La prière de Marie, Mère de Jésus

 

Une certaine forme de dévotion mariale, d’un passé encore récent, a fini par dégénérer en superstition, transformant, par exemple, les médailles de la Vierge en véritables amulettes protectrices. D’autre par, une certaine théologie mariale, après avoir exalté au maximum la Mère de Jésus, a voulu faire de celle-ci une simple femme comme toutes les autres. Marie était devenue inabordable, inimitable, elle est devenue semblable à toutes les jeunes femmes de son temps... Pourtant, il convient de relire, dans l’Evangile, ce qui concerne Marie. Sous des apparences qui la rendaient identique aux femmes de son époque, elle en est cependant radicalement différente.

A vrai dire, on connaît fort peu de choses sur la vie même de la Mère de Jésus. Elle est une jeune fille de Nazareth à qui un envoyé de Dieu vient annoncer une Bonne Nouvelle : Dieu vient sauver son peuple. Et le nom de Jésus, en araméen, signifie simplement : Dieu sauve. Marie accepte de prendre sa place dans le dessein divin, même si elle ne le comprend pas entièrement. Elle ne comprendra d’ailleurs pas davantage les secrets de son Fils, même si elle a pu les deviner. Elle est aussi cette mère qui perdit son fils injustement condamné à mort. Elle est enfin la première chrétienne, la Mère de l’Eglise naissant, puisqu’elle soutenait dans la prière la première communauté des disciples après la résurrection de Jésus.

Marie dans le Nouveau Testament

Quand est venu l’accomplissement du temps, Dieu a envoyé son Fils, né d’une femme... (Gal. 4, 4). Dans ce bref extrait de la lettre de saint Paul aux Galates, il n’est nullement fait mention d’une conception virginale de Jésus. Le « être né d’une femme » est une expression typiquement biblique pour souligner la pauvreté radicale de la condition humaine, son impuissance et même parfois son impureté. Par ces termes, Paul ne fait rien d’autre qu’insister sur la réalité profonde de l’incarnation du Fils de Dieu : le Christ s’est inséré dans la condition humaine, jusque dans sa bassesse.

Chronologiquement, dans l’ordre de rédaction des écrits néo-testamentaires, c’est la première fois qu’il est fait allusion à la Mère de Jésus, sans la mentionner explicitement d’ailleurs, sans lui attribuer un rôle spécifique ou des privilèges particuliers. Il n’y a pas lieu de s’en étonner si l’on songe que la première prédication apostolique ne s’est jamais arrêtée sur la personne de Marie : toute la prédication de l’Eglise naissante était en effet centrée sur Jésus-Christ, et particulièrement sur le mystère de sa mort et de sa résurrection, bien plus que sur les événements qui avaient pu constituer son existence terrestre. Marie n’est donc pas "un sujet intéressant" pour la première proclamation de l’Évangile.

Néanmoins, certains auteurs contemporains pensent, malgré tout, que le « est né d’une femme » souligne déjà quelque peu la naissance virginale de Jésus. Ils en appellent aux coutumes et lois antiques selon lesquelles c’était le père qui reconnaissait l’enfant d’une femme : l’appartenance à une famille se faisait uniquement par une reconnaissance de paternité. La première mention d’une femme comme Mère de Jésus, indépendamment de toute reconnaissance paternelle, pourrait très bien être le signe qui appelle à une réflexion plus approfondie sur les privilèges de Marie : la naissance de Jésus ne serait pas le fait et l’oeuvre d’un homme. La question est ainsi ouverte, dès les premières années de la prédication apostolique.

Les textes néo-testamentaires qui font connaître Marie se rapportent principalement à la naissance et à l’enfance de Jésus, dans les évangiles selon Matthieu et Luc, qui retracent ces événements : annonciation, visitation, naissance de Jésus, adoration des bergers et des mages, présentation de Jésus au Temple, fuite en Egypte, retour à Nazareth et pèlerinage à Jérusalem quand Jésus atteint sa majorité religieuse et légale. Marie est également présente à Cana, elle se rend aussi à Capharnaüm avec sa famille pour y rencontrer Jésus, elle est présente au pied de la croix, puis, elle se trouve en prière avec les apôtres après la résurrection. Si l’on exclut le cantique évangélique de Marie (Lc. 1, 46-55), les évangiles canoniques rapportent uniquement cinq paroles de la Vierge :

ses réponses à l’envoyé de Dieu, lors de l’Annonciation : Comment cela se fera-t-il puisque je suis vierge ? (Lc. 1, 34), Je suis la servante du Seigneur. Que tout se passe pour moi comme tu l’as dit (Lc. 1, 38),

son reproche à Jésus perdu au Temple de Jérusalem : Mon enfant, pourquoi as-tu agi de la sorte avec nous ? Vois, ton père et moi, nous te cherchions tout angoissés (Lc. 2, 48),

son intervention à Cana : Ils n’ont plus de vin (Jn. 2, 3), Quoi qu’il vous dise, faites-le (Jn. 2, 5).

Par ces cinq paroles, on n’apprend que très peu de choses sur la vie de prière de Marie, bien qu’il soit possible de constater que chacune de ces paroles se situe dans le cadre d’un authentique dialogue, celui-ci refusant toujours d’en rester à de simples questions d’ordre personnel. La parole de Marie, comme la Parole de Dieu, est aussitôt ouverture à l’autre. Cette attitude de Marie se saisit immédiatement dans le rapport qu’elle pouvait avoir avec la Parole de Dieu, qu’elle méditait dans son coeur, non seulement celle qu’elle pouvait connaître par la lecture de la Bible, mais surtout celle qui lui était adressait par les événements de la vie la plus simple : Sa mère gardait tous ces événements dans son coeur (Lc. 2, 50).

La méditation de l’Ecriture et l’acceptation de la volonté actuelle de Dieu constituent l’essentiel de la prière de Marie. Elle a entendu la parole de l’ange Gabriel, elle l’accueille en son coeur, et cette parole qui est Parole de Dieu a pris chair en elle, par l’action de l’Esprit-Saint. L’Homme-Dieu a existé en Marie : c’est par l’accueil humble de la Parole par Marie que l’incarnation du Fils de Dieu a été rendue possible. Mais c’est surtout à la lumière des événements de Pâques que Marie a pu comprendre toute la révélation qui lui a été faite du dessein de salut voulu par Dieu pour tous les hommes. Tous les faits qu’elle a pu connaître dès avant la conception de Jésus lui restent entièrement mystérieux tant que le dessein de Dieu ne s’est pas révélé entièrement. Marie garde en son coeur tous ces faits, elle les médite, vraisemblablement à la lumière de l’Ecriture Sainte, ainsi qu’elle l’exprimera clairement dans son cantique d’action de grâce, qui proclame les merveilles de Dieu dans un style totalement biblique.

Pour faire bref, la prière de Marie est simplement constituée par la méditation continuelle de la Parole de Dieu et par la place qu’elle laisse en elle à l’Esprit-Saint. De même, la réponse de Jésus au Temple affirmant qu’il lui fallait être chez son Père (Lc. 2, 49) laisse entier le mystère de la filiation divine. Une telle filiation dépasse entièrement l’intelligence humaine, et Marie, tout comme Joseph, si elle perçoit un peu du mystère de cet enfant, ne le pénètre pas entièrement : Mais eux ne comprirent pas ce qu’il disait (Lc. 2, 50).

Bien que Marie se soit immédiatement située dans la ligne même de l’accomplissement de la volonté divine, bien qu’elle ait accepté de prendre sa place dans le déroulement du projet et du dessein de Dieu, elle ne comprend pas rationnellement tous les éléments de cette volonté ou de ce dessein. Toutefois malgré son ignorance, elle accepte de se soumettre à l’incompréhensible, tel qu’il lui est déjà quelque peu manifesté à travers la Parole de Dieu qu’elle méditait en son coeur.

Magnifique est le Seigneur

La méditation de Marie s’est exprimée dans un grand cantique d’action de grâce, par lequel elle rend gloire à Dieu pour toutes les merveilles qu’il accomplit en faveur des hommes. Elle héritait ainsi de la longue tradition juive qui exaltait la puissance de YHWH, lequel avait fait sortir le peuple d’Israël de la maison de servitude en Egypte. Dieu avait conduit son peuple pendant les quarante années de la traversée du désert, il lui avait donné un pays ruisselant de lait et de miel, il l’avait défendu contre tous ses oppresseurs, il l’avait également corrigé quand ses fidèles oubliaient l’alliance conclue au temps de Moïse, et il l’avait fait revenir sur sa terre, après la captivité à Babylone. Ainsi, le psaume 105 évoque toute l’histoire du peuple avec son Dieu :

Célébrez le Seigneur, proclamez son nom,

faites connaître ses exploits parmi les peuples...

Rappelez-vous les miracles qu’il a faits,

ses prodiges et les jugements sortis de sa bouche...

C’est lui le Seigneur notre Dieu qui gouverne toute la terre.

Il s’est toujours rappelé son alliance, mot d’ordre pour mille générations,

celle qu’il a conclue avec Abraham, confirmée par serment à Isaac,

qu’il a érigée en décret pour Jacob, alliance éternelle pour Israël,

quand il a dit : Je te donne la terre de Canaan,

c’est le lot dont vous hériterez !

Il s’est rappelé sa sainte parole envers Abraham son serviteur.

Il a fait sortir son peuple dans l’allégresse,

ses élus avec des cris de joie.

Il leur a donné les terres des nations,

et ils recueillent le travail des peuples,

pourvu qu’ils gardent ses décrets et qu’ils observent ses lois.

Ce psaume de louange, qui célèbre essentiellement la Pâque, c’est-à-dire le passage du peuple hébreu de la servitude en Egypte à la liberté sur la terre de Canaan, est un cantique médité fréquemment par tous les membres du peuple. Dans la tradition chrétienne, le chant de louange le plus puissant, le chant de la libération définitive, c’est le Magnificat, le cantique de la Vierge Marie, lors de sa visite à sa cousine Élisabeth :

En ce temps-là, Marie partit en hâte pour se rendre dans le haut pays, dans une ville de Juda. Elle entra dans la maison de Zacharie et salua Élisabeth Or lorsque Élisabeth entendit la salutation de Marie, l’enfant bondit dans son sein et Élisabeth fut remplie de l’Esprit-Saint. Elle poussa un grand cri et dit : Tu es bénie plus que toutes les femmes, béni aussi est le fruit de ton sein ! Comment m’est-il donné que vienne à moi la Mère de mon Seigneur ? Car lorsque ta salutation a retenti à mes oreilles, voici que l’enfant a bondi d’allégresse en mon sein. Bienheureuse celle qui a cru : ce qui lui a été dit de la part du Seigneur s’accomplira. Alors Marie dit : Mon âme exalte le Seigneur, et mon esprit s’est rempli d’allégresse à cause de Dieu, mon Sauveur, parce qu’il a porté son regard sur son humble servante. Oui, désormais toutes les générations me proclameront bienheureuse, parce que le Tout Puissant a fait pour moi de grandes choses, saint est son nom. Sa bonté s’étend de génération en génération sur ceux qui le craignent. Il est intervenu de toute la force de son bras, il a dispersé les hommes à la pensée orgueilleuse, il a jeté les puissants à bas de leurs trônes, et il a élevé les humbles, les affamés, il les a comblés de biens, et les riches, il les a renvoyés les mains vides. Il est venu en aide à Israël son serviteur, en souvenir de sa bonté, comme il l’avait dit à nos pères, en faveur d’Abraham et de sa descendance pour toujours. Marie demeura avec Élisabeth environ trois mois, puis elle s’en retourna chez elle.        Lc. 1, 39-56

C’est un des plus beaux élans que l’homme, aujourd’hui encore, puisse manifester vers le Dieu, Seigneur de l’histoire et Seigneur du monde. Ce cantique parle du passé du peuple de Dieu, mais il parle également de l’avenir. Il annonce une naissance qui va bouleverser le cours de l’histoire. Dieu vient en aide à son peuple, il se souvient de son amour en faveur du père de tous les croyants et en faveur de toute sa postérité pour la suite des âges. Dieu regarde avec amour celle qui se fait son humble servante : il a fait pour elle de grandes choses et toutes les générations pourront la proclamer bienheureuse. 

Ce cantique est le cri de joie de Marie en qui le Fils unique de Dieu se fait homme. Cette jeune fille, héritière d’un passé, de la tradition de son peuple, devient la mère de l’avenir, elle découvre en elle la vie de Celui qui fait des merveilles.

Marie chante sa joie. Et la multitude des pauvres lui répond comme un écho : Dieu relève ceux qui sont accablés. Alors, son chant manifeste une dynamique révolutionnaire. Il est le cri des opprimés, le cri du peuple tendu vers la justice : Dieu écarte les coeurs fiers, il renverse les puissants, il renvoie les riches les mains vides, mais il comble ceux qui ont faim, il élève les humbles. L’histoire du monde prend une dimension nouvelle, celle de l’éternité qui jaillit dans ce cri de jubilation : Mon âme exalte le Seigneur !

La merveille de Dieu en Marie

Bien que comblée de grâces par le Dieu Sauveur, par un privilège qui lui vient d’avance de la mort et de la résurrection de son Fils, Jésus Christ, Marie a vécu une existence humaine semblable aux autres, tout en devenant le modèle même de l’existence orientée vers l’accomplissement de la volonté divine. Marie est entièrement disponible à l’appel que Dieu lui adresse par la parole de l’ange : Je suis la servante du Seigneur. Que tout se passe pour moi comme tu l’as dit (Lc. 1, 38), cette parole résume toute son existence, qui sera désormais faite d’absolue confiance, alors qu’elle accepte de ne pas tout comprendre, non seulement au moment de l’annonciation mais aussi tout au long de la vie de Jésus.

Disponible pour Dieu, Marie est également disponible pour les autres, en étant attentive aux soucis de sa cousine Élisabeth, de ses amis, les jeunes mariés de Cana, au désespoir ou à la tristesse des disciples de son Fils... Ayant accepté de devenir la Mère du Sauveur, elle est celle qui ne cesse de donner le Sauveur aux hommes. Sa manière de prier se traduit ainsi par une manière d’être qui inspire toute son existence : c’est dans la disponibilité à Dieu et aux hommes que Marie manifeste le plus clairement son attitude devant Dieu, son Créateur.

La merveille que le Seigneur accomplit en elle est de recréer un nouveau type d’humanité : elle est la première femme d’un monde nouveau, celle qui provoque tous les hommes à être plus fidèles à l’appel de son Fils, celle qui les invite sans cesse à se laisser emporter par le dynamisme même de Dieu. Le Christ Jésus a permis à sa Mère d’assumer complètement la condition humaine, il l’a portée à son achèvement. C’est ainsi que l’Assomption de Marie, que les catholiques célèbrent le 15 août n’indique pas un quelconque voyage de Marie à travers le ciel, c’est plutôt le fait qu’une femme, de la race des hommes, est arrivée à son plein achèvement, à sa pleine maturité, à sa condition véritable de fille de Dieu, de disciple du Christ. En cela, Marie a réalisé pleinement la condition humaine, et elle a pu partager complètement la gloire de son Fils, au point que le concile d’Éphèse, en 431, l’a proclamée "Mère de Dieu" et non plus seulement "Mère du Christ". De la sorte, l’Assomption de Marie signifie qu’il est possible d’assumer totalement la condition d’homme, la condition de fils de Dieu.

Marie est une femme au carrefour de deux peuples. Elle hérite du passé juif et elle va accoucher du monde nouveau, en donnant le jour à Jésus Christ. En relisant l’histoire de son peuple, en relisant également sa propre vocation, elle découvre la puissance de Dieu qui opère une véritable révolution dans le monde. Elle apporte une réponse à la question : Qui est Dieu ? Dieu est le Tout-Puissant, mais sa puissance s’exerce dans la faiblesse. Il ne va pas confier sa Parole, son Verbe, son Fils, aux grands sermons des théologiens ou aux longs discours des intellectuels : Dieu confie sa Parole au ventre d’une femme. Et Marie peut également dire quelle est l’action de Dieu. Elle vient témoigner que Dieu ne cesse d’agir pour son peuple, en se souvenant toujours de son amour. Il a fallu deux mille ans pour que se réalise la promesse faite à Abraham. Mais l’action de Dieu, c’est précisément de se souvenir. La qualité de Dieu, c’est le souvenir, non comme un dieu vengeur, mais comme le Dieu d’amour : Son amour s’étend d’âge en âge sur ceux qui le craignent.

Dans la littérature biblique, le verbe "craindre" est le strict équivalent du verbe "aimer" : Dieu est fidèle en amour pour ceux qui sont fidèles à son amour. L’action de Dieu se manifeste dans le renversement complet des valeurs humaines : l’histoire du peuple juif, l’histoire du monde aussi, va prendre une dimension nouvelle par la naissance du Fils de Marie. La Bonne Nouvelle que le Christ va précisément annoncer, c’est l’illusion de toutes les valeurs. L’éternité de Dieu s’inscrit dans le présent de l’histoire humaine, la puissance de Dieu se révèle dans la faiblesse.

La prière du chapelet

La prière des chrétiens à Marie s’exprime presque naturellement dans les paroles qu’elle a prononcées ou qui ont été prononcées à son propos dans les textes évangéliques. Il apparaît donc nécessaire d’évoquer la prière du chapelet. Longtemps, cette forme de prière a été considérée comme dévaluée. En effet, il est permis de reconnaître que très souvent elle apparaissait comme un rabâchage incessant, comme une répétition ininterrompue de formules toutes faites ! Il importe de rendre au chapelet sa valeur de prière authentique chrétienne.

Le chapelet a été dévalué parce qu’il est devenu une sorte de prière automatique, mécanique. Le fidèle répète des formules, sans se soucier de toute la densité que ces formules portent en elles, sans se soucier de faire advenir au coeur de l’homme une authentique contemplation du mystère de Dieu à l’oeuvre dans le monde des hommes.

Bernadette Soubirous, la voyante de Lourdes, aimait répéter qu’elle avait sans doute été choisie par Marie parce qu’elle était la plus pauvre, dans toutes les acceptions du terme : Je ne savais que mon chapelet !

Mais c’est précisément la prière du chapelet qui a conduit des générations d’hommes et de femmes à une authentique contemplation, à une véritable vie mystique. Mais cette forme de prière a perdu sa densité mystique en se transformant en prière mécanique. Et toute prière peut en arriver à cette extrémité !

Le chapelet, c’est la prière des pauvres, la prière de ceux qui ne savent pas ou qui ne peuvent plus inventer... mais qui aurait la prétention de ne pas être pauvre quand il prie ? Heureusement, personne n’est naturellement doué pour la contemplation, et tous les hommes ont besoin d’une prière toute faite pour soutenir leur pauvreté. Certes, le chapelet est fait de répétitions. Mais c’est cette répétition qui lui procure une grande valeur. La psychologie moderne insiste beaucoup sur la répétition pour introduire l’individu humain dans un certain état. Pourquoi la prière chrétienne ne se servirait-elle pas de cette répétition pour introduire le croyant dans une situation nouvelle, dans une nouvelle attitude de prière ? En répétant des formules apprises, l’homme peut se mettre en situation d’être présent en face de Dieu, et il peut se disposer à méditer l’action divine en faveur de toute l’humanité.

Le chapelet est une prière de méditation qui trouve sa valeur dans la contemplation des mystères de Dieu. Il est une invitation à contempler les mystères évangéliques qui permettent d’entrer dans l’intimité même de Dieu, en prenant la main de Marie. Elle aide celui qui prie à reprendre la lecture de l’oeuvre divine pour tout homme dans le Fils unique. La tradition chrétienne a retenu quinze mystères dans la récitation du Rosaire. Cinq mystères rappellent des événements joyeux : l’annonce faite à Marie, la visite de Marie à sa cousine Élisabeth, la nativité de Jésus, la présentation de Jésus au temple, le recouvrement de Jésus au Temple. Cinq mystères sont dits douloureux parce qu’ils rappellent les événements qui ont conduit Jésus à la mort : l’agonie au Jardin des Oliviers, la flagellation, le portement de croix, la crucifixion, la mise au tombeau. Cinq mystères sont appelés glorieux parce qu’ils soulignent les interventions divines en faveur de Jésus et de Marie : la résurrection de Jésus, l’Ascension, la Pentecôte, l’Assomption de Marie et son couronnement dans le ciel.

Pour que la prière du chapelet soit vraiment une méditation, il convient qu’il soit prié calmement, sans hâte ni précipitation, et que le regard du fidèle soit entièrement tourné vers la contemplation des principaux mystères du salut offert à tous les hommes en Jésus Christ, vers lequel conduit toujours Marie. L’essentiel n’est pas de faire courir entre ses doigts un maximum de grains, mais il est de se tourner, d’une manière de plus en plus intime, vers ce Dieu qui ne cesse de parler au coeur de l’homme.

Francis Jammes a composé une méditation personnelle et poétique des mystères du Rosaire. En voici quelques strophes :

Par l’arc-en-ciel sur l’averse des roses blanches,

Par le frisson qui court de branche en branche

Et qui fait fleurir la tige de Jessé,

Par les annonciations riant dans les rosées

Et par les cils baissés des graves fiancées, Je vous salue, Marie.

 

Par l’exaltation de votre humilité

Et par la joie du coeur des humbles visités,

Par le Magnificat qu’entonnent mille nids,

Par les lys de vos bras joints vers le Saint-Esprit

Et par Élisabeth, treille où frémit un fruit, Je vous salue, Marie.

Par l’âne et le boeuf, par l’ombre et par la paille,

Par la pauvresse à qui l’on dit qu’elle s’en aille,

Par les nativités qui n’eurent sur leurs tombes

Que des bouquets de givre aux plumes de colombes,

Par la vertu qui lutte et celle qui succombe, Je vous salue, Marie.

 

Par votre modestie offrant des tourterelles,

Par le vieux Siméon pleurant devant l’autel,

Par la prophétesse Anne et par votre mère Anne,

Par l’obscur charpentier qui, courbé sur sa canne,

Suivait avec douceur les petits pas de l’âne, Je vous salue, Marie.

 

Par le petit garçon qui meurt près de sa mère

Tandis que les enfants s’amusent au parterre

Et par l’oiseau blessé qui ne sait pas comment

Son aile tout à coup s’ensanglante et descend

Par la soif et la faim et le délire ardent, Je vous salue, Marie.

 

Par les gosses battus par l’ivrogne qui rentre

Par l’âne qui reçoit des coups de pieds au ventre

Et par l’humiliation de l’innocent châtié,

Par la vierge vendue qu’on a déshabillée

Par le fils dont la mère a été insultée, Je vous salue, Marie.

 

Par le mendiant qui n’eut jamais d’autre couronne

Que le vol des frelons, amis des vergers jaunes,

Et d’autre sceptre qu’un bâton contre les chiens,

Par le poète dont saigne le front qui est ceint

Des ronces de désir que jamais il n’atteint, Je vous salue, Marie.

 

Par la vieille qui, trébuchant sous trop de poids,

S’écrie : Mon Dieu ! Par le malheureux dont les bras

Ne purent s’appuyer sur une amour humaine,

Comme la croix du Fils sur Simon de Cyrène

Par le cheval tombé sous le chariot qu’il traîne, Je vous salue, Marie.

 

Par les quatre horizons qui crucifient le monde

Par tous ceux dont la chair se déchire ou succombe

Par ceux qui sont sans pieds, par ceux qui sont sans mains

Par le malade que l’on opère et qui geint

Et par le juste mis au rang des assassins, Je vous salue, Marie.

 

Par la mère apprenant que son fils est guéri

Par l’oiseau rappelant l’oiseau tombé du nid

Par l’herbe qui a soif et recueille l’ondée

Par le baiser perdu, par l’amour redonné

Et par le mendiant retrouvant sa monnaie, Je vous salue, Marie.