Il radotait le secret du monde
Sur
ses vieux jours, il répétait toujours la même chose. Il radotait ? Ce n’est
pas sûr ! Sa vie tout entière semblait se condenser en quelques mots, qu’il
répétait inlassablement : Mes petits enfants, aimez-vous les uns les autres. C’était
vers l’an 100 de notre ère, le vieil homme qu’était devenu Jean, le
disciple bien-aimé, se souvenait de sa jeunesse et de sa vie passée,
traversée par la rencontre du Seigneur qui avait tout changé. L’apôtre qui
semblait radoter avait percé le secret de Dieu, secret découvert dans la plaie
ouverte dans le côté de Jésus, lors de sa mort sur la croix. L’amour de
Dieu avait fait battre un coeur d’homme, celui de Jésus. Et à la mort de
celui qu’il considérait comme son seul maître, Jean avait découvert ce
secret : Dieu a tant aimé le monde qu’il lui a donné son Fils unique. Mais
Jean avait aussi perçu l’ingratitude des hommes : Il est venu chez les siens
et les siens ne l’ont pas reçu. Mais à ceux qui l’ont reçu, à ceux qui
croient en son nom, il a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu. Ceux-là
ont compris le secret qui fait battre le coeur du monde : Dieu est amour. Et
Jean pouvait encore écrire : Dieu, nul ne l’a jamais contemplé... Si nous
nous aimons les uns les autres, Dieu demeure en nous... Qui demeure dans l’amour
demeure en Dieu et Dieu demeure en lui.
Au cours des siècles, toutes les générations chrétiennes ont aimé se retrouver dans l’amour du Père, cet amour qui fait battre le coeur du monde. Au risque de radoter également, au moment d’entrer dans le mystère de la prière, qu’il soit permis de dire, une nouvelle fois, avec Jean : Mes petits enfants, aimons-nous les uns les autres, car l’amour vient de Dieu. Se resituer dans l’amour même de Dieu, qui fait vibrer les mondes, c’est sans doute la tâche préliminaire de toute forme de prière. Au sens chrétien, il ne peut y avoir de relation authentique avec le Père de Jésus-Christ, dans l’unique Esprit qui nous fait crier en des gémissements ineffables : Abba, Père, si la dimension d’amour se trouve absente de l’existence humaine. Le secret du monde, c’est l’amour de Dieu. Mais, ne nous hâtons pas de diviniser l’amour. Dieu est amour, mais tout amour n’est pas Dieu.
Il a planté sa tente parmi nous. La manière employée par Dieu pour nous manifester son amour, c’est l’incarnation de son Fils : Il a habité parmi nous, pour nous montrer la demeure même de Dieu. Seulement, il reste qu’il est impossible de déterminer avec précision, cette réalité qui constitue le coeur de Dieu. Il échappe à toutes nos déterminations, il est le Tout-Autre, celui que nous ne pouvons pas enfermer dans des définitions. Mais, son Fils, son Unique, est devenu un homme, semblable aux hommes en toutes choses à l’exception du péché : il a planté sa tente parmi les hommes et ceux-ci ont pu contempler sa gloire.
L’évangéliste Marc rapporte avec précision un
événement, dont il n’a pas été le témoin direct, mais dont trois
disciples de Jésus ont été les témoins. Cet événement de la
transfiguration de Jésus les a orientés vers une meilleure compréhension du
mystère de Jésus, en qui se révèle toute divinité.
Jésus prend avec lui Pierre, Jacques et Jean, les trois premiers disciples qu’il a appelés, les trois disciples qui ont été les témoins directs de la résurrection de la fille de Jaïre, les trois disciples qui seront les témoins de son agonie, au Jardin des Oliviers. Et il les emmène seuls, à l’écart sur une haute montagne. Pierre, Jacques et Jean sont, à cet instant précis les témoins de la prière de Jésus, quand il se retirait, comme à son habitude, à l’écart. La montagne est le lieu classique des manifestations divines. Dieu se manifeste à Moïse sur la montagne du Sinaï, il se manifeste à Élie sur le mont Horeb, l’autre nom du Sinaï (1 R. 19). La prière va transfigurer Jésus, qui est aperçu en compagnie de Moïse et d’Elie, les deux grandes figures de l’Ancienne Alliance.
Moïse et Élie représentent, en leurs personnes, la Loi et les Prophètes, c’est-à-dire l’ensemble de la Révélation de Dieu dans l’Ancien Testament. Tout ce que Dieu a révélé aux hommes, à son peuple, se trouve présent sur cette montagne de la Transfiguration. Moïse, le libérateur du peuple après son esclavage au pays d’Égypte, Moïse qui a donné au peuple la Loi de Dieu sur le mont Sinaï, Moïse qui a marché pendant quarante années dans le désert pour conduire le peuple de Dieu jusqu’à la Terre Promise. Élie, le premier de tous les prophètes de la tradition juive, Élie qui, comme Jésus par la suite, a jeûné pendant quarante jours dans le désert avant de rejoindre le mont Horeb, la montagne sainte. De plus, personne ne connaît le tombeau de Moïse, et un récit apocryphe rapporte qu’il a été emporté au ciel après avoir accompli sa mission. De même, Élie a été emporté vers le ciel par un char de feu. Ces deux hommes n’ont pas connu un destin et une mort ordinaires...
Tout, dans le récit de Marc, laisse à penser aux disciples que Jésus, qu’ils reconnaissent déjà comme un maître puissant, est sans doute bien autre chose qu’un simple prophète. La voix qui parle dans la nuée, symbole de la présence divine dans la littérature biblique, confirme cette hypothèse : Celui-ci est mon Fils bien-aimé. Écoutez-le ! La vision du transfiguré anticipe la gloire du ressuscité, et la voix céleste atteste l’identité filiale de Jésus par rapport à Dieu, elle suggère par le fait sa préexistence divine.
Écoutez-le
! C’est un commandement qui fait encore poindre la distinction d’avec le
récit du baptême. Cette parole semble alors écarter définitivement Moïse et
Élie Ce ne sont plus les prophètes qu’il faut écouter mais Jésus. Et cela
peut être référé à une parole mise dans la bouche de Moïse, au livre du
Deutéronome : C’est un prophète comme moi que le Seigneur ton Dieu te
suscitera au milieu de toi, d’entre tes frères. C’est lui que vous
écouterez (Dt. 18, 15).
Cette prophétie de celui qui est considéré par la tradition juive comme le premier des prophètes a été appliquée à Élie, à Celui qui devait venir. Le "Écoutez-le" indique que le lien est fait, c’est Jésus qui devient le nouveau Moïse, le Prophète qui devait inaugurer la fin des temps. Désormais, Moïse et Élie peuvent se retirer. Et, de fait, les disciples s’aperçoivent alors qu’ils ont disparu : Par son intervention, Pierre manifeste une réaction très humaine, il veut faire durer le moment privilégié qu’il connaît, il veut en quelque sorte mettre la main sur Jésus, l’enfermer dans une tente, pour le contempler plus longuement. Pierre rejoint aussi, par le fait même une grande tradition juive selon laquelle la demeure céleste serait une tente, qui symbolisait le lieu de la rencontre de Dieu avec son peuple. La tente était alors perçue comme le lieu de la rencontre définitive avec Dieu. C’était le signe que la fin des temps était arrivée. D’ailleurs, c’est bien de cette manière que Pierre interprète l’événement : il convient d’inaugurer le ciel sur la terre, afin que l’apparition d’un jour dure toujours. Mais rien ni personne ne pourra jamais enfermer Jésus, même la pierre du tombeau n’aura pas raison de lui. Au cours de l’incarnation du Fils de Dieu, il n’a pas été possible aux hommes, même à ceux qui furent ses privilégiés, d’enfermer corporellement Celui qui était venu planter la tente de Dieu parmi les hommes.
Comment appeler Dieu ‘‘Père’’ ?
Puisque Dieu ne se laisse pas enfermer dans des définitions humaines, puisqu’il ne se laisse même pas enfermer dans l’identification trop rapide que l’on est facilement tenté de faire, en reprenant la profession de foi johannique : Dieu est Amour, comment est-il possible de l’invoquer sous le nom de Père ?
D’autre part, à l’époque actuelle, les désaccords sont nombreux dans le domaine de l’expression de la foi. Ces désaccords sont d’ailleurs le signe que la foi n’est pas une réalité abstraite, elle est une question vitale pour la multitude des croyants. Et c’est aussi dans le dialogue que la foi peut s’approfondir, s’enrichir, car c’est elle qui fait vivre le croyant dans tout son être, et particulièrement dans sa situation d’homme en relation avec d’autres.
Parce que la foi n’est pas de l’ordre des idées sur lesquelles il serait possible de discuter, il n’est possible au croyant que de balbutier chaque fois qu’il tente de parler de Dieu. Le théologien lui-même s’insurge quand on fait de lui le spécialiste de toutes les interrogations spirituelles. Le théologien n’est pas le spécialiste de Dieu, il est celui qui tente de tenir un discours cohérent sur l’expérience qu’un homme peut avoir de Dieu, quand il est croyant. Et la foi n’est possible que grâce à un contact, à une relation avec Dieu, relation qui a pour nom la prière. Un croyant qui ne prierait pas, qui ne serait pas un homme de prière, finirait par dégénérer. Qu’il serait agréable d’entendre les chrétiens dire, comme le faisait Gandhi : Je ne suis pas un homme de lettres ou de sciences, j’essaye simplement d’être un homme de prière. C’est la prière qui a sauvé ma vie. Sans la prière, j’aurai perdu la raison. La foi est une histoire d’amour, et la prière est le dialogue de cet amour. Quand on ne se parle plus, on finit par ne plus se rencontrer, par ne plus s’aimer.
Il apparaît important de se demander ce que peut être la prière chrétienne. Il serait même plus juste de demander au Christ ce que lui demandait un de ses disciples : Seigneur, apprends-nous à prier comme Jean-Baptiste l’a appris à ses disciples. Cette demande du disciple n’est pas tout à fait innocente, elle traduit sa crainte d’être distancé par les disciples du Baptiste dans sa relation à Dieu. Si, dans le domaine de la prière, il n’y a pas de recettes toutes faites, Jésus va pourtant révéler à son Église sa propre prière filiale. C’est ce modèle qui peut et doit inspirer toute prière chrétienne.
Appeler Dieu Père, c’est faire un acte de foi prodigieux. Comment appeler Dieu notre Père si nous ne sommes pas d’abord tous frères ? Comment invoquer le Dieu unique alors que nous sommes séparés les uns des autres ? Si nous saisissons l’importance de cette première parole de la prière enseignée par Jésus, nous ne pourrions plus oser continuer à prier de manière machinale. Les fils d’un même Père doivent faire la paix entre eux avant de s’adresser à lui.
Demander que le Nom de Dieu soit sanctifié, que son Règne vienne, c’est aussi accepter d’être remis en cause, d’être bouleversé dans toutes les certitudes humaines. C’est accepter de laisser le Père opérer une totale révolution dans le coeur des hommes. Le Nom du Seigneur est saint parce qu’il opère des merveilles parmi les plus pauvres : c’est tout le contenu du cantique d’action de grâces de la Vierge, lors de sa visite auprès de sa cousine Élisabeth. Demander la venue du Règne de Dieu, c’est s’engager dans un processus de renversement des valeurs établies, c’est accepter que Dieu inscrive au fond des coeurs son désir de changement.
La seconde partie de la prière du Seigneur montre par ailleurs que toute attitude de foi doit se traduire par une attitude de pauvre, de celui qui attend tout de Dieu : le pain de chaque jour, le pardon des offenses et la victoire sur la tentation. La prière de demande devient alors prière de louange : le chrétien croit et sait que Dieu agira en chaque homme qu’il accepte d’aller vers Dieu avec un coeur de pauvre, s’il accepte son pardon, s’il accepte de laisser son Esprit travailler au coeur du monde pour le faire vivre au rythme de l’amour de Dieu.
L’Église n’est pas uniforme
Enfants d’un même Père, frères entre eux, les chrétiens ne constituent pas une sorte d’uniformité : les divergences existent et sont légitimes au coeur même de la communauté chrétienne, alors qu’elle confesse une même foi et qu’elle professe une même espérance.
L’Église n’est pas une abstraction. Elle est faite d’hommes et de femmes différents les uns des autres. Les uns sont installés dans une foi tranquille, d’autres sont travaillés par une foi inquiète. Certains acceptent les décisions de la hiérarchie sans sourciller, d’autres mettent en question toute forme d’autorité. L’image de cette Église diversifiée était déjà présente dans la communauté de Corinthe que Paul avait fondée au cours de son premier voyage missionnaire. A Corinthe, les choses n’allaient certes pas pour le mieux dans le meilleur des mondes. La communauté était divisée par des questions de préséance humaine, et Paul invite cette communauté divisée à se resituer en face de son Seigneur, mort sur la croix :
Je vous exhorte, frères, au nom de notre Seigneur Jésus-Christ : soyez tous d’accord et qu’il n’y ait pas de divisions entre vous, soyez bien unis dans un même esprit et dans une même pensée. En effet, mes frères, les gens de Chloé m’ont appris qu’il y a des discordes parmi vous. Je m’explique. Chacun de vous parle ainsi : moi, j’appartiens à Paul, moi à Apollos, moi à Céphas, moi au Christ. Le Christ est-il divisé ? Est-ce Paul qui a été crucifié pour vous ? Est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés ? Dieu merci, je n’ai baptisé aucun de vous, excepté Crispus et Caïus, ainsi nul ne peut dire que vous avez été baptisés en mon nom. Ah si ! J’ai encore baptisé la famille de Stéphanas. Pour le reste, je n’ai baptisé personne d’autre, que je sache. Car Christ ne m’a pas envoyé baptiser, mais annoncer l’Évangile, et sans recourir à la sagesse du discours, pour ne pas réduire à néant la croix du Christ. 1 Co. 1, 10-17
Aujourd’hui encore, l’Eglise connaît des dissensions. Il ne faut pas se les cacher, il ne convient pas davantage de s’ignorer les uns les autres et de se jeter réciproquement l’anathème. L’essentiel est de retrouver la fidélité au message du Christ, au message de la croix. La croix est une folie aux yeux des hommes et de leur sagesse, mais les divisions sont aussi un scandale pour le monde.
La dernière prière de Jésus, rapportée par l’évangéliste Jean, est une prière pour l’unité. Le fait même que Jésus prie pour l’unité signifie bien qu’il ne lui appartient pas de la réaliser. L’unité des chrétiens ne tome pas du ciel comme la manne dans le désert, elle est l’oeuvre des chrétiens animés par l’Esprit-Saint.
La séparation, la distinction entre les membres de la même famille des enfants de Dieu peut alors apparaître comme une chose bonne : elle signifie que l’unité ne se réalise pas dans l’uniformité. A vouloir que tous les chrétiens soient taillés sur le même modèle, on finirait par oublier que le Corps du Christ a été "rompu" pour un monde nouveau, on finirait aussi par croire que l’homme peut arriver, par ses seules forces, à établir cette unité.
En coulant tous les chrétiens dans le même moule, on obtiendrait une parfaite uniformité, mais alors la communauté serait vidée de tout son sens, de tout son contenu.
L’Esprit est excentrique
Au jour de la Pentecôte, au moment de la fondation de l’Eglise, les apôtres, réunis autour de Pierre, inaugurent une vie nouvelle, conscients de leurs différences antérieures, conscients également du changement qui s’est opéré en eux sous l’action de l’Esprit-Saint qui leur fait saisir cette vérité : désormais, Jésus ne sera plus présent de manière corporelle. Leur mission particulière commence : ils seront appelés à cheminer sur d’autres voies pour répondre à l’appel de celui qui avait fait d’eux des pêcheurs d’hommes. Mais ils gardent pleinement confiance, puisqu’ils sont animés d’une force nouvelle, celle de l’Esprit de Dieu.
Les apôtres pressentaient, d’une manière plus ou moins confuse, que l’Esprit allait les disperser à travers le monde. La manière première avec laquelle l’Esprit se présente, c’est de manière excentrique : il fait littéralement sortir les hommes hors d’eux-mêmes, ils ne s’appartiennent plus. Les chrétiens ne sont pas possédés par un esprit quelconque, ils ne sont pas davantage aliénés dans une hystérie mystique (auquel cas, ils auraient tous un besoin urgent de se confier aux mains des psychanalystes !). Ils sont "excentriques" parce que ce qui fait le centre de leur vie, ce n’est plus eux-mêmes, mais le Christ Jésus. Ils ne s’appartiennent plus, ils sont dépossédés d’eux-mêmes pour manifester l’Esprit de Dieu présent au coeur du monde. Et, cet Esprit, comme le Christ, n’est pas uniforme, il se caractérise par la diversité de ses dons.
Toutefois, être empoigné par l’Esprit ne conduit pas à une satisfaction personnelle : l’Esprit est un feu, pour reprendre le symbolisme exprimé dans le récit de la Pentecôte, au livre des Actes des apôtres. Il ne convient pas que tous ceux qui se réclament de l’Esprit-Saint s’enferment dans la douce chaleur des petites équipes de prière. L’Esprit est un feu qui dévore, un vent qui fait sortir les apôtres des prisons de leur peur, pour qu’ils puissent crier partout la Bonne Nouvelle de la résurrection de Jésus. L’Esprit est un feu qui continue de faire agir les chrétiens, dans l’aujourd’hui de Dieu, non pas seulement pour le bien individuel, mais en vue du bien de tous, en vue du bien de la communauté chrétienne. En ce sens, ce sont tous les chrétiens, et pas seulement quelques-uns qui sont effectivement charismatiques... Tous, dans la diversité des dons reçus, sont empoignés par l’Esprit, de telle sorte qu’ils puissent se mettre au service de tous.
Il est impossible d’être chrétien
Accepter de se laisser saisir par l’Esprit de Dieu, accepter de se laisser déposséder de toutes ses certitudes ou de toutes ses assurances, cela apparaît comme singulièrement difficile. A vrai dire, nous pensons que tous les modèles de vie chrétienne sont aussi difficilement accessibles pour la majorité des chrétiens. Non seulement il est difficile d’être chrétien, mais encore c’est chose totalement impossible, si on ne se laisse pas saisir totalement par la main de Dieu. En nous fiant à nos propres moyens, nous n’arriverons pas à grand-chose, et pourtant nous ne pouvons ni ne devons renoncer d’avance. Il faut accepter de laisser Dieu agir en nous, un peu comme le boulanger travaille sa pâte pour la faire lever. C’est la pâte qui monte, mais c’est le boulanger qui fait le travail : la pâte seule ne pourrait jamais lever... il en est de même dans la vie chrétienne. Il faut accepter de nous laisser travailler par Dieu.
Comment laisser Dieu accomplir son oeuvre en nous ? Il n’y a qu’à vivre pleinement sa condition d’homme. A des chrétiens du premier siècle, qui mettaient en doute l’humanité de Jésus, Paul répond : Il est né d’une femme, il est né sujet de la Loi, pour signifier que le Christ Jésus était, en tout point, hormis le péché, un homme semblable aux autres. Et c’est dans cette condition humaine qu’il est possible de découvrir la condition du chrétien. L’homme, et le chrétien d’autant plus, doit être capable d’accepter les exigences que lui pose sa propre humanité, sa dignité d’homme, mais il doit être également capable d’accepter les exigences que lui pose Dieu.
La première question, permettant d’authentifier l’existence chrétienne, réside dans le fait de savoir si, dans la vie quotidienne, les chrétiens se comportent en hommes véritables, dans leurs relations de voisinage, dans leurs relations de travail, dans les choix qu’ils effectuent pour eux-mêmes et parfois pour les autres.
Vivant pleinement comme des hommes, une deuxième question se pose alors nécessairement aux chrétiens : sont-ils capables d’avoir un jugement sain, personnel, raisonnable et responsable, ou adoptent-ils comme ligne de conduite celle qui est suivie par les moutons de Panurge ? Osent-ils, du simple fait qu’ils sont des hommes et des femmes partageant les soucis de toute l’humanité, osent-ils penser et agir autrement que la majorité, quand cela s’avère nécessaire ?
Être chrétien, ce n’est pas être ou agir autrement que les autres, c’est accepter de se laisser mener par l’Esprit de Dieu qui fait retrouver la confiance des enfants quand ils parlent à leur Père, en toute franchise et loyauté, animés par l’espérance d’être entendus et compris. Si les chrétiens deviennent comme des enfants dans la main de Dieu, tout leur est possible : ils peuvent accomplir pleinement leur vocation de fils de Dieu, en étant pleinement hommes, pleinement responsables d’eux-mêmes.
Lever les yeux vers Jésus-Christ
Seul, Jésus-Christ a pu réaliser pleinement la condition d’homme, dans la plénitude voulue par Dieu depuis la création du monde. Il importe donc que les chrétiens lèvent les yeux vers ce modèle humain, tel qu’il a pu être réalisé dans l’existence concrète de Jésus de Nazareth. Lever les yeux vers Jésus-Christ ne signifie pas s’évader du monde présent, mais le vivre intensément.
Nous connaissons tous des moments privilégiés, au cours d’une retraite, d’une halte spirituelle, d’un temps fort... Nous nous sentons plus près de Dieu, et c’est souvent à regret que nous quittons ce moment exceptionnel pour repartir vers la routine quotidienne, un peu comme les trois apôtres après la Transfiguration... Évangile souligne fortement le fait qu’il ne faut pas se faire illusion. Certes, les moments de prière sont importants dans la vie de tout chrétien, mais il convient d’éviter de ne plus rechercher que ces moments, afin de ne plus "se mouiller". Cela ne veut pas dire que les religieux ou religieuses fuient le monde pour s’envoler sur des hauteurs spirituelles : ils répondent à une vocation qui leur est propre, en se plaçant entre les mains de Dieu...
Mais, pour ceux qui restent dans le monde, il existe aussi une vocation et une mission propres. Et, s’il est important de pouvoir s’arrêter, au cours de son existence, au cours de sa journée, pour connaître des instants privilégiés, des moments de relation particulière avec Dieu, afin de reprendre souffle, il est nécessaire de souligner que ces temps forts visent principalement à l’accomplissement de la vocation du chrétien et de sa mission dans le monde des hommes.
Lever les yeux vers Jésus-Christ, c’est aussi apprendre à ne pas se laisser distraire des tâches présentes que tout homme se doit d’accomplir au milieu des autres hommes.
Dans sa lettre aux Colossiens, l’apôtre Paul donne la clef pour bien agir en ce monde et pour trouver le bonheur, celui qui ne passera jamais.
Du moment que vous êtes ressuscités avec le Christ, recherchez ce qui est en haut, là où se trouve le Christ, assis à la droite de Dieu ; c’est en haut qu’est votre but, non sur la terre. Vous êtes morts, en effet, et votre vie est cachée avec le Christ en Dieu. Quand le Christ, votre vie, paraîtra, alors vous aussi, vous paraîtrez avec lui en pleine gloire. Faites donc mourir ce qui en vous appartient à la terre : débauche, impureté, passion, désir mauvais et cette cupidité qui est une idolâtrie. Voilà ce qui attire la colère de Dieu, voilà quelle était votre conduite autrefois, ce qui faisait votre vie. Maintenant donc, vous aussi, débarrassez-vous de tout cela : colère, irritation, méchanceté, injures, grossièreté sortie de vos lèvres. Plus de mensonges entre vous, car vous vous êtes dépouillés du vieil homme, avec ses pratiques, et vous avez revêtu l’homme nouveau, celui qui, pour accéder à la connaissance, ne cesse d’être renouvelé à l’image de son créateur. Col 3, 1-10
Il importe donc de bien choisir son objectif et de tendre ainsi vers les réalités d’en-haut, en faisant disparaître tout ce qui attache à la terre. Bien sûr, Paul ne va pas par quatre chemins, il vise toujours le maximum. Le chrétien, qui cherche à accomplir sa vocation dans le monde présent, ne doit avoir aucune autre ambition que celle de calquer entièrement son existence sur le modèle de celle de Jésus-Christ, qui a pleinement réalisé l’image de l’humanité, telle qu’elle a été voulue par Dieu, lors de la création du monde. Le bonheur, qui exprime la parfaite réalisation de la vocation de l’homme, est possible pour le chrétien dans la mesure où il accepte de mourir avec le Christ pour vivre avec lui, dans une existence cachée au coeur de Dieu.
En calquant son existence sur celle de Jésus, le chrétien fait mourir en lui le vieil homme pour faire vivre l’homme nouveau. Mais il n’est pas question de le faire échapper aux réalités de ce monde. Jésus-Christ lui-même n’a pas refusé de participer aux réalités humaines : il a connu des joies très naturelles, il a partagé la joie des mariés de Cana, il s’est réjoui corporellement au cours de tous les repas qu’il prenait avec ses amis comme avec les pécheurs... Mais il a toujours cherché à manifester le sens ultime de ces réalités terrestres. Elles sont le signe du monde qui vient, un monde nouveau, où Dieu sera tout en tous, un monde où chacun sera riche de la richesse même de Dieu, celle de l’amour qui peut rendre les hommes véritablement heureux.
La dynamique de l’espérance
Lever les yeux vers le Christ, regarder sans cesse les réalités d’en-haut, c’est accepter de laisser son existence traversée par la dimension de l’espérance. Ce qui compte, pour la foi du chrétien, c’est de vivre dans l’espérance, pas une espérance futile qui démobiliserait les entreprises du monde présent, pas une espérance passive pour laquelle le Christ reviendrait seulement à la fin des temps, mais une espérance active, dynamique, qui construit dès aujourd’hui le Royaume. De même que l’objet de la foi chrétienne ne se trouve pas dans un passé mythique, de même l’objet de l’espérance ne se trouve pas davantage dans un avenir mythique. L’objet de la foi, c’est le présent : Jésus-Christ vient au monde à chaque instant. Et celui qui attend le Seigneur est capable d’apprécier le poids de l’instant présent, non pas à la manière des jouisseurs ou des épicuriens, mais à la seule manière du Christ.
Les chrétiens se trouvent ainsi embarqués dans un mouvement qu’ils ne peuvent pas contrôler de manière strictement humaine : il leur arrive de trouver des excuses pour ne pas répondre à l’appel de Dieu, puisqu’ils se découvrent toujours trop faibles pour se lancer à la suite du Christ. Certes, il faut en convenir, la vie chrétienne est très exigeante :
En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé qui tombe en terre ne meurt pas il reste seul, si au contraire il meurt, il porte du fruit en abondance. Celui qui aime sa vie la perd, et celui qui cesse de s’y attacher en ce monde la gardera pour la vie éternelle. Si quelqu’un veut me servir, qu’il se mette à ma suite, et là où je suis, là aussi sera mon serviteur. Si quelqu’un me sert, le Père l’honorera. Jn. 12, 24-26
La vie chrétienne est exigeante : on n’a rien donné tant qu’on n’a pas tout donné. La mesure même du don, c’est de donner sans mesure. Devant cette exigence, les chrétiens peuvent facilement se décourager. Chacun d’entre eux est attaché à la vie présente. Et cela est heureux, parce que la vie présente est commencement, germe de vie nouvelle. Il ne serait pas possible d’aimer la vie nouvelle si la vie présente n’était pas aimée elle aussi, puisque l’une est l’accomplissement de l’autre. Il revient donc aux chrétiens de faire un bon usage des biens qui passent en gardant toujours en vue les biens à venir. L’espérance qui anime les chrétiens se concrétise elle-même dans la dimension du partage, qui est l’expression actuelle du don. Il existe plusieurs formes de partage qu’il est bon de redécouvrir;
D’abord, le don simplement matériel, sous ses formes les plus diverses : une pièce de monnaie à un pauvre, une somme d’argent plus conséquente à l’occasion d’une campagne contre la faim dans le monde ou d’une action urgente en faveur de ceux qui sont actuellement les plus démunis. Mais il ne convient pas de se limiter à cette seule forme de largesse, purement extérieure à soi. D’ailleurs, l’évêque Ambroise de Milan le rappelait déjà à ses chrétiens : Ce n’est pas de tes biens que tu fais largesse au pauvre, tu lui rends ce qui lui appartient, car la terre est à tout le monde.
Une deuxième forme du don : le don de son temps. Le temps, c’est sans doute ce que l’homme contemporain a de plus précieux. C’est l’une des rares choses qu’il ne peut pas gaspiller, qu’il ne peut pas mettre en réserve. Accorder de son temps à ceux qui viennent déranger les habitudes acquises, ce n’est pas si simple...
Une troisième forme du don : le don de soi. Quand on a tout donné de ses biens matériels, quand on a donné tout son temps, il ne reste plus qu’à se donner soi-même : Nul n’a d’amour plus grand que celui qui se dessaisit de sa vie pour ceux qu’il aime (Jn. 15, 13).
La vie chrétienne est un combat
Renoncer à toute satisfaction temporelle pour ne donner sa préférence qu’à Dieu, pour ne travailler qu’en ne tenant compte que de l’espérance qui anime les chrétiens, cela est très exigeant. Mais l’Eglise, parce qu’elle porte le souci de tous les hommes, a voulu, en quelque sorte, atténuer cette exigence. Car il apparaît que l’idéal absolu serait pratiquement hors de portée. Pour ne prendre que le seul exemple de la règle de vie de ceux qui se sont mis à l’école de saint François d’Assise, il faut noter que l’Eglise n’a accepté la règle franciscaine qu’après de très nombreuses retouches. François et Claire d’Assise voulaient revenir à la loi évangélique, dans toute son intransigeance, dans toute sa perfection. L’autorité ecclésiastique a voulu des amendements, non pas pour discréditer l’Evangile, mais pour permettre à chaque homme et à chaque femme de trouver son épanouissement dans la vie religieuse. L’Eglise s’est toujours refusée à sanctifier le masochisme, elle ne cesse de crier, au milieu de toutes les générations, qu’elle veut le bonheur de l’homme, elle ne cesse de proclamer que Dieu ne veut rien d’autre que l’accomplissement et l’épanouissement de tout l’homme.
Mais ce bonheur n’est pas une possession, ce n’est pas un acquis, quelque chose que l’homme pourrait posséder au même titre que les autres réalités humaines. Le bonheur est une acquisition, et l’on ne peut l’atteindre ou l’acquérir qu’en suivant le chemin de la dépossession, le chemin du détachement. Il faut apprendre à perdre pour devenir le disciple du Christ. L’apôtre Paul écrivait, dans sa lettre aux Philippiens :
Toutes ces choses qui étaient pour moi des gains, je les ai considérées comme une perte à cause du Christ. Mais oui, je considère que tout est perte en regard de ce bien suprême qu’est la connaissance de Jésus Christ mon Seigneur. A cause de lui, j’ai tout perdu et je considère cela comme ordures afin de gagner Christ et d’être trouvé en lui, non plus avec une justice à moi, qui vient de la loi, mais avec celle qui vient de la foi au Christ, la justice qui vient de Dieu et s’appuie sur la foi. Il s’agit de le connaître, lui, et la puissance de sa résurrection et la communion à ses souffrances, de devenir semblable à lui dans sa mort, afin de parvenir, s’il est possible, à la résurrection d’entre les morts. Non que j’aie déjà obtenu tout cela ou que je sois devenu parfait, mais je m’élance afin de le saisir, parce que j’ai été saisi moi-même par Jésus-Christ. Frères, je n’estime pas l’avoir déjà saisi. Mon seul souci : oubliant le chemin parcouru et tout tendu en avant, je m’élance vers le but, en vue du prix attaché à l’appel d’en haut que Dieu nous adresse en Jésus Christ. Phi. 3, 7-14
De cette manière, Paul reconnaît que toute la vie chrétienne est une course et qu’il n’a pas encore atteint le but. La vie chrétienne est un combat, et une fois ce combat commencé, il n’est plus possible de faire machine arrière. On ne peut pas se permettre de commencer à être chrétien, il faut aller jusqu’au bout. De même que ceux qui se lancent dans une course de montagne ne peuvent revenir en arrière, de même le chrétien doit aller jusqu’au bout et poursuivre sans cesse sa route. Dans la vie chrétienne, ce serait sans doute trop demander si l’homme se trouvait réduit à ses seules forces : seul, le chrétien ne peut rien faire, et c’est, une fois de plus, Paul qui apporte une réponse : Je peux tout en Celui qui me rend fort (Phi. 4, 13).
Seul, le chrétien ne peut rien, mais avec l’aide de Dieu il peut tout. Cependant Dieu ne fait rien sans les hommes et il les invite sans cesse à poursuivre l’oeuvre qu’il a commencée en eux et à travers eux : Dieu a besoin des hommes pour parachever sa création, il a créé l’homme pour qu’il soit son partenaire. Jésus-Christ est le premier de cordée et il indique le chemin à suivre, tout en invitant à aller toujours plus loin, plus en avant.
Pour faire bref, le combat de la foi, pour le chrétien, c’est de se remettre entre les mains de Dieu, afin de se laisser modeler par lui, c’est aussi se mettre en route à la suite du Christ, en se donnant sans réserve afin de mener jusqu’à son achèvement l’oeuvre inaugurée par Dieu depuis la création du monde. Et ce combat ne peut admettre de compromissions : il convient que le chrétien puisse toujours dire ce en quoi il croit. Comme l’affirme Pierre, dans sa première lettre : Soyez toujours prêts à justifier votre espérance devant ceux qui vous en demandent compte (1 P. 3, 15).
Personne ne doit craindre de se présenter comme chrétien, en affirmant que l’espérance n’est pas incompatible avec les soucis des hommes. Le chrétien partage les soucis quotidiens des autres hommes, mais avec la certitude que le sens de la vie ne s’arrête pas à l’écrasement du quotidien. Habitant ce monde, il vit pleinement toute la réalité de ce monde, en sachant aussi que l’homme est autre chose qu’un conglomérat de cellules : l’homme est l’image de Dieu. Et pour cette raison, il est impossible d’accepter quelque compromis que ce soit. C’est pourquoi il est souvent difficile de témoigner de la foi chrétienne, particulièrement dans le domaine de l’éthique, où les exigences évangéliques sont difficilement admissibles par la plupart des hommes du temps présent.
La rupture de la relation avec Dieu
Le combat de la foi est une exigence pour le chrétien engagé dans le monde, il apparaît même comme une nécessité absolument vitale. Tout en étant conscient de cette nécessité impérieuse, il arrive que le chrétien se décide librement à rompre, d’une manière parcellaire ou d’une manière définitive, cette relation avec Dieu, qui constitue la trame de son existence. Cette rupture a pour nom le péché. La condition humaine se manifeste toujours comme la condition du pécheur en face de Dieu. Elle s’est exprimée dans la relation qui a uni Jésus et Pierre, après la résurrection. Alors que Jésus sait que son disciple l’a renié, il lui pose la grande question de l’amour.
Après le repas, Jésus dit à Simon-Pierre : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu plus que ceux-ci ? Il répondit : Oui, Seigneur, tu sais que je t’aime, et Jésus lui dit alors : Pais mes agneaux. Une seconde fois, Jésus lui dit : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? Il répondit : Oui, Seigneur, tu sais que je t’aime. Jésus dit : Sois le berger de mes brebis. Une troisième fois, il dit : Simon, fils de Jean, m’aimes-tu ? Pierre fut attristé de ce que Jésus lui avait dit une troisième fois : M’aimes-tu ? Et il reprit : Seigneur, toi qui connais toutes choses, tu sais bien que je t’aime. Et Jésus lui dit : Pais mes brebis. En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais jeune, tu nouais ta ceinture et tu allais où tu voulais, lorsque tu seras devenu vieux, tu étendras la main et c’est un autre qui nouera ta ceinture et qui te conduira là où tu ne voudrais pas. Jésus parla ainsi pour indiquer de quelle mort Pierre devait glorifier Dieu, et sur cette parole, il ajouta : Suis-moi. Jn. 21, 15-19
L’évangéliste souligne la triple question de Jésus, parce qu’il sait que son lecteur ou son auditeur a encore en mémoire le triple reniement de Pierre. Et la question de Jésus à Pierre signifie que celui-ci est déjà pardonné. Pour, elle ne veut pas dire que son acte soit effacé. Pierre gardera toujours en lui le souvenir de son reniement, mais il sait que son Seigneur lui a pardonné. Le pardon de Dieu n’éclipse pas la réalité, mais elle lui donne un visage radicalement nouveau. Jésus pardonne à Pierre sans que celui-ci ne fasse l’aveu détaillé de son péché. L’important, ce n’est pas de multiplier les aveux, de "vider son sac", mais c’est de se reconnaître pécheur, en situation de rupture avec Dieu. Le pécheur, ce n’est pas celui qui pose des actes fautifs : on ne collectionne pas les péchés comme des trophées de chasse. Le pécheur, c’est celui qui ne vit plus dans l’intimité de Dieu, c’est lui qui se sépare de la vie d’amour de Dieu, parce qu’il estime qu’il est capable de se suffire à lui-même.
Tous les chrétiens peuvent et doivent se reconnaître pécheurs. Les plus grands saints, ceux qui sont vus comme les hommes ou les femmes ayant le plus vécu dans l’intimité divine, sont aussi ceux qui ont le plus durement éprouvé la fragilité de l’homme. Ce qui compte, au regard de Dieu, ce n’est pas ce que l’homme peut faire, mais ce qu’il est au plus intime de lui-même.
Le Dieu qui a dit : que la lumière brille au milieu des ténèbres, c’est lui-même qui a brillé dans nos coeurs pour faire resplendir la connaissance de sa gloire qui rayonne sur le visage du Christ. Mais ce trésor, nous le portons dans des vases d’argile, pour que cette incomparable puissance soit de Dieu et non de nous. 2 Co. 4, 7
L’apôtre Paul compare la fragilité humaine à la fragilité d’un vase sans valeur qui porte ce qui est le plus précieux : la connaissance de la gloire du Christ. Le trésor inestimable, c’est aussi la Parole de Dieu qui a été révélée aux chrétiens par le Fils unique. C’est forts de cette Parole qu’ils ont la certitude d’être aimés de Dieu. Quoi qu’ils fassent, ils sont assurés que l’amour de Dieu est toujours premier.
En revenant sur l’entretien de Jésus et de Pierre, il est possible de découvrir que Jésus pardonne à Pierre sans lui imposer une pénitence. Il ne peut pas imposer à son disciple de répondre à son amour, mais il l’invite simplement et de manière pressante, insistante, à l’aimer, sans exiger une réponse positive. Pierre est peiné de la triple question de Jésus, il est peiné parce qu’il reconnaît sa situation de pécheur : il a renié son Seigneur, il n’a pas trouvé la force de l’accompagner jusqu’au bout. Pourtant, Jésus ne lui reproche rien, il ne lui demande même pas d’éprouver un certain repentir. Dieu aurait beau aimer l’homme, si celui-ci ne répond pas à son amour, l’échange est impossible. Pour aimer, il faut être deux et se manifester cet amour mutuel, soit par des gestes soit par des actes.
Redire le secret du monde
Celui qui a découvert au plus intime de lui-même, comme "porté dans un vase d’argile", cet amour de Dieu pour l’homme, celui-là est immédiatement appelé à entrer dans la relation même qui est exigée par l’amour. Le chrétien authentique est l’homme qui a découvert ce secret divin et qui accepte de rentrer de plus en plus dans le mystère qui fait la vie de Dieu, la vie en Dieu. Il entre effectivement dans la relation privilégiée qui tisse les liens mêmes de la vie et qui permet à tout homme de devenir créateur de ce monde avec Dieu. Celui-ci se dévoile comme l’ami des hommes. Et si on perd de vue longtemps un ami, il n’est bientôt plus possible de prétendre le connaître : en amitié, en amour, il n’est jamais possible de se contenter d’une relation épisodique.
On ne peut se contenter de prier de temps en temps, quand on a découvert la surabondance de l’amour de Dieu. La prière devient une décision qui engage toute l’existence quand l’homme s’aperçoit que Dieu a réellement de l’importance pour lui, quand il désire le connaître réellement. La prière devient un face à face d’amour : Dieu appelle les hommes à se partager son amour, il les appelle à vivre de sa tendresse, en se laissant façonner par ses mains. Le Christ Jésus a laissé une loi unique : celle d’aimer. Et ceux qui aiment, ceux qui ont découvert le secret de Dieu, ceux qui témoignent du secret du monde, vivent déjà de la vie même de Dieu.