Le phénomène universel de la prière

 

Prière de ne pas marcher sur les pelouses.

Prière de s’essuyer les pieds en entrant.

Prière d’attendre dans le hall.

Le vocabulaire de la prière est assez présent dans la vie quotidienne... Seulement, il s’agit souvent d’une prière peu chrétienne. Pourquoi prier ? Comment faire pour prier ? A qui parler ? Où prier ?

La prière est une dimension importante, fondamentale et essentielle dans l’existence de tout homme religieux, cela peut se vérifier sous toutes les latitudes et à toutes les époques, aussi bien au Moyen-Orient antique, le berceau des trois grandes religions monothéistes, qu’en Orient où sont nés les grands courants mystiques de l’hindouisme et du bouddhisme. L’attitude de prière est une constante de tous les hommes qui reconnaissent, plus ou moins implicitement l’existence d’une puissance qui leur est supérieure. Tout ce qui pousse les hommes à joindre les deux mains dans la prière ne peut être une mauvaise chose.

Universalité de la prière

En examinant les sculptures qui nous sont parvenue des civilisations les plus anciennes, il est possible de retrouver des attitudes qui se présentent comme caractéristiques de la prière. Parfois, l’homme est représenté debout, les bras tendus vers son dieu, parfois, il est à genoux, une main levée devant son visage, en signe de soumission et de respect en présence de la divinité qu’il adore. Ces mêmes sculptures montrent encore que la prière s’accompagne souvent de sacrifices d’animaux ou même d’êtres humains. Le sacrifice, quel qu’il soit, est alors considéré comme un moyen de se rapprocher de Dieu. Que seraient les gens de la terre sans la prière ?

Les textes sacrés de toutes les religions soulignent, d’autre part, que l’offrande n’a de sens que si elle s’accompagne d’une attitude intérieure. Les sacrifices ne sont rien en eux-mêmes, il faut encore que l’homme soit disposé à rencontrer son Dieu. Un psaume indique clairement l’importance de cette démarche de la prière :

Tu n’aimerais pas les sacrifices que j’offrirais,

Tu n’accepterais pas d’holocaustes.

Le sacrifice voulu par Dieu, c’est un esprit brisé.

Dieu, tu ne rejettes pas un coeur brisé et broyé.      Ps. 51, 18-19

 Ce texte indique assez clairement que le sacrifice n’est pas une fin en soi, il est nécessaire que l’homme se situe en vérité en face de son Dieu. Toutefois, ce Dieu n’est pas un être immédiatement perceptible par les sens de l’individu. D’une manière ou d’une autre, toutes les religions affirment le caractère transcendant de la divinité, même si elle peut se manifester dans des réalités concrètes.

Néanmoins, il serait certainement illusoire d’affirmer que Dieu est totalement invisible. Il n’est pas invisible, mais c’est la vue de l’homme qui se trouve voilée quand le Dieu se rend présent. Dieu est toujours présent : où que ses pas mènent l’homme, Dieu est là juste devant ses yeux, exactement comme l’écran de cinéma que l’oeil ne perçoit plus, quand l’esprit est totalement accaparé par le film qui se trouve projeté sur l’écran. Toute l’activité de la prière peut se résumer dans une tentative pour l’homme de voir ce qui paraît invisible.

Les disciples de Jésus, sur la route d’Emmaüs, marchaient ensemble quand Jésus les rejoignit pour faire route avec eux, mais leurs yeux étaient empêchés de le reconnaître (Lc. 24, 26). Malgré l’échange de paroles, malgré l’enseignement qu’il leur donne en commençant par Moïse et par tous les prophètes, il leur expliqua dans toutes les Écritures ce qui le concernait (v. 27), ils ne le reconnurent pas. Ce n’est qu’à la fraction du pain, geste hautement significatif, qui avait pu être aussi celui de Jésus lors de son dernier repas, ce n’est qu’alors que leurs yeux s’ouvrirent et ils le reconnurent, puis il leur devint invisible (v. 31).

Bien qu’ayant le Ressuscité devant les yeux, les disciples ne le reconnaissent pas : la présence de la divinité se trouve toujours cachée, imperceptible pour le regard superficiel ou même pour le regard intellectuel qui cherche à comprendre, sans pénétrer au coeur même de la réalité qui se manifeste imperceptiblement. La première démarche de toute prière peut-elle être autre que le désir de voir non seulement les choses visibles, mais aussi et surtout celles qui demeurent invisibles ?

L’expérience du désert

Essayer de trouver Dieu derrière les choses les plus évidentes qui empêchent de le voir, c’est aussi être capable d’assumer une certaine forme de désert. Il n’est pas nécessaire de fréquenter les lieux arides pour rencontrer Dieu, il suffit d’apprendre à voir alors que toutes les manifestations du monde se posent comme des contradictions absolues de la présence de Dieu. La prière adressée au Dieu unique est une épreuve comparable à celle que le peuple d’Israël a connue dans sa traversée du désert pendant quarante années à la suite de Moïse.

Dans le monde antique, très souvent tourné vers l’adoration de plusieurs dieux, organisés en panthéons hiérarchisés, le peuple issu d’Abraham, le père de tous les croyants, faisait exception. Il ne reconnaissait qu’un seul et unique Dieu. Ce Dieu a parlé à Moïse, alors qu’il gardait les troupeaux pour le compte de son beau-père, Jethro, le prêtre-roi de Madian. Ce que YHWH demande d’abord à Moïse, c’est de faire sortir les Hébreux du pays d’Égypte, pour qu’ils lui offrent un sacrifice : Le Seigneur, Dieu des Hébreux, s’est présenté à nous, et maintenant, il nous faut aller à trois jours de marche dans le désert, pour sacrifier au Seigneur, notre Dieu (Ex. 3, 18).

Mais ce n’est que progressivement, au cours de leur marche à travers le désert, que les Hébreux découvriront la personne de ce Dieu unique qui les avait fait sortir d’Égypte, de la maison de servitude. Dieu est passé au milieu de son peuple, au jour de la Pâque, alors que ses fidèles consommaient l’agneau immolé afin que son sang puisse indiquer à l’ange exterminateur la présence des maisons des Hébreux :

Dans le pays d’Égypte, le Seigneur dit à Moïse et à son frère Aaron : Ce mois-ci sera pour vous le premier des mois, il marquera le commencement de l’année. Parlez ainsi à toute la communauté d’Israël : le dix de ce mois, que l’on prenne un agneau par famille, un agneau par maison. Si la maisonnée est trop peu nombreuse pour un agneau, elle prendra avec elle son voisin le plus proche, selon le nombre de personnes. Vous choisirez l’agneau d’après ce que chacun peut manger. Ce sera un agneau sans défaut, un mâle, âgé d’un an. Vous prendrez un agneau ou un chevreau. Vous le garderez jusqu’au quatorzième jour du mois. Dans toute l’assemblée de la communauté d’Israël, on l’égorgera au coucher du soleil. On prendra du sang que l’on mettra sur les deux montants et le linteau des maisons où on le mangera. On mangera sa chair cette nuit-là, on la mangera rôtie au feu, avec des pains sans levain et des herbes amères. Vous mangerez ainsi : la ceinture aux reins, les sandales aux pieds. Vous mangerez en toute hâte : c’est la Pâque du Seigneur. Cette nuit-là, je traverserai le pays d’Égypte, je frapperai tout premier-né au pays d’Égypte, depuis les hommes jusqu’au bétail. Contre tous les dieux de l’Égypte, j’exercerai mes jugements : je suis le Seigneur. Le sang sera pour vous un signe sur les maisons où vous serez. Je verrai le sang et je passerai : vous ne serez pas atteint par le fléau dont je frapperai le pays d’Égypte. Ce jour-là sera pour vous un mémorial. Vous en ferez pour le Seigneur une fête de pèlerinage. C’est une loi perpétuelle : d’âge en âge, vous la fêterez         Ex. 12, 1-14

Ce jour de la Pâque, jour du Passage du Seigneur au milieu de son peuple, sera, pour Israël, le début d’une grande aventure dans le désert. C’est en effet dans le désert du Sinaï que le peuple allait faire l’expérience la plus intime de ce Dieu libérateur. Un vieux proverbe affirme : Celui qui ne travers pas le désert ne rencontre jamais l’oasis.

L’oasis, pour Israël, c’est Dieu lui-même qui donne sa Loi sur le mont Sinaï, c’est Dieu qui donne à chaque membre du peuple les moyens de vivre selon sa volonté. Chaque membre devra enseigner toute la Loi à ses fils, de génération en génération, jusqu’à l’accomplissement des siècles.

Une des grandes dimensions de la prière juive se trouve donc dans l’étude de la Loi donnée par Dieu à son peuple. C’est en découvrant, en écoutant, en méditant la Parole de Dieu que le croyant peut répondre à l’appel qui lui est adressé dans son existence quotidienne. En se soumettant à la Loi, qui exprime la Parole de Dieu dans toute son exigence, le fidèle revit, à sa manière, la grande expérience qui fut celle de ses pères, dans le désert, expérience d’une rencontre privilégiée avec Dieu, expérience de savoir que Dieu accompagne toujours son peuple dans toutes ses pérégrinations à travers le monde.

Pourquoi avoir parlé de l’expérience du désert ? Pourquoi avoir parlé de la prière juive, alors que nous voulons saisir le sens et la densité de la prière chrétienne ? Un tel détour, même aussi bref, était nécessaire. En effet, même si elle est universelle, la prière n’est pas une donnée naturelle pour l’homme, elle n’est pas davantage une donnée naturelle pour le chrétien. Pour se tourner vers le Dieu des chrétiens, il faut aussi faire l’expérience du désert.

Les plus grands mystiques sont passés par ce chemin rude, aride, épineux, ils ont éprouvé, au plus intime de leur être, le silence et l’absence de Dieu. Tout en ayant une conscience aiguë de Dieu, ils éprouvaient ce sentiment de l’absence qu’un Jean de la Croix, qu’une Thérèse de l’Enfant Jésus, à la suite de Thérèse de Jésus, la réformatrice de l’Ordre du Carmel, appelaient la nuit la plus obscure. Pour le chrétien, qui n’est pas plus élevé en spiritualité que ces contemplatifs, le contact, la relation avec Dieu n’est pas une évidence absolue. Il lui faut accepter de renoncer à des pratiques rituelles, qui sont accomplie simplement par habitude, et qui peuvent devenir rapidement des conduites magiques.

Le chrétien acceptera-t-il de traverser le désert pour rencontre l’oasis ? Comment Dieu se présente-t-il à lui ? Dieu, pas plus que le soleil ou la mort, ne peut se regarder en face. L’expérience du prophète Élie, qui a éprouvé la présence de Dieu sur le mont Horeb, cet autre nom du Sinaï, peut éclairer la recherche :

Le Seigneur dit : Sors et tiens-toi devant la montagne du Seigneur : le Seigneur va passer. Il y eut devant le Seigneur un vent violent et puissant qui érodait les montagnes et fracassait les rochers, le Seigneur n’était pas dans le vent. Après le vent, il y eut un tremblement de terre, le Seigneur n’était pas dans le tremblement de terre. Après le tremblement de terre, il y eut un feu, le Seigneur n’était pas dans le feu. Et après le feu, le bruissement d’un souffle ténu. Alors, en l’entendant, Élie se voila le visage avec son manteau, il sortit et se tint à l’entrée de la caverne. Une voix s’adressa à lui : Pourquoi es-tu ici, Élie ? Il répondit : Je suis passionné pour le Seigneur. Les fils d’Israël ont abandonné ton alliance, ils ont démoli tes autels et tué tes prophètes par l’épée, je suis resté, moi seul, et l’on cherche à m’enlever la vie.    1 R. 19, 11-14

Dieu ne manifeste pas sa présence dans le vacarme ou les signes extraordinaires et spectaculaires du monde naturel. Il ne se découvre pas dans les forces de la nature, que les civilisations et les religions les plus anciennes avaient divinisées. Dieu est discret, mais sa seule présence éblouit celui qui est passionné par lui. La passion d’un homme, tel qu’Elie, peut porter Dieu à se manifester aussitôt en raison du respect que ce même homme porte à l’alliance entre Dieu et son peuple, alliance qui avait été rompue par les autres hommes.

Prière et révélation de Dieu

En découvrant l’importance de la Parole de Dieu, en reconnaissant l’importance capitale de son alliance avec les hommes, il est possible de comprendre le fondement même de la prière. Celui-ci, c’est la Parole de Dieu elle-même, qu’elle soit la révélation que Dieu fait de lui-même dans sa Parole écrite, dans la Bible, qu’elle soit la révélation que Dieu fait de lui-même dans sa Parole incarnée, Jésus-Christ, qu’elle soit encore et aussi cette autre Parole que Dieu peut adresser aux hommes contemporains dans le quotidien de leur existence. Une pensée du grand théologien allemand, Karl Barth, qui a dû souffrir la persécution nazie, avant de pouvoir se réfugier en Suisse, indique que toute prière authentiquement chrétienne s’enracine nécessairement dans le passé et dans le présent : La lecture de la Bible et celle du journal doivent être les sources quotidiennes de la méditation de tout chrétien.

Le chrétien est celui qui prend son appui sur la Parole de Dieu pour comprendre tous les événements de sa vie. Et la prière se trouve ainsi inséparablement unie à la révélation que Dieu fait de lui-même, aussi bien dans l’alliance avec son peuple Israël que dans l’alliance nouvelle accomplie et réalisée en Jésus Christ. La prière est chrétienne si elle s’appuie sur toute la révélation connue dans la Bible et qui culmine particulièrement dans la croix de Jésus, le lieu même de sa glorification.

Sur la croix, le Christ ouvre les bras pour se donner totalement à son Père et pour se donner totalement aux hommes. Par ses bras étendus, il embrasse toute l’humanité pour la conduire vers le Père.

C’est aussi au pied de la croix que Jean, le disciple bien-aimé, a pu découvrir toute la tendresse de Dieu, lisant dans le côté percé de Jésus, d’où s’écoulaient l’eau et le sang, toute la symbolique sacramentelle par laquelle une nouvelle Ève, l’Eglise, se trouve constituée dans le Nouvel Adam qu’est le Christ. Dans l’attitude de Jean se trouve également un modèle pour la prière de tout chrétien. Jean atteste son témoignage : Celui qui a vu rend témoignage et son témoignage est conforme à la vérité et d’ailleurs Celui-là sait qu’il dit ce qui est vrai, afin que vous aussi vous croyiez (Jn. 19, 35).

La relation du croyant avec le Père s’éclaire d’un jour nouveau au moment de la mort du Fils : Christ est mort pour nous, alors que nous étions encore pécheurs (Ro. 5, 8).

Cette mort prouve à quel point le Père a aimé le monde, elle prouve aussi à quel point le Fils a aimé ce monde des hommes, puisqu’il est allé jusqu’à donner sa vie, et qu’il n’y a pas de plus grande preuve d’amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime.

La prière chrétienne s’instaure dans la contemplation même de la croix du Fils, puisque la prière est une réponse de l’amour à l’amour. L’homme répond avec confiance à ce Dieu qui lui donne la preuve suprême de son amour. Cette réponse est le témoignage même que le chrétien peut donner de sa compréhension de tout le mystère de la mort et de la résurrection du Christ. L’orant s’instaure comme le témoin actif de la Passion du Fils, témoin de ce don inaugural de toute la vie de l’Eglise, agent dans le don qu’il est amené à faire de lui-même pour accomplir, dans le concret de sa propre existence, ce même don de soi aux autres. Une prière qui ne serait pas également enracinée dans la vie ne pourrait prétendre à la détermination chrétienne. C’est en se donnant sans réserve que le chrétien devient réellement le témoin du Christ, un autre Christ.

Le renouveau dans la prière

Depuis quelques décennies, la prière, dans le monde chrétien, connaît un renouveau, sous l’influence de théologies plus proches des réalités vécues par les hommes et aussi plus proches de la révélation biblique. Il ne s’agit pas d’opposer la tradition chrétienne et la révélation contenue dans les Écritures bibliques, mais plutôt de montrer l’enracinement scripturaire de la tradition elle-même. Après une période où l’Eglise a surtout cherché à défendre sa tradition historique, elle vise, de plus en plus, à retrouver la source de ce qui l’a fait vivre au cours des siècles, tout en visant également à faire connaître sa présence dans le monde des hommes.

La grande révolution, apportée dans le catholicisme par le deuxième concile du Vatican, a surtout été l’ouverture de l’Eglise sur le monde contemporain. Pendant longtemps, elle s’était située en opposition avec le monde, elle cherchait à se protéger de toutes les atteintes néfastes ou présumées telles qui pouvaient la remettre en question. Elle s’enfermait ainsi sur elle-même. L’ouverture apparaissait de plus en plus nécessaire. Aussi le concile a-t-il cherché à préciser les relations qui pouvaient exister entre le monde et l’Eglise, en soulignant que la réalité quotidienne était aussi porteuse d’avenir.

Déjà, dans les années qui avaient suivi la seconde guerre mondiale, des phénomènes sociaux avaient marqué la vie de l’Église. Il suffit de garder en mémoire l’exemple d’un grand nombre de prêtres qui, dans les camps de prisonniers, ont découvert un monde dont ils ne soupçonnaient même pas l’existence, enfermés qu’ils étaient dans la routine du fonctionnement d’un régime de chrétienté. L’Eglise découvrait alors le monde dans toute sa densité, et elle en fut ébranlée... Après la guerre naissait le grand mouvement des prêtres ouvriers, accompagné de l’expansion de l’Action Catholique. Pour les prêtres, comme pour les militants, il fallait sortir l’Eglise de son ghetto.

Avant le concile, dans l’Eglise comme hors d’elle, la prière était largement dévalorisée. Le monde industrialisé, la science positive et le socialisme athée avaient proposé et exploité d’autres valeurs qui ignoraient tout rapport avec Dieu. Et même, certains prêtres et certains chrétiens finissaient par croire que la prière ne constituait plus le tout de l’existence chrétienne. C’était la grande crise de la prière, parce qu’elle n’était plus reconnue comme une valeur première dans la communauté d’Eglise. Évidemment, elle ne disparaissait pas totalement, puisque d’autres chrétiens recommandaient alors une prière qui soit située au coeur du monde, afin que le chrétien devienne comme le levain dans la pâte humaine, répondant ainsi à l’exhortation pressante de saint Paul : Priez sans vous lasser (Thes. 5, 17).

D’autre part, l’année 1968, dans l’Eglise, comme dans le monde, a été une année importante, elle a marqué un tournant véritable. Et il est possible de penser que cette révolution dans le domaine culturel a été menée par les enfants des militants chrétiens de l’après-guerre. Les jeunes ont perdu la foi de leurs parents parce qu’ils avaient souffert dans leur vie familiale en raison de l’engagement et du militantisme de leurs parents. Ces jeunes cherchaient une autre voie : il faut changer le monde, mais il faut aussi changer le coeur de l’homme.

C’est déjà à cette perspective que s’était attaché le concile, en prenant en compte les exigences des droits de l’homme. Au début de ce monde, Dieu a créé le ciel et la terre, à la plénitude des temps, il y aura une terre nouvelle et des cieux nouveaux. Entre le commencement et l’accomplissement s’inscrit le travail créateur des hommes qui sont capables de transfigurer le monde dans lequel ils vivent. Les chrétiens savent que Dieu veut la vie et le bonheur de tous les hommes. Alors les droits fondamentaux de l’homme doivent être respectés. Le droit à la vie interdit toute espèce d’homicide, de la guerre à l’avortement. Le droit à l’intégrité de la personne interdit toute espèce de tortures, physiques ou morales. Le droit à la dignité est offensé par les conditions de vie sous-humaines, par les emprisonnements arbitraires, par l’esclavage, par les conditions de travail dégradantes. Toute forme de discrimination sociale, culturelle ou raciale doit être considérée comme contraire au dessein de Dieu. En affirmant clairement les droits de l’homme, le concile avait pleinement conscience de défendre les pauvres, les petits, ceux qui sont précisément sans défense. Travailler dans cette voie, c’est effectivement préparer la venue du Royaume de Dieu, royaume de justice, royaume de vie, royaume d’amour.

Les pères conciliaires ont achevé leur rencontre par un message important adressé aux jeunes du monde entier :

A vous, jeunes du monde, le concile veut adresser son dernier message. Vous allez recueillir le flambeau des mains de vos aînés et vivre dans le monde au moment des plus gigantesques transformations de son histoire. En recueillant le meilleur de l’exemple de vos parents et de vos maîtres, vous allez construire la société de demain. Vous vous sauverez ou vous périrez avec elle... L’Eglise vient de travailler à rajeunir son visage pour mieux répondre au dessein de son fondateur, le Grand Vivant, le Christ éternellement jeune. Et au terme de cette imposante révision de vie, elle se tourne vers vous. C’est pour vous, les jeunes, qu’elle vient par son concile, d’allumer une lumière qui éclaire l’avenir... Au nom de Dieu et de Jésus, nous vous exhortons à élargir vos coeurs aux dimensions du monde, à entendre l’appel de vos frères et à mettre hardiment à leur service vos jeunes énergies. Luttez contre tout égoïsme. Refusez de laisser libre cours aux instincts de violence et de haine qui engendrent les guerres et leurs cortèges de misères. Soyez généreux, purs, respectueux, sincère. Construisez dans l’enthousiasme un monde meilleur que celui de vos aînés.

Le renouveau qui allait se manifester dans le monde chrétien, et particulièrement au niveau de la prière, n’allait pas prendre les voies traditionnelles, les chemins de l’Eglise institutionnalisée. Le renouveau allait subir la grande influence des mystiques étrangères à la foi chrétienne, avec un regain d’intérêt pour les courants de spiritualité orientale, avec le yoga et le zen, avec une influence prépondérante des sectes multiples et variées, encourageant une atmosphère chaleureuse qui semblait étrangère à l’Eglise catholique, avec l’implantation du Pentecôtisme... Autant de manifestations qui attiraient et qui continuent d’attirer ceux qui sont assoiffés d’autre chose que de l’existence sururbanisée. Des millions d’hommes, enfermés dans de grands ensembles, ont besoin de prière. Et dans le courant des années 70 naissaient des écoles de prière, le flot des publications sur la prière prenait alors les proportions d’un véritable raz-de-marée.

Il y avait eu une crise de la prière, tout simplement parce que celle-ci s’était sclérosée, parce qu’elle s’était enfermée sur elle-même au point de devenir caricaturale. Le renouveau dans la prière était une nécessité absolument vitale pour que les chrétiens puissent vivre, d’une manière plus authentique, leur propre foi.

Les caricatures de la prière

Malgré le mouvement de renouveau dans la prière, il convient de souligner que des formes caricaturales de prière ont subsisté. Pour comprendre une caricature, il faut toujours souligner et accentuer, jusqu’à l’outrance, certains traits qui paraissent caractéristiques. Si elles ne sont pas portées par la foi, certaines formes de prière ne sont guère profitables pour le bien-être spirituel des croyants. Elles sont même le plus souvent nuisibles à un authentique témoignage de la foi au milieu du monde.

Tout d’abord il existe ce qu’il serait possible d’appeler la prière programmée à laquelle de nombreux chrétiens sont très attachés. Elle ne constitue pas une caricature en elle-même, mais elle devient caricaturale dans la manière dont elle peut être comprise. La prière du matin et du soir est une bonne habitude, mais elle peut devenir mauvaise si on la considère comme une obligation : il faut accomplir un certain programme de prière, il faut réciter un certain nombre de formules, avec des dévotions particulières à tel ou tel saint... On oublie alors que le centre de toute prière, c’est Jésus-Christ. Et celui-ci n’exige pas la raideur ou la rigidité dans la fidélité. En confession privée, on s’accuse d’avoir manqué à ‘‘ses’’ prières. Ce qu’il est possible de critiquer, ce n’est pas tant le fait de l’habitude que la raideur, la rigidité dans la fidélité. Une telle prière, qui devient contrainte, n’est plus un dialogue d’amour. De plus, d’une certaine manière, plus ou moins consciemment, on finit par accuser les autres de ne pas être fidèles à ces habitudes héritées de la prime jeunesse. Car, il faut reconnaître que donner une éducation chrétienne à de jeunes enfants, c’est aussi les programmer à entreprendre un véritable dialogue d’amour avec Dieu, le Père de Jésus-Christ.

La première forme de caricature, c’est la prière magique dans laquelle certains chrétiens s’installent très aisément... C’est la caricature-type. Celui qui prie prend Dieu, Jésus-Christ, la Vierge et tous les saints pour des distributeurs automatiques qui doivent satisfaire ses besoins. On dit une prière, on fait une neuvaine, et le souhait doit automatiquement se réaliser. Aucune place n’est accordée à la foi personnelle et la prière est une bouée de sauvetage à laquelle on se raccroche pour ne pas sombrer entièrement. Dans ce genre de caricature, il faut ranger les chaînes de prières : on reçoit un billet sur lequel est inscrite une prière " tombée du ciel ", il faut la recopier un certain nombre de fois et l’envoyer à d’autres, afin d’obtenir des bienfaits de Dieu. Dans le cas contraire, tous les malheurs vont s’abattre sur celui qui aura osé briser la chaîne. Le caractère purement magique est évident, et il implique une conception redoutable de Dieu, comme si celui-ci ne faisait rien d’autre que d’entretenir un registre précis et strict de la copie et de l’envoi de textes qui le présentent comme un justicier. C’est un faux dieu qui est invoqué dans une fausse prière...

Les autres formes de caricature sont nombreuses... On peut signaler la prière-lampion, ainsi appelée parce que le dialogue avec Dieu, dimension principale de la prière, est remplacé par la fumée "qui monte au ciel" d’un cierge ou d’une bougie. Les cierges, même les plus gros, ne sont pas une prière. Seuls, les hommes prient. Il existe aussi des prières-bonbons : "prier, cela fait tant de bien !" C’est une prière sentimentale qui peut avoir des hauts et des bas, selon les conditions climatiques, organiques ou psychologiques... La prière-commerce : si Dieu fait telle chose pour moi, s’il fait du soleil pour le mariage de ma fille, si les récoltes sont bonnes, si j’ai une bonne note à ma composition... Dieu n’est pas plus un boutiquier qu’il n’est comptable ! On pourrait multiplier toutes ces fausses prières. Au fond, dans tous ces exemples, on ne cherche qu’un bonheur égoïste, sans se soucier du fait que Dieu est un Dieu d’amour qui veut le bien et le bonheur de tous les hommes.

Toutes ces caricatures ne sont que des illusions de prière. Jamais, dans la relation amoureuse ou simplement amicale, le marchandage ou le chantage n’a fait recette. Dans le dialogue d’amour avec Dieu ou avec un saint, quel qu’il soit, il ne saurait être question de telles pratiques mercantiles.

La conversion, premier pas de la prière

Le bonheur, tel qu’il est voulu par Dieu, commence toujours par une conversion, par un changement radical dans le coeur. L’homme accepte de se détourner de ses seules préoccupations matérielles pour accorder une place privilégiée à Dieu. On a beau multiplier les récitations de formules, effectuer des pèlerinages dans les lieux les plus saints de la chrétienté, multiplier les célébrations de toutes sortes, si le coeur n’y est pas, il n’y a rien... D’ailleurs, la réponse de Dieu à ces pratiques est déjà connue : Ce peuple m’honore des lèvres, mais son coeur est loin de moi (Is. 29, 13).

Le but de la prière n’est certainement pas, comme le penseraient facilement ceux qui se laissent séduire par les formes caricaturales de la prière, d’obtenir que Dieu se soumette à une volonté humaine. La prière authentiquement chrétienne suppose que l’homme effectue une réelle conversion de son désir : ne pas chercher à soumettre Dieu à une quelconque volonté humaine, mais accepter que tout l’homme se soumette à la seule volonté de Dieu. Et pour permettre à Dieu d’accueillir favorablement les demandes de ses fidèles, il faut et il suffit de lui demander de permettre à l’homme ce que lui, Dieu, désire. C’est ce que révèle avec netteté, dans le Missel Romain, la prière du premier dimanche du temps ordinaire : Aux appels de ton peuple en prière, réponds, Seigneur, en ta bonté. Donne à chacun la claire vision de ce qu’il doit faire et la force de l’accomplir.

La démarche se trouve ainsi totalement différente de celle des prières caricaturales : celui qui aime n’exige jamais que l’autre se soumette entièrement à une volonté tyrannique qui tue presque nécessairement l’amour, puisqu’il n’est guère possible d’aimer un maître qui considère les autres comme ses esclaves, en tenant pour rien leur volonté propre et leur désir légitime. L’homme qui aime cherche toujours à plaire à l’être aimé, l’homme qui aime Dieu cherche également à lui plaire, en voulant connaître le chemin que Dieu lui-même propose pour cet homme et en se décidant à suivre ce chemin proposé par Dieu.

Le premier pas dans la prière se trouve dans la conversion du coeur, telle qu’elle a pu être exprimée par Jésus, au moment de son agonie au jardin des Oliviers : Père, si tu veux écarter de moi cette coupe... Pourtant, que ce ne soit pas ma volonté qui se réalise, mais la tienne (Luc 22, 42).

La prière, lieu de dialogue avec Dieu

A plusieurs reprises déjà, la prière a été présentée comme un dialogue avec Dieu. Il convient alors de préciser les enjeux de ce dialogue. La prière qui nous une relation privilégiée avec Dieu ne passe pas toujours par l’intermédiaire d’une parole intelligible. Ce dialogue comporte des pièges pour l’homme et il se manifeste comme un véritable combat.

Le piège le plus grand réside dans la subjectivité de celui qui prie. Il peut se fixer dans une certaine forme de complaisance à sa propre personnalité, répondant ainsi plus à son désir personnel qu’au désir du Tout-Autre, avec lequel il n’entre déjà plus dans un dialogue authentique, puisque celui-ci est devenu un véritable monologue.

L’autre grand risque de la prière, c’est le découragement qui survient lorsque l’orant a découvert ses limites, lorsqu’il a mis à jour ses propres manques. Évidemment, ce risque disparaît chez celui qui se contente d’accomplir des rites précis ou des formules prescrites. A vrai dire, cela n’est pas une prière authentique, puisque celui qui prie en reste finalement toujours à la surface extérieure de lui-même, sans jamais s’impliquer totalement dans une ouverture sur le Tout-Autre, qui est Dieu.

La prière est un combat que l’homme mène avec lui-même pour échapper à toutes les forces qui l’enferment sur lui-même, afin de parvenir à une relation véritable avec Dieu. L’homme arrive ainsi, dans le même mouvement, à poursuivre le chemin de la maturation de son être. L’état mystique est le dépassement de la condition de simple créature, puisque Dieu devient plus intime à l’homme que celui-ci ne l’est à lui-même. C’est le Christ qui se rend intérieurement présent à l’homme. Et la vie de l’homme dans le divin devient alors plus surnaturellement naturelle que sa vie dans l’humain.

C’est parce que la prière constitue le premier acte de la rencontre de l’homme avec son Créateur, avec son Sauveur et avec son Inspirateur, qu’elle se présente souvent comme un cri, comme un appel poussé du fond de l’angoisse vers Celui qui peut libérer l’homme de l’abîme dans lequel il se trouve plongé par la suite de sa faute, de son péché. Ce cri se trouve exprimé dans les Psaumes, particulièrement dans ceux qui évoquent une confession, une reconnaissance du péché. C’est le cas du psaume pénitentiel par excellence, dans lequel le pécheur est identifié au roi David, psaume qui affirme le pardon de Dieu et sa volonté d’enseigner le droit chemin à tous les coupables :

Aie pitié de moi, mon Dieu, selon ta fidélité,

Selon ta grande miséricorde, efface mes torts.

Lave-moi à grande eau de ma faute

Et purifie-moi de mon péché.

Car je reconnais mes torts,

J’ai sans cesse mon péché devant moi.

Contre toi, toi seul, j’ai péché,

Ce qui est mal à tes yeux je l’ai fait...

Crée pour moi un coeur pur, Dieu,

Enracine en moi un esprit tout neuf.

Ne me rejette pas loin de toi,

Ne me reprends pas ton Esprit Saint,

Rends-moi la joie d’être sauvé

Et que l’esprit généreux me soutienne.

J’enseignerai ton chemin aux coupables

Et les pécheurs reviendront vers toi.        Ps. 51, 3-15

Il faut néanmoins reconnaître que cette rencontre de l’homme avec son Dieu ne s’effectue pas de manière spontanée et presque automatique, il arrive même qu’elle ne s’effectue jamais, car il est particulièrement difficile de reconnaître sa condition de pécheur, quand on n’est pas placé dans le contexte d’une loi qui indique la faute. Et il l’est encore davantage quand on découvre que c’est dans sa condition même que l’homme est pécheur, et non pas en accumulant des actes peccamineux.

Tout en affirmant que la prière est le lieu du dialogue avec Dieu, il faut reconnaître que l’homme qui prie se retrouve souvent seul en face de lui-même : les mystiques de tous les temps ont exprimé la solitude radicale de celui qui prie. Mais ils reconnaissent aussi dans le même temps que la non-réponse de Dieu à l’appel qui lui était adressé est également une manière dont il dispose pour faire accéder l’orant à sa Présence, par la purification de tout désir. L’orant découvre alors toute la distance qui sépare le créé de l’Incréé, la finitude de l’homme de l’infini de Dieu. Le manque fondamental de l’homme ne saurait jamais être comblé par l’homme, il ne peut l’être que par Dieu lui-même, l’appelant à être un Dieu-pour-l’homme, un Dieu-avec-l’homme. Elle amène l’homme à se conformer au désir et à la volonté de Dieu. Le véritable combat de la prière conduit ainsi au dépassement de la condition de créature, le priant se découvre progressivement empli de la Présence divine et il aspire à suivre le Christ en sa perfection, sur les chemins de la vie.

En approchant de la lumière divine, l’homme devient lui-même semblable à la lumière. Il s’élève au-dessus de toutes les images et de toutes les représentations pour se remplir de la contemplation du Royaume de Dieu, le but ultime de toute l’activité spirituelle des croyants. Ceux-ci deviennent alors véritablement le Temple de Dieu au milieu du monde et des hommes de leur temps. L’homme de prière ne cherche plus à s’instruire, il ne désire plus accumuler davantage de connaissances sur Dieu. Il souhaite simplement se laisser convertir à l’unique Père céleste dans une contemplation active de son mystère, il cherche à tout recevoir de lui, non pas en se détournant du monde, mais en découvrant que tout vient du Père, par le Fils, dans l’Esprit.

Dans son ascension vers son Dieu, l’orant permet à sa prière de changer de nature, il atteint le silence de l’esprit, la paix qui surpasse toutes les paix du monde. Il est plein de la Présence divine, il est lui-même au coeur du mystère divin. Celui qui prie ne parle donc pas de lui-même, mais il laisse l’Esprit parler en lui. Ce même Esprit rend le fidèle semblable au Christ, le conduisant à une obéissance filiale dans l’acceptation de l’humilité, forme de l’oblation totale et parfaite de la créature envers son Créateur.

La vie spirituelle du chrétien

Le chrétien, c’est d’abord un croyant, quelqu’un qui a mis sa foi en Dieu, qui lui fait confiance comme un enfant peut faire confiance à son père. Il s’ensuit que, pour lui, Dieu n’est pas et ne peut pas être une idée abstraite, qui aurait pu être dégagée des grands principes de la philosophie humaine. Dieu est une personne vivante avec qui il est possible d’entrer en relation d’autant plus que le propre Fils de Dieu, sa Parole éternelle, s’est fait chair, qu’il a habité au milieu des hommes. Le croyant sait que Dieu recueille les cris de sa vie : Aide-moi ! Pardonne-moi ! S’il te plaît ! Je ne comprends pas ! Merci !

Le premier devoir du chrétien, c’est d’accorder du temps à Jésus-Christ, pour le connaître, lui, le Fils de Dieu qui l’appelle à partager sa vie. Il consacre du temps pour connaître son existence, les gestes qu’il a accomplis au cours de sa vie publique, l’enseignement qu’il a donné à ses disciples. Aussi, pour le chrétien, la prière devient-elle une décision de son emploi du temps, parce qu’il reconnaît que Dieu a de l’importance pour lui et qu’il éprouve le besoin vital de mieux le connaître. En arrêtant toute forme d’occupation, il fait silence en lui pour essayer de mieux comprendre qui est ce Dieu qui s’est mis à la recherche de l’homme.

La prière devient alors ce face à face d’amour dont il a été souvent question jusqu’ici : écouter Dieu parler dans le silence et dans la méditation des paroles de son Fils (celles qu’il a prononcées dans le cadre de la prière officielle de son peuple, par les psaumes, et celles qui sont rapportées par les évangélistes). Ainsi, le disciple de Jésus n’éprouve plus aucune crainte dans le dialogue avec Dieu : il se présente toujours comme un fils dans le Fils unique. En se mettant dans la situation de la relation filiale, le chrétien prend du recul par rapport à la pression de l’existence immédiate, il sait qu’il n’est pas englué dans le domaine matériel, et, par la prière, il découvre comment vivre plus consciemment. La prière n’est pas un refuge à la vie oppressante, elle est au contraire le moyen de découvrir ce qui fait la pesanteur de cette vie, à savoir : le recul que cette vie impose par rapport au Père.

L’homme de prière peut alors jeter tous ses soucis en Dieu, parce que ceux-ci lui permettent de trouver la trace de la présence de Dieu qui lui porte tout son amour, alors que le monde souligne son absence et que certains hommes proclament sa mort. Il est bien évident que l’homme de prière, tout comme celui qui ne prie jamais, éprouve, et sans doute de manière beaucoup plus douloureuse, le silence de Dieu. Pourtant, le croyant ne cesse d’affirmer que sa prière n’est pas un monologue vide de sens : le silence de Dieu est un appel qui le fait chercher encore plus loin...

A vrai dire, il n’existe aucune technique efficace pour apprendre à prier, même si certaines techniques peuvent aider celui qui veut prier. Elles ne lui enseignent jamais que le moyen de demeurer attentif à l’intérieur de lui-même. Étant parvenu à l’état de disponibilité, l’homme peut recevoir dans le silence de son coeur et dans la méditation de l’Écriture sainte, la Parole que Dieu lui adresse dans le concret de l’existence humaine. Au coeur du silence, il y a la présence de Celui qui est source de toute paix, de toute joie, de tout amour, de toute quiétude.

De cette manière, la prière ne saurait être une fuite du monde. La prière chrétienne englobe presque nécessairement les événements de l’existence individuelle comme ceux de l’histoire universelle qui continue de s’écrire : elle assume tous les événements pour découvrir le Christ continuellement présent dans le monde et dans la vie de celui qui prie. Cela suppose que le chrétien ne soit absolument pas étranger à la vie du monde. Il s’agit pour lui de lire les signes que Dieu lui fait à chaque instant. C’est ce qu’exprime, à sa manière, le cardinal Roger Etchegaray :

La prière n’est ni un refuge ni une dérobade, ni un appel au miracle. La vraie prière exige que nous cherchions à faire nous-mêmes ce que nous demandons à Dieu de faire. Si je demande notre pain de chaque jour, je dois donner moi-même ce pain à ceux qui en manquent. Si je prie pour la paix, je dois m’engager moi-même sur le chemin de la paix. La prière n’est pas faite de mots en l’air, nous ne pouvons prier que si nous sommes pleinement responsables de ce que nous disons. Alors seulement nous goûterons à quel point la prière est la reconnaissance de la puissance et de l’initiative de Dieu. C’est cela l’Evangile : prier les bras en croix le Dieu qui n’aime pas les bras croisés.

Le second souci de la vie spirituelle réside alors dans la participation du chrétien à la construction du monde nouveau dont parle le Christ tout au long de sa proclamation de l’Évangile. Le disciple aime entendre et redire cette parole qui clôt la révélation néo-testamentaire : Viens, Seigneur Jésus !

Toute son existence est axée vers le retour du Seigneur, mais elle n’est pas un désir de mort, elle est au contraire un pressant appel à vivre et à construire un monde qui réponde le plus parfaitement possible au projet que Dieu porte sur l’ensemble de l’univers. L’espérance n’est pas l’attente de l’avenir que Dieu réserve aux hommes, elle est le courage de vivre l’aujourd’hui. Dieu ne cesse d’accompagner les hommes sur leurs routes dans la construction du monde. Toutes les tâches humaines prennent alors une dimension qui les font participer à l’infini et à l’absolu divins, la joie de Dieu étant d’associer tous les hommes à son oeuvre de création d’un monde toujours plus humain.

Pour être plus humain, le chrétien se doit de lutter contre toutes les formes d’injustice, répondant ainsi à l’appel du Christ dans les Béatitudes : Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice… (Mt. 5, 6).

Car ce sont les affamés et les assoiffés de justice qui sont véritablement les plus humains des hommes : ils donnent le meilleur d’eux-mêmes pour qu’advienne ce monde de justice. Il s’agit non seulement de dénoncer les situations d’injustice, mais surtout de travailler à extirper toutes les causes de cette injustice. La justice suppose l’égalité des chances devant la vie et le partage des biens essentiels pour l’existence humaine. Pour un chrétien, chaque homme est créé à l’image et à la ressemblance de Dieu, chacun a le droit de vivre dans la liberté et dans la paix. C’est dans cette perspective, exprimée par le concile Vatican II, que peut et doit s’inscrire une prière authentiquement humaine et vraiment chrétienne.

La vocation du chrétien, c’est de ne jamais se satisfaire de la résignation. Pour lui, il n’y a pas de fatalité : tout homme est appelé à prendre en mains son propre destin et celui des générations qui suivront. Dieu veut des hommes debout, capables de construire ensemble ce monde de justice et de paix, dont il propose le projet.

Homme de dialogue avec Dieu dans la prière et homme présent au milieu des autres, le chrétien accorde à l’amour la place centrale dans sa vie. Il aime Dieu parce qu’il croit que Dieu l’a aimé en premier. Il aime les autres hommes, parce qu’il les considère comme des frères, il les aime concrètement, non seulement par de belles paroles, mais dans des actions efficaces, et plus particulièrement envers ceux qui sont sans défense. Ce faisant, il aime encore plus Dieu qui lui manifeste sa présence parmi ses enfants. La vie spirituelle du chrétien est alors inséparable d’un agir chrétien.