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Peut-on pardonner à Dieu

l’existence du mal et de la souffrance ?

 

 

Dans le cadre de votre programme de documentation ou de formation chrétienne, il m’a été demandé de réfléchir, et peut-être aussi de vous faire réfléchir sur le sens de la souffrance et de la présence du mal dans le monde.

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Voilà un sujet qui me semble encore plus difficile à aborder que celui de la mort.

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Les prêtres sont souvent confrontés à la souffrance des autres. non seulement dans la célébration du sacrement des malades, mais aussi dans des rencontres...

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En tant que prêtre, j'ai souvent été confronté à la souffrance des autres. Certaines personnes la vivent au quotidien depuis des années sans aucun espoir de guérison, sans aucun soulage­ment. Cela m'a toujours terriblement troublé.

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Pourquoi ? Pourquoi certaines personnes sont-elles ainsi condamnées à souffrir?

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Par ailleurs, nous sommes abreuvés par une suite d’informations les unes plus mauvaises que les autres :

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cyclones, inondations,

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séismes,

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mais aussi sous l’influence des hommes

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en tous temps et en tous lieux...

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scandale de la faim,

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des internements abusifs,

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guerres et mas­sacres...

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violence et terrorisme...

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tortures...

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toutes les sortes d’injustice

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Comment expliquer le fait que la souffrance semble frapper aveuglé­ment tant les innocents que les coupables ?

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La religion catholique nous a appris qu'il était noble de souffrir, ce serait comme une sorte de test que Dieu nous fait passer, et il faudrait accepter la souf­france comme un martyr en offrant ses douleurs à Dieu. Jésus n'a-t-il pas souffert pour nous ? J'avoue que j'ai de la difficulté à adhérer à de telles croyances. Cependant il est vrai qu'accepter ses souf­frances les rend moins pénibles à supporter. Mais il y a une diffé­rence entre accepter et se résigner.

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Comment un Dieu que l’on dit bon et miséricordieux peut-il supporter que des innocents paient le crime des autres, souffrent de maladies atroces et périssent dans des catastrophes naturelles ? C’est ainsi que peut se poser la question : Comment concilier cette réalité terrible que nous constatons avec les affirmations de la Bible concernant la justice et la bonté de Dieu ? Comment un Dieu plein de miséricorde peut-il permettre de telles atrocités ? Si Dieu existe, pourquoi n’intervient-il pas pour mettre de l’ordre et créer une so­ciété juste et bonne ? Faut-il conclure, avec Camus et Sartre, que l’existence est absurde, que Dieu n’existe pas, et que le christianisme n’est qu’une invention humaine, une sorte de pansement qui calme les douleurs de la vie ?

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Le cas de Vincent Humbert a défrayé la chronique en 2003 et régulièrement la presse revient sur le sujet, en tant qu’il est un véritable débat de société. Vin­cent Humbert est mort le vendredi 26 novembre dans l'unité de ré­animation du Centre hélio­marin de Berck (Pas-de-Calais).

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« Certains seront sûrement tristes d'apprendre que je ne suis plus là. Qu'ils se détrompent, je suis tel­lement heureux de partir ! C'est beau la mort quand elle est souhai­tée et qu'elle arrive après des mois d'attente. » Ces mots d'apaise­ment sont de Vincent Humbert dans son livre : Je vous demande le droit de mourir.

Sa vraie vie, selon lui, s'est arrêtée le 24 septembre 2000 sur une route départementale de Normandie. Depuis cette date, il est « un mort-vivant », écrivait-il dans son livre. Ce soir-là, il avait terminé sa permanence à la caserne des pompiers et roulait tranquillement pour rentrer chez lui. La route était étroite, un ca­mion est arrivé, Vincent s'est dévié sur le bas-côté de la route, un pneu a éclaté et sa voiture s'est encastrée dans le camion. Trois jours de réanimation, neuf mois de coma, Vincent a fini par se réveil­ler. Son corps ne fonctionne plus. « J'ai repris ma tête, mais je n'ai repris que cela, je n'ai plus que ma liberté de penser », résume-t-il. « Je veux faire le grand saut, partir là-haut. Je ne suis pas croyant (...). Pourtant, je suis sûr qu'il y a quelque chose après la mort. Quoi, je ne sais pas mais de toute façon, là où je serai, ce sera forcément mieux qu'avant », écri­vait-il encore dans son livre dont la dernière page est dédiée à sa mère : « Ne la jugez pas, ce qu'elle aura fait pour moi est certaine­ment la plus belle preuve d'amour au monde. » Vincent ne voulait plus de cette «vie de merde ». L'expres­sion peut paraître vulgaire, raccourcie, mais il n'en voyait pas d'autre pour dé­crire son calvaire. « Si vous étiez à ma place, vous voudriez quoi : vi­vre ou mourir ? », demandait-il régulièrement.

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En 2002, quand il avait écrit à Jacques Chirac pour lui de­mander « le droit de mourir », Jean-François Mattei, ministre de la santé, s'était alors clairement opposé à l'euthanasie, estimant qu'il s'agissait d'« une mauvaise réponse à des questions de souffrance, de solitude et d'abandon ».

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Vincent voulait mourir, mais il avait besoin d'aide pour y parvenir. Il demande en vain au médecin et aux infirmières «un médi­cament pour en finir ». Il est facile de comprendre sa demande, en regardant ce qu'était devenue sa vie, mais personne, parmi les soi­gnants et les mé­decins, n'envisageait de participer à son projet.

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En désespoir de cause, il se tourne vers sa mère pour l'implorer de le « tuer par amour ». «J'avais beaucoup de mal à accepter cela, mais il fallait que je pense à lui, pas à moi », explique sa mère qui a fini par lui « ju­rer »» qu'elle accéderait à sa demande, en s'appuyant sur la loi du droit des malades, qui autorise la personne malade à refuser des soins qui correspondent à un acharnement thérapeutique. Cette loi du 4 mars 2002 dispose dans son article L. 111-4 : « Au­cun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consente­ment libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment. »

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On peut évidemment discuter de l'euthanasie et du problème : à qui appartient la vie ? A cette question, les uns répondent : « A Dieu », les autres : « A chacun de nous, à la personne malade, à sa famille, à ses proches. » Ce débat qui ne peut pas ne pas se poser soulève des questions philoso­phiques, juridi­ques et sociales graves. Il devient presque impossi­ble d'occulter ce débat qui touche les liber­tés fondamen­tales de l'être humain, même s'il est difficile d'obtenir un consensus, car reconnaître le droit d'abréger la vie peut se com­prendre intellec­tuellement, mais il est beaucoup plus difficile d'éta­blir des limites à ne pas franchir.

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Un autre exemple, un peu plus ancien, c'est celui du cardi­nal Veuillot, archevêque de Paris, qui disait sur son lit de mort en 1968 : « Nous savons faire de belles phrases sur la souffrance. Moi-même j'en ai parlé avec chaleur. Dites aux prêtres de n'en rien dire : nous igno­rons ce qu'elle est et j'en ai pleuré ». La faiblesse dans la­quelle plonge la maladie agit comme un rappel à l'ordre. Elle fait éprouver la fragilité humaine. Une bonne santé habituelle ferait vo­lontiers croire que rien ne peut nous atteindre. Mais quand un jour la santé se dété­riore, nous sommes contraints de nous regarder autre­ment. Devant la maladie, on ne peut pas biaiser, on ne peut pas men­tir. On se décou­vre tel que l'on est réellement. « On apprend beau­coup de choses à l'hôpital, disait encore le cardinal Veuillot... Depuis que je suis ici, je cherche à vivre dans une vérité totale. Je regarde la croix sur le mur. C'est mon compagnon  ».

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Sur les conseils du cardinal Veuillot, je devrais donc me taire... Et pourtant, je continuerai, cela sans doute parce que, d'une manière ou d'une autre, je pourrai dire que la souffrance est une partie de ma vie, non seulement la souffrance que j'ai pu rencontrer chez les per­son­nes, jeunes ou moins jeunes que j'ai accompagnées dans les der­niers moments de leur vie, mais aussi parce que cette souf­france est une de mes amies depuis longtemps. Dans ma petite en­fance, j’ai connu la maladie, même si les souvenirs de celle-ci ne me sont connus que par ouï-dire : j’ai été atteint de méningite cérébro­s­pinale, et le médecin, fort de sa science annonçait à mes parents ef­fondrés : « ou il en meurt ou il reste idiot ». J'ai alors reçu en toute hâte, pour la première fois de ma vie, le sacrement des malades, qu'on appelait alors l'extrême-onction, tant il était évident qu'après cela, il n'y avait plus qu'à faire appel aux pompes funèbres. Comme je ne suis pas mort... différentes hypothèses sont possible :

je suis peut-être resté simplement...,

ou bien je vis dans un monde virtuel,

ou encore il ne faut pas trop donner sa confiance à certains hommes de science !

Néanmoins, j'ai toujours vécu avec la douleur physique. Si elle est toujours présente, je m'efforce de la cacher aux au­tres, et aussi à moi-même en la dissimulant sous le masque de l'hu­mour et du rire, il me semble que c'est déjà là une vic­toire. Ne croyez pas, sur la base ces confidences, que je suis conduit au dolorisme ou à dire que la douleur est un chemin vers un Dieu qui ai­merait nous voir souffrir, un peu comme s'il disait « si tu veux être saint, il faut souffrir », comme on dit familièrement « il faut souffrir pour être belle » ! La souffrance n'est pas humaine, elle n'est pas da­vantage divine ; il faut la combattre.

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Il est important de distinguer la souffrance et la douleur, sans pour autant faire de l’homme un simple composé : un corps et un esprit, même si le sujet souffrant vit la douleur de son corps comme indigne et dégradante car il la subit.

« Douleur » et « souffrance » apparaissent comme deux aspects de la même réalité. Pourtant, les personnes ne se comportent pas toutes de la même façon devant la douleur. Certaines sont très affectées par des douleurs minimes ; d'autres conservent leur joie de vivre même si elles souffrent physiquement. Le traitement de la douleur vise à la réduire, et il a rencontré dans ce domaine des succès consi­dérables, de là il serait envisageable de penser que la douleur pour­rait être supprimée.

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Mais cette conception est erronée : le seul fait d'avoir un corps implique de la douleur, ce qu’a très bien compris le Bouddha, dès ses premiers enseignements de Bénarès.

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Voici la Noble Vérité de la souffrance :

La naissance est souffrance, vieillir est souffrance, la maladie est souffrance, la mort est souffrance, le chagrin et les lamentations, la douleur et le désespoir sont souffrance, être uni avec ce que l'on n'aime pas ou ce qui déplait est souf­france, ne pas obtenir ce que l'on désire est souffrance. En bref, les cinq agré­gats de l'attachement sont souffrance.

Voici la Noble Vérité de l'origine de la souffrance :

C'est le désir, lié au plaisir et à la convoitise, qui produit les renaissances. Il fait ses délices de ceci et de cela, autrement dit, c'est le désir tendu vers le plaisir des sens, le désir de l'existence ou du devenir et le désir de la non-existence.

Voici la Noble Vérité de la cessation de la souffrance :

C'est la complète extinction du désir, l'abandonner y renoncer, s'en libérer, s'en détacher.

Voici la Noble Vérité du sentier conduisant à la cessation de la souffrance :

C'est simplement le Noble Octuple Sentier à savoir : la compréhension juste, la pensée juste, la parole juste, l'action juste, les moyens d'existence justes, l'ef­fort juste, l'attention juste, la concentration juste.

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Il est assez difficile de distinguer la douleur et la souffrance, car elles ne se voient pas, elles se ressentent, elles ne se soignent pas, elles se traitent. Pour faire simple et bref, on pourrait dire que si la douleur est un « avoir mal »,

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La souffrance est un « être mal ». Scientifiquement et médicalement parlant, la douleur est une sensa­tion anormale ou pénible venant soit de la périphérie du corps, du psychisme ou d’un événement extérieur et en tant que telle elle cons­titue une expérience sensorielle et émotionnelle désagréable. Rien de plus normal que la douleur qui apparaît comme un signal d’alerte indi­quant au cerveau que quelque chose d’inhabituel se passe à l’intérieur du corps et que celui-ci doit y remédier rapidement.

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La douleur est aussi ancienne que l’humanité, puisque Hippocrate disait déjà que la douleur était « cette sensation qui donna place aux médecins ».

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La douleur est là pour donner l’heure. C’est l’heure d’être doux avec soi-même, l’heure de se rappeler que la vie est faite pour le bonheur. La douleur est un phénomène objectif, c’est une loi du corps peu suscep­tible de disparaître. La souffrance, quant à elle, est un jugement porté sur la douleur. Evi­ter de se plaindre réduit la souffrance, puisqu’on interprète l’expérience de la douleur non pas en tant que souffrance, mais tout simplement en tant que douleur.  La souffrance correspond aux ajouts subjectifs, mentaux, dont on enveloppe la douleur. A ce titre, elle est susceptible d’être éliminée par un travail intérieur bien conduit. Mais, lorsque la douleur est trop intense ou devient chroni­que, la souffrance peut altérer la qualité de la vie au point d’entraîner des pulsions suicidaires. Aussi, les professionnels de santé s’efforcent-ils de plus en plus de la combattre. La douleur est un phénomène complexe. C’est un mécanisme de dé­fense qui joue un rôle protecteur important. En effet, c’est le signal de l’apparition d’un danger pour l´intégrité du corps. La douleur est un mal nécessaire, puisque c´est un signal.

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Pourquoi les guerres et leurs atrocités ?

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Jamais l’homme n’a eu autant de moyens à sa disposition pour pouvoir alléger la souffrance et combattre l’injustice. Pourtant ces fléaux semblent s’aggraver d’année en année.

Pourquoi des milliers de gens sont-ils enterrés vivants lors de tremblements de terre ? Pourquoi des bébés meurent-ils de faim alors qu’ailleurs, c’est l’abondance ? De quoi sont-ils coupables, pour subir une telle sentence ? Comment expliquer le fait que la souffrance semble frapper aveuglement tant les innocents que les coupables ? De quoi sont-ils coupables, pour devoir connaître une telle punition ? Comment un Dieu que l’on dit bon et miséricordieux peut-il supporter que des innocents paient le crime des autres, souf­frent de maladies atroces et périssent dans des catastrophes natu­relles ? Car c’est ce qui est le plus difficile à comprendre : la souf­france de personnes innocentes qui meurent par la faute des autres ou dans un cataclysme naturel.

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Pourquoi tant de guerres, tant de violence et de massacres et d’attentats ?

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Pourquoi ces folies humaines ?

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La violence appelle la violence…

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Les destructions suscitent la révolte

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Les attentats se multiplient

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Chacun se croit mobilisé pour « la » cause…

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Les appels à la guerre sainte se multiplient…

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Le spectre du racisme est toujours présent

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Mariage précoce, prostitution enfantine…

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Travail des enfants,

Violences conjugales…

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Et ce sont les innocents qui paient…

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Pourquoi ces catastrophes naturelles ?

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Pourquoi la souffrance ? La question n’est pas générale ou abstraite, elle signifie en réalité : Pourquoi moi dois-je souffrir ? Quel est le sens de ma souffrance ? Pourquoi ceux qui font le mal semblent-ils échapper à la souffrance ? Pourquoi les justes et les in­nocents souffrent-ils ? Pourquoi la personne qui m’est la plus chère au monde doit-elle mourir ? Pourquoi dois-je mourir ? Qu’est-ce qui m’attend au-delà de la mort ? À qui appartient la vie ?

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Dans la souffrance et la mort, où est-il, le Dieu juste et bon ?

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« S’il y avait un Dieu, il ne permettrait pas tout cela… »

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La souffrance c’est quelque chose d’horrible, de scandaleux. La souf­france, la mort ne devraient pas exister. Cela nous révolte. Souvent nos questions restent sans réponses. Pourtant, notre réflexe face à la souffrance, c’est de chercher un coupable. Et si l’on est croyant, on pose la question du « pourquoi » à Dieu qu’on soupçonne d’être l’auteur du mal. « Si Dieu était bon, il n’agirait pas ainsi… » Qui n’a pas dit : « S’il y avait un Dieu, il ne permettrait pas tout cela… » ? « Si Dieu était bon, il n’agirait pas ainsi… »

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Ainsi Dieu serait le coupable désigné. Il n’est pas intervenu. Il a laissé faire. Il laisse souffrir. C’est comme s’il était indifférent à la souffrance. Alors, c’est lui le coupable fi­nalement. La foi aide-t-elle à supporter la souffrance ? Y a-t-il une manière religieuse de vivre la souffrance ? Pour répondre à ces questions, il faut sortir de quelques fausses idées sur le lien entre Dieu et la souffrance.

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D’abord celle d’un Dieu qui nous ferait payer par la souffrance une certaine dette. Nous avons péché, nous ou nos ancêtres, alors Dieu nous enverrait des épreuves pour nous faire payer l’addition. « Qui aime bien châtie bien ». Dieu nous aime, n’est-il pas normal que nous souffrions puisque nous l’avons trahi ? Nous sommes dans cette pers­pective chaque fois que nous établissons un lien entre notre souf­france et un acte que nous aurions commis contre Dieu.

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Nous ne sommes pas condamnés à la souffrance à cause du péché originel. Le péché originel n’est-il pas le drame de la liberté humaine qui doit choisir entre le bien et le mal, autrement dit entre Dieu et le mal ? Les souffrances deviendraient les conséquences de mauvais choix. Dieu est un Dieu d’alliance et d’amour et non un dieu affamé de souf­frances humaines. Il faut prendre garde à l'image véhiculée par l’idée que Dieu permettrait la souffrance, comme s’il était extérieur à sa création et qu’il serait alors en position de non assistance à personne en danger.

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Le Dieu, responsable de la souffrance, n'est pas le Dieu de l'Évangile.

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« Quand Dieu veut que quelqu’un souffre pour le péché des hommes, c’est son Fils qu’il envoie » disait Vincent de Paul.

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Une autre idée pernicieuse fait de la souffrance une source de purification, la souffrance aurait de bons côtés : elle dur­cit le caractère, donne de la maturité, de l’expérience, rend réaliste, etc…

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L’idée que la souffrance a du bon et qu’elle nous unit au Christ, n’a jamais totalement disparu. Pourtant, dans la Bible, la souffrance n’a jamais de valeur en soi. Elle est toujours considérée comme un mal à combattre. Jamais, Jésus ne fait un discours pour justifier la souf­france et la recommander. Toujours il la combat parce qu’elle est l’ennemi de l’homme. Lui-même il en a peur. Il n’a jamais cherché à souffrir pour souffrir. S’il a accepté la passion et la croix c’est parce qu’il a voulu être fidèle à sa mission et à son amour pour Dieu et pour les hommes. C’est donc une idée fausse que de penser que la souf­france rapproche de Dieu.

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Le scandale de la souffrance n’a pas de sens et la religion chrétienne ne donne pas de sens au mal.

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Au mieux, la personne qui souffre peut donner du sens à ses souffrances, mais c’est un acte libre issu d’un chemin long. Par contre, on peut trouver du sens dans la souffrance éprouvée face au mal des autres :

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c’est la compassion.

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Celle-ci est une ex­périence de la souffrance à cause de la souffrance d’un autre, qui crée un mouvement de rapprochement voulant offrir quelque chose à l’autre. Ce n’est pas un devoir, puisque cela ne se décide pas.

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Sous ses deux formes, la souffrance et la faute, le mal est ce que nous ne pouvons ni comprendre (il n’y a donc pas de solution) ni aimer (il est donc un scandale).

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L’existence du mal a été invoquée comme argument contre l’existence de Dieu. Si le mal et la souffrance existent, il n’est pas possible que Dieu soit. Aussi de tout temps, les penseurs ont-ils voulu justifier Dieu, l’innocenter, montrant que Dieu ne pou­vait pas faire autrement, comme s’il fallait plaider en faveur de Dieu pour le déclarer innocent de tout le mal et de toute la souffrance qu'il y a dans le monde.

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Le chrétien est invité à se détourner d'une explication du mal qui ne peut être qu’insuffisante pour se tourner vers l'attitude concrète que l’homme prend en face du mal. Il faut renoncer à trouver au mal et à la souffrance une explication, une fonction, une finalité. Même pour la foi, il n’y a pas d'explication au mal. La foi n'est pas faite pour expliquer les choses (c’est à la science ou à la philosophie que revient cette tâche). Dieu n’explique pas le problème du mal, il n’est pas un professeur qui donnerait des réponses à des questions. Il ne répond pas à notre curiosité intellectuelle. Le mal n’est pas fait pour être compris mais pour être combattu.

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L’existence du mal a été invoquée comme argument contre l’existence de Dieu.

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Face à la souffrance, la révolte est humaine : on peut maudire Dieu et même le haïr ! C’est déjà un acte de foi. Le seul psaume mis dans la bouche de Jésus dans les Evangiles est celui où il prononce ces mots terribles : « Mon Dieu, pourquoi m'as-tu aban­donné ? » Et il meurt juste après...

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Seul l’amour sauve, la souffrance ne sauve de rien et l’on doit tout faire pour la combattre...

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L’Eglise n’est pas pour la recherche et l'exaltation de la souffrance. Pour un chrétien, la souffrance n’est pas et ne peut pas être un bien. Même si elle est inévitable, il ne faut jamais la rechercher. Elle n’est pas bonne en soi puisqu’elle détruit, elle anéantit. Elle est donc à combattre.

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Peut-on pardonner à Dieu l’existence du mal ? Derrière l’idée qu’il faut « pardonner à Dieu » se cache l’intuition que le monde ne correspond pas à ce que l’homme pourrait en attendre.

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Le premier réflexe serait de vouloir « innocenter » Dieu, de vouloir donner des « explications » au mal qui règne dans le monde… Les théologiens et les philosophes ont tenté de dédouaner Dieu du mal dans le monde et qui entraîne la souffrance des innocents. Dieu n’est pas la cause du mal, mais il le permet seulement ! On peut alors se demander pourquoi il le permet ? Ou bien on met tous les torts sur la liberté des hommes, mais alors pourquoi Dieu reste-t-il inactif ? Epicure a posé ce problème de la manière suivante : « Ou bien Dieu veut supprimer les maux, mais il ne le peut pas. Ou bien il peut mais il ne le veut pas. Ou bien il ne le peut ni ne le veut... S’il le veut et ne le peut pas, il est impuissant, ce qui est contraire à sa nature. S’il le peut et ne le veut pas, il est mauvais, ce qui est également contraire à sa nature. S’il ne le veut ni ne le peut, il est à la fois mauvais et fai­ble, c’est-à-dire qu’il n’est pas Dieu... Mais s’il le veut et le peut, ce qui seul convient à ce qu’il est, d’où vient donc le mal, et pourquoi ne le supprime-t-il pas ? »

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Si la bonté suggère la présence de Dieu, la souffrance suggère son absence.  Ceux qui rejettent l’existence de Dieu ou la mettent en doute, prétextant que la souffrance est « mal », trou­vent que d’un autre côté, cette souffrance est « bien », puisqu’elle leur permet de soutenir leur athéisme, leur critique. Cette attitude est intenable, car c’est jouer double jeu. Le chrétien ne peut croire en un Dieu qui reste passif ou indiffé­rent devant le malheur et la souffrance des créatures. Dieu est innocent du mal dont nous l'accusons, il est la force qui nous permet de réagir et de lutter contre le mal. Les échecs des hommes sont aussi les siens.

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Si l’homme a été créé « à l’image de Dieu et à sa ressemblance » il lui est légitime de l’interpeller sur sa création. Pourquoi a-t-il créé alors qu’il ne pouvait pas ne pas savoir que le mal surviendrait dans sa créa­tion ? On peut tenter d’innocenter en raisonnant : « Si le mal existe, c’est simplement parce que Dieu n’a pas voulu être un tyran ; il a en­gendré des créatures ayant fait un mauvais usage de leur liberté ». En d’autres termes, Dieu « se laverait les mains » du mal de sa créa­tion. Il ne serait pas responsable comme n’est pas responsable le fa­bricant de voitures quand un accident survient à son client pour faute de conduite. Mais Dieu n’est pas fabricant de voitures.

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Dieu, avant de créer, savait que des « accidents » pouvaient se produire, il savait qu’ils allaient se produire, puisque rien n’échappe à Dieu par dé­finition. La sagesse aurait donc voulu qu’il s’abstienne de créer afin que le mal n’entache pas sa perfection ou qu’il crée des créatures vraiment par­faites, capables de résister au mal.

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Dieu s’est posé le problème du mal, il a pourtant créé des individus libres tout en sachant que la li­berté serait source de mal. Dieu est donc indirectement responsable du mal, même s’il ne l’a pas souhaité. On peut aller plus loin et se de­mander si Dieu n’a pas été, dans un certain sens, un Dieu tentateur. Dieu aurait pu vouloir un monde où il y aurait eu la liberté sans le mal... Or il suffit qu’il ait pu le faire pour que Dieu ait dû le faire. D’un autre côté, si Dieu envoie des épreuves ce ne peut être que des épreuves éducatives, car Dieu ne mutile jamais l’homme. Ce serait un Dieu pervers contraire à l’image de Dieu révélée par l’homme Jésus.

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Il est ra­tionnellement impossible de concilier le mal et Dieu. La situation du croyant est pourtant loin de s'en trouver désespérée. L’échappatoire pour ce problème est de considérer que le mal est un mystère. Tout est permis, dans le plan divin, mais il faut savoir que « Dieu fait tout concourir au bien de ceux qui l’aiment » et croire ferme­ment que la vie ne se termine pas sur terre. Toutes les souffrances peuvent se « justifier » en tenant compte de l’éternité.

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Il ne s’agit peut-être pas alors de cher­cher des réponses au mystère de la souffrance et du mal, réponses que l’homme ne peut donner, mais plutôt de chercher à découvrir ce que Dieu veut pour l’homme. Dieu nous appelle à nous ressaisir, à re­partir, à rompre avec le passé improductif.

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Dieu a tout son temps, il dispose de l’éternité : il s’agirait de découvrir que le mal n’est réel que dans le domaine temporel, il ne s’inscrit que dans la du­rée.

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Même si l’homme cherche à comprendre le sens de sa vie, il peine à la situer et à la comprendre dans le plan de Dieu. Il ne suffit pas de dire que Dieu est le bien, comme dans la tradition platonicienne : il est beaucoup plus que le bien, il est le bien choisi, il est le choix du bien, c’est-à-dire la victoire sur le mal, sur le néant qui est vaincu pour toujours.

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Dieu est sans aucun doute l’origine du mal, mais il n’en est pas le ré­alisateur, ce qu’est l’homme uniquement sur le plan de l’histoire. Pas­cal affirmait que Dieu était « l’auteur de tous les biens et de tous les maux, excepté le péché ». En Dieu, le bien et le mal trouvent leur ori­gine, non pas au sens où il en serait l’auteur mais au sens où il accorde aux hommes la liberté, de sorte que l’auteur du mal est l’homme et lui seul. Dieu en est l’origine en tant qu’il accorde toute sa place à la li­berté humaine et la respecte dans son exercice. Dans le monde de l’histoire il n’est pas possible de désigner un autre auteur du mal que l’homme. Il est certain que c’est l’homme et non pas Dieu qui est l’auteur du mal réel, du péché, de la faute. Mais un renvoi à Dieu est inévitable, car le mal préexiste à l’homme. On ne peut pas admettre que l’homme soit créatif au point d’inventer le mal, il est l’unique au­teur du mal sans en être l’inventeur. Si pour trouver l’origine du mal, il est nécessaire d’avoir recours à la di­vinité, c’est le signe que les autres tentatives d’explication sont vaines. Il ne reste qu’à rendre Dieu responsable du mal. Parler du « mal en Dieu » signifie que tous les efforts ont été faits pour comprendre le mal et qu’il ne reste d’autre conclusion que de recon­naître qu’il est inexplicable.

Cette conception de la présence du mal en Dieu est une façon d’éviter la doctrine manichéenne des deux principes, l’un créateur du bien, l’autre créateur du mal.

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Il y a un seul principe, le principe du mal n’existe pas, le mal est en Dieu, le né­gatif est dans le positif, autrement dit est vaincu.

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En Dieu, le mal est une possibilité non réalisée, exclue pour toujours, mais qui demeure de façon latente non comme une réalité, mais comme une possibilité toujours présente.

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Dès lors, la question initiale est sans fondement, dans la mesure où Dieu ne peut être la cause du mal, même s’il en est l’origine. En Dieu, et pour les hommes, le combat du bien contre le mal a été mené à son terme dans l’éternité, alors qu’il continue à se dérouler pour l’homme qui s’inscrit dans le temps, dans la durée.

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Et si finalement l’homme éprouve toujours de la souffrance, c’est qu’il s’inscrit dans la finitude et dans le temps. Il lui restera à apprendre l’humilité,

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en reconnais­sant qu’il n’est rien, du moins rien d’autre qu’une créature,

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mais que ce rien est creusé du désir incessant et inextinguible de parvenir à partager l’éternité, ou, si cet homme est croyant, de partager éternellement l’amour qui sauve.