La prière à l’heure de la mort

 

Autrefois, les cimetières entouraient les églises dans les villages. Les morts étaient présents au coeur même de la cité. De plus, le fait même de mourir pouvait être considéré comme un phénomène social : le mourant s’éteignait au milieu des siens, entouré par sa famille et ses amis. Aujourd’hui, la mort a été évacuée vers des horizons aseptisés, stérilisées : on meurt seul ou à peine entouré de quelques intimes, dans l’anonymat d’une chambre d’hôpital. Enfin, les premiers jours de novembre ont fini par être les seuls liens qui unissent encore les vivants et les morts. La société contemporaine a évacué complètement la mort de ses préoccupations, de peur que la pensée même de cette phase ultime de l’existence humaine ne vienne obnubiler l’homme et le distraire de ses tâches et de ses préoccupations les plus urgentes.

Et pourtant, aujourd’hui comme hier, il est des morts qui ont un sens puisque des hommes et des femmes meurent héroïquement pour défendre un idéal, l’honneur, la patrie, certains meurent victimes de leur dévouement, et ils sont encore nombreux ceux qui meurent pour défendre leur religion. Pourtant, certaines personnes apparaissent comme ‘‘condamnées’’ à plus ou moins brève échéance. C’est alors que la mort est particulièrement redoutée, parce qu’elle se présente comme le non-sens absolu de l’ensemble de l’existence.

Le caractère propre de l’homme réside en ce qu’il est capable non seulement de penser la mort, mais aussi de la dépasser, en mettant sa confiance dans des réalités que ses sens ne peuvent cependant pas apercevoir. Le fait même de dresser des sépultures est une caractéristique de l’homme. Par là, il affirme, d’une manière plus ou moins consciente, qu’il ne croit pas que tout soit terminé avec la mort corporelle des individus. La nature humaine, indépendamment de toute référence religieuse, et particulièrement de toute référence chrétienne, aurait le sens de l’au-delà. Il semble même que l’homme ne puisse pas vivre sans idéal, sans absolu. Et c’est sans doute ce désir d’absolu qui le distingue le plus de l’animal : l’homme a toujours vénéré autre chose que la simple nourriture ou que la pure satisfaction de ses besoins élémentaires.

Ce qui fait l’humanité, c’est l’insatisfaction, le désir d’un ailleurs, d’un au-delà de toutes les choses susceptibles d’être possédées. C’est ce qu’exprime René Daumal, dans un court texte sur la soif du désir : Je suis mort parce que je n’ai pas le désir. Je n’ai pas le désir parce que je crois posséder. Je crois posséder parce que je n’essaye pas de donner. Essayant de donner, on voit qu’on n’a rien. Voyant qu’on n’a rien, on essaye de se donner. Essayant de se donner, on voit qu’on n’est rien. Voyant qu’on n’est rien, on désire devenir. Désirant devenir, on vit.

C’est le désir qui fait vivre, après que toutes les satisfactions soient apparues comme illusoires. L’absolu lui-même se découvre dans le quotidien de l’existence, il est à portée de la main. Il est partout où quelqu’un cherche à se dépasser, à sortir de lui-même pour se dévouer à une cause ou à un être. Ce dépassement de soi peut conduire jusqu’au don le plus parfait, à savoir le don de sa propre vie. Ainsi, une fois de plus, la mort se manifeste à l’horizon ultime : c’est elle qui peut donner tout son sens à une existence quelconque.

La mort, temps de prière

Devant la mort, personne ne reste jamais indifférent, la mort représentant toujours un départ, une séparation définitive. Mais, pour le chrétien, ce départ est en réalité un retour, le retour du fils vers son Père. L’instant même de la mort devrait alors être perçu comme une sorte de fête, la fête des retrouvailles du Seigneur et de ses serviteurs.

L’espérance, qui anime les croyants depuis des générations, leur fait découvrir que la mort n’est pas un châtiment que Dieu leur imposerait, mais qu’elle est l’instant de la rencontre de l’homme avec le Seigneur, Dieu de l’univers et Dieu des hommes, qu’elle est une entrée dans une vie immortelle, ainsi que le soulignait un sage des temps anciens :

Les âmes des justes, elles, sont dans les mains de Dieu, et nul tourment ne les atteindra plus. Aux yeux des insensés, ils passèrent pour morts, et leur départ sembla un désastre, leur éloignement une catastrophe. Pourtant, ils sont dans la paix. Même si, selon les hommes, ils ont été châtiés, leur espérance était pleine d’immortalité. Après de légères corrections, ils recevront de grands bienfaits. Dieu les a éprouvés et les a jugés dignes de lui. Comme l’or au creuset, il les a épurés, comme l’offrande d’un holocauste, il les a accueillis.        Sg. 3, 1-6

Dans les textes évangéliques eux-mêmes, la rencontre du Seigneur et de ses serviteurs est comparée à un retour de noces :

Restez en tenue de service et gardez vos lampes allumées. Et soyez comme des gens qui attendent leur maître à son retour des noces, afin de lui ouvrir dès qu’il arrivera et frappera. Heureux ces serviteurs que le maître à son arrivée trouvera en train de veiller. En vérité, je vous le déclare, il prendra la tenue de service, les fera mettre à table et passera pour les servir. Et si c’est à la deuxième veille qu’il arrive, ou à la troisième, et qu’il trouve cet accueil, heureux sont-ils !         Lc. 12, 35-38

Même si le retour du Seigneur est également comparé à la venue d’un voleur, c’est aussi une joie d’être prêt, paré à toute éventualité. Le Seigneur demande à ses fidèles d’être toujours disponibles pour le rencontrer. Personne ne connaît ni le jour ni l’heure de son retour, qui peut être tardif ou qui peut être rapide. Mais chaque chrétien croit et affirme que la mort n’est pas une fin. Bien sûr, elle constitue une séparation : on dépose dans la terre le corps d’un homme ou d’une femme, mais, en fait, on ne fait que déposer une enveloppe charnelle avec laquelle il est impossible de se mouvoir dans l’espace divin.

Ceux qui ont quitté ce monde continuent à vivre sans être limités par la fragilité d’un corps. Ils continuent de façon nouvelle ce qu’ils avaient commencé quand ils partageaient l’existence terrestre. Une comparaison que Jésus donnait à ses disciples est toujours très éclairante :

En vérité, en vérité, je vous le dis, si le grain de blé qui tombe en terre ne meurt pas il reste seul, si au contraire il meurt, il porte du fruit en abondance. Celui qui aime sa vie la perd, et celui qui cesse de s’y attacher en ce monde la gardera pour la vie éternelle.         Jn. 12, 24-25

La vie du grain de blé semble s’achever lorsqu’il est mis en terre. Et c’est cependant à ce moment-là qu’il prend la dimension la plus importante de son existence. Pour lui, la mort est le moment le plus important de la vie, puisque c’est l’entrée dans une vie débordante. Cette comparaison permet de comprendre qu’il ne faut pas s’arrêter aux apparences les plus immédiates : la mort n’est pas une fin, il ne faut pas la craindre. La vraie vie, c’est de ne pas rester enfermé sur soi, la vie est faite pour exploser, pour donner du fruit. La mort paraît être le terme de l’existence humaine alors qu’elle en est le plein accomplissement.

La prière, à l’heure de la mort, devient la manifestation de la compréhension humaine. Toute l’existence trouve alors son sens ultime, dans le retour de la créature vers son Créateur, dans le retour du serviteur fidèle à son Seigneur. Et si pour ceux qui voient partir l’un des leurs, la tristesse est légitime, le chrétien qui retrouve son Dieu ne peut qu’exulter de joie. Il comprend que sa véritable patrie n’est pas de ce monde, mais dans le Royaume de Dieu qu’il construit de jour en jour, tout au long de sa vie. Il redécouvre une des dimensions de tout pèlerinage, il habitait ce monde sans être du monde. Et c’est encore cette idée qui se présente dans la ‘‘prière eucharistique pour des rassemblements’’, au moment où l’assemblée de l’Eglise céleste est également invitée à participer à la célébration présente, signe que l’Eglise terrestre trouve aussi sa réalisation dans l’avenir du Royaume de Dieu :

Père, prends pitié de nos frères qui sont morts dans la paix du Christ et de tous les morts dont toi seul connais la foi, et conduis-les à la résurrection. Et lorsque prendra fin notre pèlerinage sur la terre, accueille-nous dans ton Royaume où nous espérons être comblés de ta gloire, tous ensemble et pour l’éternité.

Faut-il prier pour les morts ?

La prière pour les morts est parfois remise en question. Elle ressemble souvent, il est vrai, au culte païen des ancêtres. Et cependant, l’Eglise a toujours prié pour les morts, notamment au cours des célébrations eucharistiques, où elle demande à Dieu de se souvenir de tous ceux qui ont précédé les vivants actuels, marqués du signe de la même foi. Dieu est le Dieu du souvenir. Sa caractéristique première est le souvenir dans l’amour. Mais que peut signifier prier pour les morts ?

Tout d’abord, il faut le rappeler, Dieu s’est révélé comme le Dieu des vivants et non comme celui des morts, il n’est pas le souverain qui régnerait sur le Royaume de la mort. D’autre part, la foi chrétienne s’enracine dans une mort, celle du Christ qui est ressuscité et vivant, signe que Dieu n’abandonne jamais ceux qui sont descendus dans la tombe. Comme le propre Fils de Dieu, les disciples du Christ connaîtront également la résurrection, car le Dieu qui se souvient ne cesse d’appeler tous les hommes à connaître la vraie vie, celle des enfants de Dieu.

Nous prions pour les morts. Et cet acte manifeste que nous sommes vivants, et parce que nous sommes vivants, nous éprouvons le désir et le besoin de faire grandir notre foi en Celui qui est ressuscité des morts. Nous désirons aussi, dans un même mouvement, consolider notre espérance dans notre propre résurrection.

Prier pour les morts, c’est alors faire un acte de foi. Cet acte de foi, seuls les vivants peuvent le faire. C’est aussi mettre en oeuvre une espérance, celle de savoir que nous sommes appelés à partager la résurrection du Christ. C’est enfin découvrir que nous sommes solidaires, solidaires de ceux qui nous ont précédés, marqués du signe de la foi, solidaires entre nous et avec tous ceux qui sont engagés dans le même combat, celui de l’existence quotidienne. Nous sommes solidaires dans la mort que nous éprouvons, nous sommes solidaires dans la vie que nous partageons à la suite du Christ Jésus. Personne ne vit pour soi-même et personne ne meurt pour soi-même, expliquait l’apôtre Paul aux chrétiens de Rome :

Aucun de nous ne vit pour soi-même et personne ne meurt pour soi-même. Car si nous vivons, nous vivons pour le Seigneur, si nous mourons, nous mourons pour le Seigneur. Soit que nous vivions, soit que nous mourions, nous sommes au Seigneur. Car c’est pour être Seigneur des morts et des vivants que Christ est mort et qu’il a repris vie.        Ro. 14, 8-9

Jésus-Christ, par sa mort et sa résurrection, a brisé l’isolement et manifesté la solidarité entre tous les hommes et lui-même. La preuve qu’il donne de cette solidarité, c’est d’abord qu’il en est mort : il s’est dépouillé de tout ce qui le constituait comme Fils unique pour que les hommes puissent lui devenir semblables, enfants d’un même Père. A la suite du Christ, les chrétiens sont appelés à effectuer une semblable dépossession d’eux-mêmes pour parvenir à l’existence dans le Christ et avec les autres. C’est en acceptant de se perdre eux-mêmes qu’ils sont possédés par le Christ. Et il est possible de vérifier cette réalité dans l’existence quotidienne, et non pas seulement dans la mort corporelle qui est la forme suprême et radicale de la dépossession de soi. En acceptant de se perdre totalement, les chrétiens affirment leur solidarité avec celui qui a triomphé définitivement de la mort.

Quand des hommes acceptent de s’oublier eux-mêmes, de passer du temps, au risque de le perdre, pour travailler au bonheur des autres hommes, quand des hommes renoncent à des satisfactions légitimes pour que d’autres puissent connaître un mieux-être ou profiter de meilleures conditions de vie ou de travail, quand des hommes acceptent de se perdre, de se déposséder d’eux-mêmes pour s’ouvrir à la dimension de la solidarité avec les autres, ces hommes-là vivent déjà une expérience de la résurrection : ils sont déjà passés à travers une mort à eux-mêmes.

Ainsi, prier pour les mort, c’est aussi et peut-être même surtout prier pour nous qui vivons actuellement. C’est prier pour que nous ayons la force et le courage d’effectuer chaque jour une mort à nous-mêmes, le courage et la force d’être engagés dans le même combat que les autres hommes. Nous ne pouvons donc pas rester inactifs dans l’attente du retour du Seigneur. Notre activité est celle d’une mort et d’une résurrection, elle peut se traduire dans notre acceptation à mourir à nous-mêmes, c’est-à-dire dans un renoncement à ce qui pourrait nous être agréable afin de vivre pour les autres, à la manière du Christ et en lui. Alors, notre prière pour les morts prend une dimension proprement chrétienne, comme l’acte de l’homme qui croit en la résurrection de Jésus-Christ, comme l’acte de l’homme qui espère partager avec d’autres la vie de celui qui a vaincu la mort.

Le chemin de la mort et de la résurrection

Pour le chrétien qui accepte de suivre totalement son Seigneur, la mort n’est pas une fin, au contraire, elle marque un commencement absolu, celui de la vie véritable des enfants de Dieu. Mais ce chemin qui conduit à la vie est singulièrement difficile, il prend les allures du chemin de la croix que le Christ connût lui aussi avant de mourir. La souffrance est puissante, mais, quand elle est acceptée, elle peut aussi ouvrir sur la vie, sur la rédemption, elle est également une voie qui ouvre vers la libération définitive.

La méditation du chemin de croix qui fait revivre les derniers moments de la vie de Jésus de Nazareth contient tout un enseignement spirituel pour celui qui accepte de confronter sa propre existence à la vie du Christ, pour celui qui accepte de suivre le chemin de la totale dépossession de lui-même pour s’ouvrir entièrement au don de Dieu qui invite à passer dans un monde nouveau, en découvrant également que le don total de sa vie manifeste la pleine liberté de l’homme, comme il manifestait la souveraine liberté de Jésus lui-même :

Le Père m’aime parce que je me dessaisis de ma vie pour la reprendre ensuite. Personne ne me l’enlève, mais je m’en dessaisis moi-même, j’ai le pouvoir de m’en dessaisir et j’ai le pouvoir de la reprendre : tel est le commandement que j’ai reçu de mon Père.        Jn. 10, 17-18

Dans toute son existence, le chrétien, méditant le chemin de la croix, qui est chemin de vie et de résurrection, se découvre ainsi animé des mêmes sentiments que Jésus, ainsi que le soulignait l’apôtre Pierre :

C’est à cela que vous avez été appelés, car le Christ a souffert pour vous, vous laissant un exemple afin que vous suiviez ses traces : Lui qui n’a pas commis de péché et dans la bouche duquel il ne s’est pas trouvé de tromperie, lui qui, insulté, ne rendait pas l’insulte, dans sa souffrance, il ne menaçait pas, mais s’en remettait au juste Juge, lui qui, dans son propre corps, a porté nos péchés sur le bois, afin que, morts au péché, nous vivions pour la justice, lui dont les meurtrissures vous ont guéris.        1 P. 2, 21-24

Le chemin de la croix, ci-après proposé, se veut proche du texte évangélique, visant essentiellement à permettre la méditation des événements de la Passion du Seigneur, au cours des stations qui sont traditionnellement proposées, en ouvrant l’esprit et le coeur sur le chemin de la dépossession que peut vivre tout chrétien, en vivant dans la communion avec son Seigneur et dans la solidarité avec tous les autres hommes.

Première station : Jésus est condamné à mort

Pilate joua un grand rôle dans le procès de Jésus. C’est un procurateur romain ordinaire qui pense surtout à sa carrière et qui mène une guerre froide contre les chefs juifs. Quand on enferme Jésus dans ses prisons, il ne représente pour lui qu’un épisode négligeable.

Dès le matin, les grands prêtres tinrent conseil avec les anciens, les scribes et le Sanhédrin tout entier. Ils lièrent Jésus, l’emmenèrent et le livrèrent à Pilate. Pilate l’interrogea : Es-tu le roi des Juifs ? Jésus lui répond : C’est toi qui le dis. Les grands prêtres portaient contre lui beaucoup d’accusations. Pilate l’interrogeait de nouveau : Tu ne réponds rien ? Vois toutes les accusations qu’ils portent contre toi. Mais Jésus ne répondit plus rien de sorte que Pilate était étonné.        Mc. 15, 1-5

L’intention qui dirigeait les prêtres était double : il fallait faire condamner Jésus à tout prix, mais il fallait aussi discrédite sa mémoire parmi le peuple. C’est la raison pour laquelle ils convertissent le motif religieux en un motif politique de sédition et d’incitation à la révolte, puisqu’il se prétendait le "roi des Juifs". Pilate s’aperçoit certainement qu’on lui présente un procès truqué, et se trouve mis dans un grand embarras Jésus. Il aurait aimé trouver le moyen de décliner la compétence de son pouvoir, mais les grands prêtres qui jouaient le rôle de procureurs de justice, lui présentent Jésus comme un dangereux nationaliste, invoquant contre lui des accusations auxquelles Jésus ne répond pas, car il ne les accepte pas. Interrogé, Jésus ne se défend pas, parce que la vérité n’a pas besoin d’être défendue, elle éclate d’elle-même. Il ne se défend pas parce qu’il est venu dans le monde pour faire la volonté du Père. Son heure est venue : il doit aller jusqu’au bout de sa mission.

L’étonnement de Pilate vient donc de ce silence de Jésus. Devant ceux qui l’accablent, Jésus ne répond rien. Quel est donc cet homme qui ne proteste pas de son innocence ? Mais aussi quelle est cette foule qui s’acharne contre un homme qui paraît innocent, même aux yeux du pouvoir romain en place ? Le chemin de Jésus n’est pas celui de l’indifférence ou du mépris, c’est celui de l’acceptation : il préfère subir l’injustice, en se taisant, que tomber dans les arguties d’un langage judiciaire. Le Royaume du Christ n’est vraiment pas de ce monde, là où les puissants envoient les autres hommes à la mort. Jésus, le roi d’un monde nouveau, accepte librement de marcher vers la mort pour que tous ses fidèles soient sauvés définitivement du péché et de la mort.

Deuxième station : Jésus est chargé de sa croix

A chaque fête, il (Pilate) leur relâchait un prisonnier, celui qu’ils réclamaient. Or celui qu’on appelait Barabbas était en prison avec les émeutiers qui avaient commis un meurtre pendant l’émeute. La foule monta et se mit à demander ce qu’il accordait d’habitude. Pilate leur répondit : Voulez-vous que je vous relâche le roi des Juifs ? Car il voyait bien que les grands prêtres l’avaient livré par jalousie. Les grands prêtres excitèrent la foule pour qu’il leur relâche plutôt Barabbas. Prenant alors la parole, Pilate leur disait : Que ferai-je donc de celui que vous appelez le roi des Juifs ? De nouveau, ils crièrent : Crucifie-le ! Pilate leur disait : Qu’a-t-il donc fait de mal ? Ils crièrent de plus en plus fort : Crucifie-le ! Pilate, voulant contenter la foule, leur relâcha Barabbas et il livra Jésus, après l’avoir fait flageller, pour qu’il soit crucifié.        Mc. 15, 6-15

Le procès à peine fini, Jésus est chargé de sa croix, pour une exécution immédiate. La croix dont Jésus est chargé, ce n’est pas seulement cette poutre de bois, le patibulum, qui sera l’instrument de son supplice. Cette croix, c’est la croix de toute l’humanité, dans ce qu’elle a de plus odieux, la croix de la violence, la croix de la trahison, la croix de l’injustice, la croix de toutes les souffrances de l’humanité. Jésus a été compté parmi les criminels alors qu’il se chargeait du péché des hommes. La foule réclamait pour Jésus, l’innocent, le châtiment réservé aux esclaves révoltés, et pour Barabbas, le révolté, elle réclame la liberté. Le chemin que suit le Christ, et le chrétien à sa suite, est plus qu’une simple acceptation, il devient celui de l’humiliation librement et volontairement acceptée. Jésus prend la place du dernier des hommes. Et cette humiliation implique un renoncement à toute forme de confort, à toutes les envies humaines qui peuvent paraître légitimes pour ouvrir son esprit et son coeur à l’amour des autres, dans la libre acceptation de la souffrance. Désormais se trouve démentie l’idée païenne que la souffrance vient de Dieu en réponse au péché des hommes. Comme le soulignait justement saint Vincent de Paul : Quand Dieu veut que quelqu’un souffre pour le péché, c’est son Fils qu’il envoie.

Troisième station : Jésus tombe pour la première fois

Les évangiles ne parlent pas nullement des chutes de Jésus sur le chemin de son exécution. Mais il est sans doute possible de découvrir, dans le texte même de l’évangile, le sens de ces chutes. Ce sont d’abord les outrages que Jésus a dû connaître de la part des soldats, et qui indiquent le poids de la croix qui pèse sur ses épaules.

Les soldats le conduisirent à l’intérieur du palais, c’est-à-dire du prétoire. Ils appellent toute la cohorte. Ils le revêtent de pourpre et ils lui mettent sur la tête une couronne d’épines qu’ils ont tressée. Et ils se mirent à l’acclamer : Salut, roi des Juifs ! Ils lui frappaient la tête avec un roseau, ils crachaient sur lui et se mettant à genoux, ils se prosternaient devant lui. Après s’être moqués de lui, ils lui enlevèrent la pourpre et lui remirent ses vêtements. Puis ils le font sortir pour le crucifier.           Mc. 15, 16-20

Rejeté par la foule anonyme, Jésus subit donc les outrages des soldats qui ignorent tout des motifs de sa condamnation, mais qui le traitent comme un véritable malfaiteur, en ironisant à son propos. Jésus subit l’outrage sans chercher à se défendre. Son chemin de mort et de résurrection commence par l’accablement : il accepte de tomber pour ce à quoi il croit, son témoignage prend ainsi toute sa valeur. Jésus Christ s’est fait homme pour être solidaire de toute l’humanité dont il devient la tête afin d’introduire tous les hommes dans le bonheur des ressuscités.

Quatrième station : Jésus rencontre sa mère

Les évangélistes ne parlent pas d’une rencontre de Jésus avec sa mère sur le chemin de son exécution, mais simplement d’une rencontre au pied de la croix.

Près de la croix de Jésus se tenaient debout sa mère, la soeur de sa mère, Marie, femme de Clopas et Marie de Magdala. Voyant ainsi sa mère et près d’elle le disciple qu’il aimait, Jésus dit à sa mère : Femme, voici ton fils. Il dit ensuite au disciple : Voici ta mère. Et depuis cette heure, le disciple la prit chez lui.        Jn. 19, 25-27

Le chemin de mort et de résurrection de Jésus est vraiment celui de la dépossession. En acceptant de perdre sa vie, il accepte aussi de perdre celle qui l’a aimé, depuis le jour de l’Annonciation, et celui qu’il aimait comme son disciple préféré. Jésus accepte ainsi de tout perdre, jusques et y compris son pouvoir d’aimer et d’être aimé. Quand Marie découvre son Fils, frappé par les soldats, hué par la foule, elle se souvient certainement des paroles du vieillard Siméon, au jour de la Présentation de Jésus au Temple : Il est là pour la chute et le relèvement de beaucoup en Israël et pour être un signe contesté. Et toi, un glaive te transpercera le coeur.    Lc. 2, 34-35

Malgré sa douleur, Marie garde l’espérance et elle redit son " Oui " de l’Annonciation, elle réaffirme son acceptation de la mission qui lui a été confiée par l’envoyé de Dieu. C’est alors que Marie peut être dite corédemptrice avec son Fils, pour conduire les hommes vers un monde nouveau. Elle comprend que son Fils est vraiment un signe de division : les hommes sont pour lui, en acceptant d’aimer, ou contre lui, en refusant d’aimer. Marie est la première à accepter d’aimer sans réserve. En elle, commence l’humanité nouvelle : Marie devient ainsi la Mère de l’Eglise et la Mère de tous les hommes.

Cinquième station : Jésus et Simon de Cyrène

Ils (les soldats) réquisitionnèrent pour porter sa croix un passant, qui venait de la campagne, Simon de Cyrène, le père d’Alexandre et de Rufus.        Mc. 15, 21

Le condamné devait porter lui-même l’instrument de son supplice, le patibulum, jusqu’au lieu de l’exécution. Jésus, après avoir été châtié sans raison, doit quand même être mis en croix. Mais les outrages et les tortures l’ont épuisé. Il n’arrivera sans doute pas au lieu de son exécution. Il ne convient pas que le condamné ne subisse pas son châtiment jusqu’au bout. L’épuisement physique de Jésus explique le fait qu’un passant soit réquisitionné pour porter la croix avec lui. Cet homme sera un certain Simon qui revenait des champs. Le chemin de Jésus est celui de l’abandon, non par manque de courage ou de forces, mais l’abandon entre les mains d’un autre : celui qui peut tout accepte d’être réduit à l’état d’assisté. Simon, quant à lui, n’a pas choisi d’aider Jésus, il y a été contraint par les soldats, mais il a vraiment été choisi par Dieu pour aider Jésus et prendre sa place dans la voie du service, la voie idéale du monde nouveau. Après Marie, Simon de Cyrène entre donc de plain-pied dans le monde nouveau annoncé par l’Évangile. Jésus aurait pu sauver le monde tout seul, mais il a voulu associer des hommes à son oeuvre de salut. La vocation de tout chrétien devient ainsi une participation au destin même du Christ, dans la réalisation du dessein de salut pour l’humanité. La voie qu’il est appelé à suivre est d’abord celle de l’abandon complet à la volonté du Père, en acceptant d’être aidé par les autres, elle est aussi la voie du service absolu.

Sixième station : Une femme essuie le visage de Jésus

Les évangiles canoniques ne parlent pas de cette Véronique qui aurait essuyé le visage de Jésus, sur le chemin qui le conduisait à la mort, mais la tradition rapporte l’action de cette femme qui essuie le visage de Jésus, défiguré par les mauvais traitements. Le chemin d’abandon du Christ passe par le dépouillement même de son image corporelle : lui qui est, comme le souligne saint Paul, dans sa lettre aux Colossiens, l’image même du Dieu invisible, abandonne son visage entre les mains de cette femme. Sous les traits de l’homme défiguré, il est demandé aux chrétiens de découvrir l’image de l’homme transfiguré en Dieu.

Avec joie, rendons grâce au Père qui nous a permis d’avoir part à l’héritage des saints dans la lumière. Il nous a arrachés au pouvoir des ténèbres et nous a transférés dans le royaume de son Fils, en qui nous avons la délivrance, le pardon des péchés. Il est l’image du Dieu invisible, premier-né de toute créature, car en lui tout a été créé.        Col. 1, 12-16

Une femme aurait donc osé franchir les obstacles qui se dressaient entre elle et Jésus, elle aurait osé surmonter la haine des rieurs pour accomplir un geste de tendresse, en prenant le parti de la victime contre les oppresseurs. Elle aussi entre dans le monde nouveau, elle manifeste que l’amour ne s’arrête pas aux apparences.

Septième station : Jésus tombe pour la deuxième fois

La deuxième chute de Jésus, que rapporte le chemin de croix traditionnel, rappelle aux chrétiens leurs propres chutes dans le péché. Le triste exemple de Pierre est là pour montrer la faiblesse humaine.

Tandis que Pierre était en bas, dans la cour, l’une des servantes du grand prêtre arrive. Voyant Pierre qui se chauffait, elle le regarde et lui dit : Toi aussi, tu étais avec le Nazaréen, avec Jésus ! Mais il nia en disant : Je ne sais pas et je ne comprends pas ce que tu veux dire. Et il s’en alla dehors dans le vestibule. La servante le vit et se mit à dire à ceux qui étaient là : Celui-là, il est des leurs ! Mais de nouveau, il niait. Peu après, ceux qui étaient là disaient une fois de plus à Pierre : A coup sûr, tu es des leurs ! Et puis, tu es galiléen. Mais lui se mit à jurer avec des imprécations : Je ne connais pas l’homme dont vous me parlez ! Aussitôt, pour la deuxième fois, un coq chanta. Et Pierre se rappela la parole que Jésus lui avait dite : Avant que le coq chante deux fois, tu m’auras renié trois fois. Il sortit précipitamment, il pleurait.        Mc. 14, 66-72

Si les outrages des soldats ont pu accabler Jésus, le triple reniement de Pierre apparaît comme un accablement nouveau. Insulté par des païens, Jésus est renié, abandonné par celui qui lui était pourtant si proche. Le chemin du Christ se heurte ainsi à la trahison des siens, à l’abandon de ceux qui ne veulent prendre aucun risque pour lui. En se relevant, Jésus manifeste que son chemin de mort est aussi un chemin de vie : l’homme est appelé à entrer dans un monde où l’homme ne sera plus la victime de l’homme, un monde où chacun pourra aider l’autre à se relever, un monde où chacun pourra s’épanouir et connaître la joie de la résurrection.

Huitième station : Jésus console les femmes de Jérusalem

Jésus était suivi d’une grande multitude du peuple, entre autres de femmes qui se frappaient la poitrine et se lamentaient sur lui. Jésus se tourna vers elles et leur dit : Filles de Jérusalem, ne pleurez pas sur moi, mais pleurez sur vous-mêmes et sur vos enfants. Car voici venir des jours où l’on dira : Heureuses les femmes stériles et celles qui n’ont pas enfanté ni allaité. Alors, on se mettra à dire aux montagnes : Tombez sur nous, et aux collines : Cachez-nous. Car si l’on traite ainsi l’arbre vert, qu’en sera-t-il de l’arbre sec ?         Lc. 23, 27-31

Malgré l’hostilité générale, des femmes s’approchent de Jésus en se lamentant sur son sort injuste. Elles ont pitié de Jésus, ces femmes de Jérusalem, elles ne peuvent supporter sa souffrance sans pleurer. Et c’est lui qui les console, comme il console tous ceux dont le coeur se penche sur la misère et la détresse du monde. Le chemin de Jésus n’est pas de s’apitoyer sur son sort, mais d’indiquer où se trouve la véritable souffrance, celle du péché collectif du monde, celle de l’hypocrisie et de l’indifférence. Jésus n’est pas resté indifférent à la souffrance de ces femmes juives, alors qu’il avait encore en mémoire les paroles de la foule, au prétoire de Pilate : Nous prenons son sang sur nous et sur nos enfants (Mt. 27, 25).

Le monde nouveau, manifesté par le chemin de mort et de résurrection de Jésus, s’interdit d’être un monde où le racisme et l’antisémitisme pourraient avoir une place : il est accueillant à tous, et particulièrement à ceux qui souffrent.

Neuvième station : Jésus tombe pour la troisième fois

Une troisième fois, Jésus tombe sous le poids de la croix. Ce poids devient de plus en plus écrasant. Et c’est la dernière chute de Jésus, il ne se relèvera plus avant le matin de Pâques. Jésus n’a pas fait semblant d’être homme, il est allé jusqu’au bout de la condition humaine, jusqu’à l’épuisement complet, jusqu’à l’abjection totale. La troisième chute de Jésus ne peut-elle pas être comparée à ce rejet de l’un des malfaiteurs crucifiés avec lui :

L’un des malfaiteurs crucifiés avec Jésus l’insultait : N’es-tu pas le Messie ? Sauve-toi toi-même et nous aussi ! Mais l’autre le reprit en disant : Tu n’as pas la crainte de Dieu, toi qui subis la même peine ! Pour nous, c’est justice, nous recevons ce que nos actes ont mérité, mais lui n’a rien fait de mal.        Lc. 23, 39-41

Ironisé par les païens, renié par un de ses disciples, Jésus est encore insulté par l’un de ceux qui subissent un châtiment semblable au sien.

Le chemin du Christ passe par le rejet de tous : ayant accepté de se perdre, de perdre sa vie pour les hommes, Jésus est rejeté par ceux qui ont pu l’entourer au cours de sa vie. Lui, l’innocent condamné, est rejeté par un condamné coupable. En se relevant une fois encore, Jésus indique que son chemin de mort conduit en réalité vers la vraie vie, celle qui est promise au malfaiteur qui implorait Jésus de se souvenir de lui quand tu viendras comme roi. Jésus lui répondit : En vérité, je te le dis, aujourd’hui, tu seras avec moi dans le paradis (Lc. 23, 42-43). Le monde nouveau est ouvert à tous ceux qui découvrent que la souffrance et la mort conduisent à la vie, dans la résurrection du Christ.

Dixième station : Jésus est dépouillé de ses vêtements

Une des caractéristiques de l’homme, c’est le vêtement. L’homme est le seul animal à se vêtir. Dans le dépouillement des vêtements de Jésus, il est possible de déceler l’avilissement le plus complet. Le Fils de Dieu est réduit à l’état animal, il perd tout caractère humain, il s’identifie à celui qui ne possède plus rien, à celui qui n’est plus rien. Jésus est né pauvre, dans l’isolement de Bethléem, il a vécu comme un pauvre, il meurt en pauvre.

Lorsque les soldats crucifièrent Jésus, ils prirent ses vêtements et en firent quatre parts, une pour chacun. Restait la tunique, elle était sans couture, tissée d’une seule pièce depuis le haut. Les soldats se dirent entre eux : Ne la déchirons pas, tirons plutôt au sort à qui elle ira. C’est ainsi que fut accomplie l’Ecriture : Ils se sont partagé mes vêtements, et ma tunique, ils l’ont tirée au sort. Voilà donc ce que firent les soldats.        Jn. 19, 23-24

Avec l’apôtre Paul, il est possible de lire dans ce dépouillement des vêtements de Jésus une invitation faite à tous les hommes de se dépouiller du vieil homme pour revêtir l’homme nouveau :

Du moment que vous êtes ressuscités avec le Christ, vous vous êtes dépouillés du vieil homme, avec ses pratiques, et vous avez revêtu l’homme nouveau, celui qui, pour accéder à la connaissance, ne cesse d’être renouvelé à l’image de son créateur.        Col 3, 1...10

L’homme nouveau, c’est celui qui retrouve l’innocence telle qu’elle était originairement, c’est aussi celui qui accepte d’être dépossédé de lui-même, de ne plus être prisonnier de son avoir, de ses biens, de sa richesse, de sa culture, pour entrer dans le monde inauguré par le Christ dont le visage se retrouve dans le plus aliéné des hommes.

Onzième station : Jésus est cloué sur la croix

Dépouillé de tout caractère humain, Jésus va connaître la condition de l’esclave révolté. La crucifixion, comme peine de mort, ne s’appliquait pas aux citoyens romains qui étaient décapités, les juifs, selon leur loi, étaient lapidés. La crucifixion était, à l’origine, le châtiment qui était réservé aux esclaves révoltés. Jésus s’est fait obéissant jusqu’à la servitude. La grandeur du roi des Juifs, c’est de servir, c’est d’être mis au rang des criminels et des rebelles. Jésus s’est fait obéissant jusqu’à partager la condition de l’esclave qui refuse de se soumettre à un pouvoir injuste et qui en paye les conséquences.

Et ils (les soldats) le mènent au lieu-dit Golgotha, ce qui signifie lieu du crâne. Ils voulurent lui donner du vin mêlé de myrrhe, mais il n’en prit pas. Ils le crucifient, et ils partagent ses vêtements en les tirants au sort pour savoir ce que chacun prendrait. Il était neuf heures quand ils le crucifièrent. L’inscription portant le motif de sa condamnation était ainsi libellée : Le roi des Juifs. Avec lui, ils crucifient deux bandits, l’un à sa droite, l’autre à sa gauche (et fut accomplie l’Ecriture qui dit : et il fut compté au nombre des malfaiteurs). Les passants l’insultaient hochant la tête et disant : Hé ! Toi qui détruis le sanctuaire et le rebâtis en trois jours, sauve-toi toi-même en descendant de la croix. De même, les grands prêtres, avec les scribes, se moquaient entre eux : Il en a sauvé d’autres, il ne peut pas se sauver lui-même ! Le Messie, le roi d’Israël, qu’il descende maintenant de la croix, pour que nous voyions et nous croyions ! Ceux qui étaient crucifiés avec lui l’injuriaient aussi.        Mc. 15, 21-32

La croix est le sommet de la souffrance pour Jésus, souffrance physique, mais aussi souffrance morale. Malgré tout, sa croix est un signe, le signe de l’amour de Dieu pour l’homme, le signe de l’amour qui conduit jusqu’à la servitude extrême et même injuste. Le chemin du Christ est celui de la servitude, de la dépendance totale envers le Père. Son refus de prendre une boisson apaisante, qui pourrait calmer ses derniers moments, est le signe qu’il se place uniquement entre les mains de Dieu. L’esclave, c’est celui qui ne peut attendre son salut que de son seul Seigneur. La croix est aussi le signe de la grandeur inouïe de l’homme, puisque le prix de sa rédemption est la mort même du Fils de Dieu. La véritable grandeur n’est-ce pas finalement de se trouver dans la condition du Fils qui accepte de n’être rien ?

Douzième station : Jésus meurt sur la croix

A midi, il y eut des ténèbres sur toute la terre jusqu’à trois heures. Et à trois heures, Jésus cria d’une voix forte : Éloi, Éloi, lama sabacthani ? ce qui signifie : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Certains de ceux qui étaient là disaient, en l’entendant : Voilà qu’il appelle Elie ! Quelqu’un courut, emplit une éponge de vinaigre, et, la fixant au bout d’un roseau, il lui présenta à boire en disant : Attendez, voyons si Elie va venir le descendre de là. Mais poussant un grand cri, Jésus expira.        Mc. 15, 33-37

Jésus meurt après six heures de souffrances. La mort de Jésus sur le bois de la croix semble être marquée par l’abandon du Père. Même Dieu, qui pouvait le libérer de la mort, ne répond pas au cri angoissé de sa prière. Au cri angoissé de Jésus répond le silence de Dieu, et Jésus connaît l’angoisse de la solitude. Dans sa mort, nous découvrons que Dieu n’est pas une réponse toute faite à nos problèmes humains. Il se manifeste parfois dans le silence, le silence de la nuit de la foi, le silence de la mort. Dans ce grand cri que Jésus pousse en mourant, il est possible d’entendre le cri d’une nouvelle naissance. Le cri de celui qui meurt d’aimer. Tout est alors accompli. Le monde nouveau est inauguré dans un cri, le cri de l’abandon entre les mains de Dieu, le cri qui monte dans l’angoisse de la solitude, le cri de celui qui meurt d’aimer. Tout est alors accompli, et c’est l’amour qui sort vainqueur.

Treizième station : Jésus est remis à sa mère

Le cadavre n’est déjà plus un homme : par sa mort, l’homme est réduit au rang des objets que l’on déplace, dont on se débarrasse. Jésus est réduit à n’être plus qu’un objet entre les mains des hommes : toute sa liberté est anéantie :

Déjà le soir était venu et comme c’était jour de Préparation, c’est-à-dire une veille de sabbat, un membre éminent du Conseil, Joseph d’Arimathée, arriva. Il attendait lui aussi le Règne de Dieu. Il eut le courage d’entrer chez Pilate pour demander le corps de Jésus. Pilate s’étonna qu’il soit déjà mort. Il fit venir le centurion et lui demanda s’il était mort depuis longtemps. Et, renseigné par le centurion, il permit à Joseph de prendre le cadavre.    Mc. 15, 42-45

Le chemin du Christ passe par le renoncement total et extrême à toute forme de liberté. Marie reçoit le cadavre de son Fils comme elle avait reçu le Verbe de Dieu au jour de l’Annonciation. Elle présente à Dieu ce cadavre, dans un geste d’offrande, comme elle avait présenté l’enfant Jésus au Temple de Jérusalem, bien des années auparavant. Marie se souvient encore des paroles du vieillard Siméon qui avait pris l’enfant dans ses bras, en proclamant qu’il serait la lumière des nations et la gloire d’Israël. Malgré sa détresse, Marie garde l’espérance : la mort ne sera pas la fin de tout, elle est passage à la vie nouvelle, l’amour sera victorieux de la mort. Et comme aux noces de Cana, elle dit aux disciples de son Fils : Faites tout ce qu’il vous dira (Jn. 2, 5).

Quatorzième station : Jésus repose au tombeau

C’est une donnée commune aux quatre évangélistes que Jésus fut abandonné par ses disciples et que seuls quelques amis, surtout des femmes, furent témoins de ses derniers instants et de sa sépulture. Et ce sont précisément ces femmes qui vont jouer un grand rôle, le premier jour de l’autre semaine.

Les autorités sacerdotales qui avaient réussi à se débarrasser du prophète galiléen se félicitaient d’avoir réussi à éviter des histoires avec le gouverneur, surtout en cette période d’affluence. Elles étaient surtout soucieuses de fêter dignement la Pâque et ne se préoccupèrent pas des déclarations de Jésus qui avait affirmé qu’il ressusciterait le troisième jour. Elles ne se soucièrent absolument pas de l’ensevelissement et n’apposèrent donc pas les scellés sur la pierre du tombeau.

Au silence de Jésus devant Pilate, au silence de Dieu à la mort de Jésus succède le silence de la tombe. Mais ce silence n’est pas pesant, il est lourd d’une attente et d’une espérance : Dieu n’a pas dit son dernier mot. Il le dira dans la résurrection. Le chemin de Jésus semble conduire à une impasse, et pourtant tout n’est pas fini. L’amour aura toujours le dernier mot.

Après avoir acheté un linceul, Joseph descendit Jésus de la croix et l’enroula dans le linceul. Il le déposa dans une tombe qui était creusée dans le rocher et il roula une pierre à l’entrée du tombeau. Marie de Magdala et Marie, mère de José, regardaient où on l’avait déposé.        Mc. 15, 42-47

Au bout de la nuit, il n’y a pas la nuit, il y a l’espoir : rien n’est fini, au contraire, tout commence. De ce tombeau va jaillir la vie nouvelle : Si le grain de blé tombé en terre ne meurt pas, il reste seul, mais s’il meurt, il porte beaucoup de fruit (Jn. 12, 24). C’est la loi de l’Evangile, il faut perdre pour gagner, il faut mourir pour vivre. Devant les incertitudes et les inquiétudes de la vie, au coeur des découragements et des lassitudes, le chrétien garde l’espérance en cette vie que Dieu donne à chacun de ses fils, dans cette vie qu’il ne cesse de promettre au milieu du silence de la nuit, du silence du tombeau.

Quinzième station : Jésus est ressuscité au matin de Pâques

Quand le sabbat fut passé, Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques, et Salomé achetèrent des aromates pour aller l’embaumer. Et, de grand matin, le premier jour de la semaine, elles vont à la tombe, le soleil étant levé. Elles se disaient entre elles : Qui nous roulera la pierre de l’entrée du tombeau ? Et levant les yeux, elles voient que la pierre est roulée, or, elle était très grande. Entrées dans le tombeau, elles virent, assis à droite, un jeune homme, vêtu d’une robe blanche, et elles furent saisies de frayeur. Mais il leur dit : Ne vous effrayez pas. Vous cherchez Jésus de Nazareth, le crucifié, il est ressuscité, il n’est pas ici, voyez l’endroit où on l’avait déposé. Mais allez dire à ses disciples et à Pierre : Il vous précède en Galilée, c’est là que vous le verrez, comme il vous l’a dit. Elles sortirent et s’enfuirent loin du tombeau, car elles étaient toutes tremblantes et bouleversées, et elles ne dirent rien à personne, car elles avaient peur.        Mc. 16, 1-8

Tandis que, pour Lazare, il avait fallu rouler la pierre qui obstruait l’entrée du tombeau et le détacher de tout ce qui pouvait l’entraver, lors de la résurrection de Jésus, les femmes ne peuvent que constater que la pierre a été enlevée du tombeau, avant de recevoir le message de l’ange qui les envoie en mission auprès des apôtres.

L’évangile selon saint Marc s’achève de manière abrupte : et elles (les femmes) ne dirent rien à personne, car elles avaient peur (Mc. 16, 8). Cette peur est causée par l’aspect sacré de l’événement de la résurrection, dont elles ont reçu l’annonce. Mais ce silence des femmes (même s’il est contredit par l’ensemble de la révélation chrétienne : les femmes ont parlé, sinon l’événement de la résurrection ne serait pas connu !), ce silence des femmes est lui-même porteur d’un message qui est Parole de Dieu. Le message de la résurrection ne s’exprime pas dans le langage humain des mots, il s’exprime aussi par le silence. C’est dans le silence, dans une sorte de coeur à coeur avec Dieu que l’homme peut pénétrer le mystère de la mort et de la résurrection du Christ. Le silence des femmes, silence lourd de la Parole de Dieu, est, en vérité, l’unique réponse au cri de Jésus au moment de sa mort sur la croix. Tout est accompli dans un cri, tout s’inaugure dans un silence. Le mystère de Dieu s’exprime dans la mort de Jésus, le mystère de l’homme se dit dans la résurrection du Christ.

Cette résurrection, dans la discrétion et le silence de la nuit, se situe dans le style de Jésus. Il n’a jamais forcé personne à croire en lui. Ceux qui le rencontraient étaient libres de se déterminer. Le respect de la liberté de l’homme, c’est le respect de l’amour de Dieu qui s’offre toujours sans restriction ni contrainte.

Aucun écrit ne s’impose pour expliquer la résurrection de Jésus. Aucune preuve tangible n’est laissée, il n’y a aucune preuve scientifique de la résurrection. C’est sur le témoignage des apôtres que repose le message de la résurrection. Ces apôtres, qui n’ont pas toujours compris ce que Jésus disait ou faisait, iront pourtant jusqu’à payer de leur vie l’annonce de la résurrection de leur Seigneur.

Jésus de Nazareth, le crucifié, est ressuscité, voilà la source de la foi, de l’espérance et de la joie chrétiennes : le Fils de Dieu s’est fait homme, il est mort sur la croix pour que tous les hommes puissent devenir les enfants de Dieu. Le chemin de la croix s’ouvre sur le chemin de la vie.

Le tombeau était vide... que ce vide devienne attente de Dieu.

Après la mort de Jésus, ceux qui l’avaient suivi depuis la Galilée pouvaient considérer que tout était accompli : leurs espoirs de voir la royauté de David restaurée et d’être les ministres de ce nouveau roi sur Israël avaient été anéantis dans la mort de Jésus. Leur espérance avait été enfermée avec son corps, dans le tombeau. Pour les disciples, tout semblait fini.

Et voici qu’au premier jour de la semaine suivante, Dieu lui-même est intervenu : rien n’était fini, au contraire, tout commençait. C’est cela la grande nouvelle de la résurrection. Ce que les hommes croyaient être une fin est en réalité un commencement, et un commencement absolu. Ce que les hommes avaient fermé, Dieu l’a ouvert. Désormais, la mort n’aura jamais plus le dernier mot : le Christ est ressuscité d’entre les morts. Depuis cette résurrection, le tombeau de Jésus est vide, tout comme le monde est vide du corps de Jésus.

En réalité, la société contemporaine a créé un vide total de Dieu. Certains n’ont pas hésité à proclamer sa mort, des philosophes ont nié son existence, ils ont crié son absence qui libère l’homme de toutes les contraintes religieuses. Le tombeau vide est devenu le symbole de l’absence de Dieu dans le monde.

Et les chrétiens ont laissé faire, ils se sont tus, ils ont laissé s’instaurer le vide de Dieu. Eux aussi, comme les premiers disciples, au jour de la résurrection du Christ, ont perdu l’espérance, ils ont fini par oublier que Dieu est toujours Celui qui transforme la fin en commencement. Pour les disciples, croire en la résurrection s’est manifesté par un acte. Ils ont refusé de rester enfermés dans la chambre haute, dans le Cénacle, ils se sont mis en route vers la Galilée, ce carrefour des nations, où le Christ les attendait. Pour eux, croire à la résurrection, c’était sortir de leur tombeau, tombeau de la peur, tombeau de la crainte, pour commencer une vie nouvelle. Les chrétiens ne sont-ils pas, eux aussi, les disciples du Christ ? Ne sont-ils pas eux aussi invités à sortir de leurs tombeaux, tombeau de la haine, tombeau du mépris, tombeau de l’indifférence, tombeau de la lâcheté ? Ne sont-ils pas, en quelque sorte, contraints de vider ces tombeaux dans lesquels ils se sont laissé enfermer ? Dieu les invite à se lever de leurs tombeaux.

La vie nouvelle des enfants de Dieu est inaugurée dans la résurrection de Jésus. La vie nouvelle commence, pour chaque chrétien, au jour de son baptême, qui le fait passer, avec le Christ, de la mort à la vie, vivant ainsi pour Dieu comme un fils dans le Fils unique.

Cependant, ce qui lui a été donné alors comme un gage de la promesse de Dieu, le chrétien est amené à l’effectuer dans son existence de chaque jour. Il reste un homme, avec ses défauts et ses passions, mais il doit chaque jour faire le passage de la mort à la vie, de la mort à soi-même à la vie pour Dieu dans une existence tournée vers les autres hommes. Ce qui lui a été donné lors de son baptême ne lui est pas acquis, en sorte qu’il pourrait demeurer passif. La vie nouvelle a été inaugurée, et le chrétien en est responsable. C’est à lui qu’il revient de faire connaître le Christ ressuscité. Le baptême, comme la résurrection du Christ, n’est pas un point d’arrivée, mais un point de départ. Tout commence pour le chrétien sous le signe de l’espérance qui lui assure que la mort n’est pas une fin définitive. Un avenir est désormais ouvert : le monde nouveau est commencé, un monde dans lequel l’amour a toujours le dernier mot, puisque cet amour a détruit la mort.