La légende des trois rois mages

 

Une question de définition.

Les détails relatifs à la naissance de Jésus étaient absents des proclamations des Églises des premiers temps et de leurs pratiques liturgiques. Ce n’est qu’une cinquantaine d’années après le ministère de Jésus que l’on s’est interrogé à ce sujet. Les renseignements historiques sur l’événement semblent avoir été estompés jusqu'à ce moment-là.

Matthieu et Luc témoignent de ce questionnement. Jean aussi, à sa manière. Alors que l’évangile selon Marc voit en Jésus un homme comme les autres que Dieu choisit pour une mission particulière, Matthieu et Luc font remonter l’intervention divine dès avant la naissance de Jésus. À l’interrogation répond la confession des Églises : Dieu est présent en Jésus. Et de la confession de foi, la tradition postérieure va faire un événement « historique ». Un peu plus tard, vers la fin du premier siècle et dans le milieu différent que fut celui de l’évangile selon Jean, il est affirmé au sujet de « celui qui devait venir » qu’il participe de l’intimité de Dieu – le « verbe » était avec Dieu, il est même Dieu.

Lorsque nous entendons le récit de la visite des mages à Bethléem, nous nous sentons en contexte bien connu. Dans notre mémoire, nombre de commentaires entremêlent leurs réflexions. Tous ces thèmes et explications sont profitables et chacun reste libre de se sentir interpellé par l'un d'entre eux, que ce soit la marche persévérante de la foi… le milieu d'indifférence qui demeure aujourd'hui comme autrefois… le visage profondément humain du témoignage initial… ou l'ouverture à tous les peuples…

Pourquoi employer le terme de légende à propos d’un texte évangélique ? Il faut d’abord se souvenir que ce terme vient du latin « legenda » (qui doit être lu) au même titre que le mot : « agenda » (qui doit être fait). Dans un sens courant, notamment en littérature, une légende est un récit fictif le plus souvent d'origine orale faisant appel au merveilleux. Pourtant, une légende, à la différence d'un conte, est liée à un élément précis (lieu, objet, personnage historique, etc.) et se focalise moins sur le récit que sur l'intégration de cet élément dans l'histoire de la communauté à laquelle la légende appartient. De cette manière, à côté de l’histoire proprement dite existe la légende qui est un récit qui recourt à l’imaginaire. Elle frappe ainsi l’imagination et parle à l’inconscient collectif d’un peuple.

Le récit des mages s'inscrit dans une riche tradition indo-européenne et sémitique qui entoure les naissances royales : ces récits ont en commun des éléments tels que la filiation royale (puisque Jésus descend par sa mère du roi David), la conception extraordinaire de l'enfant, le signe merveilleux de sa prédestination (ici, l'étoile) qui accompagne tout changement de dynastie, ou les évènements dramatiques et sanglants qui suivent la naissance (massacre des Innocents).

En étudiant le texte biblique relatif aux mages, il est nécessaire de faire montre d’esprit scientifique, afin de ne pas faire sombrer « la légende » dans le cadre du simple conte. Tout travail scientifique commence par une observation. L'observation la plus célèbre de l'histoire des sciences est celle de la chute d'une pomme faite par Newton, qui lui donna l'idée de sa théorie de la gravitation universelle. Même si cette histoire n'est peut-être pas authentique, elle illustre la démarche scientifique : on observe un phénomène, parfois surprenant, mais souvent banal, et on se pose la question : pourquoi ? L'observation se doit d'être la plus objective et la plus précise possible. Elle ne doit pas se laisser influencer par une explication éventuelle, qui risquerait de la biaiser.

Il est possible et même légitime d’appliquer ces quelques observations étymologiques au récit des Mages, que nous lisons dans l’évangile selon saint Matthieu.

Le récit évangélique

Jésus étant né à Bethléem de Judée, au temps du roi Hérode, voici que des mages venus d'Orient arrivèrent à Jérusalem et demandèrent : « Où est le roi des Juifs qui vient de naître ? Nous avons vu son astre à l'Orient et nous sommes venus lui rendre hommage ». À cette nouvelle, le roi Hérode fut troublé, et tout Jérusalem avec lui. Il assembla tous les grands prêtres et les scribes du peuple, et s'enquit auprès d'eux du lieu où le Messie devait naître. « À Bethléem de Judée, lui dirent-ils, car c'est ce qui est écrit par le prophète : Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n'es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda : car c'est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple ». Alors Hérode fit appeler secrètement les mages, se fit préciser par eux l'époque à laquelle l'astre apparaissait, et les envoya à Bethléem en disant : « Allez vous renseigner avec précision sur l'enfant ; et, quand vous l'aurez trouvé, avertissez-moi pour que, moi aussi, j'aille lui rendre hommage ». Sur ces paroles du roi, ils se mirent en route ; et voici que l'astre, qu'ils avaient vu à l'Orient, avançait devant eux jusqu'à ce qu'il vînt s'arrêter au-dessus de l'endroit où était l'enfant. À la vue de l'astre, ils éprouvèrent une très grande joie. Entrant dans la maison, ils virent l'enfant avec Marie, sa mère, et, se prosternant, ils lui rendirent hommage ; ouvrant leurs coffrets, ils lui offrirent en présent de l'or, de l'encens et de la myrrhe. Puis, divinement avertis en songe de ne pas retourner auprès d'Hérode, ils se retirèrent dans leur pays par un autre chemin. (Mt. 2, 1-12).

Qui est l’évangéliste Matthieu ?

Pour l'Église, il est l'un des douze apôtres cités par les Évangiles. Il apparaît parfois sous le nom de Lévi. Dans la tradition chrétienne, il est souvent symbolisé par un homme (souvent ailé) parce que son évangile commence par la généalogie du Christ. Le nom de Matthieu que l'on a traduit du grec Maththios ou Matthios, vient de l'hébreux Matt'yah, abréviation de Mattatyah, qui signifie don de Yahvé, comme Matthias, Mattathias et Matthan.

Matthieu était probablement Galiléen de naissance, originaire de Capharnaüm, ville située sur une des routes principales qui reliaient Damas à la Méditerranée et à l'Égypte. Là il exerce les fonctions de publicain : il tient le bureau de péage, c'est-à-dire le bureau où l'on perçoit le portorium, à la fois douane, octroi et péage entre les états du roi Hérode Antipas et de son frère, le tétrarque Philippe.

C'était un homme cultivé, de formation grecque. Il était à son bureau, près du lac de Génésareth, lorsque Jésus l'aperçut et l'appela. Sa profession était méprisée par les Juifs : le Talmud interdisait aux publicains les fonctions de juges ou de témoins dans les procès. Les exactions et les vexations dont ils se rendaient coupables, n'avaient fait qu'accroître cette impopularité, inhérente à leur fonction. La place était néanmoins avantageuse, tant sur le plan financier que que le plan relations publiques ; pourtant, à la suite de sa vocation, aucune considération ne l'arrêta, et il se mit aussitôt à la suite Jésus.

Après l'Ascension de Jésus, Matthieu convertit un grand nombre de fidèles en Judée ; il passe un temps en Egypte, et part en Ethiopie. Là, il prêche et combat l'influence de deux mages et devient populaire en opérant la résurrection du fils du roi. Défendant une vierge consacrée au Seigneur contre l'avidité d'un prince, Matthieu s'attire la colère du roi. Il est assassiné au cours d'une célébration.

Le corps de Matthieu fut d’abord conservé avec vénération dans la ville où il avait enduré le martyre. En 956, il fut transféré à Salerne, dans le Royaume de Naples. Comme on se trouvait alors souvent en péril de guerre et que l’on craignait que quelqu’un s’emparât des reliques, on cacha le corps de saint Matthieu dans un endroit secret connu seulement de quelques personnes. Près de cent vingt ans plus tard, sous le pontificat de saint Grégoire VII, on découvrit le caveau. De Salerne, le chef de saint Matthieu fut transporté en France et déposé dans la cathédrale de, Beauvais ; une partie de ce chef fut donnée au monastère de la Visitation Sainte-Marie de Chartres. La relique de Beauvais disparut pendant la révolution française (1793).

L'Évangile selon saint Matthieu

L'évangile attribué à Matthieu a vraisemblablement été fixé dans sa forme actuelle pour une communauté chrétienne venue du judaïsme et vivant en Palestine, probablement après la destruction de Jérusalem en 70. L'ouvrage de Matthieu n'est connu qu'en grec, bien qu'une tradition ancienne lui attribue une première forme araméenne, langue en faveur des juifs convertis à la foi en Jésus-Christ. De fait, cet évangile atteste que l'Église, au moment de sa publication, n'a pas encore franchi les limites de la synagogue : Matthieu s'adresserait donc à des judéo-chrétiens..

L'évangile débute par une généalogie destinée à établir la descendance de Jésus, comme issu de la famille de David ; l'évangéliste insiste particulièrement sur les prophéties juives, et s'attache à en montrer l'accomplissement dans les faits relatifs au prophète de Nazareth. Jésus est présenté comme le Messie qui réalise l'espérance d'Israël et accomplit l'Alliance : il vient appeler tous les hommes à entrer dans une réalité nouvelle et mystérieuse, le Royaume de Dieu et enseigner à ses disciples, par sa parole et par sa vie. La communauté des disciples, réunie autour de Jésus ressuscité, reçoit la mission de porter cette Bonne Nouvelle jusqu'aux extrémités du monde, d'appeler tous les hommes à suivre Jésus et à vivre selon les préceptes du Royaume.

Si Matthieu écrivait son texte essentiellement pour des chrétiens issus du judaïsme, on est en droit de s’interroger sur le fait qu’il mentionne, et il est le seul à le faire, la présence d’étrangers au moment de la naissance de Jésus, alors que Luc, qui écrivait son évangile pour des chrétiens issus des nations païennes, présente des bergers juifs comme les premiers adorateurs du nouveau-né. La réponse est simple, elle vient de la finale même du texte : le Ressuscité invite ses disciples à évangéliser le monde entier, et Matthieu souligne ainsi que ce qui est à faire s’est déjà produit au moment même de la naissance, tandis que Luc qui avait une visée universelle tient à souligner que les Juifs, même s’ils ont rejeté Jésus et son message, n’en sont pas moins appelés à entrer dans le Royaume, et c’est la raison pour laquelle il mentionne les bergers…

Voici que des mages venus d’Orient…

Le récit relatif aux mages est donc extrait de l'évangile selon Matthieu. Celui-ci a écrit son évangile comme on bâtit une cathédrale : tout ce qu'il a précieusement noté se tient ensemble, chaque détail est important, chaque image est remplie de sens, et les rappels bibliques de l'Ancien Testament sont fréquents. Qu'est-ce que l'évangéliste veut nous enseigner ?

Matthieu est le seul évangéliste à parler de la venue des Mages. Il ne dit pas que ces personnages sont des rois ; il ne dit pas davantage qu'ils étaient trois. Il dit : « Voici que des Mages venus d'Orient (c'est-à-dire de l'Est), arrivèrent à Jérusalem ». Ce sont des Mages, probablement de « sages astrologues », reconnaissent les exégètes. Au temps de Matthieu comme aujourd'hui, la lecture des astres n'était pas une science exacte. Ils étudiaient le ciel, le mouvement des astres pour comprendre l’univers, mais aussi pour y découvrir le sens des événements et parfois pour les prévoir. On peut dire que ces hommes étaient en quête de la vérité, en quelque sorte des chercheurs jamais installés, toujours en recherche, toujours en mouvement. En fin de compte, c’est bien d’abord de cela que nous parle l’évangile des mages. Non pas d’astrologie mais du sens de la vie et de la recherche de la vérité. Car l'astrologie est une manière obscure de conduire sa vie. Ces Mages avaient été conduits au pays d'Israël par un signe confus : une étoile, un astre.

Pour bien comprendre ce texte, il faut se plonger dans l’Ancien Testament. Matthieu écrit pour des lecteurs de tradition juive. Tissé d’allusions bibliques, ce texte est une reprise originale du récit du mage païen Balaam dans le livre des Nombres. Alors que le roi de Moab demande à Balaam de maudire Israël, celui-ci refuse. Au contraire, il va le bénir. Balaam fait lui aussi une prophétie fameuse annonçant la venue d’une « étoile » en Israël : « De Jacob monte une étoile, d'Israël surgit un sceptre » Depuis longtemps, cette parole était lue comme une annonce du futur Messie d’Israël. Matthieu joue ici avec l’idée, populaire à l’époque, que tous les personnages importants avaient une étoile particulière qui signalait l’importance de leur destin. Cette croyance existait aussi chez les Juifs. Encore aujourd’hui pour dire bonne chance en hébreu, on dit « Mazal tov ! Bonne étoile ! ».

L’Évangile n’indique pas le nombre de mages. Les traditions divergent, évoquant tous les chiffres entre deux et douze. Finalement, c’est le chiffre de trois que l’on a retenu. Pour deux raisons : d’une part parce que l’Évangile de saint Matthieu évoquait trois présents offerts à l’Enfant Dieu, d’autre part parce que les reliques des mages, conservées d’abord à Saint-Eustorge de Milan puis à Cologne, étaient celles de trois corps.

Dans ce récit, notre attention s'arrête à des détails comme l'or, l'encens et la myrrhe, dont on s'amuse à dire que ce ne sont pas des cadeaux à faire à un enfant !

La Légende dorée aborde les trois présents offerts (l’or, l’encens qui servait depuis les temps les plus anciens dans les temples, et la myrrhe, une gomme aromatique utilisée pour embaumer les morts) et donne leur sens symbolique : « Le premier des Mages s’appelait Melchior, c’était un vieillard à cheveux blancs, à la longue barbe. Il offrit l’or au Seigneur comme à son roi, l’or signifiant la Royauté du Christ. Le second, nommé Gaspard, jeune, sans barbe, rouge de couleur, offrit à Jésus, dans l’encens, l’hommage à sa Divinité. Le troisième, au visage noir, portant toute sa barbe, s’appelait Balthazar ; la myrrhe qui était entre ses mains rappelait que le Fils devait mourir ».

Nous avons vu son astre à l'Orient…

Il faut se rendre à l'évidence : ces personnages lisent dans les étoiles - et ça réussit ! La Bible ferait-elle l'apologie de l'astrologie ? Il faut voir d'un peu plus près ce qu'il en est. Dans le monde antique, les astres font partie de l'univers familier. Ils ne servent pas seulement à fixer le calendrier ou à donner l'orientation aux navigateurs, ils ont aussi un rôle symbolique. Dans les religions, les astres étaient des divinités et adorés en tant que tels. Dans la Bible, bien sûr, ce ne sont plus des divinités, mais des créatures de Dieu au milieu des autres. Pourtant, un rôle symbolique leur reste. Ils sont les emblèmes des peuples. Leurs constellations sont signifiantes, même si les astres ne peuvent pas, comme les anges, transmettre des messages personnalisés, mais doivent se contenter de briller et de se faire interpréter.
L'observation et l'interprétation sont confiées aux spécialistes (mages, prêtres, savants…), et le pays le plus développé en la matière est la Mésopotamie, Babylone. Pendant des millénaires, on n'a pas dissocié l'observation objective, scientifique, du ciel (astronomie) et son interprétation symbolique (astrologie). C'est à la Renaissance seulement que l'astronomie se rend autonome et relègue l'astrologie dans un registre subjectif.

Les mages sont donc des savants, lecteurs de vieux manuscrits historiques aussi bien qu'interprètes de songes. Ils conseillent les rois, interprètent la marche du monde, fixent le calendrier civil et religieux ainsi que l'appréciation des jours fastes et néfastes. Un jour, ils interprètent une constellation revenue trois fois en la même année (Jupiter-Saturne) par la naissance d'un nouveau roi en Israël ! On peut supposer en tout cas que ceux-là observaient attentivement les étoiles, et que l'une d'entre elles les a particulièrement frappés. Pourquoi ? éclat plus fort, déplacement apparent ? Planète, comète, astéroïde, étoile, supernova ? Le texte dit : « un astre ». Ce n'est pas trop compromettant.

Pour certains astrologues de l'époque, Saturne était l'astre symbole d'Israël et Jupiter une planète royale. On a découvert qu'il y a eu conjonction de Jupiter et de Saturne à deux reprises en l'an 6 avant Jésus-Christ, ce qui aurait pu donner lieu à cette recherche des mages. Dans le texte, en effet, l'astre disparaît un moment…

Autres hypothèses : Il y a eu aussi une conjonction des planètes Vénus-Jupiter en 1 avant Jésus-Christ et en 2 après Jésus-Christ, et il y a eu aussi l'éclipse de Jupiter par la Lune en 6 avant Jésus-Christ.

On sait que la date de naissance de Jésus est située, d'après les références historiques, entre 6 avant Jésus-Christ et 1 après Jésus-Christ.

Il est assez amusant de voir combien cette histoire d'étoile des mages intéresse beaucoup plus les astronomes que les exégètes...

Le Talmud de Babylone rappelle que dans les derniers temps du règne d'Hérode, un grand nombre de gentils se rendirent à Jérusalem pour voir se lever l'étoile de Jacob, à laquelle on s'attendait.  Il y a là, à la fois, une date et une confirmation indirecte de l'Évangile.

Où est le Roi des Juifs ?

Les mages ont orienté leur voyage avec les compétences de leur métier, c'est-à-dire le ciel étoilé. Dès qu'ils arrivent sur la terre historique du peuple de Dieu, dès qu'ils sont en contact avec l'histoire du salut du Dieu d'Israël, ils ont besoin de plus d'éléments, et ils accèdent à des canaux d'information tout à fait spécifiques, à savoir les Écritures. Ces mages venus d'Orient sont conduits au pays d'Israël par un signe confus : « Nous avons vu se lever son astre », disent-ils. Ils vont donc trouver le roi Hérode et s'informent auprès de lui de la tradition d'Israël : « Où est le Roi des Juifs qui vient de naître ? » Ils ne parlent pas du « Messie » : le mot leur est étranger. Ils ne connaissent pas la tradition juive, dans laquelle le Messie était la grande espérance d'Israël. Ils viennent donc s'informer sur lui auprès du roi Hérode le Grand qui règne sur le pays.

Dans leur manière de parler, ils cherchent un « Roi des Juifs ». Dans le récit de la Passion, dans la bouche de Ponce Pilate, le même mot désignera le Fils de Dieu, le Messie promis par Dieu à son peuple. Voilà donc des astrologues venus d'Orient à la recherche du Messie. Ils cherchent le Christ, le Fils de Dieu, et ils l'appellent donc comme les païens, à la manière de Pilate : le Roi des Juifs.

Comment ne pas chercher le « Roi des Juifs » qui vient de naître dans le palais royal lui-même, c’est-à-dire chez Hérode. Hérode le Grand naquit vers 73 avant Jésus-Christ... C’était un homme politique habile, imbu d’esprit grec, il fut surtout un constructeur de cités de type hellénistique ; il s’appuya sur le parti pharisien à cause de leur puissance auprès du peuple ; il mourut en 4 avant Jésus-Christ, dont la naissance peut être fixée deux ans auparavant (en fait il y a eu erreur de calendrier au sixième siècle et Jésus est né en 6 ou 7 « avant Jésus-Christ) En mettant le roi Hérode en contact avec Jésus, Matthieu annonce le conflit qui va opposer aux autorités officielles le vrai roi des juifs ».

Au moment où est né Jésus, Hérode le Grand était dans les dernières années de son long règne, il était connu pour son habileté politique, mais aussi pour sa cruauté paranoïaque.  Il avait fait tuer son gendre et deux de ses fils Aristobule et Alexandre, et il avait égorgé sa femme Mariamme. Quelques années plus tard, cinq jours avant sa mort, il ordonnera qu’on assassine son fils aîné Antipater, et demandera aussi qu’on fasse périr tous les notables de Jéricho après sa mort, afin qu’il y ait des larmes à ses funérailles.

A ce moment-là, le roi Hérode le Grand était donc vieillissant. Il tenait à son pouvoir, il aimait la puissance et la splendeur. Il est donc pris d'inquiétude, et tout Jérusalem avec lui, comme si cette naissance menaçait son règne terrestre ! Il se sent menacé et réunit tous les spécialistes des Écritures, qui s'appliquent à la tâche, scrutent minutieusement les Écritures et transmettent à leurs visiteurs l'interprétation officielle : « À Bethléem de Judée, lui dirent-ils, car c'est ce qui est écrit par le prophète : Et toi, Bethléem, terre de Juda, tu n'es certes pas le plus petit des chefs-lieux de Juda : car c'est de toi que sortira le chef qui fera paître Israël, mon peuple ».

A sa manière, Matthieu combine deux citations de l’Ancien Testament. La première du prophète Michée 5,1-13, qui exalte Bethléem par rapport à Jérusalem, la deuxième du livre de Samuel (2 S. 5,2) qui souligne l’importance de l’ascendance davidique de Jésus. Si Jésus doit être berger d’Israël (un titre donné à Dieu, Ps 80, 2) et si Jérusalem semble déjà rejeter son pasteur, comment s’accomplira la prophétie ? La Passion se profile déjà et les responsables du drame sont les chefs du peuple. C’est tout le drame de la mission de Jésus qui s’annonce ici.

Que Matthieu cite les Écritures n’étonne pas, il le fait souvent. Ce qui est étonnant c'est qu'en citant cette phrase, il la transforme : quand on sait le respect des juifs pour le texte de la Bible et leur souci de ne jamais le déformer, cela doit être voulu. Michée disait : « Toi, Bethléem, le plus petit des clans de Juda, c'est de toi que sortira le Messie » (certains textes disent même « tu es trop petit pour mériter le nom de clan ») et Matthieu dit juste le contraire : « toi, Bethléem, tu n'es pas le plus petit des clans de Juda, car de toi est sorti le roi d'Israël... » ; visiblement, il veut insister sur le fait que la naissance de l'enfant donne une auréole nouvelle à Bethléem. Or, si Bethléem l'intéresse, c'est parce qu'elle était la patrie de David, car on attendait un Messie qui serait un descendant de David...

Comment se fait-il que les scribes, si connaisseurs des Écritures, ne discernent pas que la promesse prophétique commence à se réaliser ? Ils donnent l’impression d’être comme paralysés par leur savoir. Saint Augustin dira d’eux : « Ils sont comme les bornes du chemin : ils indiquent la route, mais ne bougent pas… ». On devine dans leur immobilisme un mépris, mépris pour l’inquiétude d’Hérode, cet étranger qui doit son pouvoir aux Romains, mépris peut-être pour les Mages, ces ignorants de la Loi, qui parlent d’un Roi des Juifs signalé par une étoile, mépris enfin pour ce bébé qui vient de naître, obscurément… Les chefs religieux du peuple juif, les théologiens, « ceux qui savent », n'ont pas reconnu Jésus comme le Messie, ils l'ont traité d'imposteur... Ils l'ont supprimé et Dieu ne l'a pas fait échapper à la condamnation des hommes.

On peut comprendre l’inquiétude d’Hérode. Cette rumeur que viennent répandre ces mages concerne son pouvoir. Il flaire un concurrent imprévu, lui qui a déjà fait mettre à mort trois de ses fils qu’il accusait de comploter contre lui. L’histoire profane, et non le récit évangélique, parle de cette cruauté insensée d’Hérode : le massacre des innocents est de la même veine, chez lui.

Matthieu présente donc Hérode comme un hypocrite : il convoque les mages en secret pour leur faire préciser des choses, en disant faussement qu'il voulait aussi l'adorer. Dans un geste prophétique, Hérode a secrètement décidé de faire mourir ce Roi des Juifs qui vient de naître. Dès sa naissance, comme l'ont annoncé les prophètes, le Fils de Dieu doit être rejeté par les autorités civiles et religieuses de son peuple.

Il devient clair que ce récit a une signification autrement plus profonde que tout ce qu'en a retenu la tradition. Pour Matthieu, Jésus est l'envoyé de Dieu, celui que les prophètes avaient annoncé. Il est le Messie-Sauveur promis. A ses yeux, la venue des Mages auprès de Jésus préfigure l'accès qu'auront au salut tous les peuples de la terre, d'où qu'ils viennent. Envoyé de Dieu, Jésus rassemblera dans un même Royaume tous ceux et celles qui croiront en Lui, juifs et païens, en somme toute l'humanité.

Ils virent l'enfant avec Marie, sa mère

Instruits de la Parole de Dieu par l'ensemble des experts d'Israël, les mages sont remplis d'une très grande joie, et ils poursuivent leur démarche. Ils continuent leur route et se prosternent devant lui. « Ils virent l’enfant avec Marie sa mère ; et tombant à genoux, ils l’adorèrent ». Cet événement est appelé : "épiphanie", Dieu se donne à voir. C’est l’adoration des mages, qui a inspiré tant d’artistes au cours des siècles. Ils n’ont vu qu’un enfant et sa mère. Certes, une naissance est toujours un moment où le temps est comme suspendu, elle suscite l’admiration. Tous s’émerveillent : « Que sera cet enfant ? ».

A Bethléem, la question n’est pas : Qui sera cet enfant ? mais : Qui est cet enfant devant lesquels les mages se prosternent ? La foi pousse à dire : il est Dieu qui vient à la rencontre des hommes. Dieu, personne ne l’a jamais vu. Dans l’Ancien Testament, on ne pouvait pas voir Dieu sans mourir. Et saint Jean le sait, lui qui redit au début de son évangile que nul n’a jamais vu Dieu. C’est presque une définition : Dieu est invisible. Nous sommes des êtres finis, et lui, Dieu, est infini. Les mystiques diront qu’il est inconnaissable. La raison peut le concevoir, mais elle ne peut pas le voir. Dieu se révèle et prend une figure d’homme pour se donner. Il se met à hauteur d’homme pour se faire connaître : « Nul n’a jamais vu Dieu ; mais lui, le Fils qui est dans le sein du Père, lui l’a fait connaître » (Jn 1, 18).

Les icônes orientales donnent à contempler l’enfant dans un tombeau ouvert, et il est emmailloté des linges de son ensevelissement. Car l’enfant qui naît, c’est le Ressuscité. L’enfant qui naît, c’est le crucifié contemplé dans la lumière de Pâques. L’enfant devant lequel se prosternent les mages est Dieu, reconnu dans la foi à la lumière de Pâques et célébré dans chaque Eucharistie, d’autant plus que la signification du nom du village « Bethléem » signifie : maison du pain.

Les mages affirment qu’ils sont venus pour adorer le Roi dont ils ont vu l’astre se lever. Une telle affirmation évoque clairement la divinité du Nouveau-né. L’adoration, en effet, est un culte réservé à Dieu seul. L’emploi de ce mot à propos de tout autre objet est abusif. Le premier commandement demande de n’adorer que Dieu, c’est-à-dire le reconnaître comme Dieu, comme Créateur et Sauveur : « Tu adoreras le Seigneur ton Dieu, et c’est à lui seul que tu rendras un culte » (Lc. 4, 8) dit Jésus, citant le Deutéronome (6, 13).

Adorer, se prosterner, c'est reconnaître le Messie de Dieu. Ils lui offrent en hommage des présents de leur pays et de leur culture, tel que l'annonçaient le Psaume 72 et le prophète Isaïe : « Les peuples s’inclineront devant lui, les rois de Tarsis et des Iles apporteront des présents. Les rois de Saba et de Séba feront leur offrande. Tous les rois se prosterneront devant lui, tous les pays le serviront. » (Ps. 72), mais aussi le prophète Isaïe : « Des foules de chameaux t'envahiront, des dromadaires de Madiane et d'Épha. Tous les gens de Saba viendront, apportant l'or et l'encens et proclamant les louanges du Seigneur. » (Is. 60). Ce texte est écrit à un moment fondateur pour le peuple d’Israël, aussi essentiel que l’Exode avec Moïse ; c’est l’Exil, après les guerres perdues. Une partie du peuple se retrouve esclave, en exil à Babylone pendant des années. La force du texte d’Isaïe,  c’est que le prophète rappelle la promesse de Dieu : Dieu reste présent avec son peuple. Et c’est Jérusalem nouvelle qui va resplendir, de la lumière du Seigneur, au milieu de la fragilité, des ténèbres. Isaïe a la conviction que c’est pour toutes les nations y compris les nations ennemies : elles apporteront l’or et l’encens, insigne du pouvoir et de la divinité ; pouvoir spirituel et temporel aux mains de la Jérusalem nouvelle.

Il est aussi intéressant de voir de qui parle le psaume : il s’agit du roi, du fils de roi… Le psaume donne la définition de la royauté que veut le Seigneur : « il fait droit aux malheureux de son peuple, il sauve les pauvres gens, écrase ce qui oppresse, il délivrera le pauvre, il a souci du faible et du pauvre dont il sauve la vie ; il rachète à l’oppression et à la violence, le sang des petits est précieux à ses yeux … » C’est un roi tel que Jérusalem et tout le peuple n’a jamais connu ; on est bien loin d’Hérode.

Pour certains commentateurs, l’or, l’encens, la myrrhe apportés par les mages ont une signification symbolique. L'or est considéré comme la chose de la plus grande valeur. Les mages n'apportaient pas de dons de valeur moindre au Roi des rois ; ils lui apportaient le meilleur de ce qu'ils possédaient. L'encens parle d'adoration. Il est employé dans le temple lors des holocaustes, pour y répandre une odeur agréable. La myrrhe substance odorante qui entre dans la composition de l'huile dont on oignit Aaron et ses successeurs mais aussi servaient pour embaumer les cadavres. Ainsi, l’or représente la royauté ; l’encens, le culte, les prêtres, la prière, le sacrifice ; la myrrhe, l'humanité, la souffrance et la mort. Trois signes qui indiquent que Jésus est Roi, Prêtre et Homme, Serviteur souffrant. Pour d’autres commentateurs, l’or, l’encens, la myrrhe, ce serait tout l’Avoir, le Pouvoir, le Savoir qui sont déposés devant Jésus enfant. Adorer le Christ, c’est offrir tout ce qu’on a, mais encore plus tout ce qu’on est…

Ils se retirèrent dans leur pays par un autre chemin

Avertis par Dieu qu’Hérode était dangereux, les Mages prirent un autre chemin pour rentrer chez eux. Ils évitent de passer par Jérusalem, un lieu qui sera toujours synonyme d’affrontement et de menace pour cet enfant, même devenu homme.

De leur côté, le roi Hérode, les chefs religieux avec les experts de la Bible rejettent ce Messie qui vient de naître ; environ trente ans plus tard, ils feront de lui un homme brisé, humilié, moqué et condamné à l'anéantissement sur la croix. Encore cinquante ans plus tard, les pharisiens réunis au concile de Jamnia chasseront les chrétiens de leurs synagogues dans le but d'effacer toute trace de ce Jésus.

Quoi qu’il en soit de l’importance historique de la venue des Mages à Jérusalem, l’évangéliste a compris que cet épisode, infime au regard de l’histoire d’Israël et du monde, était déjà l’annonce et l’esquisse du drame de la Passion. Et le récit qu’il en donne met en pleine lumière l’histoire du salut.

Dès lors, Matthieu et Luc, dans les récits de l’enfance, ne racontent pas de belles légendes, des fioretti, pour orner les origines de Jésus. C’est du salut de l’humanité qu’il s’agit, et de la réponse que nous donnons à celui qui vient délivrer l’humanité entière.

Jésus naît en Israël, « le salut vient des Juifs » (Jn 4, 22), les mages, eux, païens venus de très loin, préoccupés d’astrologie, sont le signe éclatant de ce que saint Paul appelle « le mystère révélé par l’Esprit ». « Ce mystère, c’est que les païens sont associés au même héritage, au même corps, au partage de la même promesse, dans le Christ Jésus, par l’annonce de l’Évangile ». (Eph. 3, 6).