La rencontre

 

Il aurait été assez facile de développer ce thème, en parlant de trois dimensions possibles de la rencontre : rencontre avec les autres, rencontre avec soi-même, rencontre avec Dieu, et nous aurions pu alors faire remonter à nos mémoires des choses que nous connaissons depuis longtemps. Je préfère sortir un peu des sentiers battus et essayer de faire percevoir que dans toutes les rencontres que nous pouvons faire au cours de notre vie, nous ne recherchons qu’une seule et même chose : la connaissance de nous-mêmes. Nous pouvons facilement constater que l’on finit toujours par ressembler à la personne qu’on regarde avec amour...

Toutes nos rencontres n’ont généralement qu’une seule visée : nous faire grandir, non pas en taille, mais en intelligence, en grâce et en sagesse, un peu à la manière du jeune Jésus, après son entretien avec les docteurs de la Loi juive dans le Temple de Jérusalem, et que nous rapporte l’évangile de saint Luc :

 Il redescendit alors avec eux et revint à Nazareth ; et il leur était soumis. Et sa mère gardait fidèlement toutes ces choses en son cœur. Quant à Jésus, il croissait en sagesse, en taille et en grâce devant Dieu et devant les hommes.         Lc. 2, 51-52

Ce qui nous fait croître, ce qui nous empêche de rester statique, c’est l’affrontement à l’autre, affrontement non pas au sens d’une hostilité permanente, mais au sens d’une confrontation avec d’autres opinions, avec d’autres idées, avec d’autres mentalités, avec d’autres cultures, et (pourquoi pas ?) avec d’autres religions. Nous pouvons nous enrichir de nos mutuelles différences.

La crise du lien avec les autres

Cependant, il faut le reconnaître, nous vivons aujourd’hui une crise du lien à l’autre qui rend le fait de vivre ensemble plus problématique. La méfiance remplace la confiance. Par le fait de ce qu’il est convenu d’appeler l’insécurité, le tissu social se disloque, la société se fragmente. Et, en même temps, naissent des groupes qui ne rassemblent que des semblables.

Pour éviter la différence qui menace, on rêve d’uniformité. Pour conjurer l’altérité qui dérange, on recherche la pureté : pureté du groupe, pureté ethnique, pureté doctrinale, pureté de l’origine, qui envahit l’espace public et justifie bien des violences. L’autre inquiète et fait peur. Il est ressenti comme une menace. Il ne convient pas de mésestimer la peur que fait naître en nous la présence de l’autre. Il faut l’entendre et la comprendre.

Car il n’est pas naturel d’aimer l’autre comme soi-même. Aimer l’autre vraiment... ne peut être que le fruit d’une prise de conscience et d’un dépassement... Il conviendrait de retrouver dans nos sociétés individualistes une culture du prochain, un état de vivre ensemble où le prochain n’est plus ignoré, oublié, méprisé mais respecté et aimé.

Que signifie réellement la rencontre ?

Le cadre de la rencontre est difficile à définir. Chacun peut proposer sa définition. Rencontrer, c’est de l’ordre de l’actif. Rencontrer, c’est prendre conscience de l’existence d’une présence tierce, c’est exercer une influence sur elle, et accepter qu’elle exerce une influence sur nous, cette influence pouvant être de l’ordre de l’infime. Rencontrer, c’est l’impression qu’on produit sur l’autre et vice versa. Rencontrer activement, c’est ouvrir les yeux à ce que cet autre peut lui montrer. Rencontrer chaque jour la même personne mais la voir différemment, c’est être capable d’ouvrir notre regard à la dimension d’une nouveauté en ce sens qu’on voit ce qui est à voir, ce qui va ou ce qui ne va pas. Les enjeux en sont nombreux, et il faudrait analyser en profondeur ce que signifie ce terme de « rencontre », et ne pas se laisser prendre par une apparente facilité qui consisterait à dire que la rencontre de l’autre individu humain importerait dans la société humaine.

Puis viendrait la rencontre de Dieu et de Jésus-Christ qui se situerait à un autre niveau, celui de la religion, laquelle serait une affaire purement personnelle, d’autant plus que nous vivons dans une société laïque qui se méfie absolument de tout phénomène religieux.

Il y aurait aussi un autre niveau qu’il conviendrait d’examiner, mais cela est beaucoup plus difficile qu’il n’y paraît, celui de la rencontre de soi : comment pourrais-je me poser hors de moi-même pour me rencontrer comme si j’étais réellement un autre ?

Toute rencontre est d’abord et avant tout une action. Et cette action se fait par l’intermédiaire du corps, soit par les sens (vue, ouïe, toucher) soit par l’action de l’intelligence et du cœur. Rencontrer quelqu’un sans faire quelque chose de concret, cela n’est pas une rencontre. La véritable rencontre est concrète et non pas virtuelle.

Sur Internet, ce nouveau moyen de communication entre les hommes du monde entier, on propose de nombreux sites de rencontres, mais celles-ci sont purement virtuelles. La preuve en est qu’il est fortement recommandé de ne jamais dévoiler son propre nom ou ses coordonnées, mais plutôt d’utiliser un pseudonyme. C’est dire que la relation est faussée dès l’origine : on ne se rencontre pas en se cachant. Et dans ce cas, personne ne s’engage et même le mensonge est courant. Il se faut surtout pas se dévoiler, signe que la rencontre véritable ne se fait pas, qu’elle n’existe pas.

La rencontre de l’autre

Alors il convient de définir ce que peut être la rencontre véritable. Tout d’abord, il faut souligner qu’elle passe nécessairement par une dimension corporelle : mon corps comme le corps de l’autre se trouve engagé dans la rencontre. C’est toujours par l’extériorité que se produit initialement la rencontre.

Il suffit de se promener n’importe où pour croiser des personnes de toutes sortes. Dans ce cas, nos sens entrent immédiatement en action. Je croise quelqu’un dans la rue, mes yeux le dévisagent (à quoi ressemble-t-il ? comment est-il habillé ?), mes oreilles peuvent être attentives à ce qu’il dit, s’il lui arrive de parler… Et aussitôt un discernement s’opère dans mon esprit et même dans mon cœur : il me semble intelligent, il a l’air aimable, sympathique…

Mais cela n’est pas encore une rencontre. Et cela je vais l’illustrer par un texte biblique : croiser des gens dans la rue ressemble étrangement à ce qui arrive à notre père Adam. Il a été créé, mais il est seul, alors Dieu se décide à faire défiler devant lui tous les animaux de la création.

 Yahvé Dieu dit : "Il n'est pas bon que l'homme soit seul. Il faut que je lui fasse une aide qui lui soit assortie." Yahvé Dieu modela encore du sol toutes les bêtes sauvages et tous les oiseaux du ciel, et il les amena à l'homme pour voir comment celui-ci les appellerait : chacun devait porter le nom que l'homme lui aurait donné. L'homme donna des noms à tous les bestiaux, aux oiseaux du ciel et à toutes les bêtes sauvages, mais, pour un homme, il ne trouva pas l'aide qui lui fût assortie. Alors Yahvé Dieu fit tomber une torpeur sur l'homme, qui s'endormit. Il prit une de ses côtes et referma la chair à sa place. Puis, de la côte qu'il avait tirée de l'homme, Yahvé Dieu façonna une femme et l'amena à l'homme. Alors celui-ci s'écria : "Pour le coup, c'est l'os de mes os et la chair de ma chair ! Celle-ci sera appelée "femme", car elle fut tirée de l'homme, celle-ci!"         Ge 2, 18-23

Dieu présente donc à l’homme les animaux qu’il vient de créer, l’homme est capable de leur donner un nom, mais l’homme n’en trouve aucun qui lui convienne pour partager sa vie. L’homme croise les animaux, mais ne les rencontre pas. Alors Dieu fait tomber sur l’homme un profond sommeil et il crée la femme, qui sera à ses côtés, comme l’os de ses os et la chair de sa chair. Et c’est là une véritable rencontre.

On se rencontre entre semblables. C’est pourquoi quand Dieu veut rencontrer l’homme, il prendra un corps. Il faudrait revenir sur cet aspect de l’incarnation, comme lieu de rencontre de l’homme et de Dieu.

La rencontre peut être dangereuse

D’autre part, il convient de noter que la rencontre peut être dangereuse, elle n’est pas toujours amicale, mais elle peut comporter des risques. De fait, toute rencontre est périlleuse puisqu’elle me place devant un autre qui peut être agressif, inamical, hostile, ou même simplement indifférent, ce qui n’est pas non plus toujours agréable… Cela peut être illustré par un exemple que beaucoup de jeunes qui se présentent sur le marché de l’emploi connaissent, ainsi que ceux qui sont à la recherche d’un nouvel emploi. Ce marché de l’emploi est presque sur le point de devenir un marché aux esclaves comme on en connaissait à l’époque grecque ou romaine. L’entretien d’embauche est faussé par l’instauration d’une hiérarchie entre les participants. L’un est contraint de se dévoiler entièrement sans que l’autre ne s’engage sinon dans un « on vous écrira ».

Cela peut nous rappeler un autre texte biblique, qui nous montre un Dieu étranger et qui s’avère aussi dangereux qu’un chasseur de têtes pour le compte d’un employeur…

 Cette même nuit, il (Jacob) se leva, prit ses deux femmes, ses deux servantes, ses onze enfants et passa le gué du Yabboq. Il les prit et leur fit passer le torrent, et il fit passer aussi tout ce qu'il possédait. Et Jacob resta seul. Et quelqu'un lutta avec lui jusqu'au lever de l'aurore. Voyant qu'il ne le maîtrisait pas, il le frappa à l'emboîture de la hanche, et la hanche de Jacob se démit pendant qu'il luttait avec lui. Il dit : "Lâche-moi, car l'aurore est levée", mais Jacob répondit : "Je ne te lâcherai pas, que tu ne m'aies béni." Il lui demanda alors : "Quel est ton nom" - "Jacob", répondit-il. Il reprit : "On ne t'appellera plus Jacob, mais Israël, car tu as été fort contre Dieu et contre les hommes et tu l'as emporté." Jacob fit cette demande : "Révèle-moi ton nom, je te prie", mais il répondit : "Et pourquoi me demandes-tu mon nom ?" Et, là même, il le bénit. Jacob donna à cet endroit le nom de Penuel, "car, dit-il j'ai vu Dieu face à face et j'ai eu la vie sauve." Au lever du soleil, il avait passé Penuel et il boitait de la hanche. Ge 32, 23-31

Ce texte s’appuie sur une vieille tradition, teintée d’animisme. Passer un torrent est toujours dangereux. On croyait que la passe du torrent était contrôlée par un dangereux esprit ou démon, dont la raison d’être était de blesser les humains. Les forces de ce démon, puissantes la nuit, faiblissaient avec la montée du jour.

Le récit, illustrant cette tradition, met en scène l’esprit en question sous apparence humaine et un personnage qui est identifié à Jacob. La lutte est féroce entre les adversaires. Aucun ne veut céder à l’autre : prise, contre-prise, saisie de la cuisse, dislocation. La lutte physique se poursuit au plan psychologique : c’est à qui forcera l’autre à lui dire son nom, pour pouvoir le contrôler. Connaître le nom de quelqu’un, en effet, c’est avoir accès à son intimité et détenir le secret de son comportement. Jacob cède à la pression, mais réussit à obtenir en retour une bénédiction, c’est-à-dire un certain transfert de pouvoir. À la fin, arrive le jour ; l’autre, incapable de poursuivre la lutte doit partir, reste Jacob qui porte les marques physiques de sa nuit mouvementée.

Qu’y a-t-il de remarquable dans ce récit à propos de la rencontre, telle que nous cherchons à la définir ? D’abord, Dieu est représenté comme un homme, puisque toute rencontre ne peut se faire qu’entre semblables. Et cet homme, tout en luttant avec Jacob, ne peut l’emporter sur lui. Cette lutte est un combat singulier ; l’être humain y est seul contre Dieu qui a pris une apparence humaine. Même les intimes de Jacob sont absents : dès le début du récit, ils sont éloignés de la scène de l’affrontement.

D’autre part, Dieu est assez fort pour résister aux tentatives de Jacob pour savoir son nom, tout en le forçant à lui dire le sien. Par ailleurs, Jacob, bien que physiquement meurtri par l’expérience, en ressort plus fort qu’avant, parce que béni.

Il est toujours vrai que l’être humain vit la rencontre avec son Dieu, tout comme avec un autre être humain dans une certaine solitude. C’est une expérience intime, personnelle. La relation que nous entretenons avec quelqu’un d’autre est toujours unique et ne peut être reprise par qui que ce soit.

C’est la raison pour laquelle rencontrer l’autre n’est pas de tout repos. L’autre apparaît facilement comme quelqu’un qui peut être dangereux, parce qu’ayant sa volonté propre et luttant pour vaincre.

Si nous en revenons à notre « entretien d’embauche » pris en exemple, cette entrevue de sélection pour un poste convoité peut facilement provoquer un inconfort physique : mal de tête, brûlure d’estomac ou gargouillement intestinal. Dès que l’altérité nous touche : autre environnement, autre milieu de travail, autre engagement affectif, etc., nous risquons d’être atteints, même physiquement.

La rencontre de l’autre, si elle n’est pourtant pas toujours une lutte, se doit d’être active et constructive, et, par voie de conséquence, elle peut être périlleuse pour chacun des protagonistes.

Les rencontres forment la personne

Cela est d’autant plus remarquable que toute notre existence est faite de rencontres. Toute notre vie, nous sommes dans une dynamique qui nous pousse à faire connaissance avec autrui.

Ces rencontres sont un moyen d’échange avec les autres. Aucune d’elles n’est le fruit du hasard mais correspond à l’un de nos différents états psychiques et spirituels qui nous amènent à rencontrer telle personne plutôt que telle autre.

A chaque période de notre vie, nous rencontrons des êtres différents parce qu’ils correspondent à nos besoins d’évoluer. Toutes apportent quelque chose dont nous n’avons pas nécessairement conscience : un enrichissement, une épreuve à surmonter, la nécessité de faire un choix pour orienter notre vie.

Pendant la première enfance, nous faisons connaissance avec notre famille la plus proche, parents, frères et sœurs, puis avec d’autres enfants, dès la fréquentation de l’école maternelle. Par la suite, l’adolescence se construit sur des rencontres différentes les unes des autres. C’est l’âge où nous découvrons l’amitié, l’âge où nous commençons aussi à faire des choix. Nous allons vers les autres pour chercher le contact avec eux mais aussi pour exister, pour nous constituer nous-même une personnalité. En fait, par ces multiples rencontres plus ou moins durables, c’est nous-mêmes que nous cherchons à rencontrer, à connaître.

Plus tard, nous commençons à nous remettre en question et nous découvrons l’absolue nécessité de parvenir à plus d’exigence envers nous-mêmes, en développant une attitude de don. Nous préparons plus consciencieusement toutes nos rencontres afin qu’elles soient riches et utiles et pour que cet échange devienne un moment privilégié, même si elles demeurent toujours une aventure.

Ainsi, même le coup de foudre, dans la relation amoureuse, est en soi une aventure. En découvrant l’autre, d’une manière fortuite et subite, nous nous engageons avec lui dans une odyssée qui peut être passagère ou durable, mais qui ne nous laisse jamais totalement indemnes. Nous connaissons tous des jeunes qui ont été marqués par une première rencontre amoureuse et qui en sont sortis parfois blessés dans leurs affections.

Et si cette rencontre amoureuse va jusqu’au mariage, il faut toujours se souvenir que se marier c’est vraiment se lancer dans une aventure pour toujours avec celle ou celui que l’on a rencontré. Car le mariage est la rencontre de deux êtres qui veulent vivre ensemble toute leur vie et non pas une rencontre pour faire ensemble un bout de chemin. Pour tous les humains, le mariage est une ouverture volontaire à un autre. Même si l’on n’est pas croyant, il s’agit d’accorder sa confiance à un autre. Il s’agit d’ouvrir son cœur afin qu’un autre y prenne place. Il faut renoncer un peu, voire beaucoup, à sa petite autonomie, pour lier sa destinée à quelqu’un dont la volonté n’est pas identique à la nôtre. Et si le chrétien veut qu’un tel amour vive, il faut apprendre à aimer comme Dieu aime : parfaitement, totalement, sans possessivité… Cela ne va pas sans difficulté. Chacun sait bien que l’amour se transforme, grandit et s’épanouit ou, au contraire diminue, et meurt même parfois...

En effet, l’amour est un sentiment privé qu’un être éprouve pour un autre être, une personne pour une autre personne. Rien n’est plus variable qu’un sentiment. Alors, au risque de paraître audacieux et peut-être même scandaleux, je dirais qu’à notre époque, on affirme se marier pour la pire des raisons : parce qu’on s’aime ! Non, on ne se marie pas parce qu’on s’aime, on se marie pour vivre ensemble. Ce n’est pas tout à fait la même chose.

Vivre ensemble constitue l’exigence et la promesse de créer de l’amour, à partir des ennuis, des joies, des détresses, des accidents, des espérances, de tout ce qu’une journée et une vie peuvent apporter. Et c’est parce que l’on vit ensemble que l’amour peut grandir et donner du sens et du poids à l’existence. Si fort que soit l’amour, si ardent soit le désir de l’autre, il faut accepter que l’autre soit qui il est et non pas celui que l’on rêve. Il est important d’accepter, de consentir à l’étrangeté de l’autre qui est cependant le plus proche, le plus aimé et le plus cher. Et cela n’est possible que dans la vie commune. Elle seule permet de comprendre que l’amour n’est finalement pas un sentiment solitaire, mais une force solidaire.

C’est pourquoi l’Église, à la suite de l’enseignement du Christ, ne cesse d’affirmer que le mariage est indissoluble : « Ce que Dieu a uni, que l’homme ne le sépare pas ». Ce n’est pas là une exigence purement légale, un commandement disciplinaire : c’est au contraire, l’affirmation que les époux sont capables d’une fidélité sans retour.

Le caractère périlleux vient de l’altérité : l’autre est semblable à moi, mais il n’est pas moi, il n’est pas identique à moi. Et une remarque incisive permettrait de dire que l’ennui naît précisément de l’uniformité. C’est parce que nous sommes différents que nous pouvons nous rencontrer, que nous pouvons dialoguer, discuter, et finalement vivre ensemble. Et c’est en cela que la rencontre, malgré son caractère parfois périlleux, peut devenir une chance, si nous acceptons de reconnaître notre vulnérabilité, et de devenir autre justement par la rencontre qui nous fait grandir.

La rencontre avec les autres

La relation véritable avec l’autre commence quand je me laisse rejoindre par ceux qu’une attente, un désir, une souffrance, une solitude ont mis en route. C’est le besoin d’un peu d’attention, la recherche d’un sens pour sa vie, un soutien matériel, le sentiment d’être rejeté, oublié, abandonné, perdu, ou encore une épreuve, une blessure, une maladie, un deuil, un échec. C’est tout cela qu’il faut accueillir et écouter, parfois d’un simple geste, d’un mot, d’un sourire, d’un regard, d’un silence.

Or souvent nous sommes avant tout préoccupés par ce que nous allons apporter aux autres. Nous ne nous soucions pas très souvent de ce que l’autre peut attendre, nous croyons spontanément que nous pouvons lui apporter quelque chose, que ce soit notre amitié ou un savoir-faire. Dans ce type de rencontre, nous nous plaçons volontiers comme supérieurs aux autres, puisque c’est nous qui allons vers eux.

Or ce qui semble primordial, c’est bien d’entrer en relation avec les autres sans préjugés d’aucune sorte. Il s’agit d’accueillir l’autre là où il est, comme il est et non comme on voudrait qu’il soit, être capable de compassion, être capable de souffrir avec lui. Cette compassion, c’est la capacité de se voir dans l’autre, de se projeter dans ce que l’autre vit, de ne pas rester étranger à ce qu’il éprouve, mais au contraire de s’y reconnaître. Il s’agit de considérer l’autre comme un autre soi-même, comme sa propre chair.

Dans compassion il y a passion, au deux sens de ce mot d’amour et de souffrance. La compassion c’est avoir la passion de l’autre jusqu’à souffrir avec lui. Et c’est peut-être ce qui fait le succès du bouddhisme dans les mentalités contemporaines. En dehors de toute référence chrétienne, des hommes de notre temps sont facilement séduits par cette philosophie ou cette spiritualité qui conduit chaque fidèle à entrer réellement en relation avec l’autre pour partager pleinement sa condition, sans chercher dans un au-delà ce qui pourrait guider l’existence actuelle. Cette compassion, dans le sens bouddhiste, ne vaut pas seulement pour les êtres humains, mais elle s’étend aussi aux animaux, en tant qu’ils peuvent être des réincarnations d’hommes. Mais il s’agit là d’un autre débat, celui de la transmigration des âmes. Selon les actes positifs ou négatifs que l’homme peut commettre, sa vie future, dans un autre corps est conditionnée par le karma, le poids des bonnes ou des mauvaises actions qu’il a pu commettre au cours de son existence. Manquer de compassion envers son semblable ou envers un inférieur animal peut conduire à une existence prochaine inférieure. Et dans ce sens, on peut facilement taxer la compassion bouddhiste d’un certain égoïsme. Je ne fais de mal à personne dans mon existence actuelle de peur d’être puni dans une existence future.

Tel n’est pas le cas du christianisme, même si certains aspects peuvent nous faire penser à des comportements similaires. Souvenez-vous, par exemple, de la parabole du jugement dernier, telle qu’il est présenté en Matthieu 25 :

Quand le Fils de l'homme viendra dans sa gloire, escorté de tous les anges, alors il prendra place sur son trône de gloire. Devant lui seront rassemblées toutes les nations, et il séparera les gens les uns des autres, tout comme le berger sépare les brebis des boucs. Il placera les brebis à sa droite, et les boucs à sa gauche. Alors le Roi dira à ceux de droite : Venez, les bénis de mon Père, recevez en héritage le Royaume qui vous a été préparé depuis la fondation du monde. Car j'ai eu faim et vous m'avez donné à manger, j'ai eu soif et vous m'avez donné à boire, j'étais un étranger et vous m'avez accueilli, nu et vous m'avez vêtu, malade et vous m'avez visité, prisonnier et vous êtes venus me voir. Alors les justes lui répondront : Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé et de te nourrir, assoiffé et de te désaltérer, étranger et de t'accueillir, nu et de te vêtir, malade ou prisonnier et de venir te voir ? Et le Roi leur fera cette réponse : En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous l'avez fait à l'un de ces plus petits de mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait. Alors il dira encore à ceux de gauche : Allez loin de moi, maudits, dans le feu éternel qui a été préparé pour le diable et ses anges. Car j'ai eu faim et vous ne m'avez pas donné à manger, j'ai eu soif et vous ne m'avez pas donné à boire, j'étais un étranger et vous ne m'avez pas accueilli, nu et vous ne m'avez pas vêtu, malade et prisonnier et vous ne m'avez pas visité. Alors ceux-ci lui demanderont à leur tour : Seigneur, quand nous est-il arrivé de te voir affamé ou assoiffé, étranger ou nu, malade ou prisonnier, et de ne te point secourir? Alors il leur répondra : En vérité je vous le dis, dans la mesure où vous ne l'avez pas fait à l'un de ces plus petits, à moi non plus vous ne l'avez pas fait. Et ils s'en iront, ceux-ci à une peine éternelle, et les justes à une vie éternelle.

Ce jugement dernier nous invite à regarder l’autre avec amour et à découvrir en lui l’image même de Dieu. Il y aurait une sorte de récompense pour ceux qui ont découvert Dieu dans l’autre et une sorte de châtiment pour ceux qui ont été incapables de faire cette reconnaissance. Seulement, il y a une sérieuse différence entre christianisme et bouddhisme, dans la mesure où ce que nous pourrions appeler la compassion chrétienne s’effectue par pur amour de l’autre qui est l’image de Dieu, alors que la compassion bouddhiste en demeure au simple niveau de la philanthropie. Le Bouddha recommande la compassion sans exiger une action positive alors que le Christ appelle chacun de ses fidèles à l’action envers les autres. Une chose est de prendre pitié de celui qui peut souffrir, autre chose est de mettre tout en œuvre pour que cette souffrance disparaisse…

La rencontre de Dieu

Et c’est pour nous enseigner cette manière de considérer les choses que Dieu lui-même est intervenu dans notre histoire. Il faut bien se mettre cela dans la tête et aussi dans le cœur : le christianisme, à la suite du judaïsme d’ailleurs, est la religion qui manifeste que ce n’est pas l’homme qui se met à la recherche de Dieu, mais c’est toujours Dieu qui fait les premiers pas pour se mettre en quête de l’homme. J’en tiens seulement pour preuve cet extrait du livre du Deutéronome dans lequel Moïse vient de rappeler les commandements qu’il a transmis au peuple de la part de Dieu et qui déclare par la suite :

Gardez-les et mettez-les en pratique, ainsi serez-vous sages et avisés aux yeux des peuples. Quand ceux-ci auront connaissance de toutes ces lois, ils s'écrieront : "Il n'y a qu'un peuple sage et avisé, c'est cette grande nation !" Quelle est en effet la grande nation dont les dieux se fassent aussi proches que Yahvé notre Dieu l'est pour nous chaque fois que nous l'invoquons ?  Et quelle est la grande nation dont les lois et coutumes soient aussi justes que toute cette Loi que je vous prescris aujourd'hui ?         Dt 4, 1…9

Il me semble qu’il s’agit là d’une des découvertes les plus extraordinaires de toute l’histoire des religions. Ce n’est jamais l’homme qui parvient, à la force de ses poignets, à rencontrer Dieu, mais c’est Dieu lui-même qui s’approche de l’homme. Tous nos efforts, tous nos sacrifices, toutes nos prières, même les plus belles, tout cela ne peut pas nous rapprocher de Dieu, si celui-ci ne vient pas lui-même à notre rencontre. Il n’y a pas de quoi se décourager, comme si tout ce qui fait notre vie pourrait paraître entièrement vide et vain. Mais nous avons la certitude dans la foi que jamais Dieu ne nous abandonne.

Et cela est tellement vrai que l’amour de Dieu a pris corps dans l’histoire humaine. En Jésus-Christ, Dieu il s’est fait chair, il s’est fait humanité. La compassion de Dieu a pris une forme active. Dans sa vie comme dans sa mort, Jésus s’est rendu solidaire jusqu’au bout de l’humanité. Il souffre avec les hommes.

C’est la raison pour laquelle tout ce qui blesse et défigure l’être humain atteint Dieu lui-même. Nulle souffrance, nulle humiliation ne peut exister sans devenir aussitôt la sienne. Et dès lors, on ne peut rencontrer Dieu si l’on ne rencontre pas l’homme. C’est tout cela la leçon qu’il nous faudrait tirer de la parabole du jugement selon Matthieu.

L’amour de Jésus-Christ pour l’homme était tellement grand qu’Il est venu sur terre afin que notre petitesse puisse être élevée jusqu’à la grandeur de Dieu. En venant dans le monde, le Fils unique de Dieu, non seulement prenait une chair semblable à la notre, mais encore il nous appelait à devenir ce qu’il est en lui-même, il nous appelait à devenir réellement les enfants de Dieu. Comme le disent la plupart des Pères de l’Eglise, le Fils de Dieu s’est fait homme pour que tout homme puisse devenir fils de Dieu. C’est là la rencontre la plus extraordinaire qu’il soit donné à notre humanité d’effectuer.

Il aurait été facile pour Dieu de se manifester aux hommes de mille manières. Mais il a choisi de se faire homme, pour montrer à chacun d'entre nous que nous sommes appelés à devenir enfants de Dieu. Et c'est vraiment cela la Bonne Nouvelle : Dieu n’est pas celui qui vient nous tirer presque mécaniquement de l'embarras, en nous posant la condition de croire en lui pour obtenir le salut. Dieu est celui qui nous appelle à devenir ses témoins, en nous demandant d’avoir envers tous les hommes une confiance semblable à la sienne.

Notre foi en Dieu nous appelle à développer aussi notre foi en l'homme, notre confiance en nous-mêmes. C’est aussi à cela que nous invite la parabole du jugement, en Matthieu 25. Dieu est le premier à nous faire confiance, il nous apprend à vivre de cette confiance dans tous les lieux de rencontre que notre monde provoque et offre à l'homme d'aujourd'hui. Nous ne nous appartenons plus, nous appartenons à Dieu, ou, pour reprendre une formule de la théologie orthodoxe nous sommes « déifiés », nous sommes divinisés depuis que le Fils de Dieu a pris notre humanité.

La vraie rencontre de Dieu et de l’homme s’est faite en Jésus, une fois pour toutes certes, mais elle ne cesse de s’effectuer chaque jour par l’intermédiaire de ceux qui ont placé leur foi, leur confiance en ce Jésus, et qui cherchent, au fil des jours, à maintenir dans le monde la véritable humanité.

En guise de conclusion…

La réflexion sur la rencontre nous entraîne donc sur des chemins que nous ne pouvions guère soupçonner au point de départ, parce que nous l’abordions relativement superficiellement, en pensant presque naïvement que se rencontrer n’était guère différent de se côtoyer. Et plus nous avançons, plus nous découvrons le caractère risqué de la rencontre : nous sommes engagés au plus profond de nous-mêmes, c’est notre existence humaine qui est en jeu dans chacune de nos rencontres, et même bien davantage, c’est notre existence chrétienne qui devient la toile de fond de cette rencontre, et encore plus, c’est notre propre identité d’enfant de Dieu qui est engagée, c’est même l’identité personnelle de ce Dieu Père qui nous provoque à ne plus être passifs dans nos rencontres. L’humanité est d’un tel prix, aux yeux de Dieu, qu’il en a fait l’expérience, pour nous transporter dans sa divinité, dans une rencontre inouïe : tout homme est une histoire sacrée, l’homme est à l’image de Dieu.