Jacques Lebreton : "Tout est prière"

 

 

 

Jésus-Christ, dans ma vie, est plus important que mes yeux et mes mains. Je peux le dire, parce que je l'ai vécu. Jacques Lebreton est en effet aveugle et amputé des mains depuis 1942. Il a décidé de vivre, il a fondé une famille, dicté un livre. Animateur de la Fraternité Catholique des malades, il dit ce qu'est pour lui la prière.

La prière commence quand on s'aperçoit qu'on est incapable de bien mener un travail. L'action est première. Mais dans l'action, je découvre mes limites et qu'il est temps pour moi de m asseoir et de reconnaître ma pauvreté : Seigneur, à vous de prendre le relais, de donner une dimension éternelle à ce peu d'amour que j'ai mis en oeuvre. C'est aussi la grande prière de la messe, où l'amour de Dieu rejoint notre bonne volonté : Tu es béni, Dieu de l'Univers, toi qui nous donnes ce pain, fruit du travail des hommes... et qui en fais ton corps.

Si la prière est une évasion, ce n'est pas une prière... Je me souviens de cette prieure d'un Carmel qui tapait sur la table en disant : Je ne veux pas d'une contemplative qui ne serait pas un homme d'action. L'expression est inattendue, mais la pensée est juste. Ce qui importe, ce n'est pas la quantité mais la qualité de nos actions.

La griserie de l'action

Si la prière ne modifie pas la qualité de mon travail, elle n'a pas de sens. Et peu importe, finalement, la nature de cette action, religieuse ou profane. Je refuse cette distinction : il n'y a pas d'un côté les oeuvres charitables, les gestes pieux et, de l'autre, le travail. C'est là où nous sommes, dans ce que nous vivons, que se trouve le religieux. Tout, absolument tout, est prière. Quand les apôtres demandent à Jésus : Apprends-nous à prier, que répond-il ? Il faut prier toujours. C'est-à-dire ne pas séparer la prière de la vie.

L'action seule, on peut s'en griser, s'y perdre. C'est ce qui m'est arrivé à un moment de ma vie où j'ai été jusqu'au reniement de ma foi, et il m'a été donné de vivre une seconde conversion pour comprendre...

J'avais fait de l'action mon absolu, alors qu'elle n'est qu'un moyen, pas une fin. En effet l'action peut être motivée par l'amour, mais aussi par l'égoïsme. Il faut la recentrer sur l'amour pour qu'elle trouve sa fécondité.

La prière, c'est le recul de l'artiste en train de peindre son tableau, qui prend de la distance pour se pénétrer à nouveau de son modèle. Et qui retourne à son oeuvre. Ainsi, il faut prendre du recul par rapport à l'action. Mais on ne décompose pas toujours ces deux temps, ils se confondent en nous dans le rythme de notre existence et de notre travail. Fait de vie, fait d'Évangile, pour moi, c'est tout un : je ne vis pas un événement sans ressentir en même temps son rapport à la Parole du Christ.

J'ai découvert la foi parce que j'ai prié

Quand on vit dans ce climat, on est gêné d'accomplir certaines actions égoïstes, médiocres. La prière, en nous, trie, choisit. Si j'ai découvert la foi, je pense que c'est parce que j'ai prié. Le Christ n'intervient jamais avant que l'homme appelle. A l'hôpital, après ma blessure, alors que je ne savais pas encore que j'étais aveugle pour toujours et mutilé, je cherchais Dieu, mais ma raison ne me conduisait pas très loin. J'ai fait, sans bien savoir pourquoi au début, l'effort de la communion quotidienne, j'ai engagé le dialogue. Et puis, quand j'ai découvert que je n'avais plus de mains? cela a été le combat de Jacob et de l'ange. J'ai dit à Dieu : Si votre bonté n'est qu'une promesse, je n'en veux pas. Si vous êtes bon, montrez-le.

Il m'a fallu quelques semaines pour recevoir et accepter la réponse. La réponse de Dieu. c'était : Lève-toi et marche. Que celui qui m'aime prenne sa croix. Je serai la fécondité de votre souffrance, je vous rejoindrai. Car c'est au coeur de la souffrance que Dieu se tient. Si on souffre, c'est le cas ou jamais de prier, pour comprendre le sens de la souffrance.

La souffrance me révèle ma pauvreté

Dans mon lit d'hôpital, j'ai découvert que l'on pouvait pleurer de joie. J'ai compris la réalité des Béatitudes : que Évangile, cette histoire de fous, c'était vrai, que c'était le vrai visage de la vie. J'ai dit à la religieuse qui me soignait : J'ai donné mes yeux et mes mains, mais je n'ai pas perdu au change. Des paroles qui, à mes propres oreilles, paraissaient insensées... Mais c'était vrai : en échange de mes yeux et de mes mains limitées, j'avais reçu l'infini de la vie en Jésus-Christ.

Je ne dis pas du tout qu'il soit indispensable de donner son corps, sa souffrance. Il y a d'autres chemins qui peuvent aussi être fécondés. La souffrance, en elle-même, n'a aucun prix, mais elle me révèle ma pauvreté. Et j'en ai besoin pour découvrir Jésus-Christ.

Il faut célébrer la prière ensemble

Si j'aime surtout la prière collective, la prière de l'Eglise, c'est que je n'aurais jamais rencontré Jésus-Christ sans elle. C'est l'Eglise qui me l'a révélé. En effet. le Christ, ce n'est pas l'idée que je m'en fais... J'ai besoin de dépasser mon seul point de vue, de connaître celui de tout le peuple de Dieu. Et de me joindre à sa prière.

A mon avis c'est une erreur fréquente chez les jeunes aujourd'hui de penser trop facilement qu'on peut prier tout seul. Nous avons besoin de rassembler nos efforts, de nous épauler et de donner un témoignage collectif. Il faut célébrer la prière ensemble.

A Lourdes, le coeur à coeur

Je pense à Lourdes, qui est un lieu de prière important et vers lequel je n'étais pas porté aussi spontanément que vers des lieux de retraite, où l'on réfléchit intellectuellement sur la foi. Mais j'ai été frappé, à Lourdes, dans ce temps de pauvreté qu'est un pèlerinage , par le fait qu'on y revient à l'essentiel : le coeur à coeur, au lieu du tête à tête.

Pour moi, la prière idéale suit exactement le déroulement d'une célébration eucharistique. Elle commence par une méditation sur la pauvreté : c'est la pénitence. Puis une méditation sur la Parole. c'est Évangile Ensuite, j'envisage mon action, et c'est l'offertoire. Puis vient le moment de la contemplation de Dieu, qui correspond à la consécration. Enfin je prie et je m'unis à mes frères, à qui je dois communiquer Jésus-Christ : c'est la communion.

Voilà toute ma prière et voilà toute ma vie. Tantôt un coup dur, une faute me fait vivre vingt quatre heures dans la liturgie de la pénitence, et puis une autre semaine, une autre heure met l'accent sur l'offrande, ou sur la lecture de Évangile.. Tous ces temps se répondent, se complètent et chaque célébration eucharistique reprend tout l'itinéraire.

La messe, c'est la vie, la prière intégrale.

Propos recueillis par France de Lagarde, dans la revue Prier.