Où est-il ton Dieu ?

L'expérience religieuse

 

Etre libre, pour le croyant, c'est faire la volonté de Dieu. Depuis les années 80, on a beaucoup parlé de Lech Walesa, le leader du syndicat Solidarité en Pologne devenu par la suite le président de la République polonaise. Interrogé au club de la presse d'Europe 1 sur l'origine de la force qui animait son action, il répondait que cette force lui venait de sa foi :

Je n'ai d'autre force que la foi, et je crois que c'est ce qu'il faut faire. Nous devons nous appuyer sur le coeur, sur la conscience et c'est là-dessus qu'il faut construire des systèmes et tout le reste, sur la justice, sur la vérité, et ce sera toujours bien, nous gagnerons toujours. Tous les matins, je vais à la messe, je communie. Pourquoi ? Parce que c'est la source de ma force. Si je n'avais pas cette foi profonde, ma tête éclaterait.

Il ne s'agit pas de récupérer ce témoignage pour justifier l'importance de la religion, pour faire une apologie de la foi, mais simplement de constater que, pour lui, la foi n'est pas un opium qui endormirait la conscience. Elle est, au contraire, un point de départ, un éveil pour une action de libération et d'organisation différente de tout un peuple.

Jusqu'au dix-huitième siècle, les sociétés humaines étaient imprégnées par les religions. L'athéisme ne parcourait l'Occident que de manière souterraine, en face d'une chrétienté solidement établie. Sous l'influence des philosophes du siècle des lumières, puis de la révolution française, qui demeure le type du renversement de toutes les idéologies antérieures, l'athéisme, le refus systématique de s'attacher à un Dieu qui gouvernerait un arrière-monde, s'est installé. Il a d'abord pris la forme d'un combat systématique de toute idée religieuse. Aujourd'hui, il ne cherche plus à combattre Dieu ou les religions, il les laisse en dehors de toutes les affaires humaines. Le monde actuel semble devenu un monde sans Dieu, dans lequel la religion ne serait plus qu'une survivance du passé.

Le vingtième siècle pourrait apparaître, aux yeux du prochain millénaire, comme le siècle du "crépuscule des dieux". Dans son introduction à la Critique de la philosophie du droit de Hegel, le jeune Karl Marx écrivait, sous une forme percutante devenue célèbre : la religion est l'opium du peuple, et il poursuivait en appelant de tous ses voeux la suppression de toute forme religieuse, qui fait toujours miroiter aux yeux des fidèles un état paradisiaque, les détournant des tâches urgentes :

La suppression de la religion comme bonheur illusoire du peuple est l'exigence de son bonheur actuel. L'exigence de renoncer aux illusions sur son état est l'exigence de renoncer à un état qui a besoin d'illusions.

En réalisant un paradis sur la terre, on supprime la nécessité de poser l'existence d'un paradis céleste. Celui-ci ayant disparu, la religion serait appelée à disparaître d'elle-même. Et l'avènement d'une société sans classes supprimerait pour l'homme le désir de chercher ailleurs, dans un arrière-monde divin, sa consolation et son bonheur. En demandant à l'homme de se laisser porter par Dieu, la religion anesthésie et annihile la volonté qu'il pouvait avoir de prendre en charge sa propre destinée.

Marx a très bien compris que l'athéisme vient après la religion et qu'il en reste tributaire : on ne peut être athée que par rapport à des dieux. L'athéisme ne procède pas d'une pure abstraction mais d'une négation des croyances religieuses. D'ailleurs, une fois la religion définitivement disparue, l'athéisme est appelé à disparaître également : l'homme sera lui-même son propre dieu. Et c'est dans une perspective semblable que Friedrich Nietzsche célébrait la mort de Dieu, comme le moyen de permettre à l'homme d'accéder à la dimension du surhomme : Tous les dieux sont morts, maintenant nous voulons que vive le surhomme (Ainsi parlait Zarathoustra).

Cette position irréligieuse naît certainement d'une notion fausse de la divinité. Et c'est sans doute à Ludwig Feuerbach qu'il faut remonter pour comprendre l'athéisme de Marx et de Nietzsche. Pour Feuerbach, l'idée de Dieu n'est qu'une projection plus ou moins confuse des craintes de l'homme peu évolué, c'est la somme de tous les interdits qui pèsent sur son développement. L'homme projette en un Dieu lointain tous ses désirs vitaux, principalement son désir d'immortalité, de liberté et de justice. Si l'affirmation de Dieu se trouve posée par un homme peu évolué, le développement ultérieur de cet homme impliquera finalement la négation de Dieu. De nombreux philosophes ne cessent de penser que la religion est cause de stagnation pour l'ensemble de l'humanité incapable d'assumer ses désirs et de régler ses problèmes psychologiques, incapable de parvenir à son plein épanouissement. Dieu serait devenu une hypothèse inutile, puisque l'espace qui lui était réservé dans l'ancienne conception du monde est peu à peu conquis par l'homme et par le développement de ses connaissances.

Il est donc très difficile de décrire la situation contemporaine concernant le problème de Dieu, tant les positions son multiples et parfois contradictoires. La révolution industrielle, au début du vingtième siècle, a entraîné un amoindrissement de la foi et de la pratique religieuse : le sens du sacré s'est perdu avec la capacité que découvraient les techniques modernes de gouverner le monde à la place de Dieu. Ce dernier ne peut plus expliquer tous les phénomènes dont on ignorait l'origine. Naguère, l'orage était perçu comme la manifestation de la colère divine, les bonnes récoltes comme celle d'une faveur de Dieu...

Le savoir laïc a déplacé l'interprétation théologique naïve. Dans la société, des changement se sont produits, ils ont occupé le champ de l'existence et repoussé Dieu aux frontières de l'humain : les registres paroissiaux ont été remplacés par l'état civil, les oeuvres de charité des différentes Eglises ont été remplacées par la Sécurité Sociale, les directeurs de conscience et confesseurs ont cédé leur place aux psychologues, psychanalystes, aux conseillers juridiques et conjugaux, et la prière elle-même, fondement de toute vie proprement religieuse, cède le pas aux séances de relaxation, de yoga ou de zen.

Tous ces changements posent l'obligation pour les croyants de renouveler leur manière de chercher Dieu, leur façon d'expliquer la foi qui les fait vivre : la religion n'est plus la forme suprême de l'explication du monde, elle ne peut plus être le fondement unique d'un système de valeurs. Les croyants doivent trouver des modes d'expression et d'activités religieuses qui ont une importance vitale pour le développement de l'homme, de tout homme et de tout l'homme, ils doivent trouver le moyen de rendre l'homme plus humain, le moyen de lui redonner sa pleine dimension et de resituer Dieu dans le champ de l'existence humaine.

Croire n'est donc jamais facile, pas même pour ceux qui ont pu bénéficier d'expériences spirituelles, d'une présence de Dieu au coeur de leur existence concrète, pas davantage pour ceux qui, au moyen de raisonnements philosophiques abstraits, ont essayé de prouver son existence. Il faut du courage pour croire, il faut du courage pour risquer son existence sur ce que Pascal appelait déjà le pari. Il faut du courage à tout homme pour accueillir une parole qui ne vient pas de lui-même, ni d'un homme semblable à lui, et pour recevoir une réalité qui dépasse la mesure de son propre esprit.

Le courage de le foi, c'est le courage de celui qui accepte de se soumettre, non pas comme un esclave, mais comme un homme libre, à Celui qui lui permet de devenir chaque jour un peu plus homme. Mais ce courage est souvent contrebalancé, dans la pensée contemporaine, par la crainte que l'homme éprouve face à la mort et pas son angoisse vis-à-vis de l'au-delà. Une certaine forme de la pensée présente volontiers l'homme religieux comme un être effrayé devant l'invisible, apeuré devant le caractère inéluctable de la mort, et essayant de contrecarrer son angoisse, son insécurité au cours de l'existence présente (dont le terme irrémédiable est la mort) par un réconfort ultime dans ce que Nietzsche appelait un arrière-monde.

Le courage du croyant, c'est le renoncement à tout ce qui pourrait être considéré, d'une manière ou d'une autre, comme un refuge dans un ciel paradisiaque pour travailler à l'établissement d'un monde où règne plus de justice et de solidarité entre les hommes, non seulement entre les partisans d'une foi identique, mais encore entre tous les hommes. Courage de vivre ce qui est pensé, à savoir que la relation subjective de l'homme avec son Dieu ne peut trouver son efficacité que par une médiation objective, en l'occurrence une relation avec les autres hommes, dans un travail effectué pour l'avenir de ce monde présent.

Dire sa foi aujourd'hui, pour le croyant, quel qu'il soit, c'est se mettre au travail pour faire advenir dans le monde présent, la justice et la solidarité entre tous les hommes. Ainsi la foi n'est plus une idéologie sans fondement : croire, c'est fonder son existence dans le monde sur une action positive commandée par le souci du bien de l'homme. L'acte de foi du sujet croyant n'est donc pas une soumission aveugle à Dieu, ce n'est pas un esclavage. La soumission à la volonté divine est une invitation à marcher de l'avant, une provocation à progresser sans cesse vers l'avenir. Il est alors permis de penser et de dire que la soumission est une voie de libération, un chemin de liberté. La foi ne peut ni ne saurait être une fixation dans une dogmatique, mais plutôt une recherche, sans cesse renouvelée de Dieu, à travers toutes les vicissitudes et les contingences de la temporalité et de l'histoire humaine. C'est dans la pesanteur de cette réalité de l'homme que Dieu se fraye un chemin pour venir rencontrer le sujet croyant. Dieu et l'homme se rencontrent sur les chemins de la liberté. Chacun connaît la sentence tragique d'un Jean-Paul Sartre : Nous sommes condamnés à la liberté.

Qu'est-ce en réalité que la liberté pour le croyant ? En dehors de toute considération philosophique, les religions révélées apportent une réponse qui leur est spécifique : être libre, c'est faire la volonté de Dieu. C'est ce que pressentait déjà Gamaliel, un rabbin du judaïsme du premier siècle de notre ère : Accomplis la volonté de Dieu, comme si c'était la tienne, afin qu'il accomplisse ta volonté comme si c'était la sienne. Réduis à néant ta volonté devant sa volonté afin qu'il réduise à néant la volonté de autres devant la tienne.

Ainsi se trouve exprimée la dialectique de la liberté des croyants devant Dieu, quel que soient le nom qu'ils lui attribuent. Dans le même mouvement se trouve exprimée la liberté des croyants en face des autres hommes. Car croire, ce n'est pas savoir des choses sur Dieu ou sur ses envoyés, ce n'est pas connaître son message ou admettre les dogmes des sociétés religieuses, ce n'est pas une expérience intellectuelle. Croire, c'est simplement accueillir le don que Dieu fait de lui-même et accepter de le laisser agir à travers la vie humaine.

Dieu, quelqu'un, quelque chose semble avoir organisé la vie. Il est bien difficile de croire que tant de merveilles, tant d'astuces miraculeuses, tant d'ingéniosité efficace soient l'effet du hasard et de la chimie (René Barjavel, La faim du tigre).

Toute religion cherche à établir un lien entre l'humanité et la divinité. De tout temps et en tout lieu, l'homme a tenté, d'une manière ou d'une autre, de s'approcher de Celui qui lui semblait inaccessible et qu'il nomme Dieu. La relation qui s'établit entre l'homme et Dieu s'appelle religion, d'un terme latin qui signifie relier. Depuis les origines, l'homme ne s'est guère reconnu comme le maître de l'univers dans lequel il est inséré et il a cherché à connaître cette puissance supérieure qui pouvait diriger le monde naturel. L'homme se perçoit comme un élément particulier sur lequel il n'a pas toujours de prise directe.

Ma religion consiste en une humble admiration envers l'esprit supérieur et sans limites qui se révèle dans les plus minces détails que nous puissions percevoir avec nos esprits faibles et fragiles. Cette profonde conviction sentimentale d'une raison supérieure se révélant dans l'univers, voilà mon idée de Dieu (Einstein).

C'est de cette manière que les différents cultes se sont constitués en face des éléments qui prouvent la réalité d'une puissance étrangère à l'homme : le soleil, les astres, la pluie fertilisante, l'orage... Mais, au-dessus des forces de la nature, il semblait qu'il existait une puissance nettement supérieure qui se signalait dans le monde par ces éléments : la divinité, qu'elle soit une ou multiple, intervient dans le monde de la nature par des forces que l'homme était incapable de contrôler, mais qu'il tentait de s'allier par le culte qu'il rendait aux éléments. Quelle que soit la religion, la divinité est toujours perçue comme une réalité transcendante, qui n'est altérée en rien par la condition de l'existence changeante et contingente.

En face de tous les problèmes qui peuvent préoccuper les hommes : question de l'origine de la vie, question de sa transmission et de la destinée humaine, question de l'origine de la conscience et de son développement, la réponse Dieu, créateur du monde et de se qu'il contient, juge omniscient et omnipotent, peut s'imposer. Le champ ouvert à la connaissance de l'homme est immense, et l'homme religieux est sans doute celui qui possède la plus grande capacité d'émerveillement, découvrant et admirant l'étonnante et merveilleuse richesse du monde réel. La terre, qui porte tous les humains, n'est soutenue par rien, elle fait un tour complet sur elle-même en un jour et elle décrit autour du soleil une orbite en forme d'ellipse à une vitesse impressionnante. C'est ce qui faisait dire à saint Augustin :

J'ai interrogé la terre, et elle m'a répondu : Ce n'est pas moi ton Dieu. Tout ce qui vit à sa surface m'a fait la même réponse. J'ai interrogé la mer et les êtres qui la peuplent, et ils m'ont répondu : Nous ne sommes pas ton Dieu, cherche plus haut que nous. J'ai interrogé l'air et le vent, et ils m'ont répondu : Nous ne sommes pas ton Dieu. J'ai interrogé le ciel, le soleil, la lune, les étoiles : Nous ne sommes pas non plus le Dieu que tu cherches, m'ont-ils affirmé. Alors, j'ai dit à tous les êtres que je connais par mes sens : Parlez-moi de mon Dieu, puisque vous ne l'êtes point, dites-moi quelque chose de lui. Et ils m'ont crié de leur voix puissante : C'est lui qui nous a faits. Pour les interroger, je n'avais qu'à les contempler, et leur réponse, c'était leur beauté.

Il existe encore aujourd'hui des religions qui honorent d'un culte les éléments de la nature comme étant autant de manifestations possibles de l'élément divin répandu à travers le monde. Pour ces religions, Dieu ou les dieux se signalent ou signalent leur présence dans le monde, ce sont les religions naturelles, en ce sens que l'homme essaye d'apprivoiser la divinité en dominant, autant qu'il le peut, ses différentes manifestations. Ces religions naturelles se caractérisent par le fait que l'homme s'est mis de lui-même à la recherche de Dieu.

A côté de ces manifestations religieuses que la mentalité occidentale considère comme primitives, il existe des religions révélées, qui sont le fait d'une intervention particulière de Dieu dans l'histoire des hommes. Il est historiquement certain que le monothéisme authentique est né dans la petite nation qu'était le peuple d'Israël, issu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob. C'est uniquement par l'affirmation de sa foi en l'unicité absolue de Dieu que cette nation s'est fait connaître et s'est maintenue tout au long des siècles de son histoire. C'est de la foi d'Abraham que les religions monothéistes, judaïsme, christianisme et islam, ont tiré leur conception de Dieu, et cependant, il faut bien reconnaître que la nomination du Dieu unique ne s'est faite que progressivement. Les ancêtres du patriarche Abraham était polythéistes : Ainsi parle le Seigneur, Dieu d'Israël : C'est de l'autre côté du fleuve (l'Euphrate) qu'on habité autrefois vos pères, Térah, père d'Abraham et de Nahor, et ils servaient d'autres dieux (Jos. 24, 2).

A l'époque des patriarches, il semble qu'il n'y ait pas eu négation ou rejet systématique de tout autre dieu. L'histoire antique du peuple ne contient pas un seul témoignage de monothéisme absolu. Le Dieu des pères se distingue certes des autres dieux du pays de Canaan, mais leur existence n'est jamais ni contesté, ni même mise en doute, ni à plus forte raison niée. Il existe même une certaine affinité entre le Dieu d'Abraham et le chef du panthéon cananéen, le dieu El, qui était vénéré par certains patriarches. C'est ainsi que le roi prophète Melchisédech bénit Abraham en ces termes : Béni soit Abraham par le Dieu Très-Haut (El Elyon) qui crée le ciel et la terre (Gen. 14, 19). El Elyon était vénéré à Jérusalem bien avant la conquête de cette ville par le roi David. Quand Abimélek et Abraham scellent une alliance à Béer-Sheva, le premier de ces deux personnages fit une invocation au nom du Seigneur, le Dieu éternel (Gen. 21, 33).Jacob bâtit un autel à Béthel et il appela ce lieu El-Béthel (Gen. 35, 7) parce que la divinité s'était manifestée à lui et avait maintenu sa protection sur lui. Seulement, si le Dieu des patriarches s'apparente au dieu cananéen, il n'est toutefois pas lié à un territoire particulier, c'est le Dieu de tout le clan patriarcal, et à ce titre il entretient des relations privilégiées avec tous les membres du clan.

Le monothéisme des patriarches apparaît comme l'affirmation de liens privilégiés entre le Dieu de la tribu et les membres de celle-ci : c'est même ce lien exclusif qui définit l'action et la conduite de la tribu. Avec Moïse, la religion des patriarches se transforme et entre dans une phase nouvelle. La nomination de Dieu ne se fait plus par rapport à un homme : Dieu n'est plus le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, il reçoit un nom, ou plus exactement il se donne un nom, YHWH, nom qui restera imprononçable par les lèvres humains. Le précepte fondamental de la charte d'alliance entre Dieu et son peuple réside dans l'affirmation du caractère absolument unique de Dieu : Tu n'auras pas d'autres dieux que moi (Ex. 20, 3).

En face de YHWH, il ne peut exister aucun autre dieu qui s'opposerait à lui. Cette intolérance de la loi mosaïque à l'égard des autres divinités place cette religion au-dessus des autres, bien que cela ne signifiait pas que l'enseignement de Moïse excluait tous les autres dieux inférieurs. Bien après la conquête de la terre promise, les Israélites acceptent YHWH pour leur Dieu unique, mais reconnaissent aussi l'existence d'autres dieux. Elie, le prophète défenseur acharné du Dieu unique, voudra prouver, sur le mont Carmel que c'est YHWH, et non Baal, qui est Dieu en Israël, et ce faisant, il reconnaissait implicitement l'existence d'un dieu autre que celui du peuple d'Israël. En fait, plus qu'une affirmation dogmatique de monothéisme absolu, le premier commandement de la vie religieuse des fils d'Israël est une exigence de monolâtrie. En affirmant que le peupler ne doit pas avoir d'autres dieux que YHWH, Moïse ne fait rien d'autre que d'affirmer que YHWH est le Dieu du peuple sans prétendre qu'il soit unique. YHWH ne se distingue des autres dieux que par son nom.

L'ange du Seigneur apparut à Moïse dans une flamme de feu au milieu du buisson. Moïse regarda, le buisson était en feu, et le buisson n'était pas dévoré. Moïse dit : Je vais faire un détour pour voir cette grande vision, pourquoi le buisson ne brûle-t-il pas ? Le Seigneur vit qu'il avait fait un détour pour voir, et Dieu l'appela du milieu du buisson : Moïse ! Moïse ! Il dit : Me voici ! Il dit : N'approche pas d'ici ! Retire de tes pieds tes sandales, car le lieu où tu te tiens est une terre sainte. Il dit : Je suis le Dieu de ton père, Dieu d'Abraham, Dieu d'Isaac, Dieu de Jacob. Moïse se voila la face car il craignait de regarder Dieu (Ex. 3, 2-6).

Le fait que Dieu se soit donné un nom implique l'idée de la révélation : Dieu a dévoilé une partie du mystère qui l'entourait, il a fait connaître ce qui est caché aux hommes. Cette connaissance que l'homme peut avoir vient du fait que c'est Dieu qui s'est mis en quête de l'homme et non l'inverse. L'initiative vient de Dieu.

Le Dieu qui s'est donné à connaître à Moïse s'est donc donné un nom, qui demeure encore une énigme : Je suis YHWH, je suis qui je suis. Ce terme est une révélation qui cache l'identité même de celui qui se révèle. Les Massorètes qui ont vocalisé la Bible (la langue hébraïque écrite méconnaît totalement l'usage des voyelle) n'ont pas noté de voyelles pour le tétragramme divin YHWH, si bien qu'à la lecture, ce terme est absolument imprononçable. Ils se contentaient de dire "Adonaï", c'est-à-dire "le Seigneur", chaque fois qu'ils rencontraient le nom divin.

Chez les Israélites, comme chez tous les Orientaux, le nom porte en lui-même l'essence de l'être qui est désigné, il dévoile un aspect de la réalité. Ainsi le fait de donner un nom à Dieu, même si ce nom avait été révélé par Dieu lui-même, était considéré comme un désir humain de saisir concrètement la réalité divine qui se cachait dans l'action même de son dévoilement. Dans le refus du prononcer le tétragramme divin se trouve l'affirmation la plus radicale de la transcendance de Dieu : les lèvres humaines sont incapables d'exprimer totalement la réalité de ce Dieu qui fait alliance avec un peuple déterminé.

Par la suite, dans la tradition biblique, la figure paternelle est devenue primordiale dans la représentation de Dieu. Ainsi, pour les prophètes, Israël est comme un enfant que Dieu a éduqué... Les hommes ne peuvent se représenter le Dieu auquel ils croient que par leur propre expérience. Tout le problème reste d'épurer de toute affectivité cette représentation.

Pour un chrétien, la Parole de Dieu, c'est Jésus-Christ ressuscité, croire, c'est donner sa vie au Christ, c'est faire sien son projet de vie, faire sienne sa volonté d'aimer. Mais la foi n'est pas toujours une espère d'illumination qui envahit le coeur de l'homme, elle est beaucoup plus souvent le fruit d'une décision courageuse. Croire entraîne le partage d'un certain projet de vie, d'un certain sens de Dieu et de l'homme. Ils ont raison ceux qui pensent que la foi doit nous tourner vers Dieu, vers l'absolu de Dieu. Mais ils ont tort ceux qui pensent que la foi n'a rien à voir avec la vie quotidienne.

Dieu a fait alliance avec tout un peuple. Et, en Jésus-Christ, il s'est fait assez proche pour partager la condition des hommes, même si l'amour semble très éloigné. C'est l'expérience qu'a pu faire le père Eloi Leclerc, franciscain déporté à vingt ans dans un camp de concentration et qui a été affronté au sentiment de l'absence de Dieu.

Elevé dans une famille croyante, j'ai reçu une éducation tout imprégnée de foi. Mais, au sortir d'une jeunesse heureuse et protégée, une expérience redoutable m'attendait. J'avais seulement un peu plus de vingt ans quand je fus plongé dans l'enfer des camps de concentration nazis. Une vraie descente aux enfers, au milieu des dizaines de milliers d'êtres humains, parqués, battus, massacrés comme du bétail. Toute la cruauté de l'homme, mais aussi sa détresse, son abandon, son écrasement me saisissaient soudain et me submergeaient comme une énorme vague de nuit. Dans ce tête-à-tête avec l'horreur, j'ai éprouvé jusqu'à l'angoisse le silence de Dieu, l'absence de Dieu. On pouvait lever les yeux vers le ciel, le ciel ne répondait pas, il ne semblait pas prêtait attention à ce qui se passait. Les cris ne l'atteignaient pas. Je compris qu'on pouvait être athée, oui athée par égard pour Dieu, pour l'honneur de Dieu. Afin de ne pas le rendre complice par son silence des crimes qui se perpétraient (Le Royaume caché).

Après une telle expérience, peut-on encore croire à l'amour de Dieu, au Dieu de l'Evangile ? Relire l'Evangile à la lumière des fours crématoires, ce n'est pas une mince affaire. Il faut prendre au sérieux l'humanité du Christ, car le message évangélique n'est pas extérieur à la tragédie de l'homme. Jésus a été envoyé pour annoncer la joyeuse nouvelle du Royaume et de l'amour de Dieu, et non pas pour mourir... Mais quand il a découvert que la fidélité à sa mission le conduisait à une mort certaine et violente, il a éprouvé de l'angoisse, de l'effroi, et pas seulement à Gethsémani. Sa mort n'était pas programmée, car elle semblait contredire l'essentiel de son message. Il était venu annoncer au monde une proximité de Dieu, et il est condamné à la mort de ceux qui sont abandonnés de Dieu.

Le silence de Dieu est sans doute le lieu privilégié de sa révélation, parce que Jésus fait de la condition humaine la plus abandonnée le signe même de la présence de Dieu. Il n'a jamais été aussi proche de l'homme perdu. Et ce silence permet une rencontre extraordinaire entre l'homme et Dieu. 

- Dieu vous parle ?... Vous l'entendez ? Le pontife réfléchit un instant et répondit d'un ton grave : dans un sens, oui. La connaissance de Dieu, révélée dans l'Ancien et le Nouveau Testaments animé l'Eglise. Ce contenu de l'Ecriture et de la Tradition, transmis depuis les apôtres, et que nous appelons "le dépôt de la foi", c'est la lampe à nos pieds. Mais dans un autre sens, je n'entends aucune voix divine. J'implore la lumière, mais il faut que j'agisse avec ma raison humaine. Je ne peux demander de miracle, et en ce moment par exemple je me demande ce que je dois faire pour le peuple de Rome, ce que je peux faire pour vous... J'ignore la réponse, Dieu ne m'accorde pas d'entretien particulier. Je cherche dans les ténèbres et j'espère qu'il me tendra la main pour me guider (Morris West, Les souliers de saint Pierre).

Dieu ne s'impose jamais, bien au contraire, il s'expose, en mettant l'homme en travail de libération. Il n'est pas là pour boucher les trous de notre incompréhension de l'univers, il n'est pas ce magicien que l'on pourrait appeler pour résoudre les difficultés de la vie. Mais c'est dans notre vie même que Dieu nous fait signe : Dieu s'est fait homme en Jésus-Christ, car c'est tout homme que Dieu aime et dont il veut le bonheur. Et de cela, on trouve beaucoup de traces dans l'Evangile.

Jésus parlait à ses disciples de sa venue : Quand le Fils de l'homme viendra dans sa gloire et tous les anges avec lui, alors il siégera sur son trône de gloire. Toutes les nations seront rassemblées devant lui, il séparera les hommes les uns des autres comme le berger sépare les brebis des chèvres, il placera les brebis à sa droite et les chèvres à sa gauche.

Alors, le roi dira à ceux qui sont à sa droite : Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le royaume préparé pour vous depuis la création du monde. Car j'avais faim et vous m'avez donné à manger, j'avais soif et vous m'avez donné à boire, j'étais un étranger et vous m'avez accueilli, j'étais nu et vous m'avez habillé, j'étais malade et vous m'avais visité, j'étais en prison et vous êtes venus jusqu'à moi ! Alors, les justes lui répondront : Seigneur, quand est-ce que nous t'avons vu ? Tu avais faim et nous t'avons nourri ? Tu avais soif et nous t'avons donné à boire ? Tu étais un étranger et nous t'avons accueilli ? Tu étais nu et nous t'avons habillé ? Tu étais malade ou en prison... Quand sommes-nous venus jusqu'à toi ? Et le roi leur répondra : Vraiment, je vous le dis, chaque fois que vous l'avez fait à l'un de ces petits qui sont mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait (Mt. 25).

Le Dieu de Jésus-Christ tourne notre regard vers notre prochain, et notre prochain le plus proche, et il nous dit que tout homme est une histoire sacrée, puisque l'homme est à l'image de Dieu.