La prière

 

Je ne suis pas un homme de lettres ou de sciences,

j'essaye simplement d'être un homme de prière.

C'est la prière qui a sauvé ma vie.

Sans la prière, j'aurai perdu la raison. (Gandhi).

Prière de ne pas marcher sur les pelouses.

Prière de s'essuyer les pieds en entrant.

Prière d'attendre dans le hall.

Le vocabulaire de la prière est assez présent dans la vie quotidienne... Seulement, il s'agit souvent d'une prière peu chrétienne.

Pourquoi prier ? Comment faire pour prier ? A qui parler ? Où prier ? La prière est une dimension importante, fondamentale et essentielle dans l'existence de tout homme religieux, cela peut se vérifier sous toutes les latitudes et à toutes les époques, aussi bien au Moyen-Orient antique, le berceau des trois grandes religions monothéistes, qu'en Orient où sont nés les grands courants mystiques de l'hindouisme et du bouddhisme.

L'attitude de prière est une constante de tous les hommes qui reconnaissent, plus ou moins implicitement l'existence d'une puissance qui leur est supérieure. Tout ce qui pousse les hommes à joindre les deux mains dans la prière ne peut être une mauvaise chose.

Que seraient les gens de la terre sans la prière ? Les textes sacrés de toutes les religions soulignent que l'offrande n'a de sens que si elle s'accompagne d'une attitude intérieure. Les sacrifices ne sont rien en eux-mêmes, il faut encore que l'homme soit disposé à rencontrer son Dieu. Un psaume indique clairement l'importance de cette démarche de la prière : Tu n'aimerais pas les sacrifices que j'offrirais, Tu n'accepterais pas d'holocaustes. Le sacrifice voulu par Dieu, c'est un esprit brisé. Dieu, tu ne rejettes pas un coeur brisé et broyé (Ps. 51, 18-19).

Le sacrifice n'est pas une fin en soi, il est nécessaire que l'homme se situe en vérité en face de son Dieu. Toutefois, ce Dieu n'est pas un être immédiatement perceptible par les sens de l'individu. D'une manière ou d'une autre, toutes les religions affirment le caractère transcendant de la divinité, même si elle peut se manifester dans des réalités concrètes.

Néanmoins, il serait illusoire d'affirmer que Dieu est totalement invisible. Il n'est pas invisible, mais c'est la vue de l'homme qui se trouve voilée quand le Dieu se rend présent. Dieu est toujours présent : où que ses pas mènent l'homme, Dieu est là juste devant ses yeux, exactement comme l'écran de cinéma que l'oeil ne perçoit plus, quand l'esprit est totalement accaparé par le film qui se trouve projeté sur l'écran. Toute l'activité de la prière peut se résumer dans une tentative pour l'homme de voir ce qui paraît invisible.

Dans la nuit de Noël, j'ai eu un songe,

J'ai rêvé que je cheminais sur une plage, en compagnie du Seigneur,

Et que, dans la toile de ma vie, se réfléchissaient tous les jours de ma vie.

J'ai regardé en arrière et j'ai vu qu'à ce jour

Où le film de ma vie se défilait, surgissaient des traces sur le sable :

L'une était mienne, et l'autre celle du Seigneur.

Ainsi nous continuions à marcher

Jusqu'à ce que tous mes jours fussent achevés.

Alors, je me suis arrêté. J'ai regardé en arrière...

J'ai retrouvé alors qu'en certains endroits

Il y avait seulement une empreinte de pieds...

Et ces lieux coïncidaient justement avec les jours

Les plus difficiles de ma vie :

Les jours de ma plus grande peur et de ma plus grande douleur...

J'ai donc interrogé :

Seigneur, tu as dit que tu étais avec moi tous les jours de ma vie.

Et j'ai accepté de vivre avec toi.

Mais pourquoi m'as-tu laissé seul dans les pires moments de ma vie ?

Et le Seigneur me répondit : Mon fils, je t'aime :

J'ai dit que je serais avec toi durant toute la promenade

Et que je ne te laisserais pas une minute.

Et je ne t'ai pas abandonné...

Les jours où tu as vu à peine une trace sur le sable

Furent les jours où je t'ai porté.

La première démarche de toute prière peut-elle être autre chose que le désir de voir non seulement les choses visibles, mais aussi et surtout les choses qui sont invisibles ?

Parce que la foi n'est pas de l'ordre des idées sur lesquelles il serait possible de discuter, il n'est possible au croyant que de balbutier chaque fois qu'il tente de parler de Dieu. le théologien lui-même s'insurge quand on fait de lui le spécialistes de toutes les interrogations spirituelles. le théologien n'est pas le spécialiste de Dieu, il est celui qui tente de tenir un discours cohérent sur l'expérience qu'un homme peut avoir de Dieu, quand il est croyant. Et la foi n'est possible que grâce à une relation avec Dieu, relation qui a pour nom la prière. Un croyant qui ne prierait pas, qui ne serait pas un homme de prière, finirait par dégénérer.

La foi est une histoire d'amour, et la prière est le dialogue de cet amour. Quand on ne se parle plus, on finit par ne plus se rencontrer, par ne plus s'aimer. Il apparaît important de se demander ce que peut être la prière chrétienne. Il serait même plus juste de demander au Christ ce que lui demandait un de ses disciples : Seigneur, apprends-nous à prier comme Jean-Baptiste l'a appris à ses disciples.

Cette demande du disciple n'est pas tout à fait innocente, elle traduit sa crainte d'être distancé par les disciples du Baptiste dans sa relation à Dieu. Si, dans le domaine de la prière, il n'y a pas de recettes toutes faites, Jésus va pourtant révéler à son Eglise sa propre prière filiale. C'est ce modèle qui peut et doit inspirer toute prière chrétienne.

Appeler Dieu Notre Père, c'est faire un acte de foi prodigieux. Comment appeler Dieu notre Père si nous ne sommes pas d'abord tous frères ? Comment invoquer le Dieu unique alors que nous sommes séparés les uns des autres ? Si nous saisissons l'importance de cette première parole de la prière enseignée par Jésus, nous ne pourrions plus oser continuer à prier de manière machinale. Les fils d'un même Père doivent faire la paix entre eux avant de s'adresser à lui.

Demander que le Nom de Dieu soit sanctifié, que son Règne vienne, c'est aussi accepter d'être remis en cause, d'être bouleversé dans toutes les certitudes humaines. C'est accepter de laisser le Père opérer une totale révolution dans le coeur des hommes. Le Nom du Seigneur est saint parce qu'il opère des merveilles parmi les plus pauvres : c'est tout le contenu du cantique d'action de grâces de la Vierge, lors de sa visite auprès de sa cousine Élisabeth. demander la venue du Règne de Dieu, c'est s'engager dans un processus de renversement des valeurs établies, c'est accepter que Dieu inscrive au fond des coeurs son désir de changement.

La seconde partie de la prière du Seigneur montre par ailleurs que toute attitude de foi doit se traduire par une attitude de pauvre, de celui qui attend tout de Dieu : le pain de chaque jour, le pardon des offenses et la victoire sur la tentation. La prière de demande devient alors prière de louange : le chrétien croit et sait que Dieu agira en chaque homme qu'il accepte d'aller vers Dieu avec un coeur de pauvre, s'il accepte son pardon, s'il accepte de laisser son Esprit travailler au coeur du monde pour le faire vivre au rythme de l'amour de Dieu.

Que savons-nous de la prière de Jésus ? Tout d'abord, il s'est associé à la prière de son peuple, il s'est rendu à la synagogue comme tous les juifs pieux. Et si les évangélistes nous rapportent son enseignement et ses miracles dans les synagogues, ils ne nous renseignent guère sur sa prière, alors que ce lieu était avant tout destiné à la prière, lors de la réunion hebdomadaire, avec lecture des Écritures, prédication, chant des psaumes et des bénédictions. Quand un scribe vient demander à Jésus quel est, selon lui, le plus grand commandement, il répond par la prière quotidienne du judaïsme, le Shema Israël : Écoute Israël, le Seigneur notre Dieu est l'Unique Seigneur.

La dernière parole, mise dans la bouche de Jésus, au moment de sa mort, est également une prière, celle d'un psaume : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné (Ps. 22, 2, cité en Mt. 27, 46 et Mc. 15, 34).

Il est possible d'affirmer avec certitude que la prière de Jésus s'est coulé dans la prière du peuple juif. Mais il a donné à cette prière une dimension nouvelle, celle de la dimension filiale. Il n'est pas indifférent que la première et la dernière paroles, mises dans la bouche de Jésus par saint Luc, soient toutes les deux corrolées au Père. Quand Marie et Joseph retrouvent Jésus dans le Temple, il leur répond de manière énigmatique : Pourquoi donc me cherchiez-vous ? Ne saviez-vous pas qu'il me faut être chez mon Père ? (Lc. 2, 49).

Au moment de sa mort, il s'adresse à son Père : Père, entre tes mains, je remets mon esprit (Lc. 23, 46, qui reprend Ps. 31, 6).

La spécificité de la prière de Jésus, c'est de se situer dans une dimension filiale : le Fils d'adresse au Père. Et l'évangéliste Luc va souligner l'importance de cette prière aux moments les plus décisifs de sa vie, au milieu de ses disciples.

Jésus prie avant de commencer sa prédication : Lui se retirait dans des lieux déserts et il priait (Lc. 5, 16).

Jésus prie au moment de choisir parmi ses disciples ceux à qui il va confier une mission particulière : Jésus s'en alla dans la montagne pour prier... puis, le jour venu, il appela ses disciples et en choisit douze (Lc. 6, 12).

Jésus prie avant d'interroger ses disciples sur son identité : Comme il était en prière à l'écart, les disciples étaient avec lui, il les interrogea : Qui suis-je aux dires des foules ? (Lc. 9, 18). 

Jésus est transfiguré dans la prière : Jésus prit avec lui Pierre, Jacques et Jean et monta sur la montagne pour prier. Pendant qu'il priait, l'aspect de son visage changea, son vêtement devint d'une blancheur éclatante (Lc. 9, 28-29).

Jésus prie quand ses amis lui demandent de leur apprendre à prier. Jusque là, ils l'avaient regardé prier, mais ils ne connaissaient pas encore la dimension de cette prière, la relation filiale. La prière qu'il leur enseigne vient de sa propre prière et elle résumé tout son enseignement.

Luc mentionne cinq prières de Jésus.

Jésus loue Dieu pour le remercier de la réalisation de sa mission : A l'instant même, il exulta sous l'action de l'Esprit-Saint, et dit : Je te loue, Père, Seigneur du ciel et de la terre, d'avoir caché tout cela aux sages et aux intelligents et de l'avoir révélé aux tout-petits. Oui, Père, c'est ainsi que tu en as disposé dans ta bienveillance. Tout m'a été remis par mon Père, et nul ne connaît qui est le Fils, si ce n'est le Père, ni qui est le Père si ce n'est le Fils et celui à qui le Fils veut bien le révéler (Lc. 10, 21-22).

C'est d'abord une réflexion de Jésus sur son ministère : il constate que la mission qui lui a été confiée est menée à son plein accomplissement, notamment auprès des humbles et des petits, puis Jésus attribue ce succès au Père, qu'il peut révéler, faire connaître à ceux qui acceptent de se mettre à son école.

Jésus prie pour que Pierre résiste à la tentation : Simon, Simon, Satan vous a réclamés pour vous secouer comme un crible, comme on le fait pour le blé. Mais moi, j'ai prié pour toi, afin que ta foi ne disparaisse pas. Et toi, quand tu seras revenu, affermis la foi de tes frères (Lc. 22, 31-32).

La prière de Jésus permet à ses disciples de rester fermes dans la foi pour résister à la tentation.

Jésus prie au Jardin des Oliviers et il invite ses disciples à s'unir à sa prière : Arrivé sur place, il leur dit : Priez pour ne pas tomber au pouvoir de la tentation. Et il s'éloigna d'eux à peu près de la distance d'un jet de pierre. S'étant mis à genoux, il priait disant : Père, si tu peux écarter de moi cette coupe... Pourtant que ce ne soit pas ma volonté mais la tienne qui se réalise. Alors lui apparut du ciel un ange qui le fortifiait. Pris d'angoisse il priait plus instamment et sa sueur devint comme des caillots de sang qui tombaient à terre. Quand, après cette prière, il se releva et vint vers ses disciples, il les trouva endormis de tristesse. Il leur dit : Quoi ! vous dormez ! Levez-vous et priez pour ne pas tomber au pouvoir de la tentation ! (Lc. 22, 40-46).

Jésus prie pour ne pas céder à la tentation. La prière permet de choisir entre l'acceptation et le refus de la volonté divine. La prière de Jésus est un véritable combat, il est totalement enfermé dans la condition humaine, et sa prière devient un cri d'angoisse dans la nuit.

Jésus prie son Père de pardonner : Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font (Lc. 23, 34). Cette prière pour le pardon correspond à son enseignement sur le pardon aux ennemis, sur l'amour de tous les hommes sans exclusive.

Jésus prie alors qu'il se trouve sur la croix : Père, entre tes mains, je remets mon esprit (Lc. 23, 46). C'est la prière du mourant, prière obsédante qui résume toute l'oeuvre d'une vie, prière qui repose sur le texte du psaume auquel Jésus ajoute l'invocation au Père, afin que toute son existence, depuis sa première parole au Temple jusqu'à sa dernière parole sur la croix, soit rapportée entre les mains du Père, qui est le refuge de tout homme.

Nous sommes donc assez peu renseignés pour dire exactement ce que fut la vie de prière de Jésus, quelques versets seulement. Et pourtant chacun d'eux souligne le lien d'intimité entre Jésus et son Père.

La prière du chrétien

Alors, la prière du chrétien, si elle accepte de se calquer sur la prière de Jésus, dans une relation filiale avec le Père, est beaucoup plus simple qu'il n'y paraît, elle n'est pas réservée à une élite. Il suffit de s'arrêter pour se rendre disponible à Dieu, pour vivre dans le sentiment de sa présence : éprouver au plus intime de nous-mêmes qu'il est là avec nous, qu'il est tout proche de nous. C'est dans des gestes très simples que l'homme peut rencontrer son Dieu : il n'est pas perdu dans les nuages, il vient à notre rencontre dans les tâches les plus banales. Sainte Thérèse d'Avila, une des plus grandes mystiques de l'histoire de l'Eglise, la réformatrice de l'ordre du Carmel, ne renonçait jamais au service de la vaisselle : C'est là, en rangeant les couverts qu'il est possible de découvrir concrètement ce Dieu qui nous appelle à le servir, en aimant les autres, en nous mettant à leur service.

La seule chose à savoir et à se redire constamment, c'est que la prière est un rendez-vous d'amour avec Dieu. Dans un monde où tout est agression, dans un monde où ce qui compte avant tout, c'est la vitesse et le rendement, le chrétien est celui qui sait s'arrêter pour prendre du temps et l'offrir à Dieu. Car il découvre que le temps qui lui est offert est aussi un don de Dieu. La prière des chrétiens, qui inspire tous les moments de leur vie, se transforme, pour ainsi dire, en un immense feu d'amour. On s'imagine parfois qu'il suffit de se dire : Tiens, il faut que je me mette à la prière. C'est une illusion. Il faut tomber amoureux de Dieu. Il est inutile de s'inquiéter : Qu'est-ce que je vais bien pouvoir lui dire ? Il n'y a pas un seul amoureux au monde qui se pose une telle question. Tous pensent : Quand est-ce que je vais le rencontrer ? Prier, c'est ne jamais être seul, c'est rester proche de Dieu, en sachant que ce rendez-vous est toujours possible.

Alors, prier devient aussi naturel que respirer. Il nous arrive parfois de respirer profondément, même si on le fait rarement. Quand on le fait, on se sent revivre, parce qu'on avait oublié à quel point c'était vital.

Dans ce monde qui ne connaît souvent que l'aridité et la sécheresse des coeurs, dans ce monde où l'oubli de Dieu se fait sentir, la prière apparaît alors comme une sorte d'invitation à faire refleurir les déserts, comme le disait Don Helder Camara, l'ancien évêque de Recife.

Dans ce monde où trop souvent également les hommes se referment sur eux-mêmes, oubliant la solidarité qui les unit, la prière devient une sorte de bouquet offert à Dieu, un bouquet qui rassemble toutes les meilleures réalisations de l'homme qui a soif d'un monde nouveau. Car le but de la prière, c'est bien l'avènement d'un monde nouveau, tel qu'il est décrit dans le livre de l'Apocalypse de saint Jean : des cieux nouveaux et une terre nouvelle. Dans ce monde nouveau, où l'homme sera recréé à l'image du Fils unique de Dieu, le Père céleste sera la source de toutes les bénédictions qui se répandront sur l'humanité renouvelée. La prière chrétienne est une anticipation de ce monde nouveau. C'est par elle que nous pouvons découvrir tous les bienfaits dont Dieu comble ses enfants.

Prier, c'est rencontrer quelqu'un de connu depuis longtemps. C'est une rencontre, une communication, un engagement à recevoir Dieu, chacun à sa manière parce que lui, Dieu, reçoit chacun comme il est. C'est une preuve de confiance : je me donne à Dieu parce que j'ai confiance en lui.

Je n'ai jamais entendu Dieu personnellement, mais la prière sert à travailler sa foi. Quand on prie, on ne se pose pas la question de savoir à quoi cela sert.

Pourtant, si la prière n'est pas réservée à une élite, si elle est l'affaire de tout croyant, il convient de reconnaître que les choses peuvent se compliquer singulièrement quand l'homme découvre ses limites dans sa rencontre avec Celui qu'il nomme Dieu. Si la prière est un dialogue avec Dieu, dans une relation qui ne passe pas toujours par l'intermédiaire d'une parole intelligible, ce dialogue comporte des pièges pour l'homme, et il se manifeste souvent sous la forme d'un véritable combat.

Le piège le plus grand réside dans la subjectivité de celui qui prie : il peut se fixer dans une certaine complaisance à sa propre personnalité, répondant ainsi plus à son désir personnel qu'au désir du Tout Autre avec lequel il n'est déjà plus en dialogue puisque celui-ci s'est transformé en un véritable monologue. L'autre risque de la prière, c'est le découragement qui survient quand l'orant découvre ses propres limites et ses propres manques.

Ce risque disparaît chez celui qui se contente d'accomplir des rites, échappant à la prière authentique, puisqu'il en reste finalement à la surface extérieure de lui-même sans s'impliquer totalement dans une ouverture absolue vers ce Tout Autre qui est Dieu.

La prière est d'abord un combat que l'homme mène avec lui-même pour échapper à toutes les forces qui l'enferment dans sa propre personne, afin de connaître une relation authentique. L'homme arrive ainsi à poursuivre le chemin de la maturation de son être. L'état mystique est le dépassement de la condition de simple créature, puisque Dieu devient plus intime à l'homme que celui-ci ne l'est à lui-même. C'est le Christ qui se rend intérieurement présent à l'homme, et la vie de l'homme dans le divin devient alors plus surnaturellement naturelle que sa vie dans l'humain.

Mais il est difficile de rentrer en contact, on n'a pas toujours l'impression d'être écouté. L'obstacle, c'est la peur : que va-t-il se passer ? que va-t-il demander ? Dieu nous pousse toujours en avant. Quand on prie, on est toujours renvoyé par les autres. Recevons cette prière d'un jeune enfant comme une suggestion pour la nôtre :

Pourquoi y a-t-il la vie ? Pourquoi nous sommes différents ? Pourquoi on doit mourir ? Tous ces pourquoi, je les garde en moi comme des trésors, je ne peux pas les oublier. C'est trop important de savoir. Je veux comprendre, je veux chercher. Seigneur, je te confie tous ces pourquoi qui trottent dans ma tête. Écoute mes questions, ouvre mes yeux et mes oreilles, Toi qui as envoyé ton Fils Jésus pour m'aider à comprendre, Toi qui me donnes l'Esprit pour m'ouvrir à la vérité.

On ne voit pas celui à qui on s'adresse dans la prière jusqu'au jour où on peut dire : Dieu est vivant à travers ce qui se fait sur la terre. Dieu est là avant nous, il propose son amour. La clé de la prière, c'est de croire que Dieu est présent qu'il nous accueille, qu'il attend notre confiance. Le Dieu d'amour ne peut vouloir que le bien et le bonheur pour chacun des hommes. Alors, il est aussi bon et nécessaire de faire appel à l'expérience des autres priants, par exemple à la prière des Psaumes, qui présentent l'homme heureux comme celui qui sait entendre le murmure de la création :

Heureux l'homme qui ne prend pas le parti des méchants,

ne s'arrête pas sur le chemin des pécheurs

et ne s'assied pas à la table des impies,

mais se plaît à la Loi du Seigneur,

et récite sa loi jour et nuit !

Il est comme un arbre planté près des ruisseaux,

il donne du fruit en sa saison

et son feuillage ne se flétrit pas,

il réussit tout ce qu'il fait (Ps. 1).

D'ailleurs, toute la vie de Jésus est marquée par ce chant des Psaumes. cela apparaît sans doute encore plus nettement aux derniers jours de sa vie. le livre des Psaumes (qui fut le recueil de prière de Jésus, tout comme il demeure le livre de prière par excellence pour les juifs et pour les chrétiens) permet de découvrir que toute prière est le premier acte de la rencontre de l'homme avec son Créateur, avec son Sauveur, avec son Inspirateur. C'est la raison pour laquelle la prière se présente toujours comme un appel, un cri de l'homme qui sait qu'il est destiné au bonheur par son Créateur, mais qui reconnaît aussi sa faiblesse. C'est un appel qui monte du fond de l'angoisse vers Celui qui peut libérer l'homme de l'abîme dans lequel il se trouve plongé par la suite de sa faute, de son péché.

Aie pitié de moi, mon Dieu, selon ta fidélité,

Selon ta grande miséricorde, efface mes torts.

Lave-moi à grande eau de ma faute

Et purifie-moi de mon péché.

Car je reconnais mes torts,

J'ai sans cesse mon péché devant moi.

Contre toi, toi seul, j'ai péché,

Ce qui est mal à tes yeux je l'ai fait...

Crée pour moi un coeur pur, Dieu,

Enracine en moi un esprit tout neuf.

Ne me rejette pas loin de toi,

Ne me reprends pas ton Esprit Saint,

Rends-moi la joie d'être sauvé

Et que l'esprit généreux me soutienne.

J'enseignerai ton chemin aux coupables

Et les pécheurs reviendront vers toi (Ps. 52, 3-15).

Mais durer devant Dieu n'est jamais facile. Il faut apprendre à organiser nos rendez-vous avec Dieu, en nous servant par exemple de la Bible.

Pour le chrétien, Dieu est une personne vivante avec qui il peut entrer en relation, d'autant plus que son Fils s'est fait chair. Dès lors, le premier devoir du chrétien, c'est d'accorder du temps à Jésus, pour le connaître, lui, le Fils de Dieu, qui l'appelle à connaître sa propre vie. Le chrétien consacre du temps pour connaître son existence, les gestes qu'il a accomplis au cours de sa vie, l'enseignement qu'il a donné à ses disciples.

Il faut encore reconnaître que cette rencontre de l'homme avec Dieu ne s'effectue jamais de manière spontanée et automatique, il arrive même qu'elle ne s'effectue jamais, car il est difficile de reconnaître sa condition de pécheur, surtout lorsque l'on n'est pas placé dans le contexte d'une loi qui indique la faute elle-même. Et cela l'est encore davantage quand on découvre que c'est dans sa condition même que l'homme est pécheur et non pas en accumulant des actes peccamineux.

De plus, dans son dialogue avec Dieu, le croyant se retrouve souvent seul en face de lui-même : les mystiques de tous les temps ont exprimé la solitude radicale de celui qui prie, tout en remarquant que la non-réponse de Dieu à l'appel qui lui est adressé est une manière dont il dispose pour faire accéder l'homme qui prie à sa présence, par l'exigence d'une purification de tout désir. Le manque fondamental de l'homme ne saurait être comblé par l'homme. La prière fait désirer Dieu pour lui-même, l'appelant à être un Dieu-pour-l'homme, un Dieu-avec-l'homme.

C'est ce que Jésus avait compris tout au long de son ministère, et il est remarquable que, quand Jésus monte à Jérusalem pour la dernière fois, il est accueilli par une parole qui est celle du psaume 118 : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur.

Et, quand on y regarde de près, les psaumes sont construits comme le temps de la semaine sainte :

- d'abord la louange, comme le dimanche des Rameaux

- puis le cri de la détresse et de la mort, comme au Vendredi saint,

- et puis de nouveau la louange, avec le Dimanche de la Résurrection.

S'il n'y a pas la louange d'abord, la mort n'a pas le caractère dramatique que lui donnent les psaumes et l'Évangile, notamment quand Jésus reprend la parole du psaume 22 : Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ?

Comme le Christ, le chrétien est un croyant qui a mis sa foi en Dieu, qui lui fait confiance comme un enfant peut faire confiance à son père. Dieu n'est pas une idée abstraite, il est une personne vivante avec qui il est possible d'entrer en relation, d'autant plus que le Fils unique a demeuré parmi les hommes.

La prière devient un face à face d'amour : écouter Dieu parler dans le silence et dans la méditation des paroles de son Fils (celles qu'il a prononcées dans le cadre de la prière officielle de son peuple, par les psaumes, et celles qui sont rapportées par les évangélistes). Ainsi, le disciple de Jésus n'éprouve plus aucune crainte dans le dialogue avec Dieu : il se présente toujours comme un fils dans le Fils unique. En se mettant dans la situation de la relation filiale, le chrétien prend du recul par rapport à la pression de l'existence immédiate, il sait qu'il n'est pas englué dans le domaine matériel, et, par la prière, il découvre comment vivre plus consciemment. La prière n'est pas un refuge à la vie oppressante, elle est au contraire le moyen de découvrir ce qui fait la pesanteur de cette vie, à savoir : le recul que cette vie impose par rapport au Père. L'homme de prière peut alors jeter tous ses soucis en Dieu, parce que ceux-ci lui permettent de trouver la trace de la présence de Dieu qui lui porte tout son amour, alors que le monde souligne son absence et que certains hommes proclament sa mort.

A vrai dire, il n'existe aucune technique efficace pour apprendre à prier, même si certaines techniques peuvent aider celui qui veut prier. Elles ne lui enseignent jamais que le moyen de demeurer attentif à l'intérieur de lui-même. Étant parvenu à l'état de disponibilité, l'homme peut recevoir dans le silence de son coeur et dans la méditation de l'Écriture, la Parole que Dieu lui adresse dans le concret de l'existence humaine. Au coeur du silence, il y a la présence de Celui qui est source de toute paix, de toute joie, de tout amour, de toute quiétude.

Pourtant, il convient de souligner aussi des formes caricaturales de prière, qui subsistent même chez les chrétiens.

La prière programmée

Elle ne constitue pas une caricature en elle-même, mais elle devient caricaturale dans la manière dont elle peut être comprise. La prière du matin et du soir est une bonne habitude, mais elle peut devenir mauvaise si on la considère comme une obligation : il faut accomplir un certain programme de prière, il faut réciter un certain nombre de formules... On oublie alors que le centre de toute prière, c'est Jésus-Christ. Et celui-ci n'exige pas la raideur ou la rigidité dans la fidélité. Une telle prière, qui devient contrainte, n'est plus un dialogue d'amour.

La prière magique

C'est la caricature-type. Celui qui prie prend Dieu, Jésus-Christ pour des distributeurs automatiques qui doivent satisfaire ses besoins. On dit une prière, et le souhait doit automatiquement se réaliser. Aucune place n'est accordée à la foi et la prière est une bouée de sauvetage à laquelle on se raccroche pour ne pas sombrer entièrement. Dans ce genre de caricature, il faut ranger les chaînes de prières : on reçoit un billet sur lequel est inscrite une prière ``tombée du ciel'', il faut la recopier un certain nombre de fois et l'envoyer à d'autres, afin d'obtenir des bienfaits de Dieu. Dans le cas contraire, tous les malheurs vont s'abattre sur celui qui aura osé briser la chaîne. Le caractère magique est évident, et il implique une conception redoutable de Dieu, comme si celui-ci ne faisait rien d'autre que d'entretenir un registre précis et strict de la copie et de l'envoi de textes qui le présentent comme un justicier. C'est un faux dieu qui est invoqué dans une fausse prière...

Les autres formes de caricature sont nombreuses...

On peut signaler la prière-lampion, ainsi appelée parce que le dialogue avec Dieu, dimension principale de la prière, est remplacée par la fumée "qui monte au ciel'' d'un cierge ou d'une bougie. Les cierges, même les plus gros, ne sont pas une prière. Seuls, les hommes prient.

Il existe aussi des prières-bonbons : prier, cela fait tant de bien ! C'est une prière sentimental qui peut avoir des hauts et des bas, selon les conditions climatiques, organiques ou psychologiques.

La prière-commerce : si Dieu fait telle chose pour moi, s'il fait du soleil pour le mariage de ma fille, si les récoltes sont bonnes, si j'ai une bonne note à ma composition... Dieu n'est pas plus un boutiquier qu'il n'est comptable !

On pourrait multiplier toutes ces fausses prières. Au fond, dans tous ces exemples, on ne cherche qu'un bonheur égoïste, sans se soucier du fait que Dieu est un Dieu d'amour qui veut le bien et le bonheur de tous les hommes. Ce bonheur, tel qu'il est voulu par Dieu, commence toujours par un changement radical dans le coeur. L'homme accepte de se détourner de ses seules préoccupations matérielles pour accorder une place privilégiée à Dieu. On a beau multiplier les récitations de formules, effectuer des pèlerinages dans les lieux les plus saints de la chrétienté, multiplier les célébrations de toutes sortes, si le coeur n'y est pas, il n'y a rien... Les caricatures ne sont que des illusions de prière. Jamais, dans la relation amoureuse ou simplement amicale, le marchandage ou le chantage n'ont fait recette. D'ailleurs, la réponse de Dieu à ces pratiques est déjà connue : Ce peuple m'honore des lèvres, mais son coeur est loin de moi (Is. 29, 13).

La prière ne vise pas à soumettre Dieu à une volonté humaine, la prière chrétienne suppose que l'homme effectue une réelle conversion de son désir pour sesoumettre à la volonté de Dieu. Pour que Dieu accueille favorablement les demandes de ses fidèles, il faut et il suffit de lui demander de permettre à l'homme ce que lui, Dieu, désire. C'est ce que révèle avec netteté la prière du premier dimanche du temps ordinaire :

Aux appels de ton peuple en prière, réponds, Seigneur, en ta bonté. Donne à chacun la claire vision de ce qu'il doit faire et la force de l'accomplir.

Le premier pas dans la prière se trouve dans la conversion du coeur, telle qu'elle a pu être exprimée par Jésus, au moment de son agonie au jardin des Oliviers : Père, si tu veux écarter de moi cette coupe... Pourtant, que ce ne soit pas ma volonté qui se réalise, mais la tienne (Luc 22, 42).

Le chrétien, c'est d'abord un croyant, quelqu'un qui a mis sa foi en Dieu, qui lui fait confiance comme un enfant peut faire confiance à son père. Il sait que Dieu recueille les cris de notre vie : Aide-moi ! Pardonne-moi ! S'il te plaît ! Je ne comprends pas ! Merci !

Au jour de la Pentecôte, qui marque la fondation del'Eglise, les apôtres, réunis autour de Pierre, inaugurent une vie nouvelle, conscients de leurs différences, conscients aussi du changement qui s'est opéré en eux sous l'action de l'Esprit-Saint qui leur fait saisir cette vérité : désormais, Jésus ne sera plus présent de manière corporelle. Leur mission particulière commence : ils sont appelés à cheminer sur d'autres voies pour répondre à l'appel de celui qui avait fait d'eux des pêcheurs d'hommes. Ils pressentaient, d'une manière confuse, que l'Esprit allait les disperser à travers le monde. La manière première avec laquelle l'Esprit se présente, c'est de manière excentrique : il fait littéralement sortir les hommes hors d'eux-mêmes, ils ne s'appartiennent plus. Les chrétiens sont "excentriques'' parce que ce qui fait le centre de leur vie, ce n'est plus eux-mêmes, mais le Christ Jésus. Ils ne s'appartiennent plus, ils sont dépossédés d'eux-mêmes pour manifester l'Esprit de Dieu présent au coeur du monde. le chrétien doit accepter de laisser Dieu agir en lui, un peu comme le boulanger travaille sa pâte pour la faire lever. C'est la pâte qui monte, mais c'est le boulanger qui fait le travail : la pâte seule ne pourrait jamais lever... il en est de même dans la vie chrétienne.

Être chrétien, ce n'est pas être ou agir autrement que les autres, c'est accepter de se laisser mener par l'Esprit de Dieu qui fait retrouver la confiance des enfants quand ils parlent à leur Père, en toute franchise et loyauté, animés par l'espérance d'être entendus et compris. Si les chrétiens deviennent comme des enfants dans la main de Dieu, tout leur est possible : ils peuvent accomplir pleinement leur vocation de fils de Dieu, en étant pleinement hommes, pleinement responsables d'eux-mêmes.

Homme de dialogue avec Dieu dans la prière et homme présent au milieu des autres, le chrétien accorde à l'amour la place centrale dans sa vie. Il aime Dieu parce qu'il croit que Dieu l'a aimé en premier et que Dieu veut des hommes capables de construire un monde de justice et de paix. Le chrétien aime les autres hommes, parce qu'il les considère comme des frères...

La prière n'est ni un refuge ni une dérobade, ni un appel au miracle. La vraie prière exige que nous cherchions à faire nous-mêmes ce que nous demandons à Dieu de faire. Si je demande notre pain de chaque jour, je dois donner moi-même ce pain à ceux qui en manquent. Si je prie pour la paix, je dois m'engager moi-même sur le chemin de la paix. La prière n'est pas faite de mots en l'air, nous ne pouvons prier que si nous sommes pleinement responsables de ce que nous disons. Alors seulement nous goûterons à quel point la prière est la reconnaissance de la puissance et de l'initiative de Dieu. C'est cela Évangile : prier les bras en croix le Dieu qui n'aime pas les bras croisés. Cardinal Roger Etchegaray

L'Eglise est un organisme vivant et la prière circule en elle comme le sang dans les artères et les veines. Il en est ainsi de la prière du Notre Père qui est celle que le Père a accueillie des lèvres de Jésus. Car il n'a pas seulement prié, il a aussi enseigné à ses disciples pour quoi et comment prier :

Notre Père, qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Donne-nous aujourd'hui notre pain de ce jour. Pardonne-nous nos offenses comme nous pardonnons aussi à ceux qui nous ont offensés. Et ne nous soumets pas à la tentation. Mais délivre-nous du Mal.

A vrai dire, le "Notre Père" n'est pas un texte de prière à réciter, il constitue plutôt un modèle, un type de prière, qui apprend à hiérarchiser un peu les intentions dans la prière : il ne convient pas de demander le pain quotidien avant de proclamer la gloire de Dieu :

Père, fais-toi connaître comme Dieu.

Fais venir ton Règne.

Donne-nous le pain dont nous avons besoin pour chaque jour.

Pardonne-nous nos péchés,

car nous-mêmes, nous pardonnons à ceux qui ont des torts envers nous.

Et ne nous expose pas à la tentation (Lc. 11, 2-5).

Père !

Contrairement à ce que l'on pense trop facilement, l'invocation "Père'' n'est pas une innovation radicale de l'enseignement de Jésus. Dans le régime de l'ancienne alliance, Dieu était considéré comme le Père du peuple en raison de la tendresse dont il l'entourait. Dans le judaïsme, au temps de Jésus, la conscience de l'amour paternel de Dieu pour le peuple et pour chacun de ses membres restait très vive. Pourtant l'invocation "mon Père'' semble souvent évitée par les fidèles, afin de ne pas accaparer à titre individuel la paternité divine, celle-ci reposant sur tous les justes, sur l'ensemble de la race des "fils de Dieu''. Au cours de son existence, Jésus, le Fils unique, s'est adressé à Dieu, en lui disant : ``Abba'', équivalent de notre "papa'', une familiarité telle qu'il n'a pas dû en exister d'autre avant lui.

Fais-toi connaître comme Dieu.

Fais venir ton Règne.

Ces deux premières demandes n'en font qu'une. Avant d'exposer ses besoins, il convient que l'homme fasse siennes les intentions de Dieu. Le Nom de Dieu est une expression biblique traditionnelle pour désigner respectueusement la personne même de Dieu, puisque, dans la pensée sémitique, le nom englobe l'être tout entier. La prière demande d'abord au Père de manifester sa toute-puissance et sa toute-bonté. Le Père est ainsi appelé à sanctifier lui-même son Nom par l'établissement de son règne sur la terre. Mais cette demande manifeste aussi l'espérance chrétienne, celle de l'attente du retour glorieux du Seigneur Jésus-Christ. La prière pour l'avènement du Règne de Dieu coïncide avec la prière adressée au Christ lui-même : Marana Tha (1 Col. 16, 22 et Ap. 22,20).

La première partie de la prière du Seigneur est une prière de foi et d'espérance en Celui dont on attend l'achèvement du dessein de salut.

Donne-nous le pain dont nous avons besoin pour chaque jour.

La prière de la foi et de l'espérance n'exclut pas pour autant l'importance des tâches terrestres. Pour vivre dans l'attente du Règne de Dieu, l'homme, qui est par nature faible et pécheur, a besoin de pain, de pardon et de secours pour résister à toute forme de tentation. Les demander au Père exprime une autre forme de la confiance que l'homme peut avoir envers son Dieu. la demande pour le pain pour aujourd'hui était familière dans le cadre de la prière juive. L'évangéliste Matthieu la reprenait dans sa rédaction de la prière de Jésus : Donne-nous aujourd'hui le pain dont nous avons besoin (Mt. 6, 11), tandis que Luc demande ce pain pour "chaque jour'', car il semble envisager la vie chrétienne dans sa durée, et, par ce fait, il accentue la notion de pauvreté. Les disciples, qui n'ont aucune provision, éprouvent intensément le besoin que le Père nourrisse ses enfants, non seulement aujourd'hui, mais aussi chaque jour. De plus, dans sa prière, le disciple de Jésus ne demande pas le pain dont il a lui-même besoin pour chaque jour, mais le pain dont "nous'' avons besoin pour chaque jour. Il s'agit d'une prière communautaire qui demande le pain qu'il faut partager entre tous, comme le signe efficace de la communion fraternelle des enfants d'un même Père.

Pardonne-nous nos péchés, car nous-mêmes, nous pardonnons à ceux qui ont des torts envers nous.

Le plus grand obstacle à la vie selon Jésus-Christ, qui empêche l'avènement du Règne de Dieu, tout comme il empêche le partage du pain pour chaque jour, c'est le péché. Pour la vie chrétienne, le pardon est aussi nécessaire, sinon plus, que le pain, car les disciples d'après Pâques en connaissent certainement plus le prix que les disciples d'avant Pâques. Pour obtenir le pardon à tous les hommes, le Christ a connu la mort sur la croix, tout en prononçant des paroles de pardon : Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas ce qu'ils font (Lc. 23, 34).

Ces mêmes chrétiens ont entendu la prédication des apôtres qui appelaient à la conversion et à la rémission des péchés, ainsi que Pierre le proclamait au jour de la Pentecôte : Convertissez-vous, que chacun de vous reçoive le baptême au nom de Jésus-Christ pour le pardon de ses péchés, et vous recevrez le don du Saint-Esprit (Ac. 2, 38).

Au pardon divin se trouve unie une condition dans l'ordre humain, condition qui interdit de prier le Père si elle n'est pas réalisée. C'est le pardon qu'il faut accorder à ceux qui ont des torts envers nous. La miséricorde de Dieu met en oeuvre le pardon des hommes envers ceux qui les ont offensés. Luc place le pardon, dans l'ordre humain, sous le signe de la durée : c'est chaque jour qu'il faut appliquer ce pardon à quiconque a des torts envers nous, à l'exemple du Père qui ne cesse de pardonner les péchés.

Et ne nous expose pas à la tentation.

Luc fait l'économie de la dernière formule de la prière dominicale, qui s'exprime sous la forme positive : Délivre-nous du mal, bien qu'il attribue la tentation à Satan. Ce n'est pas Dieu qui soumet l'homme à la tentation... Cette demande vise à supplier le Père de ne pas laisser l'homme entrer dans une tentation sans qu'il soit assez fort pour en sortir, sans qu'il y ait un dommage pour la fidélité chrétienne. Il ne s'agit donc pas de demander à Dieu de ne pas être tenté (puisque Jésus a connu la tentation et en a été victorieux), mais de lui demander de ne pas être soumis à une tentation impossible à supporter ou à surmonter.

L'évangéliste Luc souligne que l'enseignement de Jésus sur la prière insiste sur la nécessité de la constance et de la persévérance. C'est le cas notamment dans la parabole de l'ami qui se laisse fléchir (Lc. 11, 5-8) ou dans celle de la femme et du juge (Lc. 18, 1-7). Ces deux paraboles développent un même argument : un ami grincheux ou un juge inique se laissent finalement fléchir en raison de l'impudence des solliciteurs. A plus forte raison, Dieu se laissera fléchir et accordera ce qui lui est demandé avec insistance. De plus, non seulement, le Père peut donner de bonnes choses à ses enfants, de la même manière qu'un homme, même mauvais, peut aussi donner de bonnes choses à ses enfants, mais encore Dieu donne l'Esprit-Saint à ceux qui le lui demandent. En insistant sur l'Esprit, Luc souligne qu'il est le don par excellence. C'est l'Esprit-Saint qui constitue les prémices du Règne de Dieu à venir, et c'est lui que le Père accorde à la prière instante de son Fils, comme il l'accorde à la prière de ceux qui adoptent le cri filial de Jésus : Abba ! Père !

Sous l'action de l'Esprit-Saint, la prière des chrétiens correspond entière aux vues de Dieu. Elle est devenue un coeur à coeur avec lui. Et cette intimité de l'homme avec Dieu et de Dieu avec l'homme est encore plus parfaite que toute intimité humaine, puisque Dieu habite alors le coeur de l'homme pour le diviniser entièrement : l'homme est alors totalement "fils de Dieu dans le Fils unique''.

Ainsi, avant de chercher dans des livres des recettes ou des modèles de prières, prenons le temps d'ouvrir le livre des Écritures et d'ouvrir le livre de notre vie. C'est Dieu qui ne cesse de nous prier de le prier.