La prière selon saint Luc

 

Pour aborder cette brève étude de la prière selon saint Luc, il ne faut pas perdre de vue le fait que Luc se présente lui-même comme le rédacteur de deux livres du Nouveau Testament, l’Evangile et les Actes des apôtres, qu’il adresse à la même personne, Théophile, l’ami de Dieu, qui pouvait être un homme plus ou moins influent, un chrétien qui avait reçu parfaitement la catéchèse de l’Eglise primitive. Mais cet "ami de Dieu" peut être aussi tout lecteur qui se veut attentif à recevoir le message de salut des hommes en Jésus-Christ. L’évangile de Luc rapporte tous les événements accomplis durant l’existence historique de Jésus de Nazareth et son second livre constitue une sorte de journal de la première Eglise, qui tente de vivre le mieux possible le message de Jésus. En fait, les deux livres s’appellent l’un l’autre.

De plus, il est important de souligner que Luc est sans conteste le rédacteur de la communauté ecclésiale : pour qui est susceptible de déceler les subtilités de la langue grecque, il est aisé de constater le fait que les foules anonymes qui suivent l’enseignement de Jésus deviennent rapidement, à l’audition de sa parole, un véritable peuple. Ce qui importe, dans le ministère de Jésus, c’est de permettre le passage de l’inorganisé de la foule à l’organisé du peuple de Dieu. Et ce passage s’effectue par l’intermédiaire de la prière : parmi les évangélistes, Luc est certainement celui qui insiste le plus sur la place de la prière dans la vie de Jésus.

Baptême de Jésus et Pentecôte pour l’Eglise

En lisant en parallèles les textes qui inaugurent la mission de Jésus (Lc. 3, 21-22) et celle de l’Eglise (Ac. 1, 14 et 2, 1-47), on découvre déjà que la prière est le centre de la vie de Jésus comme elle est le centre de la vie de la première communauté formée par les disciples de ce même Jésus.

A l’origine, l’Eglise est un peuple fragile. Les disciples, les frères, les adeptes de la Voie, comme on les appelle, ne se distinguent en rien des juifs dont ils partagent toutes les coutumes religieuses, en se rendant régulièrement au Temple ou dans les synagogues, en suivant les prescriptions traditionnelles de la prière juive. Ce n’est qu’à Antioche que les frères reçurent le nom de chrétiens (Ac. 11, 26). Et c’est certainement dans le sens d’un sobriquet plus ou moins insultant qu’il faut comprendre cette désignation.

La communauté des frères a dû très vite s’interroger sur ses origines, que ce soit sa naissance même, au jour de la Pentecôte, que ce soit surtout dans sa préhistoire, et notamment dans les débuts de la prédication de Jésus. Ces deux événements président à la naissance officielle de l’Eglise comme peuple de Dieu, comme nouveau et vrai peuple de Dieu, comme la nouvelle création entreprise par Dieu. En effet, nous retrouvons dans le texte du baptême de Jésus et dans celui de la Pentecôte les symboles mêmes qui présidaient au récit de la création originaire. N’est-ce pas le même Esprit qui planait sur les eaux dès avant la création du monde qui descendit sur Jésus sous une apparence corporelle, comme une colombe (Lc. 3, 22) et qui remplit les apôtres au jour de Pentecôte, sous la forme de langues de feu ?

Ce qui va, en quelque sorte, conditionner ces deux événements de la création du peuple nouveau, c’est précisément la prière. Celle de Jésus : Jésus, baptisé lui aussi, priait (Lc. 3, 22), celle de la communauté primitive : tous, unanimes, étaient assidus à la prière (Ac. 1, 14). C’est la prière qui établit le lien entre le ciel et la terre, car c’est la prière de Jésus, comme c’est aussi la prière des hommes et des femmes qui le suivaient, qui va permettre l’ouverture des cieux : Alors, les cieux s’ouvrirent (Lc. 3, 21). L’efficacité de la prière de Jésus, c’est de permettre cette nouvelle communication entre le ciel et la terre, espérée par le prophète Isaïe :Ah ! si tu déchirais les cieux et si tu descendais (Is. 63, 19). Une communication nouvelle s’établit entre Celui que Jésus appellera son Père et l’Homme qu’il incarne en plénitude. A la Pentecôte également, le ciel s’ouvre, et l’Esprit se manifeste comme des langues de feu (Ac. 2, 3) alors qu’il se manifestait sous la forme d’une colombe au moment du baptême de Jésus. Le lien entre le ciel et la terre se fait dans ce signe de l’Esprit. C’est l’Esprit qui fait l’Eglise, alors que celle-ci se prépare à recevoir le don de Dieu ; c’est aussi l’Esprit qui permet de reconnaître en Jésus le Fils du Père. Au baptême une voix vint du ciel expression courante dans la littérature juive de l’époque pour souligner la vocation d’un prophète et son envoi en mission, et cette voix disait :Tu es mon fils, moi, aujourd’hui, je t’ai engendré (Lc. 3, 22).

Or cette voix ne s’adresse pas au seul Jésus, ce serait faire de lui le Fils devenu, alors que l’Eglise n’a jamais cessé d’affirmer sa préexistence éternelle. Jésus ne devient pas le Fils au moment de son baptême, il l’est depuis toujours en plénitude. Mais la voix s’adresse plus explicitement à tout le peuple qui était présent, car c’est lui qui devient véritablement Fils de Dieu à travers l’événement du baptême de Jésus. A la Pentecôte, la voix de Pierre se fait entendre, sous l’action de l’Esprit, pour proclamer l’oeuvre que le Père a accomplie dans la personne de Jésus : Que toute la maison d’Israël le sache avec certitude, Dieu l’a fait Seigneur et Christ ce Jésus que vous, vous aviez crucifié (Ac. 2, 36).

De la sorte, l’Esprit permet de reconnaître Jésus comme le Fils du Père, comme le Christ et le Seigneur de tous les hommes. Et ceci est important. C’est l’Esprit, dira saint Jean, qui nous permet de nous adresser au Père de Jésus, c’est lui qui nous permet de découvrir la véritable identité de Jésus : A ceci vous reconnaissez l’Esprit de Dieu : tout esprit qui confesse Jésus Christ venu dans la chair est de Dieu (1 Jn. 4, 2). Dans sa lettre aux Corinthiens, Paul abonde dans le même sens : C’est pourquoi, je vous le déclare : personne, parlant sous l’influence de l’Esprit de Dieu, ne dit : maudit soit Jésus ! Et nul ne peut dire : Jésus est le Seigneur, si ce n’est par l’Esprit-Saint (1 Co. 12, 3).

Prière de Jésus et prière juive

Que savons-nous de la prière de Jésus ? Tout d’abord, il s’est associé à la prière de son peuple, il s’est rendu à la synagogue comme tous les juifs pieux. Et si les évangélistes nous rapportent son enseignement et ses miracles dans les synagogues, ils ne nous renseignent guère sur sa prière, alors que ce lieu était avant tout destiné à la prière, lors de la réunion hebdomadaire, avec lecture des Écritures, prédication, chant des psaumes et des bénédictions. Quand un scribe vient demander à Jésus quel est, selon lui, le plus grand commandement, il répond par la prière quotidienne du judaïsme, le Shema Israël : Écoute Israël, le Seigneur notre Dieu est l’Unique Seigneur. La dernière parole, mise dans la bouche de Jésus, au moment de sa mort, est également une prière, celle d’un psaume : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné (Ps. 22, 2, cité en Mt. 27, 46 et Mc. 15, 34).

Il est possible d’affirmer avec certitude que la prière de Jésus s’est coulée dans la prière du peuple juif. La Loi prévoyait, entre autres, trois pèlerinages par an, pour tous les hommes, à partir de douze ans, âge où l’enfant entre dans la vie adulte, après un temps de catéchèse : l’enfant devient Bar Mitzva, un fils de la loi. Ce jour-là, on lui demande de monter à l’ambon et de lire, dans la synagogue, un passage de la Torah.

L’élément essentiel du culte synagogal ou domestique repose sur la bénédiction par laquelle chaque croyant remercie Dieu à chaque instant de sa vie, à chaque geste qu’il accomplit. La prière juive consiste simplement à renforcer l’action de YHWH sur l’ensemble de sa création, faisant de chaque individu un collaborateur de Dieu, elle ne vise nullement à infléchir la volonté de celui-ci dans le sens des désirs humains, comme ce sera le cas dans des prières plus récentes. La prière ne demande donc pas d’intervention miraculeuse qui se situerait en dehors des lois naturelles : pour le juif croyant, à l’époque de Jésus, la vie elle-même est un miracle permanent, et cela lui suffit. La bénédiction constitue donc la trame de toute la prière, car l’essentiel est de bénir. Dès l’enfance de Jésus, les bénédictions s’échelonnent tout au long de sa journée.

Au réveil, il convient de bénir Dieu pour avoir reçu de lui la conscience de ses pensées et des ses actes. 

Quand le croyant ouvre les yeux, il dit :

Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, toi qui ouvres les yeux des aveugles.

Quand il se lève, en s’étirant :

Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, toi qui délivres ceux qui sont liés.

Quand il se met debout :

Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, toi qui élèves ceux qui sont courbés.

Quand il se tient sur le sol :

Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, toi qui as étendu la terre au-dessus des eaux.

Quand il commence à marcher :

Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, toi qui as affermi les pas de l’homme.

En s’habillant :

Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, toi qui vêts ceux qui sont nus.

Quand il met ses sandales :

Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, toi qui as paré à tous ne besoins.

Quand il met sa ceinture :

Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, toi qui as ceint Israël de puissance.

En mettant son couvre-chef :

Béni sois-tu, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, toi qui as couronné Israël de gloire.

Si chaque journée de la semaine s’accompagne de formules religieuses, à plus forte raison en sera-t-il de la journée du sabbat qui est consacrée à la prière et à la méditation : toute vie profane cesse pour vingt-quatre heures, du vendredi soir au samedi soir. Tout commence au souper du vendredi soir, pour l’ouverture du sabbat. Le chef de famille, Joseph, dans la famille de Jésus, tient à la main une coupe de vin, symbole de la vie et de la joie, il bénit Dieu pour le don du sabbat et prononce les bénédictions pour ce moment :

C’était le sixième jour. Et le ciel et la terre et tout ce qu’ils renferment étaient terminés. Le septième jour, Dieu avait achevé son oeuvre et il se reposa le septième jour de tout ce qu’il avait fait. Dieu bénit le septième jour et le sanctifia, car en ce jour le Seigneur se reposa de toutes les oeuvres qu’il avait faites. Sois loué, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, qui as créé le fruit de la vigne. Sois loué, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, qui nous as sanctifiés par tes commandements, qui nous as agréés pour ton peuple, et qui, dans ton amour, nous as donné le saint jour du sabbat en commémoration de la création. Ce jour est la première des solennités. Elle nous rappelle que tu nous as fait sortir de l’Egypte, que c’est nous que tu as choisis et sanctifiés au milieu de tous les peuples, et dans ton amour, tu nous as donné en héritage le saint jour du sabbat. Sois loué, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, qui as sanctifié le sabbat.

Ensuite le maître de maison récite une bénédiction sur les deux pains, qui sont posés sur la table, en souvenir de la double ration de manne qui tombait du ciel le vendredi pour éviter de cueillir une ration le jour du sabbat. Puis il distribue à chacun des convives un morceau de pain. Chacun, en le recevant, proclame : Sois loué, YHWH notre Dieu, roi de l’univers, qui tires le pain de la terre. Le repas se poursuit comme un repas ordinaire.

Une fois le repas terminé, c’est le temps du repos. Et avant de s’endormir, chaque juif récite la prière du Shema Israël, puis appelle la bénédiction de Dieu sur le sommeil et demande à Dieu la paix pour le repos nocturne : 

YHWH, notre Dieu, fais que nous nous endormions dans l’apaisement et que nous réveillions pour la vie. Dresse au-dessus de nous ton pavillon de paix. Inspire-nous de hautes pensées et entoure-nous de ta protection. Préserve-nous de la malveillance des hommes. Éloigne de nous les épreuves trop cruelles. Écarte de nos pas la pierre d’achoppement et abrite-nous sous ta mansuétude. Tu es notre gardien et notre Sauveur, le Dieu tendre et miséricordieux. Dirige nos pensées et nos actes dans le sens de la vie et du bien. Sois loué, Seigneur, toi qui étends sur nous, sur tout ton peuple Israël, sur Jérusalem et sur tous les peuples ta paix tutélaire. Amen.

Chaque année, Marie et Joseph allaient à Jérusalem à l’occasion de la Pâque. Quand Jésus eut douze ans, il les accompagna. A l’approche de la ville sainte, il chanta avec la foule le cantique des montées à Jérusalem :

Quelle joie quand on m’a dit : Allons à la maison du Seigneur. Nous nous sommes arrêtés à tes portes, Jérusalem. Jérusalem, la bien bâtie, ville d’un seul tenant. C’est là que sont montées les tribus du Seigneur, selon la règle en Israël, pour célébrer le nom du Seigneur. Car là sont placés des trônes pour la justice, des trônes pour la maison de David. Demandez la paix pour Jérusalem : que tes amis vivent tranquilles, que la paix soit dans tes remparts et la tranquillité dans tes palais. A cause de mes frères et de mes compagnons, je dirai : la paix soit chez toi ! A cause de la maison du Seigneur, notre Dieu, je veux ton bonheur.        Ps. 122

Après la fête, Jésus resta au Temple, sans que ses parents ne s’en aperçoivent. Quand il découvrent son absence dans la caravane du retour, ils regagnent Jérusalem et le cherchent pendant trois jours. Chercher, ce verbe revient régulièrement pour marquer une recherche physique, mais aussi pour parler de la recherche de Dieu qui habite toute la vie du croyant dans la littérature biblique. Dieu est celui que le croyant cherche, celui qu’il a l’impression de trouver, puis de perdre, avant de le chercher encore.

C’est dans le Temple qu’au bout de trois jours, Jésus est retrouvé. Il était assis parmi les docteurs, ce qui fait ressortir l’intelligence et la sagesse de l’enfant. Par ses questions et ses réponses, il comprend l’Ecriture, il sait ce que Dieu attend de l’homme. C’est en cela que consiste sa sagesse dont la pénétration fait l’admiration de tous. Luc fait entrer ainsi dans la relation qui existe entre Jésus et Dieu son Père, en montrant que Jésus est son Fils et qu’il doit s’occuper des affaires de son Père, en manifestant une grande intelligence et une vraie sagacité dans ses réponses et ses questionnements en face de ceux qui étaient les docteurs de la Loi juive et les interprètes spécialisés de la Parole de Dieu. Cet épisode constitue la première annonce faite par Jésus du sens de sa mission et de son oeuvre parmi les hommes. Il ne s’agit pas de l’intelligence humaine : Jésus n’est pas un enfant surdoué. Son intelligence, c’est la connaissance du projet de Dieu. En lui, même quand il était enfant, se trouvaient toutes les richesses du coeur de Dieu. Jésus doit être aux affaires de son Père, il doit accomplir sa mission, ce que son Père lui a demandé de faire dans le monde.

L’évangéliste Luc nous fait entrer dans la relation qui existe entre Jésus et Dieu son Père, en montrant que Jésus est son Fils et qu’il doit s’occuper des affaires de son Père, en manifestant une grande intelligence et une vraie sagacité dans ses réponses et ses questionnements en face de ceux qui étaient les docteurs de la Loi juive et les interprètes spécialisés de la Parole de Dieu. Cet épisode constitue la première annonce faite par Jésus du sens de sa mission et de son oeuvre parmi les hommes. Il ne s’agit pas de l’intelligence humaine : Jésus n’est pas un enfant surdoué. Son intelligence, c’est la connaissance du projet de Dieu. En lui, même quand il était enfant, se trouvaient toutes les richesses du coeur de Dieu. Jésus doit être aux affaires de son Père, il doit accomplir sa mission, ce que son Père lui a demandé de faire dans le monde.

La prière de Jésus

Jésus a donné à la prière juive une dimension nouvelle, celle de la dimension filiale. Il n’est pas indifférent que la première et la dernière paroles, mises dans la bouche de Jésus par saint Luc, soient toutes les deux corrélées au Père. Quand Marie et Joseph retrouvent Jésus dans le Temple, il leur répond de manière énigmatique : Pourquoi donc me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu’il me faut être chez mon Père ? (Lc. 2, 49). Au moment de sa mort, il s’adresse à son Père : Père, entre tes mains, je remets mon esprit (Lc. 23, 46, qui reprend Ps. 31, 6). La spécificité de la prière de Jésus, c’est de se situer dans une dimension filiale : le Fils d’adresse au Père, c’est là l’essentiel de la prière de Jésus.

Et l’évangéliste Luc va souligner l’importance de cette prière aux moments les plus décisifs de sa vie, au milieu de ses disciples. Jésus prie avant de commencer sa prédication : Lui se retirait dans des lieux déserts et il priait (Lc. 5, 16). Jésus prie au moment de choisir parmi ses disciples ceux à qui il va confier une mission particulière : Jésus s’en alla dans la montagne pour prier... puis, le jour venu, il appela ses disciples et en choisit douze (Lc. 6, 12). Jésus prie avant d’interroger ses disciples sur son identité : Comme il était en prière à l’écart, les disciples étaient avec lui, il les interrogea : Qui suis-je aux dires des foules ? (Lc. 9, 18). Jésus est transfiguré dans la prière : Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean et monta sur la montagne pour prier. Pendant qu’il priait, l’aspect de son visage changea, son vêtement devint d’une blancheur éclatante (Lc. 9, 28-29). Jésus prie quand ses amis lui demandent de leur apprendre à prier. Jusque là, ils l’avaient regardé prier, mais ils ne connaissaient pas encore la dimension de cette prière, la relation filiale. La prière qu’il leur enseigne vient de sa propre prière et elle résume tout son enseignement.

Luc mentionne cinq prières de Jésus.

Jésus loue Dieu pour le remercier de la réalisation de sa mission : A l’instant même, il exulta sous l’action de l’Esprit-Saint, et dit : Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d’avoir caché tout cela aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits. Oui, Père, c’est ainsi que tu en as disposé dans ta bienveillance. Tout m’a été remis par mon Père, et nul ne connaît qui est le Fils, si ce n’est le Père, ni qui est le Père si ce n’est le Fils et celui à qui le Fils veut bien le révéler (Lc. 10, 21-22).

C’est d’abord une réflexion de Jésus sur son ministère : il constate que la mission qui lui a été confiée est menée à son plein accomplissement, notamment auprès des humbles et des petits, puis Jésus attribue ce succès au Père, qu’il peut révéler, faire connaître à ceux qui acceptent de se mettre à son école.

Jésus prie pour que Pierre résiste à la tentation : Simon, Simon, Satan vous a réclamés pour vous secouer comme un crible, comme on le fait pour le blé. Mais moi, j’ai prié pour toi, afin que ta foi ne disparaisse pas. Et toi, quand tu seras revenu, affermis la foi de tes frères (Lc. 22, 31-32). La prière de Jésus permet à ses disciples de rester fermes dans la foi pour résister à la tentation.

Jésus prie au Jardin des Oliviers et il invite ses disciples à s’unir à sa prière : Arrivé sur place, il leur dit : Priez pour ne pas tomber au pouvoir de la tentation. Et il s’éloigna d’eux à peu près de la distance d’un jet de pierre. S’étant mis à genoux, il priait disant : Père, si tu peux écarter de moi cette coupe... Pourtant que ce ne soit pas ma volonté mais la tienne qui se réalise. Alors lui apparut du ciel un ange qui le fortifiait. Pris d’angoisse il priait plus instamment et sa sueur devint comme des caillots de sang qui tombaient à terre. Quand, après cette prière, il se releva et vint vers ses disciples, il les trouva endormis de tristesse. Il leur dit : Quoi ! vous dormez ! Levez-vous et priez pour ne pas tomber au pouvoir de la tentation ! (Lc. 22, 40-46).

Jésus prie pour ne pas céder à la tentation. La prière permet de choisir entre l’acceptation et le refus de la volonté divine. La prière de Jésus est un véritable combat, il est totalement enfermé dans la condition humaine, et sa prière devient un cri d’angoisse dans la nuit.

Jésus prie son Père de pardonner : Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font (Lc. 23, 34). Cette prière pour le pardon correspond à son enseignement sur le pardon aux ennemis, sur l’amour de tous les hommes sans exclusive et sans distinction.

Jésus prie alors qu’il se trouve sur la croix : Père, entre tes mains, je remets mon esprit (Lc. 23, 46). C’est la prière du mourant, prière obsédante qui résume toute l’oeuvre d’une vie, prière qui repose sur le texte du psaume auquel Jésus ajoute l’invocation au Père, afin que toute son existence, depuis sa première parole au Temple jusqu’à sa dernière parole sur la croix, soit rapportée entre les mains du Père, qui est le refuge de tout homme. 

Nous sommes donc assez peu renseignés pour dire exactement ce que fut la vie de prière de Jésus, quelques versets seulement. Et pourtant chacun d’eux souligne le lien d’intimité entre Jésus et son Père.

La prière du "Notre Père"

L’Eglise est un organisme vivant et la prière circule en elle comme le sang dans les artères et les veines. Il en est ainsi de la prière du Notre Père qui est celle que le Père a accueillie des lèvres de Jésus. Car il n’a pas seulement prié, il a aussi enseigné à ses disciples pour quoi et comment prier :

Notre Père, qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd’hui notre pain de ce jour. Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. Et ne nous soumets pas à la tentation. Mais délivre-nous du Mal.

A vrai dire, le "Notre Père" n’est pas un texte de prière à réciter, il constitue plutôt un modèle, un type de prière, qui apprend à hiérarchiser quelque peu les intentions dans la prière : il ne convient pas de demander le pain quotidien avant de proclamer la gloire de Dieu :

Père, fais-toi connaître comme Dieu.

Fais venir ton Règne.

Donne-nous le pain dont nous avons besoin pour chaque jour.

Pardonne-nous nos péchés,

car nous-mêmes, nous pardonnons

à ceux qui ont des torts envers nous.

Et ne nous expose pas à la tentation        Lc. 11, 2-5

Ce texte est sensiblement différent du texte même de l’oraison dominicale sur laquelle nous reviendrons ultérieurement, dans un commentaire un peu plus circonstancié.

Père !

Contrairement à ce que l’on pense trop facilement, l’invocation "Père" n’est pas une innovation radicale de l’enseignement de Jésus. Dans le régime de l’ancienne alliance, Dieu était considéré comme le Père du peuple en raison de la tendresse dont il l’entourait. Dans le judaïsme palestinien, au temps de Jésus, la conscience de l’amour paternel de Dieu pour le peuple et pour chacun de ses membres restait très vive. Pourtant l’invocation "mon Père" semble souvent évitée par les fidèles, afin de ne pas accaparer à titre individuel la paternité divine, celle-ci reposant sur tous les justes, sur l’ensemble de la race des "fils de Dieu". Au cours de son existence, Jésus, le Fils unique, s’est adressé à Dieu, en lui disant : "Abba", équivalent de notre "papa", une familiarité telle qu’il n’a pas dû en exister d’autre avant lui.

Fais-toi connaître comme Dieu. Fais venir ton Règne.

Ces deux premières demandes n’en font qu’une. Avant d’exposer ses besoins, il convient que l’homme fasse siennes les intentions de Dieu. Le Nom de Dieu est une expression biblique traditionnelle pour désigner respectueusement la personne même de Dieu, puisque, dans la pensée sémitique, le nom englobe l’être tout entier. La prière demande d’abord au Père de manifester sa toute-puissance et sa toute-bonté. Le Père est ainsi appelé à sanctifier lui-même son Nom par l’établissement de son règne sur la terre. Mais cette demande manifeste aussi l’espérance chrétienne, celle de l’attente du retour glorieux du Seigneur Jésus-Christ. La prière pour l’avènement du Règne de Dieu coïncide avec la prière adressée au Christ lui-même : Marana Tha (1 Col. 16, 22 et Ap. 22,20).

La première partie de la prière du Seigneur est une prière de foi et d’espérance en Celui dont on attend l’achèvement du dessein de salut.

Donne-nous le pain dont nous avons besoin pour chaque jour.

La prière de la foi et de l’espérance n’exclut pas pour autant l’importance des tâches terrestres. Pour vivre dans l’attente du Règne de Dieu, l’homme, qui est par nature faible et pécheur, a besoin de pain, de pardon et de secours pour résister à toute forme de tentation. Les demander au Père exprime une autre forme de la confiance que l’homme peut avoir envers son Dieu. La demande pour le pain pour aujourd’hui était familière dans le cadre de la prière juive. L’évangéliste Matthieu la reprenait dans sa rédaction de la prière de Jésus : Donne-nous aujourd’hui le pain dont nous avons besoin (Mt. 6, 11), tandis que Luc demande ce pain pour " chaque jour ", car il semble envisager la vie chrétienne dans sa durée, et, par ce fait, il met en évidence la notion de pauvreté. Les disciples, qui n’ont aucune provision, éprouvent intensément le besoin que le Père nourrisse ses enfants, non seulement aujourd’hui, mais aussi chaque jour. De plus, dans sa prière, le disciple de Jésus ne demande pas le pain dont il a lui-même besoin pour chaque jour, mais le pain dont " nous " avons besoin pour chaque jour. Il s’agit d’une prière communautaire qui demande le pain qu’il faut partager entre tous, comme le signe efficace de la communion fraternelle des enfants d’un même Père.

Pardonne-nous nos péchés, car nous-mêmes, nous pardonnons à ceux qui ont des torts envers nous.

Le plus grand obstacle à la vie selon Jésus-Christ, qui empêche l’avènement du Règne de Dieu, tout comme il empêche le partage du pain pour chaque jour, c’est le péché. Pour la vie chrétienne, le pardon est aussi nécessaire, sinon plus, que le pain, car les disciples d’après Pâques en connaissent certainement plus le prix que les disciples d’avant Pâques. Pour obtenir le pardon à tous les hommes, le Christ a connu la mort sur la croix, tout en prononçant des paroles de pardon : Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu’ils font (Lc. 23, 34).

Ces mêmes chrétiens ont entendu la prédication des apôtres qui appelaient à la conversion et à la rémission des péchés, ainsi que Pierre le proclamait au jour de la Pentecôte : Convertissez-vous, que chacun de vous reçoive le baptême au nom de Jésus-Christ pour le pardon de ses péchés, et vous recevrez le don du Saint-Esprit (Ac. 2, 38).

Au pardon divin se trouve unie une condition dans l’ordre humain, condition qui interdit de prier le Père si elle n’est pas réalisée. C’est le pardon qu’il faut accorder à ceux qui ont des torts envers nous. La miséricorde de Dieu met en oeuvre le pardon des hommes envers ceux qui les ont offensés. Luc place le pardon, dans l’ordre humain, sous le signe de la durée : c’est chaque jour qu’il faut appliquer ce pardon à quiconque a des torts envers nous, à l’exemple du Père qui ne cesse de pardonner les péchés.

Et ne nous expose pas à la tentation.

Luc fait l’économie de la dernière formule de la prière dominicale, qui s’exprime sous la forme positive : Délivre-nous du mal, bien qu’il attribue la tentation à Satan. Ce n’est pas Dieu qui soumet l’homme à la tentation... Cette demande vise à supplier le Père de ne pas laisser l’homme entrer dans une tentation sans qu’il soit assez fort pour en sortir, sans qu’il y ait un dommage pour la fidélité chrétienne. Il ne s’agit donc pas de demander à Dieu de ne pas être tenté (puisque Jésus a connu la tentation et en a été victorieux), mais de lui demander de ne pas être soumis à une tentation impossible à supporter ou à surmonter.

La constance dans la prière

L’évangéliste Luc souligne que l’enseignement de Jésus sur la prière insiste sur la nécessité de la constance et de la persévérance. C’est le cas notamment dans la parabole de l’ami qui se laisse fléchir (Lc. 11, 5-8) ou dans celle de la femme et du juge (Lc. 18, 1-7). Ces deux paraboles développent un même argument : un ami grincheux ou un juge inique se laissent finalement fléchir en raison de l’impudence des solliciteurs. A plus forte raison, Dieu se laissera fléchir et accordera ce qui lui est demandé avec insistance. De plus, non seulement, le Père peut donner de bonnes choses à ses enfants, de la même manière qu’un homme, même mauvais, peut aussi donner de bonnes choses à ses enfants, mais encore Dieu donne l’Esprit-Saint à ceux qui le lui demandent. En insistant sur l’Esprit, Luc souligne qu’il est le don par excellence. C’est l’Esprit-Saint qui constitue les prémices du Règne de Dieu à venir, et c’est lui que le Père accorde à la prière instante de son Fils, comme il l’accorde à la prière de ceux qui adoptent le cri filial de Jésus : Abba ! Père !

La prière adressée à Jésus

Dans sa prière, Jésus s’est adressé au Père. Et, dès les premiers temps de l’Eglise, les disciples s’adressent à Jésus pour leur propre prière. C’est ainsi que les Onze s’adresse à lui, pour qu’il les éclaire dans le choix du remplaçant de Judas, l’apôtre qui avait fait défection (Ac. 1, 24-25). Et, au moment de sa mort, Etienne reprend les paroles de Jésus sur la croix, en les adressant non plus au Père, mais à Jésus lui-même, qu’il appelle aussi Seigneur, reconnaissant implicitement sa divinité (Ac. 7, 59-60).

Aux jours de son existence terrestre, Jésus a situé ses apôtres devant Dieu, et lui-même se situait avec eux devant ce même Père. Dans le mystère pascal, Jésus accède à Dieu, il est reconnu comme Seigneur et Christ par ceux qui placent leur confiance en lui. Il devient, pour ses disciples, présent auprès de Dieu, présent en Dieu. Lui, Jésus Christ, l’Homme vivant, peut intercéder pour eux auprès du Père. Désormais, la prière de l’Eglise trouve son enracinement, non plus dans le seul Ancien Testament, mais bien davantage dans le mystère de la Pâque du Christ et dans la certitude de sa présence définitive auprès de Dieu.