seulement de penser la mort, mais aussi de la dépasser, en mettant sa confiance dans des réalités que ses sens ne peuvent cependant pas apercevoir. Le fait même de dresser des sépultures est une caractéristique de l’homme. Par là, il affirme, d’une manière plus ou moins consciente, qu’il ne croit pas que tout soit terminé avec la mort corporelle des individus. La nature humaine, indépendamment de toute référence religieuse, et particulièrement de toute référence chrétienne, aurait le sens de l’au-delà. Il semble même que l’homme ne puisse pas vivre sans idéal, sans absolu. Et c’est sans doute ce désir d’absolu qui le distingue le plus de l’animal : l’homme a toujours vénéré autre chose que la simple nourriture ou que la pure satisfaction de ses besoins élémentaires.

Ce qui fait l’humanité, c’est l’insatisfaction, le désir d’un ailleurs, d’un au-delà de toutes les choses susceptibles d’être possédées. C’est ce qu’exprime René Daumal, dans un court texte sur la soif du désir :Je suis mort parce que je n’ai pas le désir. Je n’ai pas le désir parce que je crois posséder. Je crois posséder parce que je n’essaye pas de donner. Essayant de donner, on voit qu’on n’a rien. Voyant qu’on n’a rien, on essaye de se donner. Essayant de se donner, on voit qu’on n’est rien. Voyant qu’on n’est rien, on désire devenir. Désirant devenir, on vit.

C’est le désir qui fait vivre, après que toutes les satisfactions soient apparues comme illusoires. L’absolu lui-même se découvre dans le quotidien de l’existence, il est à portée de la main. Il est partout où quelqu’un cherche à se dépasser, à sortir de lui-même pour se dévouer à une cause ou à un être. Ce dépassement de soi peut conduire jusqu’au don le plus parfait, à savoir le don de sa propre vie. Ainsi, une fois de plus, la mort se manifeste à l’horizon ultime : c’est elle qui peut donner tout son sens à une existence quelconque.

La mort, temps de prière

Devant la mort, personne ne reste jamais indifférent, la mort représentant toujours un départ, une séparation définitive. Mais, pour le chrétien, ce départ est en réalité un retour, le retour du fils vers son Père. L’instant même de la mort devrait alors être perçu comme une sorte de fête, la fête des retrouvailles du Seigneur et de ses serviteurs.

L’espérance, qui anime les croyants depuis des générations, leur fait découvrir que la mort n’est pas un châtiment que Dieu leur imposerait, mais qu’elle est l’instant de la rencontre de l’homme avec le Seigneur, Dieu de l’univers et Dieu des hommes, qu’elle est une entrée dans une vie immortelle, ainsi que le soulignait un sage des temps anciens :

Les âmes des justes, elles, sont dans les mains de Dieu, et nul tourment ne les atteindra plus. Aux yeux des insensés, ils passèrent pour morts, et leur départ sembla un désastre, leur éloignement une catastrophe. Pourtant, ils sont dans la paix. Même si, selon les hommes, ils ont été châtiés, leur espérance était pleine d’immortalité. Après de légères corrections, ils recevront de grands bienfaits. Dieu les a éprouvés et les a jugés dignes de lui. Comme l’or au creuset, il les a épurés, comme l’offrande d’un holocauste, il les a accueillis.        Sg. 3, 1-6

Dans les textes évangéliques eux-mêmes, la rencontre du Seigneur et de ses serviteurs est comparée à un retour de noces :

Restez en tenue de service et gardez vos lampes allumées. Et soyez comme des gens qui attendent leur maître à son retour des noces, afin de lui ouvrir dès qu’il arrivera et frappera. Heureux ces serviteurs que le maître à son arrivée trouvera en train de veiller. En vérité, je vous le déclare, il prendra la tenue de service, les fera mettre à table et passera pour les servir. Et si c’est à la deuxième veille qu’il arrive, ou à la troisième, et qu’il trouve cet accueil, heureux sont-ils !         Lc. 12, 35-38

Même si le retour du Seigneur est également comparé à la venue d’un voleur, c’est aussi une joie d’être prêt, paré à toute éventualité. Le Seigneur demande à ses fidèles d’être toujours disponibles pour le rencontrer. Personne ne connaît ni le jour ni l’heure de son retour, qui peut être tardif ou qui peut être rapide. Mais chaque chrétien croit et affirme que la mort n’est pas une fin. Bien sûr, elle constitue une séparation : on dépose dans la terre le corps d’un homme ou d’une femme, mais, en fait, on ne fait que déposer une enveloppe charnelle avec laquelle il est impossible de se mouvoir dans l’espace divin.

Ceux qui ont quitté ce monde continuent à vivre sans être limités par la fragilité d’un corps. Ils continuent de façon nouvelle ce qu’ils avaient commencé quand ils partageaient l’existence terrestre. Une comparaison que Jésus donnait à ses disciples est toujours très éclairante :

En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé qui tombe en terre ne meurt pas il reste seul, si au contraire il meurt, il porte du fruit en abondance. Celui qui aime sa vie la perd, et celui qui cesse de s’y attacher en ce monde la gardera pour la vie éternelle.         Jn. 12, 24-25

La vie du grain de blé semble s’achever lorsqu’il est mis en terre. Et c’est cependant à ce moment-là qu’il prend la dimension la plus importante de son existence. Pour lui, la mort est le moment le plus important de la vie, puisque c’est l’entrée dans une vie débordante. Cette comparaison permet de comprendre qu’il ne faut pas s’arrêter aux apparences les plus immédiates : la mort n’est pas une fin, il ne faut pas la craindre. La vraie vie, c’est de ne pas rester enfermé sur soi, la vie est faite pour exploser, pour donner du fruit. La mort paraît être le terme de l’existence humaine alors qu’elle en est le plein accomplissement.

La prière, à l’heure de la mort, devient la manifestation de la compréhension humaine. Toute l’existence trouve alors son sens ultime, dans le retour de la créature vers son Créateur, dans le retour du serviteur fidèle à son Seigneur. Et si pour ceux qui voient partir l’un des leurs, la tristesse est légitime, le chrétien qui retrouve son Dieu ne peut qu’exulter de joie. Il comprend que sa véritable patrie n’est pas de ce monde, mais dans le Royaume de Dieu qu’il construit de jour en jour, tout au long de sa vie. Il redécouvre une des dimensions de tout pèlerinage, il habitait ce monde sans être du monde. Et c’est encore cette idée qui se présente dans la ‘‘prière eucharistique pour des rassemblements’’, au moment où l’assemblée de l’Eglise céleste est également invitée à participer à la célébration présente, signe que l’Eglise terrestre trouve aussi sa réalisation dans l’avenir du Royaume de Dieu :

Père, prends pitié de nos frères qui sont morts dans la paix du Christ et de tous les morts dont toi seul connais la foi, et conduis-les à la résurrection. Et lorsque prendra fin notre pèlerinage sur la terre, accueille-nous dans ton Royaume où nous espérons être comblés de ta gloire, tous ensemble et pour l’éternité.

Faut-il prier pour les morts ?

La prière pour les morts est parfois remise en question. Elle ressemble souvent, il est vrai, au culte païen des ancêtres. Et cependant, l’Eglise a toujours prié pour les morts, notamment au cours des célébrations eucharistiques, où elle demande à Dieu de se souvenir de tous ceux qui ont précédé les vivants actuels, marqués du signe de la même foi. Dieu est le Dieu du souvenir. Sa caractéristique première est le souvenir dans l’amour. Mais que peut signifier prier pour les morts ?

Tout d’abord, il faut le rappeler, Dieu s’est révélé comme le Dieu des vivants et non comme celui des morts, il n’est pas le souverain qui régnerait sur le Royaume de la mort. D’autre part, la foi chrétienne s’enracine dans une mort, celle du Christ qui est ressuscité et vivant, signe que Dieu n’abandonne jamais ceux qui sont descendus dans la tombe. Comme le propre Fils de Dieu, les disciples du Christ connaîtront également la résurrection, car le Dieu qui se souvient ne cesse d’appeler tous les hommes à connaître la vraie vie, celle des enfants de Dieu.

Nous prions pour les morts. Et cet acte manifeste que nous sommes vivants, et parce que nous sommes vivants, nous éprouvons le désir et le besoin de faire grandir notre foi en Celui qui est ressuscité des morts. Nous désirons aussi, dans un même mouvement, consolider notre espérance dans notre propre résurrection.

Prier pour les morts, c’est alors faire un acte de foi. Cet acte de foi, seuls les vivants peuvent le faire. C’est aussi mettre en oeuvre une espérance, celle de savoir que nous sommes appelés à partager la résurrection du Christ. C’est enfin découvrir que nous sommes solidaires, solidaires de ceux qui nous ont précédés, marqués du signe de la foi, solidaires entre nous et avec tous ceux qui sont engagés dans le même combat, celui de l’existence quotidienne. Nous sommes solidaires dans la mort que nous éprouvons, nous sommes solidaires dans la vie que nous partageons à la suite du Christ Jésus. Personne ne vit pour soi-même et personne ne meurt pour soi-même, expliquait l’apôtre Paul aux chrétiens de Rome :

Aucun de nous ne vit pour soi-même et personne ne meurt pour soi-même. Car si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur, si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes au Seigneur. Car c’est pour être Seigneur des morts et des vivants que Christ est mort et qu’il a repris vie.        Ro. 14, 8-9

Jésus-Christ, par sa mort et sa résurrection, a brisé l’isolement et manifesté la solidarité entre tous les hommes et lui-même. La preuve qu’il donne de cette solidarité, c’est d’abord qu’il en est mort : il s’est dépouillé de tout ce qui le constituait comme Fils unique pour que les hommes puissent lui devenir semblables, enfants d’un même Père. A la suite du Christ, les chrétiens sont appelés à effectuer une semblable dépossession d’eux-mêmes pour parvenir à l’existence dans le Christ et avec les autres. C’est en acceptant de se perdre eux-mêmes qu’ils sont possédés par le Christ. Et il est possible de vérifier cette réalité dans l’existence quotidienne, et non pas seulement dans la mort corporelle qui est la forme suprême et radicale de la dépossession de soi. En acceptant de se perdre totalement, les chrétiens affirment leur solidarité avec celui qui a triomphé définitivement de la mort.

Quand des hommes acceptent de s’oublier eux-mêmes, de passer du temps, au risque de le perdre, pour travailler au bonheur des autres hommes, quand des hommes renoncent à des satisfactions légitimes pour que d’autres puissent connaître un mieux-être ou profiter de meilleures conditions de vie ou de travail, quand des hommes acceptent de se perdre, de se déposséder d’eux-mêmes pour s’ouvrir à la dimension de la solidarité avec les autres, ces hommes-là vivent déjà une expérience de la résurrection : ils sont déjà passés à travers une mort à eux-mêmes.

Ainsi, prier pour les mort, c’est aussi et peut-être même surtout prier pour nous qui vivons actuellement. C’est prier pour que nous ayons la force et le courage d’effectuer chaque jour une mort à nous-mêmes, le courage et la force d’être engagés dans le même combat que les autres hommes. Nous ne pouvons donc pas rester inactifs dans l’attente du retour du Seigneur. Notre activité est celle d’une mort et d’une résurrection, elle peut se traduire dans notre acceptation à mourir à nous-mêmes, c’est-à-dire dans un renoncement à ce qui pourrait nous être agréable afin de vivre pour les autres, à la manière du Christ et en lui. Alors, notre prière pour les morts prend une dimension proprement chrétienne, comme l’acte de l’homme qui croit en la résurrection de Jésus-Christ, comme l’acte de l’homme qui espère partager avec d’autres la vie de celui qui a vaincu la mort.

Le chemin de la mort et de la résurrection

Pour le chrétien qui accepte de suivre totalement son Seigneur, la mort n’est pas une fin, au contraire, elle marque un commencement absolu, celui de la vie véritable des enfants de Dieu. Mais ce chemin qui conduit à la vie est singulièrement difficile, il prend les allures du chemin de la croix que le Christ connût lui aussi avant de mourir. La souffrance est puissante, mais, quand elle est acceptée, elle peut aussi ouvrir sur la vie, sur la rédemption, elle est également une voie qui ouvre vers la libération définitive.

La méditation du chemin de croix qui fait revivre les derniers moments de la vie de Jésus de Nazareth contient tout un enseignement spirituel pour celui qui accepte de confronter sa propre existence à la vie du Christ, pour celui qui accepte de suivre le chemin de la totale dépossession de lui-même pour s’ouvrir entièrement au don de Dieu qui invite à passer dans un monde nouveau, en découvrant également que le don total de sa vie manifeste la pleine liberté de l’homme, comme il manifestait la souveraine liberté de Jésus lui-même :

Le Père m’aime parce que je me dessaisis de ma vie pour la reprendre ensuite. Personne ne me l’enlève, mais je m’en dessaisis moi-même, j’ai le pouvoir de m’en dessaisir et j’ai le pouvoir de la reprendre : tel est le commandement que j’ai reçu de mon Père.        Jn. 10, 17-18

Dans toute son existence, le chrétien, méditant le chemin de la croix, qui est chemin de vie et de résurrection, se découvre ainsi animé des mêmes sentiments que Jésus, ainsi que le soulignait l’apôtre Pierre :

C’est à cela que vous avez été appelés, car le Christ a souffert pour vous, vous laissant un exemple afin que vous suiviez ses traces : Lui qui n’a pas commis de péché et dans la bouche duquel il ne s’est pas trouvé de tromperie, lui qui, insulté, ne rendait pas l’insulte, dans sa souffrance, il ne menaçait pas, mais s’en remettait au juste Juge, lui qui, dans son propre corps, a porté nos péchés sur le bois, afin que, morts au péché, nous vivions pour la justice, lui dont les meurtrissures vous ont guéris.        1 P. 2, 21-24

Le chemin de la croix, ci-après proposé, se veut proche du texte évangélique, visant essentiellement à permettre la méditation des événements de la Passion du Seigneur, au cours des stations qui sont traditionnellement proposées, en ouvrant l’esprit et le coeur sur le chemin de la dépossession que peut vivre tout chrétien, en vivant dans la communion avec son Seigneur et dans la solidarité avec tous les autres hommes.

Première station : Jésus est condamné à mort

Pilate joua un grand rôle dans le procès de Jésus. C’est un procurateur romain ordinaire qui pense surtout à sa carrière et qui mène une guerre froide contre les chefs juifs. Quand on enferme Jésus dans ses prisons, il ne représente pour lui qu’un épisode négligeable.

Dès le matin, les grands prêtres tinrent conseil avec les anciens, les scribes et le Sanhédrin tout entier. Ils lièrent Jésus, l’emmenèrent et le livrèrent à Pilate. Pilate l’interrogea : Es-tu le roi des Juifs ? Jésus lui répond : C’est toi qui le dis. Les grands prêtres portaient contre lui beaucoup d’accusations. Pilate l’interrogeait de nouveau : Tu ne réponds rien ? Vois toutes les accusations qu’ils portent contre toi. Mais Jésus ne répondit plus rien de sorte que Pilate était étonné.        Mc. 15, 1-5

L’intention qui dirigeait les prêtres était double : il fallait faire condamner Jésus à tout prix, mais il fallait aussi discrédite sa mémoire parmi le peuple. C’est la raison pour laquelle ils convertissent le motif religieux en un motif politique de sédition et d’incitation à la révolte, puisqu’il se prétendait le "roi des Juifs". Pilate s’aperçoit certainement qu’on lui présente un procès truqué, et se trouve mis dans un grand embarras Jésus. Il aurait aimé trouver le moyen de décliner la compétence de son pouvoir, mais les grands prêtres qui jouaient le rôle de procureurs de justice, lui présentent Jésus comme un dangereux nationaliste, invoquant contre lui des accusations auxquelles Jésus ne répond pas, car il ne les accepte pas. Interrogé, Jésus ne se défend pas, parce que la vérité n’a pas besoin d’être défendue, elle éclate d’elle-même. Il ne se défend pas parce qu’il est venu dans le monde pour faire la volonté du Père. Son heure est venue : il doit aller jusqu’au bout de sa mission.

L’étonnement de Pilate vient donc de ce silence de Jésus. Devant ceux qui l’accablent, Jésus ne répond rien. Quel est donc cet homme qui ne proteste pas de son innocence ? Mais aussi quelle est cette foule qui s’acharne contre un homme qui paraît innocent, même aux yeux du pouvoir romain en place ? Le chemin de Jésus n’est pas celui de l’indifférence ou du mépris, c’est celui de l’acceptation : il préfère subir l’injustice, en se taisant, que tomber dans les arguties d’un langage judiciaire. Le Royaume du Christ n’est vraiment pas de ce monde, là où les puissants envoient les autres hommes à la mort. Jésus, le roi d’un monde nouveau, accepte librement de marcher vers la mort pour que tous ses fidèles soient sauvés définitivement du péché et de la mort.

Deuxième station : Jésus est chargé de sa croix

A chaque fête, il (Pilate) leur relâchait un prisonnier, celui qu’ils réclamaient. Or celui qu’on appelait Barabbas était en prison avec les émeutiers qui avaient commis un meurtre pendant l’émeute. La foule monta et se mit à demander ce qu’il accordait d’habitude. Pilate leur répondit : Voulez-vous que je vous relâche le roi des Juifs ? Car il voyait bien que les grands prêtres l’avaient livré par jalousie. Les grands prêtres excitèrent la foule pour qu’il leur relâche plutôt Barabbas. Prenant alors la parole, Pilate leur disait : Que ferai-je donc de celui que vous appelez le roi des Juifs ? De nouveau, ils crièrent : Crucifie-le ! Pilate leur disait : Qu’a-t-il donc fait de mal ? Ils crièrent de plus en plus fort : Crucifie-le ! Pilate, voulant contenter la foule, leur relâcha Barabbas et il livra Jésus, après l’avoir fait flageller, pour qu’il soit crucifié.        Mc. 15, 6-15

Le procès à peine fini, Jésus est chargé de sa croix, pour une exécution immédiate. La croix dont Jésus est chargé, ce n’est pas seulement cette poutre de bois, le patibulum, qui sera l’instrument de son supplice. Cette croix, c’est la croix de toute l’humanité, dans ce qu’elle a de plus odieux, la croix de la violence, la croix de la trahison, la croix de l’injustice, la croix de toutes les souffrances de l’humanité. Jésus a été compté parmi les criminels alors qu’il se chargeait du péché des hommes. La foule réclamait pour Jésus, l’innocent, le châtiment réservé aux esclaves révoltés, et pour Barabbas, le révolté, elle réclame la liberté. Le chemin que suit le Christ, et le chrétien à sa suite, est plus qu’une simple acceptation, il devient celui de l’humiliation librement et volontairement acceptée. Jésus prend la place du dernier des hommes. Et cette humiliation implique un renoncement à toute forme de confort, à toutes les envies humaines qui peuvent paraître légitimes pour ouvrir son esprit et son coeur à l’amour des autres, dans la libre acceptation de la souffrance. Désormais se trouve démentie l’idée païenne que la souffrance vient de Dieu en réponse au péché des hommes. Comme le soulignait justement saint Vincent de Paul : Quand Dieu veut que quelqu’un souffre pour le péché, c’est son Fils qu’il envoie.

Troisième station : Jésus tombe pour la première fois

Les évangiles ne parlent pas nullement des chutes de Jésus sur le chemin de son exécution. Mais il est sans doute possible de découvrir, dans le texte même de l’évangile, le sens de ces chutes. Ce sont d’abord les outrages que Jésus a dû connaître de la part des soldats, et qui indiquent le poids de la croix qui pèse sur ses épaules.

Les soldats le conduisirent à l’intérieur du palais, c’est-à-dire du prétoire. Ils appellent toute la cohorte. Ils le revêtent de pourpre et ils lui mettent sur la tête une couronne d’épines qu’ils ont tressée. Et ils se mirent à l’acclamer : Salut, roi des Juifs ! Ils lui frappaient la tête avec un roseau, ils crachaient sur lui et se mettant à genoux, ils se prosternaient devant lui. Après s’être moqués de lui, ils lui enlevèrent la pourpre et lui remirent ses vêtements. Puis ils le font sortir pour le crucifier.           Mc. 15, 16-20

Rejeté par la foule anonyme, Jésus subit donc les outrages des soldats qui ignorent tout des motifs de sa condamnation, mais qui le traitent comme un véritable malfaiteur, en ironisant à son propos. Jésus subit l’outrage sans chercher à se défendre. Son chemin de mort et de résurrection commence par l’accablement : il accepte de tomber pour ce à quoi il croit, son témoignage prend ainsi toute sa valeur. Jésus Christ s’est fait homme pour être solidaire de toute l’humanité dont il devient la tête afin d’introduire tous les hommes dans le bonheur des ressuscités.

Quatrième station : Jésus rencontre sa mère

Les évangélistes ne parlent pas d’une rencontre de Jésus avec sa mère sur le chemin de son exécution, mais simplement d’une rencontre au pied de la croix.

Près de la croix de Jésus se tenaient debout sa mère, la soeur de sa mère, Marie, femme de Clopas et Marie de Magdala. Voyant ainsi sa mère et près d’elle le disciple qu’il aimait, Jésus dit à sa mère : Femme, voici ton fils. Il dit ensuite au disciple : Voici ta mère. Et depuis cette heure, le disciple la prit chez lui.        Jn. 19, 25-27

Le chemin de mort et de résurrection de Jésus est vraiment celui de la dépossession. En acceptant de perdre sa vie, il accepte aussi de perdre celle qui l’a aimé, depuis le jour de l’Annonciation, et celui qu’il aimait comme son disciple préféré. Jésus accepte ainsi de tout perdre, jusques et y compris son pouvoir d’aimer et d’être aimé. Quand Marie découvre son Fils, frappé par les soldats, hué par la foule, elle se souvient certainement des paroles du vieillard Siméon, au jour de la Présentation de Jésus au Temple : Il est là pour la chute et le relèvement de beaucoup en Israël et pour être un signe contesté. Et toi, un glaive te transpercera le coeur.    Lc. 2, 34-35

Malgré sa douleur, Marie garde l’espérance et elle redit son " Oui " de l’Annonciation, elle réaffirme son acceptation de la mission qui lui a été confiée par l’envoyé de Dieu. C’est alors que Marie peut être dite corédemptrice avec son Fils, pour conduire les hommes vers un monde nouveau. Elle comprend que son Fils est vraiment un signe de division : les hommes sont pour lui, en acceptant d’aimer, ou contre lui, en refusant d’aimer. Marie est la première à accepter d’aimer sans réserve. En elle, commence l’humanité nouvelle : Marie devient ainsi la Mère de l’Eglise et la Mère de tous les hommes.

Cinquième station : Jésus et Simon de Cyrène

Ils (les soldats) réquisitionnèrent pour porter sa croix un passant, qui venait de la campagne, Simon de Cyrène, le père d’Alexandre et de Rufus.        Mc. 15, 21

Le condamné devait porter lui-même l’instrument de son supplice, le patibulum, jusqu’au lieu de l’exécution. Jésus, après avoir été châtié sans raison, doit quand même être mis en croix. Mais les outrages et les tortures l’ont épuisé. Il n’arrivera sans doute pas au lieu de son exécution. Il ne convient pas que le condamné ne subisse pas son châtiment jusqu’au bout. L’épuisement physique de Jésus explique le fait qu’un passant soit réquisitionné pour porter la croix avec lui. Cet homme sera un certain Simon qui revenait des champs. Le chemin de Jésus est celui de l’abandon, non par manque de courage ou de forces, mais l’abandon entre les mains d’un autre : celui qui peut tout accepte d’être réduit à l’état d’assisté. Simon, quant à lui, n’a pas choisi d’aider Jésus, il y a été contraint par les soldats, mais il a vraiment été choisi par Dieu pour aider Jésus et prendre sa place dans la voie du service, la voie idéale du monde nouveau. Après Marie, Simon de Cyrène entre donc de plain-pied dans le monde nouveau annoncé par l’Évangile. Jésus aurait pu sauver le monde tout seul, mais il a voulu associer des hommes à son oeuvre de salut. La vocation de tout chrétien devient ainsi une participation au destin même du Christ, dans la réalisation du dessein de salut pour l’humanité. La voie qu’il est appelé à suivre est d’abord celle de l’abandon complet à la volonté du Père, en acceptant d’être aidé par les autres, elle est aussi la voie du service absolu.

Sixième station : Une femme essuie le visage de Jésus

Les évangiles canoniques ne parlent pas de cette Véronique qui aurait essuyé le visage de Jésus, sur le chemin qui le conduisait à la mort, mais la tradition rapporte l’action de cette femme qui essuie le visage de Jésus, défiguré par les mauvais traitements. Le chemin d’abandon du Christ passe par le dépouillement même de son image corporelle : lui qui est, comme le souligne saint Paul, dans sa lettre aux Colossiens, l’image même du Dieu invisible, abandonne son visage entre les mains de cette femme. Sous les traits de l’homme défiguré, il est demandé aux chrétiens de découvrir l’image de l’homme transfiguré en Dieu.

Avec joie, rendons grâce au Père qui nous a permis d’avoir part à l’héritage des saints dans la lumière. Il nous a arrachés au pouvoir des ténèbres et nous a transférés dans le royaume de son Fils, en qui nous avons la délivrance, le pardon des péchés. Il est l’image du Dieu invisible, premier-né de toute créature, car en lui tout a été créé.        Col. 1, 12-16

Une femme aurait donc osé franchir les obstacles qui se dressaient entre elle et Jésus, elle aurait osé surmonter la haine des rieurs pour accomplir un geste de tendresse, en prenant le parti de la victime contre les oppresseurs. Elle aussi entre dans le monde nouveau, elle manifeste que l’amour ne s’arrête pas aux apparences.

Septième station : Jésus tombe pour la deuxième fois

La deuxième chute de Jésus, que rapporte le chemin de croix traditionnel, rappelle aux chrétiens leurs propres chutes dans le péché. Le triste exemple de Pierre est là pour montrer la faiblesse humaine.

Tandis que Pierre était en bas, dans la cour, l’une des servantes du grand prêtre arrive. Voyant Pierre qui se chauffait, elle le regarde et lui dit : Toi aussi, tu étais avec le Nazaréen, avec Jésus ! Mais il nia en disant : Je ne sais pas et je ne comprends pas ce que tu veux dire. Et il s’en alla dehors dans le vestibule. La servante le vit et se mit à dire à ceux qui étaient là : Celui-là, il est des leurs ! Mais de nouveau, il niait. Peu après, ceux qui étaient là disaient une fois de plus à Pierre : A coup sûr, tu es des leurs ! Et puis, tu es galiléen. Mais lui se mit à jurer avec des imprécations : Je ne connais pas l’homme dont vous me parlez ! Aussitôt, pour la deuxième fois, un coq chanta. Et Pierre se rappela la parole que Jésus lui avait dite : Avant que le coq chante deux fois, tu m’auras renié trois fois. Il sortit précipitamment, il pleurait.        Mc. 14, 66-72

Si les outrages des soldats ont pu accabler Jésus, le triple reniement de Pierre apparaît comme un accablement nouveau. Insulté par des païens, Jésus est renié, abandonné par celui qui lui était pourtant si proche. Le chemin du Christ se heurte ainsi à la trahison des siens, à l’abandon de ceux qui ne veulent prendre aucun risque pour lui. En se relevant, Jésus manifeste que son chemin de mort est aussi un chemin de vie : l’homme est appelé à entrer dans un monde où l’homme ne sera plus la victime de l’homme, un monde où chacun pourra aider l’autre à se relever, un monde où chacun pourra s’épanouir et connaître la joie de la résurrection.

Huitième station : Jésus console les femmes de Jérusalem

Jésus était suivi d’une grande multitude du peuple, entre autres de femmes qui se frappaient la poitrine et se lamentaient sur lui. Jésus se tourna vers elles et leur dit : Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants. Car voici venir des jours où l’on dira : Heureuses les femmes stériles et celles qui n’ont pas enfanté ni allaité. Alors, on se mettra à dire aux montagnes : Tombez sur nous, et aux collines : Cachez-nous. Car si l’on traite ainsi l’arbre vert, qu’en sera-t-il de l’arbre sec ?         Lc. 23, 27-31

Malgré l’hostilité générale, des femmes s’approchent de Jésus en se lamentant sur son sort injuste. Elles ont pitié de Jésus, ces femmes de Jérusalem, elles ne peuvent supporter sa souffrance sans pleurer. Et c’est lui qui les console, comme il console tous ceux dont le coeur se penche sur la misère et la détresse du monde. Le chemin de Jésus n’est pas de s’apitoyer sur son sort, mais d’indiquer où se trouve la véritable souffrance, celle du péché collectif du monde, celle de l’hypocrisie et de l’indifférence. Jésus n’est pas resté indifférent à la souffrance de ces femmes juives, alors qu’il avait encore en mémoire les paroles de la foule, au prétoire de Pilate : Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants (Mt. 27, 25).

Le monde nouveau, manifesté par le chemin de mort et de résurrection de Jésus, s’interdit d’être un monde où le racisme et l’antisémitisme pourraient avoir une place : il est accueillant à tous, et particulièrement à ceux qui souffrent.

Neuvième station : Jésus tombe pour la troisième fois

Une troisième fois, Jésus tombe sous le poids de la croix. Ce poids devient de plus en plus écrasant. Et c’est la dernière chute de Jésus, il ne se relèvera plus avant le matin de Pâques. Jésus n’a pas fait semblant d’être homme, il est allé jusqu’au bout de la condition humaine, jusqu’à l’épuisement complet, jusqu’à l’abjection totale. La troisième chute de Jésus ne peut-elle pas être comparée à ce rejet de l’un des malfaiteurs crucifiés avec lui :

L’un des malfaiteurs crucifiés avec Jésus l’insultait : N’es-tu pas le Messie ? Sauve-toi toi-même et nous aussi ! Mais l’autre le reprit en disant : Tu n’as pas la crainte de Dieu, toi qui subis la même peine ! Pour nous, c’est justice, nous recevons ce que nos actes ont mérité, mais lui n’a rien fait de mal.        Lc. 23, 39-41

Ironisé par les païens, renié par un de ses disciples, Jésus est encore insulté par l’un de ceux qui subissent un châtiment semblable au sien.

Le chemin du Christ passe par le rejet de tous : ayant accepté de se perdre, de perdre sa vie pour les hommes, Jésus est rejeté par ceux qui ont pu l’entourer au cours de sa vie. Lui, l’innocent condamné, est rejeté par un condamné coupable. En se relevant une fois encore, Jésus indique que son chemin de mort conduit en réalité vers la vraie vie, celle qui est promise au malfaiteur qui implorait Jésus de se souvenir de lui quand tu viendras comme roi. Jésus lui répondit : En vérité, je te le dis, aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis (Lc. 23, 42-43). Le monde nouveau est ouvert à tous ceux qui découvrent que la souffrance et la mort conduisent à la vie, dans la résurrection du Christ.

Dixième station : Jésus est dépouillé de ses vêtements

Une des caractéristiques de l’homme, c’est le vêtement. L’homme est le seul animal à se vêtir. Dans le dépouillement des vêtements de Jésus, il est possible de déceler l’avilissement le plus complet. Le Fils de Dieu est réduit à l’état animal, il perd tout caractère humain, il s’identifie à celui qui ne possède plus rien, à celui qui n’est plus rien. Jésus est né pauvre, dans l’isolement de Bethléem, il a vécu comme un pauvre, il meurt en pauvre.

Lorsque les soldats crucifièrent Jésus, ils prirent ses vêtements et en firent quatre parts, une pour chacun. Restait la tunique, elle était sans couture, tissée d’une seule pièce depuis le haut. Les soldats se dirent entre eux : Ne la déchirons pas, tirons plutôt au sort à qui elle ira. C’est ainsi que fut accomplie l’Ecriture : Ils se sont partagé mes vêtements, et ma tunique, ils l’ont tirée au sort. Voilà donc ce que firent les soldats.        Jn. 19, 23-24

Avec l’apôtre Paul, il est possible de lire dans ce dépouillement des vêtements de Jésus une invitation faite à tous les hommes de se dépouiller du vieil homme pour revêtir l’homme nouveau :

Du moment que vous êtes ressuscités avec le Christ, vous vous êtes dépouillés du vieil homme, avec ses pratiques, et vous avez revêtu l’homme nouveau, celui qui, pour accéder à la connaissance, ne cesse d’être renouvelé à l’image de son créateur.        Col 3, 1...10

L’homme nouveau, c’est celui qui retrouve l’innocence telle qu’elle était originairement, c’est aussi celui qui accepte d’être dépossédé de lui-même, de ne plus être prisonnier de son avoir, de ses biens, de sa richesse, de sa culture, pour entrer dans le monde inauguré par le Christ dont le visage se retrouve dans le plus aliéné des hommes.

Onzième station : Jésus est cloué sur la croix

Dépouillé de tout caractère humain, Jésus va connaître la condition de l’esclave révolté. La crucifixion, comme peine de mort, ne s’appliquait pas aux citoyens romains qui étaient décapités, les juifs, selon leur loi, étaient lapidés. La crucifixion était, à l’origine, le châtiment qui était réservé aux esclaves révoltés. Jésus s’est fait obéissant jusqu’à la servitude. La grandeur du roi des Juifs, c’est de servir, c’est d’être mis au rang des criminels et des rebelles. Jésus s’est fait obéissant jusqu’à partager la condition de l’esclave qui refuse de se soumettre à un pouvoir injuste et qui en paye les conséquences.

Et ils (les soldats) le mènent au lieu-dit Golgotha, ce qui signifie lieu du crâne. Ils voulurent lui donner du vin mêlé de myrrhe, mais il n’en prit pas. Ils le crucifient, et ils partagent ses vêtements en les tirants au sort pour savoir ce que chacun prendrait. Il était neuf heures quand ils le crucifièrent. L’inscription portant le motif de sa condamnation était ainsi libellée : Le roi des Juifs. Avec lui, ils crucifient deux bandits, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche (et fut accomplie l’Ecriture qui dit : et il fut compté au nombre des malfaiteurs). Les passants l’insultaient hochant la tête et disant : Hé ! Toi qui détruis le sanctuaire et le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même en descendant de la croix. De même, les grands prêtres, avec les scribes, se moquaient entre eux : Il en a sauvé d’autres, il ne peut pas se sauver lui-même ! Le Messie, le roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix, pour que nous voyions et nous croyions ! Ceux qui étaient crucifiés avec lui l’injuriaient aussi.        Mc. 15, 21-32

La croix est le sommet de la souffrance pour Jésus, souffrance physique, mais aussi souffrance morale. Malgré tout, sa croix est un signe, le signe de l’amour de Dieu pour l’homme, le signe de l’amour qui conduit jusqu’à la servitude extrême et même injuste. Le chemin du Christ est celui de la servitude, de la dépendance totale envers le Père. Son refus de prendre une boisson apaisante, qui pourrait calmer ses derniers moments, est le signe qu’il se place uniquement entre les mains de Dieu. L’esclave, c’est celui qui ne peut attendre son salut que de son seul Seigneur. La croix est aussi le signe de la grandeur inouïe de l’homme, puisque le prix de sa rédemption est la mort même du Fils de Dieu. La véritable grandeur n’est-ce pas finalement de se trouver dans la condition du Fils qui accepte de n’être rien ?

Douzième station : Jésus meurt sur la croix

A midi, il y eut des ténèbres sur toute la terre jusqu’à trois heures. Et à trois heures, Jésus cria d’une voix forte : Éloi, Éloi, lama sabacthani ? ce qui signifie : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Certains de ceux qui étaient là disaient, en l’entendant : Voilà qu’il appelle Elie ! Quelqu’un courut, emplit une éponge de vinaigre, et, la fixant au bout d’un roseau, il lui présenta à boire en disant : Attendez, voyons si Elie va venir le descendre de là. Mais poussant un grand cri, Jésus expira.        Mc. 15, 33-37

Jésus meurt après six heures de souffrances. La mort de Jésus sur le bois de la croix semble être marquée par l’abandon du Père. Même Dieu, qui pouvait le libérer de la mort, ne répond pas au cri angoissé de sa prière. Au cri angoissé de Jésus répond le silence de Dieu, et Jésus connaît l’angoisse de la solitude. Dans sa mort, nous découvrons que Dieu n’est pas une réponse toute faite à nos problèmes humains. Il se manifeste parfois dans le silence, le silence de la nuit de la foi, le silence de la mort. Dans ce grand cri que Jésus pousse en mourant, il est possible d’entendre le cri d’une nouvelle naissance. Le cri de celui qui meurt d’aimer. Tout est alors accompli. Le monde nouveau est inauguré dans un cri, le cri de l’abandon entre les mains de Dieu, le cri qui monte dans l’angoisse de la solitude, le cri de celui qui meurt d’aimer. Tout est alors accompli, et c’est l’amour qui sort vainqueur.

Treizième station : Jésus est remis à sa mère

Le cadavre n’est déjà plus un homme : par sa mort, l’homme est réduit au rang des objets que l’on déplace, dont on se débarrasse. Jésus est réduit à n’être plus qu’un objet entre les mains des hommes : toute sa liberté est anéantie :

Déjà le soir était venu et comme c’était jour de Préparation, c’est-à-dire une veille de sabbat, un membre éminent du Conseil, Joseph d’Arimathée, arriva. Il attendait lui aussi le Règne de Dieu. Il eut le courage d’entrer chez Pilate pour demander le corps de Jésus. Pilate s’étonna qu’il soit déjà mort. Il fit venir le centurion et lui demanda s’il était mort depuis longtemps. Et, renseigné par le centurion, il permit à Joseph de prendre le cadavre.    Mc. 15, 42-45

Le chemin du Christ passe par le renoncement total et extrême à toute forme de liberté. Marie reçoit le cadavre de son Fils comme elle avait reçu le Verbe de Dieu au jour de l’Annonciation. Elle présente à Dieu ce cadavre, dans un geste d’offrande, comme elle avait présenté l’enfant Jésus au Temple de Jérusalem, bien des années auparavant. Marie se souvient encore des paroles du vieillard Siméon qui avait pris l’enfant dans ses bras, en proclamant qu’il serait la lumière des nations et la gloire d’Israël. Malgré sa détresse, Marie garde l’espérance : la mort ne sera pas la fin de tout, elle est passage à la vie nouvelle, l’amour sera victorieux de la mort. Et comme aux noces de Cana, elle dit aux disciples de son Fils : Faites tout ce qu’il vous dira (Jn. 2, 5).

Quatorzième station : Jésus repose au tombeau

C’est une donnée commune aux quatre évangélistes que Jésus fut abandonné par ses disciples et que seuls quelques amis, surtout des femmes, furent témoins de ses derniers instants et de sa sépulture. Et ce sont précisément ces femmes qui vont jouer un grand rôle, le premier jour de l’autre semaine.

Les autorités sacerdotales qui avaient réussi à se débarrasser du prophète galiléen se félicitaient d’avoir réussi à éviter des histoires avec le gouverneur, surtout en cette période d’affluence. Elles étaient surtout soucieuses de fêter dignement la Pâque et ne se préoccupèrent pas des déclarations de Jésus qui avait affirmé qu’il ressusciterait le troisième jour. Elles ne se soucièrent absolument pas de l’ensevelissement et n’apposèrent donc pas les scellés sur la pierre du tombeau.

Au silence de Jésus devant Pilate, au silence de Dieu à la mort de Jésus succède le silence de la tombe. Mais ce silence n’est pas pesant, il est lourd d’une attente et d’une espérance : Dieu n’a pas dit son dernier mot. Il le dira dans la résurrection. Le chemin de Jésus semble conduire à une impasse, et pourtant tout n’est pas fini. L’amour aura toujours le dernier mot.

Après avoir acheté un linceul, Joseph descendit Jésus de la croix et l’enroula dans le linceul. Il le déposa dans une tombe qui était creusée dans le rocher et il roula une pierre à l’entrée du tombeau. Marie de Magdala et Marie, mère de José, regardaient où on l’avait déposé.        Mc. 15, 42-47

Au bout de la nuit, il n’y a pas la nuit, il y a l’espoir : rien n’est fini, au contraire, tout commence. De ce tombeau va jaillir la vie nouvelle : Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul, mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit (Jn. 12, 24). C’est la loi de l’Evangile, il faut perdre pour gagner, il faut mourir pour vivre. Devant les incertitudes et les inquiétudes de la vie, au coeur des découragements et des lassitudes, le chrétien garde l’espérance en cette vie que Dieu donne à chacun de ses fils, dans cette vie qu’il ne cesse de promettre au milieu du silence de la nuit, du silence du tombeau.

Quinzième station : Jésus est ressuscité au matin de Pâques

Quand le sabbat fut passé, Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques, et Salomé achetèrent des aromates pour aller l’embaumer. Et, de grand matin, le premier jour de la semaine, elles vont à la tombe, le soleil étant levé. Elles se disaient entre elles : Qui nous roulera la pierre de l’entrée du tombeau ? Et levant les yeux, elles voient que la pierre est roulée, or, elle était très grande. Entrées dans le tombeau, elles virent, assis à droite, un jeune homme, vêtu d’une robe blanche, et elles furent saisies de frayeur. Mais il leur dit : Ne vous effrayez pas. Vous cherchez Jésus de Nazareth, le crucifié, il est ressuscité, il n’est pas ici, voyez l’endroit où on l’avait déposé. Mais allez dire à ses disciples et à Pierre : Il vous précède en Galilée, c’est là que vous le verrez, comme il vous l’a dit. Elles sortirent et s’enfuirent loin du tombeau, car elles étaient toutes tremblantes et bouleversées, et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur.        Mc. 16, 1-8

Tandis que, pour Lazare, il avait fallu rouler la pierre qui obstruait l’entrée du tombeau et le détacher de tout ce qui pouvait l’entraver, lors de la résurrection de Jésus, les femmes ne peuvent que constater que la pierre a été enlevée du tombeau, avant de recevoir le message de l’ange qui les envoie en mission auprès des apôtres.

L’évangile selon saint Marc s’achève de manière abrupte : et elles (les femmes) ne dirent rien à personne, car elles avaient peur (Mc. 16, 8). Cette peur est causée par l’aspect sacré de l’événement de la résurrection, dont elles ont reçu l’annonce. Mais ce silence des femmes (même s’il est contredit par l’ensemble de la révélation chrétienne : les femmes ont parlé, sinon l’événement de la résurrection ne serait pas connu !), ce silence des femmes est lui-même porteur d’un message qui est Parole de Dieu. Le message de la résurrection ne s’exprime pas dans le langage humain des mots, il s’exprime aussi par le silence. C’est dans le silence, dans une sorte de coeur à coeur avec Dieu que l’homme peut pénétrer le mystère de la mort et de la résurrection du Christ. Le silence des femmes, silence lourd de la Parole de Dieu, est, en vérité, l’unique réponse au cri de Jésus au moment de sa mort sur la croix. Tout est accompli dans un cri, tout s’inaugure dans un silence. Le mystère de Dieu s’exprime dans la mort de Jésus, le mystère de l’homme se dit dans la résurrection du Christ.

Cette résurrection, dans la discrétion et le silence de la nuit, se situe dans le style de Jésus. Il n’a jamais forcé personne à croire en lui. Ceux qui le rencontraient étaient libres de se déterminer. Le respect de la liberté de l’homme, c’est le respect de l’amour de Dieu qui s’offre toujours sans restriction ni contrainte.

Aucun écrit ne s’impose pour expliquer la résurrection de Jésus. Aucune preuve tangible n’est laissée, il n’y a aucune preuve scientifique de la résurrection. C’est sur le témoignage des apôtres que repose le message de la résurrection. Ces apôtres, qui n’ont pas toujours compris ce que Jésus disait ou faisait, iront pourtant jusqu’à payer de leur vie l’annonce de la résurrection de leur Seigneur.

Jésus de Nazareth, le crucifié, est ressuscité, voilà la source de la foi, de l’espérance et de la joie chrétiennes : le Fils de Dieu s’est fait homme, il est mort sur la croix pour que tous les hommes puissent devenir les enfants de Dieu. Le chemin de la croix s’ouvre sur le chemin de la vie.

Le tombeau était vide... que ce vide devienne attente de Dieu.

Après la mort de Jésus, ceux qui l’avaient suivi depuis la Galilée pouvaient considérer que tout était accompli : leurs espoirs de voir la royauté de David restaurée et d’être les ministres de ce nouveau roi sur Israël avaient été anéantis dans la mort de Jésus. Leur espérance avait été enfermée avec son corps, dans le tombeau. Pour les disciples, tout semblait fini.

Et voici qu’au premier jour de la semaine suivante, Dieu lui-même est intervenu : rien n’était fini, au contraire, tout commençait. C’est cela la grande nouvelle de la résurrection. Ce que les hommes croyaient être une fin est en réalité un commencement, et un commencement absolu. Ce que les hommes avaient fermé, Dieu l’a ouvert. Désormais, la mort n’aura jamais plus le dernier mot : le Christ est ressuscité d’entre les morts. Depuis cette résurrection, le tombeau de Jésus est vide, tout comme le monde est vide du corps de Jésus.

En réalité, la société contemporaine a créé un vide total de Dieu. Certains n’ont pas hésité à proclamer sa mort, des philosophes ont nié son existence, ils ont crié son absence qui libère l’homme de toutes les contraintes religieuses. Le tombeau vide est devenu le symbole de l’absence de Dieu dans le monde.

Et les chrétiens ont laissé faire, ils se sont tus, ils ont laissé s’instaurer le vide de Dieu. Eux aussi, comme les premiers disciples, au jour de la résurrection du Christ, ont perdu l’espérance, ils ont fini par oublier que Dieu est toujours Celui qui transforme la fin en commencement. Pour les disciples, croire en la résurrection s’est manifesté par un acte. Ils ont refusé de rester enfermés dans la chambre haute, dans le Cénacle, ils se sont mis en route vers la Galilée, ce carrefour des nations, où le Christ les attendait. Pour eux, croire à la résurrection, c’était sortir de leur tombeau, tombeau de la peur, tombeau de la crainte, pour commencer une vie nouvelle. Les chrétiens ne sont-ils pas, eux aussi, les disciples du Christ ? Ne sont-ils pas eux aussi invités à sortir de leurs tombeaux, tombeau de la haine, tombeau du mépris, tombeau de l’indifférence, tombeau de la lâcheté ? Ne sont-ils pas, en quelque sorte, contraints de vider ces tombeaux dans lesquels ils se sont laissé enfermer ? Dieu les invite à se lever de leurs tombeaux.

La vie nouvelle des enfants de Dieu est inaugurée dans la résurrection de Jésus. La vie nouvelle commence, pour chaque chrétien, au jour de son baptême, qui le fait passer, avec le Christ, de la mort à la vie, vivant ainsi pour Dieu comme un fils dans le Fils unique.

Cependant, ce qui lui a été donné alors comme un gage de la promesse de Dieu, le chrétien est amené à l’effectuer dans son existence de chaque jour. Il reste un homme, avec ses défauts et ses passions, mais il doit chaque jour faire le passage de la mort à la vie, de la mort à soi-même à la vie pour Dieu dans une existence tournée vers les autres hommes. Ce qui lui a été donné lors de son baptême ne lui est pas acquis, en sorte qu’il pourrait demeurer passif. La vie nouvelle a été inaugurée, et le chrétien en est responsable. C’est à lui qu’il revient de faire connaître le Christ ressuscité. Le baptême, comme la résurrection du Christ, n’est pas un point d’arrivée, mais un point de départ. Tout commence pour le chrétien sous le signe de l’espérance qui lui assure que la mort n’est pas une fin définitive. Un avenir est désormais ouvert : le monde nouveau est commencé, un monde dans lequel l’amour a toujours le dernier mot, puisque cet amour a détruit la mort.

 

 

 

 

La prière, une chance pour l’homme

 

Au départ, nous avons constaté que la prière était une dimension constitutive de tout croyant. Par la prière, il comprend que sa véritable patrie n’est pas dans ce monde, mais dans le Royaume de Dieu, qu’avec les autres croyants il construit chaque jour. En ce sens, la prière rejoignait une des grandes dimensions du pèlerinage qui fait découvrir aux chrétiens qu’ils habitent ce monde sans être de ce monde.

La prière est un lieu de ressourcement dans la foi et dans la conscience d’appartenir à l’unique Eglise de Jésus Christ. Trop souvent, la foi est comme asphyxiée par la société humaine qui l’enferme dans la satisfaction immédiate des besoins de la vie quotidienne des hommes. Pour redonner un nouveau souffle, la prière permet à chaque chrétien de se découvrir comme un des membres du peuple de Dieu en marche vers son Seigneur. Comme le peuple d’Israël en marche dans le désert, les chrétiens sont en marche vers le Royaume. La prière du peuple juif était une méditation des "paroles" que Dieu lui avait adressées sur le mont Sinaï, par l’intermédiaire de Moïse. La prière du chrétien est aussi une écoute et une méditation des paroles de Dieu.

Dieu est premier, non pas parce qu’il aurait tout prévu d’avance, permettant aux hommes d’exister simplement comme des robots soumis entièrement à sa volonté. Dieu est premier parce qu’il s’est engagé définitivement dans la voie des hommes qu’il aime.

La chance de la prière, la chance qui est offert à chaque chrétien, c’est de retrouver cette place de Dieu dans la vie des hommes. Un chant affirme cette réalité fondamentale : Dieu fait de nous, en Jésus-Christ, des hommes libres... Nous sommes libres devant Dieu par Jésus-Christ, cette liberté, il nous l’a acquise au prix de son sang. Tous les sacrifices sont devenus vains : le seul sacrifice qui soit agréable désormais à Dieu, c’est le coeur brisé et broyé, c’est le coeur qui s’associe à la souffrance de son Fils Jésus. Comme le dit assez justement, l’apôtre Paul, J’achève en ma chair ce qui manque à la Passion du Christ (Col. 1, 24). La chance qui nous est offerte dans la prière, c’est de nous rendre présents devant Dieu, dans le Corps même de son Fils.

La vie des chrétiens en Dieu par l’Esprit

Les premières communautés chrétiennes, et particulièrement celle des apôtres constituée en première Eglise par l’événement fondateur de la Pentecôte, se sont découvertes comme des lieux où s’exprimait la présence de l’Esprit de Dieu promis par Jésus. Toute leur existence a été une vie selon l’Esprit. Et il importait, pour ces premières communautés, de vivre selon cet Esprit, dans la fidélité à la tradition reçue des apôtres. C’est au coeur de la vie des croyants que peut s’établir la communion entre Dieu et les hommes.

Certains Pères de l’Eglise sont même allés jusqu’à refuser de considérer comme chrétiens ceux qui se contentaient de recevoir le baptême ou d’autres sacrements sans vivre la grande dimension spirituelle et mystique. Ils refusaient en quelque sorte de reconnaître la présence de l’Esprit dans ces croyants, en raison de leur passivité, car l’Esprit n’est jamais inactif, il agit au plus intime des fidèles qui acceptent de collaborer à l’oeuvre salvifique du Père inaugurée dans la prédication de Jésus.

Si la théologie comporte nécessairement un aspect doctrinal, qui constitue l’enseignement officiel de l’Eglise, sa catéchèse, elle, ne découvre sa pleine richesse que dans la vie mystique, par une expérience de vie dans l’Esprit-Saint, celle-là même que les saints de tous les temps ont connue et expérimentée au cours de leur vie.

La vie mystique n’est pas une envolée vers des sphères mystérieuses qui dépasseraient toute participation humaine. Au contraire, elle est une avancée progressive dans le mystère même de ce Dieu qui se révèle, qui se donne à connaître à tous les fidèles, en les faisant participer activement à son projet de salut et de recréation du monde.

Alors, la prière du chrétien, si elle accepte de se calquer sur la prière de Jésus, dans une relation filiale avec le Père, est beaucoup plus simple qu’il n’y paraît, elle n’est pas réservée à une élite. Il suffit de s’arrêter pour se rendre disponible à Dieu, pour vivre dans le sentiment de sa présence : éprouver au plus intime de nous-mêmes qu’il est là avec nous, qu’il est tout proche de nous. C’est dans des gestes très simples que l’homme peut rencontrer son Dieu : il n’est pas perdu dans les nuages, il vient à notre rencontre dans les tâches les plus banales. Sainte Thérèse d’Avila, une des plus grandes mystiques de l’histoire de l’Eglise, la réformatrice de l’ordre du Carmel, ne renonçait jamais au service de la vaisselle : C’est là, en rangeant les couverts qu’il est possible de découvrir concrètement ce Dieu qui nous appelle à le servir, en aimant les autres, en nous mettant à leur service.

La seule chose à savoir et à se redire constamment, c’est que la prière est un rendez-vous d’amour avec Dieu. Dans un monde où tout est agression, dans un monde où ce qui compte avant tout, c’est la vitesse et le rendement, le chrétien est celui qui sait s’arrêter pour prendre du temps et l’offrir à Dieu. Car il découvre que le temps qui lui est offert est aussi un don de Dieu. La prière des chrétiens, qui inspire tous les moments de leur vie, se transforme, pour ainsi dire, en un immense feu d’amour. On s’imagine parfois qu’il suffit de se dire :Tiens, il faut que je me mette à la prière. C’est une illusion. Il faut tomber amoureux de Dieu. Il est inutile de s’inquiéter : Qu’est-ce que je vais bien pouvoir lui dire ? Il n’y a pas un seul amoureux au monde qui se pose une telle question. Tous pensent : Quand est-ce que je vais le rencontrer ? Prier, c’est ne jamais être seul, c’est rester proche de Dieu, en sachant que ce rendez-vous est toujours possible.

Alors, prier devient aussi naturel que respirer. Il nous arrive parfois de respirer profondément, même si on le fait rarement. Quand on le fait, on se sent revivre, parce qu’on avait oublié à quel point c’était vital.

Dans ce monde qui ne connaît souvent que l’aridité et la sécheresse des coeurs, dans ce monde où l’oubli de Dieu se fait sentir, la prière apparaît alors comme une sorte d’invitation à faire refleurir les déserts, comme le disait Don Helder Camara, l’ancien évêque de Recife.

Dans ce monde où trop souvent également les hommes se referment sur eux-mêmes, oubliant la solidarité qui les unit, la prière devient une sorte de bouquet offert à Dieu, un bouquet qui rassemble toutes les meilleures réalisations de l’homme qui a soif d’un monde nouveau. Car le but de la prière, c’est bien l’avènement d’un monde nouveau, tel qu’il est décrit dans le livre de l’Apocalypse de saint Jean : des cieux nouveaux et une terre nouvelle.

Dans ce monde nouveau, où l’homme sera recréé à l’image du Fils unique de Dieu, le Père céleste sera la source de toutes les bénédictions qui se répandront sur l’humanité renouvelée. La prière chrétienne est une anticipation de ce monde nouveau. C’est par elle que nous pouvons découvrir tous les bienfaits dont Dieu comble ses enfants.

Prier, c’est rencontrer quelqu’un de connu depuis longtemps. C’est une rencontre, une communication, un engagement à recevoir Dieu, chacun à sa manière parce que lui, Dieu, reçoit chacun comme il est. C’est une preuve de confiance : je me donne à Dieu parce que j’ai confiance en lui. Je n’ai jamais entendu Dieu personnellement, mais la prière sert à travailler sa foi. Quand on prie, on ne se pose pas la question de savoir à quoi cela sert.

Le mystère de Dieu n’est pas inaccessible pour peu que le fidèle accepte de se laisser porter par l’Esprit-Saint. La transcendance de Dieu ne fait pas de lui un être perdu, inabordable, elle invite chaque homme à marcher vers lui, non pas dans une quête plus ou moins stérile qui serait celle d’un esprit scientifique purement spéculatif, mais bien plus dans l’attitude de celui qui accepte de reconnaître que l’on ne peut pas avancer vers Dieu, si on ne découvre pas que Dieu a d’abord fait les premiers pas, que Dieu lui-même s’est mis en quête de l’homme : Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais pas déjà trouvé. Cette parole, mise dans la bouche de Dieu par saint Augustin, exprime bien le fait que Dieu est toujours premier dans le cadre même de l’existence humaine.

L’Esprit-Saint est celui qui anime et qui vivifie le coeur de tous les fidèles, il permet une approche du mystère de la connaissance du Dieu unique. L’homme ne connaît pas Dieu, à moins que celui-ci ne se donne à connaître, à moins qu’il ne se révèle à lui. Il ne s’agit donc pas de connaître quelque chose sur Dieu ou même quelque chose de Dieu, il s’agit d’avoir Dieu en soi et de vivre par lui. Celui qui n’a pas rencontre Dieu ne peut pas parler de lui, mais il ne faut pas que celui qui aspire à connaître Dieu et à le rencontrer ne s’évade dans l’oraison, en recherchant des images sensibles, des formes ou des figures de Dieu. Celui qui vit de la prière est intimement uni à Dieu, il est le lieu même de la présence de Dieu au milieu du monde.

C’est l’Esprit-Saint qui mène les hommes à la rencontre de Dieu, Père et Créateur. La création du monde se trouve au terme même du mouvement qui vient de Dieu, du Père, par le Fils, dans l’Esprit. Mais toute l’économie du salut suit le chemin inverse : l’homme, animé par l’Esprit-Saint, qui est au plus intime du coeur de l’homme, accède, par le Fils, à la présence du Père.

La prière est une énergie qui sanctifie les croyants pour les conduire au Père de toutes les grâces, en les construisant à l’image de son Fils, Jésus Christ. Tout le ministère, tout le travail du Fils et de l’Esprit converge vers le Père, qui est la source de toute la vie spirituelle des hommes. C’est en permettant au croyant de remonter vers le Père que l’Esprit le conduit à la découverte de la transcendance absolue de la divinité une et indivisible. Le sommet de la vie mystique réside dans la rencontre personnelle avec le Christ qui parle de son Père dans le coeur des hommes par l’Esprit-Saint.

Un modèle de prière : ‘‘la prière de Jésus’’

La prière de Jésus se présente comme une oraison jaculatoire, qui résume toute la richesse de la révélation biblique : Seigneur Jésus, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur. En confessant la seigneurie universelle de Jésus Christ, en reconnaissant sa filiation divine, en découvrant par là le mystère de la Trinité, l’orant, l’homme de prière, se trouve installé au plus profond de l’abîme, inauguré par la chute et le péché de tous les hommes. Mais, au fond de cet abîme, dont il ne peut sortir seul, ce croyant adresse une invocation à la miséricorde divine du Christ.

Le Christ, présent et agissant encore dans le monde par l’Esprit-Saint, est celui qui fait passer des ténèbres humaines à l’admirable lumière divine. Le Nom même de Jésus, ce Nom qui surpasse tous les noms (Phi. 2, 10), est chargé d’une puissance véritablement sacramentelle, puisqu’il constitue la présence même du Christ Seigneur au coeur de celui qui prie. Et l’invocation même de ce nom de Jésus introduit dans la présence de Dieu, qui permet au croyant de reprendre l’expression de saint Paul, dans sa lettre aux Galates : Ce n’est plus moi qui vis, c’est le Christ qui vit en moi (Gal. 2, 20). Si Dieu est présent à tout homme, l’homme se rend présent, par la prière, à la présence de Dieu en lui.

Organiser une réunion de prière

Une réunion de prière est un rassemblement de la communauté chrétienne : il ne suffit pas d’être les uns à côté des autres dès le départ pour constituer une communauté de prière. Il faut aussi créer un lieu, une ambiance : cela est possible par un chant qui manifeste l’entrée en célébration. Ce chant sera toujours choisi en fonction du projet, de l’idée directrice que l’on désire suivre dans la prière.

Ce rassemblement d’Eglise ne peut être efficace que si chaque membre de la communauté découvre qu’il entre dans une relation intime avec Dieu. D’où l’importance qu’il convient d’accorder à un signe trinitaire, comme le signe de la croix, ou le souhait de bienvenue du célébrant, lors de la célébration eucharistique.

Une réunion de prière est animée par un esprit de prière. Il convient donc de placer les participants dans l’optique d’un thème spirituel, dont on pense qu’il est important pour la vie de la communauté ou pour la vie de l’Eglise. C’est l’Esprit de Dieu qui nous porte dans la prière, mais la prière se doit d’être incarnée dans les réalités de l’existence humaine.

Une réunion de prière est signifiante quand on se met à l’écoute de la Parole de Dieu. Il est nécessaire de proclamer un ou plusieurs textes de l’Écriture. Il ne s’agit naturellement pas de faire de la bibliomancie, mais de choisir les textes selon l’esprit que l’on veut donner à la prière communautaire.

Écouter la Parole de Dieu, c’est d’abord faire silence pour l’entendre, pour l’accueillir... Mais, comme cette Parole résonne et retentit dans la vie du chrétien, il convient aussi de l’acclamer par un chant et surtout par un psaume. La Bible propose cent cinquante psaumes, qui ont constitué la prière la plus certaine de Jésus, puisqu’il s’est coulé dans le cadre de la prière de son peuple.

D’ailleurs, toute sa vie est marquée par ce chant des Psaumes. Cela apparaît sans doute encore plus nettement aux derniers jours de sa vie. Le livre des Psaumes (qui fut le recueil de prière de Jésus, tout comme il demeure le livre de prière par excellence pour les juifs et pour les chrétiens) permet de découvrir que toute prière est le premier acte de la rencontre de l’homme avec son Créateur, avec son Sauveur, avec son Inspirateur.

C’est la raison pour laquelle la prière se présente toujours comme un appel, un cri de l’homme qui sait qu’il est destiné au bonheur par son Créateur, mais qui reconnaît aussi sa faiblesse. C’est un appel qui monte du fond de l’angoisse vers Celui qui peut libérer l’homme de l’abîme dans lequel il se trouve plongé par la suite de sa faute, de son péché.

Il peut arriver que la lecture de la Parole de Dieu ne soit pas comprise immédiatement par tous les auditeurs. Une brève introduction peut en donner le sens ou la portée. Éventuellement, une explication plus longue peut suivre cette lecture, en restant dans le style de la méditation, et en ménageant toujours des temps de silence pour que chacun puisse faire sienne la Parole de Dieu.

Une prière prend son extension complète quand elle devient prière communautaire. Ayant entendu la Parole de Dieu, nous sommes toujours renvoyés aux hommes qui nous entourent. Il convient alors de prévoir une prière d’intercession, formulée comme une demande de pardon, comme une suite de demandes, comme une suite de louanges... Les participants interviennent alors par une acclamation appropriée.

L’intercession peut s’achever dans la prière du Seigneur. Le Christ Jésus a mis sur nos lèvres cette prière pour que nous puissions nous tourner vers son Père qui est aussi notre Père.

La prière nous conduit à rendre grâce à Dieu. Elle est écoute de la Parole, écoute du souci des hommes, elle remonte à Dieu par l’action de grâce que nous lui rendons. Nous bénissons Dieu de ce qu’il a fait et nous lui demandons de répandre sur nous sa bénédiction

La prière individuelle

Même quand il prie dans la solitude de sa chambre, le chrétien n’oublie pas qu’il est l’homme qui porte devant Dieu l’ensemble de la communauté ecclésiale, la totalité de la communauté humaine. Il n’y a pas de prière solitaire possible pour celui qui sait qu’il fait partie d’une famille, celle des enfants d’un même Père. Quand nous sommes seuls pour prier, nous pouvons toujours suivre le même schéma que pour une prière communautaire, bien que l’esprit qui préside à la prière ne soit plus nécessairement aussi précisé que dans une réunion de prière.

C’est toujours sous le signe du Dieu Trinité que nous nous plaçons pour nous mettre en état de prière, et c’est aussi en nous mettant à l’ombre de la croix de Jésus que nous entrons dans la prière, c’est également en nous laissant porter par l’Esprit-Saint que nous pouvons entrer en dialogue avec le Dieu-Père.

Même dans la solitude, nous devons apprendre à faire silence en nous-mêmes : les soucis du monde nous accablent souvent, les ennuis personnels nous tenaillent... Nous les portons devant Dieu. Mais il faut apprendre à les faire taire pour nous mettre en présence de Dieu : il sait nos soucis, il connaît nos ennuis avant même que nous ne les lui disions.

Faisons donc d’abord silence : comment écouter Dieu nous parler, si nous ne lui laissons pas placer un mot. Ayant fait silence, nous pouvons entendre sa Parole. Nous ne pouvons pas prier Dieu si d’abord nous ne nous mettons pas à son écoute, en nous souvenant que c’est lui qui nous a aimés le premier, en nous souvenant qu’il nous précède toujours. C’est alors que les soucis qui sont les nôtres peuvent être présentés devant le Père. Mais il ne conviendrait pas de transformer la prière chrétienne en prière entièrement égoïste, obligeant le Père à se soumettre aux désirs de l’un ou de l’autre de ses enfants. La prière est ouverte au monde des hommes. Elle est une demande adressée au Père pour que les hommes découvrent sa volonté et la mettent en pratique.

C’est pourquoi la prière du Seigneur devient le coeur de la prière individuelle : Que ta volonté soit faite, juste avant une conclusion sous forme de doxologie, de louange à la gloire de Dieu, ou sous forme de bénédiction, par laquelle le chrétien bénit Dieu et lui demande de répandre sur lui sa bénédiction.

Il est difficile de rentrer en contact, on n’a pas toujours l’impression d’être écouté. L’obstacle, c’est la peur : que va-t-il se passer ? que va-t-il demander ? Dieu nous pousse toujours en avant. Quand on prie, on est toujours renvoyé par les autres. Recevons cette prière d’un jeune enfant comme une suggestion pour la nôtre :

Pourquoi y a-t-il la vie ? Pourquoi nous sommes différents ? Pourquoi on doit mourir ? Tous ces pourquoi, je les garde en moi comme des trésors, je ne peux pas les oublier. C’est trop important de savoir. Je veux comprendre, je veux chercher. Seigneur, je te confie tous ces pourquoi qui trottent dans ma tête. Écoute mes questions, ouvre mes yeux et mes oreilles, Toi qui as envoyé ton Fils Jésus pour m’aider à comprendre, Toi qui me donnes l’Esprit pour m’ouvrir à la vérité.

On ne voit pas celui à qui on s’adresse dans la prière jusqu’au jour où on peut dire : Dieu est vivant à travers ce qui se fait sur la terre. Dieu est là avant nous, il propose son amour. La clé de la prière, c’est de croire que Dieu est présent qu’il nous accueille, qu’il attend notre confiance. Le Dieu d’amour ne peut vouloir que le bien et le bonheur pour chacun des hommes.

Alors, il est aussi bon et nécessaire de faire appel à l’expérience des autres priants, par exemple à la prière des Psaumes, qui présentent l’homme heureux comme celui qui sait entendre le murmure de la création :

Heureux l’homme qui ne prend pas le parti des méchants,

ne s’arrête pas sur le chemin des pécheurs

et ne s’assied pas à la table des impies,

mais se plaît à la Loi du Seigneur,

et récite sa loi jour et nuit !

Il est comme un arbre planté près des ruisseaux,

il donne du fruit en sa saison

et son feuillage ne se flétrit pas,

il réussit tout ce qu’il fait.        Ps. 1

Pour le chrétien, Dieu est une personne vivante avec qui il peut entrer en relation, d’autant plus que son Fils s’est fait chair. Dès lors, le premier devoir du chrétien, c’est d’accorder du temps à Jésus, pour le connaître, lui, le Fils de Dieu, qui l’appelle à connaître sa propre vie. Le chrétien consacre du temps pour connaître son existence, les gestes qu’il a accomplis au cours de sa vie, l’enseignement qu’il a donné à ses disciples.

Il est remarquable que, quand Jésus monte à Jérusalem pour la dernière fois, il est accueilli par une parole qui est celle du psaume 118 : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur. Et, quand on y regarde de près, les psaumes sont construits comme le temps de la semaine sainte :

d’abord la louange, comme le dimanche des Rameaux

puis le cri de la détresse et de la mort, comme au Vendredi saint,

et puis de nouveau la louange, avec le Dimanche de la Résurrection.

S’il n’y a pas la louange d’abord, la mort n’a pas le caractère dramatique que lui donnent les psaumes et l’Evangile, notamment quand Jésus reprend la parole du psaume 22 : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Comme le Christ, le chrétien est un croyant qui a mis sa foi en Dieu, qui lui fait confiance comme un enfant peut faire confiance à son père. Dieu n’est pas une idée abstraite, il est une personne vivante avec qui il est possible d’entrer en relation, d’autant plus que le Fils unique a demeuré parmi les hommes. Mais durer devant Dieu n’est jamais facile. Il faut apprendre à organiser nos rendez-vous avec Dieu, en nous servant par exemple de la Bible.

Homme de dialogue avec Dieu dans la prière et homme présent au milieu des autres, le chrétien accorde à l’amour la place centrale dans sa vie. Il aime Dieu parce qu’il croit que Dieu l’a aimé en premier et que Dieu veut des hommes capables de construire un monde de justice et de paix. Le chrétien aime les autres hommes, parce qu’il les considère comme des frères...

Sous l’action de l’Esprit-Saint, la prière des chrétiens correspond entière aux vues de Dieu. Elle est devenue un coeur à coeur avec lui. Et cette intimité de l’homme avec Dieu et de Dieu avec l’homme est encore plus parfaite que toute intimité humaine, puisque Dieu habite alors le coeur de l’homme pour le diviniser entièrement : l’homme est alors totalement "fils de Dieu dans le Fils unique".

Ainsi, avant de chercher dans des livres des recettes ou des modèles de prières, prenons le temps d’ouvrir le livre des Écritures et d’ouvrir le livre de notre vie. C’est Dieu qui ne cesse de nous prier de le prier.