La Bible exhumée

 

 

Dans un ouvrage argumenté, La Bible dévoilée, deux archéologues, Israël Finkelstein et Neil Asher Silberman, se proposent pratiquement de mettre en question la véracité historique des textes bibliques.

Le croyant contemporain ne peut plus croire aveuglément la foi transmise par la tradition, qui serait fondée sur les bases d’une sorte d’histoire sainte absolument rigoureuse et authentique. Toutes les recherches historiques ou archéologiques, comme c’est le cas dans ce livre, permettent de creuser le questionnement, sans prétendre permettre une meilleure intelligence de la foi. Si ce livre pose des questions au croyant, et s’il tente d’apporter des réponses, il ne peut nullement à remettre en cause la foi judéo-chrétienne ou la spiritualité des Ecritures bibliques. Il permet cependant d’éviter une sorte de fondamentalisme en prenant une meilleure connaissance des réalités géopolitiques du Moyen-Orient antique, notamment en remettant en cause l’idée du grand Israël multimillénaire… En revisitant la Bible, grâce aux données archéologiques par exemple, il est possible d’échapper à des passions issues d’une religiosité et qui perdurent dans le conflit israélo-palestinien.

Les deux archéologues ont tenté une démarche qui paraît intéressante, même s’il faut reconnaître que la présentation de leur thèse, au demeurant assez facile à lire, exige souvent une bonne connaissance des réalités historiques : ils évoluent avec aisance dans un monde qu’ils connaissent et voudraient partager leur passion à leurs lecteurs, mais il faut que ceux-ci ne soient pas des néophytes pour les comprendre. Leur livre, La Bible dévoilée, constitue en effet le bilan de leurs recherches sur les vestiges de la Terre sainte.

Pour faire simple, au risque de paraître simpliste, il serait possible de dire à la suite de la lecture de leurs travaux que rien n’est rigoureusement vrai, que rien n’est totalement faux, mais que tout a été recomposé : la Bible est avant tout une création littéraire qui a mobilisé un tout petit peuple du Proche-Orient, animé d’une volonté de survivre, à se constituer et à étendre son influence aussi bien politique que religieuse.

Chacun sait que les controverses sur l’historicité de la Bible ont toujours existé, et les spécialistes en tout genre se risquent à des hypothèses diverses pour faire avancer régulièrement les options qu’ils prennent et qu’ils estiment légitimes, en essayant de gommer tel ou tel aspect qui soulève une ambiguïté ou une contradiction. En fondant leurs recherches sur des données archéologiques, il semble que ces deux chercheurs donnent du poids à leurs investigations.

Ils cherchent à confronter le texte biblique aux résultats des fouilles qu’ils ont entreprises, mais aussi aux différents documents de l’époque concernée apparemment par les textes bibliques, que ces documents soient égyptiens ou qu’ils soient mésopotamiens. Un lecteur novice a l’impression de subir une douche froide quand il découvre que ce qu’il croyait bien connaître de l’histoire biblique – l’odyssée des patriarches, Abraham, Isaac et Jacob, l’installation des hébreux en Égypte et l’exode sous la conduite de Moïse puis la conquête de la Terre promise par Josué, ainsi que la grande monarchie unifiée sous David et Salomon – tout cela n’est confirmé par aucune donnée archéologique, ni même par une quelconque « preuve » historique.

Pour ces auteurs, les récits bibliques présenteraient une compilation de mythes, rassemblés au septième siècle avant l’ère chrétienne pour légitimer et confirmer les aspirations du royaume de Juda. C’est à cette époque, sous deux ou trois générations, que le petit royaume réussit son unification à la fois religieuse et politique. Les prétentions du roi Josias (640 à 609 avant J.C.) l’amènent à centraliser la foi de son peuple dans le culte du Dieu unique, vénéré dans un lieu unique, son Temple de Jérusalem, tout en se constituant comme nation en face de la puissante Égypte, en étendant son pouvoir sur l’ancien royaume du Nord, celui d’Israël. Dans ce contexte de constitution politico-religieuse, l’épopée des ancêtres, de l’origine glorieuse d’Abraham le Chaldéen jusqu’à la conquête militaire de Canaan par Josué, en passant par la lutte victorieuse de Moïse contre le joug esclavagiste d’Égypte, donne une assise idéologique beaucoup plus forte au souverain.

Pour mener à bien ses ambitions, le roi Josias proposa d’abord une véritable réforme religieuse en détruisant systématiquement les symboles païens en Judée, à Jérusalem, et en Samarie. Par là-même, il s’offrait la possibilité de réunir le pays du Nord au Sud, de le fortifier contre les Assyriens et de se préparer à combattre l’Égypte, en faisant miroiter aux yeux du peuple la restauration d’une « splendeur » passée, à savoir l’empire de Salomon. C’est ainsi que pouvait se reconstruire l’histoire du royaume de Juda et de l’ensemble du peuple juif. C’est de cette époque que daterait l’idée de «  grand Israël »  regroupant l’idée d’un seul Dieu, d’un seul royaume, d’un seul peuple, d’une seule capitale et d’un seul Temple, retracés dans le Livre saint.

Nos deux auteurs investissent le champ biblique selon trois séquences :

· La première partie met en doute la valeur historique de ce qui est raconté, depuis la venue d’Abraham en Canaan jusqu’au règne de Salomon inclus.

· La deuxième partie est consacrée à l’émergence et à la chute de l’ancien Israël, c’est-à-dire à l’histoire du royaume d’Israël, depuis la mort de Salomon jusqu’à la conquête de Samarie, capitale du royaume, par les Assyriens en 722.

· La troisième partie traite du seul petit royaume de Juda, après la disparition du royaume du Nord, et dont l’histoire est marquée par la réforme du roi Josias.

Pour ce faire, ils suivent une certaine méthodologie : ils présentent le texte biblique, soulignent les incohérences de ce texte quand il est confronté aux données archéologiques, et ils proposent une datation du texte plus conforme aux données connues. A strictement parler, il n’y a rien de très nouveau ou de révolutionnaire dans leur démarche… Depuis longtemps, on savait que les récits mettant en scène les patriarches étaient d’époques différentes, et que le récit de leur épopée datait d’une période où le peuple d’Israël était déjà constitué, et même qu’il n’était pas possible de dater exactement, ni le début, ni la fin de cette époque…

En s’abstenant de proposer une véritable lecture exégétique des textes, les auteurs placent le lecteur devant des remarques qui sont souvent justes, mais qui masquent l’essentiel, à savoir la question du pourquoi ces textes ont été écrits. Il s’ensuit que, même en reconnaissant ou en acceptant, d’une manière ou d’une autre, les patriarches, comme des personnages ayant réellement existé, ils oublient totalement la signification profonde de leur existence : ils ont été les premiers porteurs d’une espérance et d’une promesse qui ont traversé les siècles. De cela, l’archéologie est incapable de rendre compte…

De la même manière, les deux auteurs se posent la question de la véracité historique de l’Exode, sous-entendu : à la manière décrite par le texte biblique. Il apparaît à l’évidence que le récit de la sortie d’Égypte est fictif. Personne ne conteste le fait qu’il semble difficile d’admettre une émigration importante (six cent mille hommes, sans compter les femmes et les enfants) et leur survie pendant quarante ans dans le désert du Sinaï… De plus, rien ne permet de dater avec précision l’exode sous la conduite de Moïse, et il est même très audacieux de leur part de proposer une rédaction de ce texte au cours du septième siècle, quand ils reconnaissent eux-mêmes que le prophète Osée, au huitième siècle avant Jésus-Christ, connaissait une tradition sur Moïse… Certes, le texte de l’Exode a été composé après coup et il rassemble des récits indépendants. Mais le but recherché dans la rédaction de ce livre biblique n’est pas de rendre compte d’une vérité historique, mais de faire prendre conscience au peuple qu’il doit donner une réponse de foi aux sollicitations divines.

Il est aussi facile de souligner les incohérences bibliques dans les récits de la conquête de Canaan. Selon le texte biblique, Moïse aurait confié la conquête de la Terre promise à Josué. Aidé par Dieu, celui-ci multiplie les victoires, comme à Jéricho, les murailles s’effondrant sous les trompettes de guerre. Là encore, la réalité archéologique contredit le récit biblique. Il en est de même pour les diverses aventures guerrières de l’installation des tribus sur la terre de Canaan. Mais là aussi il faut s’interroger sur ce qui a poussé le rédacteur du livre de Josué à présenter une vision schématique de la conquête du pays. En attendant une réponse à cette question, il est impossible de se déterminer sur l’historicité de cette conquête. Soutenir que la figure de Josias se cache derrière le masque de Josué ne suffit pas à expliquer le livre de Josué, puisque le royaume d’Israël avait disparu bien avant le règne de Josias.

Dès lors, il semble important à nos deux auteurs de se poser la question de l’identité des Israélites. Pour justifier leur contestation d’une invasion de Canaan par des tribus migrantes, nos auteurs envisagent que les Hébreux seraient issus de peuplades cananéennes, et qu’ils auraient développé en une identité ethnique particulière. Ils ne seraient pas des immigrés, mais plutôt des pasteurs, ayant modifié leur style de vie au point de se distinguer des autres ethnies, en adoptant par exemple certaines habitudes ou pratiques alimentaires (comme l’interdiction de consommer du porc). Puis, ils auraient colonisé les hautes terres de Judée et les montagnes de Samarie. Il n’en reste pas moins qu’ils devaient se distinguer des populations voisines, du point de vue religieux, puisqu’ils ne reconnaissaient qu’un seul Dieu. Sur ce point, il faut quitter le domaine de l’archéologie et prendre en compte la dimension religieuse du groupe des Israélites.

S’appuyant toujours sur les fouilles menées en Israël, et particulièrement à Jérusalem, les deux auteurs poursuivent alors leurs investigations dans la période des rois. L’existence des personnages, David et Salomon, a d’ailleurs été mise en doute par certains auteurs ; mais, il ne faut pas confondre l’existence historique de ces rois, et leur portrait biblique. A l’époque présumée de David et de son fils Salomon, vers l’an 1000 avant l’ère chrétienne, la société israélite est peu développée, très peu peuplée, et n’a certainement pas la dimension d’une cité-État alphabétisée, capable d’encadrer de grands travaux sous le contrôle d’une bureaucratie de fonctionnaires. Jérusalem ressemblait plutôt à un simple village, puisque les recherches archéologiques ne peuvent apporter aucune preuve de la grandeur de la capitale de ces deux rois. David et Salomon ont certes existé, mais leur mémoire a surtout servi à construire le mythe d’un seul peuple puissant et unifié sous la dynastie davidique.

Si l’installation en Terre promise et la conquête du pays ne sont qu’une préhistoire pieuse, pour ne pas dire une légende, la monarchie unifiée sous David et Salomon n’aurait jamais existé. A lire leur argumentation, on serait facilement tenté de les croire, tant il est vrai qu’il est difficilement concevable qu’en à peine deux générations, le grand Israël ait pu exercer une influence considérable dans l’ensemble du Moyen Orient.

Ils poursuivent ainsi leur thèse pour continuer d’affirmer que la grande manifestation biblique date de l’époque du roi Josias : c’est à cette époque que des scribes, des prêtres et des prophètes ont lancé la fondation d’une religion nouvelle, par la compilation des traditions bibliques. Mais c’est aussi à cette même époque que se manifeste la volonté d’union des deux royaumes, celui de Juda, au Sud, qui remonte à David, et celui d’Israël au Nord, qui remonte à Jéroboam. Les dirigeants du Sud ambitionnaient de transformer le Temple et la capitale en un centre spirituel et administratif, soit, pour faire bref, de recréer le légendaire royaume unifié de David et Salomon.

Il s’agissait, en fait, pour le royaume de Juda, de devenir une puissance régionale, pouvant supplanter le royaume du Nord ruiné par la chute de Samarie, en 722. Seul le royaume du Sud peut revendiquer une légitimité davidique, et c’est pourquoi il peut prétendre gouverner l’ensemble des territoires israélites, à partir d’un culte centralisé dans le Temple de Jérusalem. La destruction du royaume d’Israël est l’occasion de souligner, pour tous les Israélites, la nécessité d’un monothéisme radical. En même temps, l’héritier de David, le roi Josias, est présenté comme un véritable messie, chargé de restaurer la monarchie sur tous les Israélites, alors même que les Assyriens se retiraient des provinces du Nord.

Dans leur agencement des récits bibliques, les scribes royaux manifestent un objectif particulièrement efficace, même s’il est un peu manichéen : Dieu donne la victoire à ceux qui respectent sa Loi, autrement dit Dieu a favorisé le royaume de Juda beaucoup plus fidèle à sa volonté que le royaume du Nord, royaume abominable et maudit à cause de son infidélité à Dieu.

La composition des livres dits historiques s’étant faite à la cour de Jérusalem, les lettrés auraient récupéré les traditions du Nord pour les transférer aux principales figures royales de leur histoire du sud, puis nationale. Ce que nos auteurs, beaucoup plus archéologues qu’historiens ou exégètes oublient toujours, c’est le fait que la Bible n’est pas un livre d’Histoire, qu’elle n’est pas une sorte de reportage mais bien un enseignement visant à montrer que Dieu seul mène l’Histoire. Il faudrait également s’interroger sur le fait que ce roi Josias, en dépit de sa volonté d’introduire définitivement le culte du Dieu unique, soit tué par les troupes du pharaon en 609, que la ruine du royaume de Juda sera totale en 586 et que l’élite de la population sera déportée à Babylone.

Cette période de l’exil sera une étape importante dans la rédaction du Pentateuque. L’histoire de l’Exode devient alors particulièrement signifiante. Le récit de cette libération devait exercer une sorte de fascination sur les exilés de Babylone. Le retour d’exil, avec la reconstruction du Temple, redonnera vigueur à l’idée de l’identité israélite, non plus autour des rois, mais autour des prêtres. Même si l’aspect national se trouve estompé, le peuple juif pourra survivre dans le prolongement de l’épopée mise en place par les scribes du septième siècle.

Que penser de cet ouvrage ?

Il faut reconnaître que La Bible dévoilée pose des questions intéressantes et qu’elle fournit quelques solutions qui valent la peine d’être considérées, même si on ne peut pas sortir indemne de ses certitudes après sa lecture. Selon les deux chercheurs, l’archéologie aide à mieux comprendre la Bible, et leur apport peut sans doute être positif dans la mesure où il permet d’évacuer certaines idées reçues, comme celle plutôt fondamentaliste qui veut que la Bible soit totalement vraie et fondée totalement sous un régime historique, tout comme cette autre option qui estime que la Bible n’est qu’une pure invention, sans aucun fondement. On en vient alors à penser que la Bible présente la condition humaine dans toute sa réalité, avec ses espérances et ses échecs, autrement dit dans son histoire réelle…

Sorti en 2002, en France, après sa parution l’année précédente aux États-Unis sous le titre The Bible unearthed, (littéralement : la Bible exhumée) pourra sembler compliqué pour ceux qui ne sont pas férus d’archéologie, mais il reste accessible, dans la mesure où il est bien écrit et que les explications sont claires. On pourra cependant rester sur sa faim dans la mesure où les démonstrations ne sont pas davantage éclairées par les témoignages d’auteurs plus spécialement religieux, théologiens ou exégètes…

D’autre part, il est facilement concevable que ce livre ait été « mis à l’index » par les milieux traditionnels juifs des États-Unis, dans la mesure où il bouleverse les opinions généralement admises, et qui n’ont aucun support archéologique solide. « Israël est très tolérant pour ce qui est du… spirituel. Parce qu’il n’y croit guère. Mais il est intraitable pour ce qui est du national… ». En tout cas, la Bible dévoilée peut provoquer une sorte de séisme dans les idées reçues ou les prétendues certitudes scientifiques ; mais l’ouvrage lui-même n’ébranle aucunement la foi religieuse, aussi bien juive que chrétienne. Au contraire, il peut provoquer un véritable intérêt à celui qui accepte de confronter sa foi, et par le fait même le contenu textuel de celle-ci, avec les avancées scientifiques.

Si la Bible avait été inventée par des menteurs, elle serait parfaite et sans failles ni incohérences, pour faire croire que c’est la Parole de Dieu. Mais la Bible est incohérente, erronée, et parfaitement ridicule en de nombreux endroits. Donc la Bible n’est pas la création de menteurs. Elle est donc la Parole de Dieu.