Un Apôtre venu du Judaïsme : Paul

 

Jésus de Nazareth n'a laissé aucune trace écrite de son message prophétique. Les chrétiens ne peuvent accéder à la connaissance de sa parole qu'en passant par le témoignage de ceux qui sont devenus ses disciples. Un des plus ardents défenseurs du message religieux dans la première Eglise fut l'apôtre Paul qui, venu de judaïsme et persécutant d'abord la communauté chrétienne, est celui qui a commencé à exposer la doctrine révélée par Jésus Christ.

Portrait de l'apôtre Paul.

D'après des textes apocryphes, qui n'ont pas été retenus par la tradition chrétienne, mais aussi d'après certaines indications du Nouveau Testament, il est possible de découvrir quelques traits physiques de Paul. C'était un homme de petite taille, légèrement voûté, aux jambes arquées ; son teint était pale ; chauve au sommet de la tête, il portait une barbe abondante. D'apparence âgée, il avait une contenance embarrassée provenant d'un état maladif, dont on ne peut déterminer la nature avec précision :

Parce que ces révélations étaient extraordinaires, pour m'éviter tout orgueil, il m'a été mis une écharde dans la chair, un ange de Satan chargé de me frapper pour m'éviter tout orgueil. A ce sujet, par trois fois, j'ai prié le Seigneur de l'écarter de moi. Mais il n'a déclaré : ma grâce te suffit, ma puissance donne toute sa mesure dans la faiblesse. Aussi mettrai-je mon orgueil bien plutôt dans mes faiblesses, afin que repose sur moi la puissance du Christ (2 Cor 12 7 9).

Paul décline lui-même son identité civile et religieuse dans la lettre qu'il adresse la communauté de Philippes :

Circoncis le huitième jour, de la race d'Israël, de la tribu de Benjamin, Hébreu, fils d'Hébreux, pour la Loi, pharisien, pour le zèle, persécuteur de l'Eglise, pour la justice que l'on trouve dans la Loi, devenu irréprochable (Phi. 3, 5-6).

Les termes de la Loi prescrivaient que tout enfant juif devait être circoncis le huitième jour qui suivait sa naissance. En étant de la race d'Israël, Paul manifeste qu'il est membre, à part entière du peuple élu, auquel il participe par sa circoncision. Il est un descendant de la tribu de Benjamin, qui jouissait d'un prestige particulier parmi les douze tribus issues du patriarche Jacob, appelé Israël ; Benjamin était le second fils de Rachel, l'épouse préférée de Jacob, le seul à être né sur le sol de la Terre Promise. C'est de la tribu issue de Benjamin qu'était né le premier roi, Saül (1 Sam. 9, 1-2) ; et cette même tribu avait conservé, avec la tribu de Juda, le patrimoine religieux et national, après le schisme et l'exil. Paul se présente aussi comme 'Hébreu' ; par là, il souligne ce que l'on peut considérer comme un aspect archaïque de la société religieuse juive, remontant au-delà de Moïse, faisant partie de cette race sémitique gui émigra en la personne du patriarche Abraham, considéré comme le premier Hébreu (c'est-à-dire, selon l'étymologie populaire : celui qui est venu de l'autre côté du fleuve). Saul de Tarse n'était pas seulement bien né, il faisait partie des pharisiens, connus pour leur intransigeance vis-à-vis de la Loi mosaïque. Son zèle à défendre la cause de la religion et de la Loi le conduisit même à persécuter l'Eglise. Il ne considère pas la persécution qu'il menait contre la première communauté chrétienne comme un aspect secondaire de son existence. Au contraire, c'était pour lui, à l'époque, l'occasion de manifester aux yeux de tous qu'il s'attachait à la seule gloire et au seul honneur du Dieu unique. En soulignant ce zèle, Paul signale le danger auquel peut conduire la reconnaissance des prédicateurs chrétiens venus du judaïsme ; l'hérésie chrétienne peut facilement se faire jour sous le zèle à rappeler les exigences de la Loi juive. Le fanatisme religieux conduit toujours à la persécution : la justice et l'irréprochabilité, considérées à une échelle purement humaine, peuvent finir par porter atteinte au Corps de l'Eglise, désignée dans son unité et non pas dans la diversité des différentes communautés chrétiennes répandues à travers le monde romain.

De plus, Paul est citoyen romain de naissance, privilège qui est assez remarquable, pour qu'il le revendique à plusieurs reprises, notamment lorsqu'il est présenté à un tribunal romain :

On allait étendre Paul pour le frapper, quand il dit au centurion de service : Un citoyen romain, qui n'a même pas été jugé, avez-vous le droit de lui appliquer le fouet ? A ces mots, le centurion alla trouver le tribun pour le mettre au courant : Qu'allais-tu faire ? L'homme est citoyen romain ! Le tribun revint donc demander à Paul : Dis-moi, tu es vraiment citoyen romain ? - Oui, dit Paul. Le tribun reprit : Moi, j'ai dû payer une forte somme pour acquérir ce droit, - Et moi, dit Paul, je le tiens de naissance. Ceux qui allaient le mettre à la question le laissèrent donc immédiatement ; quant au tribun, il avait pris peur en découvrant que c'était un citoyen romain qu'il gardait enchaîné (Ac. 22, 25-29).

Les Juifs de Tarse, ville d'origine de Paul, vivaient mêlés aux païens, et le jeune Saul connaissait bien le grec qui était la langue commune. Dès son plus jeune âge, il fut envoyé à l'école juive où toute l'instruction se faisait à partir de l'Ecriture Sainte ; il fut ainsi familiarisé avec la Bible hébraïque et sa version grecque des Septante. Ce qui explique sa grande connaissance de l'Ancien Testament, ainsi qu'en témoignent toutes ses lettres Vers l'âge de treize ans, sans doute après sa Bar-Mitzva, sa profession de foi juive, il est envoyé à Jérusalem, afin d'y poursuivre sa formation :

Je suis juif, né à Tarse en Cilicie, mais c'est ici, dans cette ville (Jérusalem) que j'ai été élevé et que j'ai reçu aux pieds de Gamaliel une formation stricte de la Loi de nos pères (Ac 22 3).

Par son maître, il fut initié aux traditions les plus complètes que les rabbins avaient ajoutées à la Bible. Et les docteurs qui enseignaient ces traditions, compilées dans le Talmud, revendiquaient pour elles une autorité égale à celle de la Loi, ce que Jésus déjà leur reprochait vivement. Gamaliel semble pourtant avoir été droit et honnête dans son enseignement, et avoir fait preuve d'une modération relative. C'est lui, en effet, qui invitait les juifs excités à prendre partie ce après l'arrestation des premiers disciples de Jésus :

Si c'est des hommes que vient leur résolution ou leur entreprise, elle disparaîtra d'elle-même ; si c'est de Dieu, vous ne pourrez pas la faire disparaître. N'allez donc pas risquer de vous trouver en guerre avec Dieu ! (Ac 5 38 39).

La formation que Paul avait reçue ne le prédisposait donc accueillir les enseignements d'un petit prophète galiléen, Jésus de Nazareth, qui semait le trouble dans les esprits et les coeurs de ceux qui voulaient suivre strictement les enseignements de la Loi mosaïque. Il ne semble même pas que Saul de Tarse ait connu Jésus au cours de sa vie, et même s'il l'avait rencontré, Saul n'aurait pas été ébranlé dans ses convictions religieuses les plus profondes, dans sa fidélité à la tradition de ses pères. Saul regagna son pays d'origine, vers sa vingtième année, pour y commencer vraisemblablement ses fonctions de rabbin, enseignant la Bible et le Talmud, et en se perfectionnant également dans le métier qu'il avait appris de son père, fabricant de tentes en poil de chèvre, la spécialité de la ville de Tarse. En effet, le rabbin doit toujours gagner sa vie, en travaillant de ses mains. Pour des raisons que nous ne pouvons pas connaître, Paul est de retour à Jérusalem peu de temps après la passion de Jésus, sans doute vers les années 31-32 ; c'est un pharisien convaincu et rigoureux qui n'admet pas de transiger avec la tradition. Bien des choses s'étaient passées dans cette ville depuis le jour où Saul l'avait quittée. La mort de Jésus n'avait pas mis fin aux grandes discussions qu'avait pu susciter son enseignement. Son supplice infamant n'avait pas découragé l'ardeur de ses partisans, au contraire. Ses disciples assuraient qu'il était ressuscité et qu'il était le Messie promis depuis des générations. Beaucoup de juifs, et particulièrement ceux de langue grecque, s'étaient laissé séduire par cette nouvelle doctrine. La secte gagnait de nombreux adeptes, même parmi les prêtres juifs. Gamaliel, lui-même, semblait impressionné par les événements, il conseillait la tolérance ; sur son intervention personnelle, les apôtres avaient été libérés et continuaient l'enseignement Qu'ils avaient reçu de leur maître. Pour Saul de Tarse, ce nouvel enseignement constituait un péril très sérieux pour la religion juive. Un disciple était particulièrement gênant ; il portait la discussion jusque dans les synagogues, troublant même les docteurs de la Loi. Traduit devant le Sanhédrin, le grand tribunal religieux, Etienne esquissa à grands traits l'oeuvre de Dieu sur son peuple depuis l'époque d'Abraham. Les membres du tribunal ne purent supporter ses paroles, alors qu'il leur décrivait une vision apocalyptique des cieux ouverts :

Voici que je contemple les cieux ouverts et le Fils de l'homme debout à la droite de Dieu (Ac 7 56).

Etienne fut lapidé. Saul fut témoin de l'événement auquel il ne prit aucune part active, mais qu'il approuvait. Cette exécution sommaire fut le signal d'une première persécution à Jérusalem ; les disciples durent quitter la ville pour gagner les campagnes de Judée et de Samarie. Saul fut remarqué pour son ardeur à combattre les disciples, et il se mit rapidement à la tête des persécuteurs. C'est en toute bonne foi qu'il agissait ainsi, comme il l'affirme lui-même devant le roi Agrippa :

Pour ma part, j'avais vraiment cru devoir combattre par tous les moyens le nom de Jésus le Nazoréen. Et c'est ce que j'ai fait à Jérusalem ; j'ai en personne incarcéré un grand nombre de saints en vertu du pouvoir que je tenais des grands prêtres et j'ai apporté mon suffrage quand on les mettait à mort. Parcourant toutes les synagogues, je multipliais mes sévices à leur égard pour les forcer à blasphémer et, au comble de ma rage, je les poursuivais jusque dans les villes étrangères (Ac. 26 9 11).

Alors qu'il poursuivait sa campagne de persécution contre les disciples de Jésus, Saul effectua une véritable conversion, à la suite d'un événement qui l'atteint personnellement alors qu'il se rendait à Damas afin de ramener à Jérusalem les disciples qui avaient fui jusque dans cette ville. Il raconte lui-même sa vocation, dans une lettre qu'il adressa par la suite aux Galates, en des termes qui doivent être soigneusement analysés pour comprendre comment il put intérioriser cet événement de la route de Damas :

Lorsque Celui qui m'a mis à part, dès le sein de ma mère, et m'a appelé, par sa grâce, a jugé bon de révéler en moi son Fils afin que je l'annonce parmi les païens, aussitôt... je suis parti.. . (Gal. 1, 15-17)

Au 'lorsque' correspond un 'aussitôt' : il n'y a donc aucun moment de répit entre la vocation et la mission ; dès que Dieu appelle un homme, c'est pour l'envoyer en mission. Mais, dans le texte même de ce passage de la lettre aux Galates, Paul ne révèle pas l'identité de 'Celui' ; il n'est possible de la connaître que par une mise en relation avec 'son Fils'. Il s'agit donc du Dieu-Père, dont Paul, en bon pharisien, ne prononce même pas le nom sacré. Ce Dieu-Père l'a 'mis à part' sans le séparer du reste des hommes, 'depuis le sein de ma mère' ; il n'y a pas d'interruption dans l'histoire de l'individu, Dieu ne fait pas uns irruption brutale dans la vie de l'homme, il se manifeste à lui d'une manière progressive depuis ses premières origines. Toutefois, son dessein mystérieux ne se manifeste à chacun qu'à un moment déterminé. Cependant, après l'événement lui-même, éclairé par la manifestation de Dieu, il est possible de récapituler toute son histoire, éclairée par la révélation divine. Le dessein de Dieu, sa volonté sur chaque homme se dévoile dans le cadre d'une tradition, dont le sein maternel est la figure. Nourri du judaïsme, dès le sein maternel, Paul était appelé à une mission spéciale dans le plan de Dieu ; sa conversion peut éclairer toute son histoire personnelle. Ce Dieu-Père l'a appelé ; ce qu'il y a d'étonnant dans l'existence d'un homme, c'est sa découverte d'une mission à accomplir, non pas en vertu des mérites propres à l'homme, mais par la seule 'grâce' de Dieu, par le seul don gratuit que le Dieu-Père fait à chaque homme. L'existence humaine est sérieuse, et c'est au coeur même de cette vie que Dieu fait signe à l'individu, en lui accordant ses dons. La grâce divine rejoint le concret de la vie : Dieu est Celui qui fait en chacun quelque chose, parce qu'il 'a jugé bon'. Ce n'est pas l'homme qui décide, mais Dieu lui-même. Les termes que Paul utilise sont choisis avec beaucoup de pudeur ; il ne revendique pas un titre humain, mais seulement l'action de Dieu en lui, action avec laquelle il doit entrer en accord, en harmonie. Cette action divine est une révélation : il a jugé bon 'de révéler en moi', l'action de Dieu n'est pas une intrusion, mais une découverte progressive qui conduit du sein maternel jusqu'au moment où il est possible de relire toute son histoire, dans la lumière du dessein divin. Cette révélation concerna 'son Fils' ; c'est par la mention du Fils, que l'on découvre que Celui qui appelle est le Père. La relation du Fils à son père éclaire d'une manière singulière le rapport du fils (Paul) avec sa mère ; le Fils ne peut se comprendre que dans le père, et, d'un autre côté, la tradition humaine permet de découvrir que Dieu est à l'oeuvre dans tous les moments de l'existence humaine. Il existe un rapport qui s'ouvre, celui du fils (Paul) au Père, ce rapport ne pouvant être perçu que dans le Fils. La révélation qui est faite ne peut être conservée par le seul intéressé ; elle vise une annonce : 'afin que je l'annonce' ; elle implique une action de la part de celui qui la reçoit. Cette action ne sera pas simplement un enseignement, mais surtout un changement complet de vie, elle ne sera pas un nouveau Talmud, mais une conversion de l'existence personnelle, et une invitation pour tout homme à changer de vie. Tous les hommes, et surtout les 'païens', ceux qui n'ont pas reçu la Loi mosaïque, sont invités à entrer en relation avec Dieu, d'une manière totalement différente, non pas par un enseignement, mais par une filiation dans le Fils unique.

Après son baptême, qui fut l'occasion pour Saul de Tarse de convertir son nom en celui de Paul, et quelques jours de prédication à Damas, Paul se retire de la scène pendant un certain temps. Dans sa lettre aux Galates, il signale qu'il n'y a été poussé par personne, de même qu'il n'a pas pris le soin de faire confirmer l'authenticité de sa mission par le collège des apôtres. En même temps qu'il est devenu adepte de Jésus-Christ, Paul est devenu lui aussi apôtre, le dernier des apôtres. Sa mission lui a été confiée sans le secours, sans l'intervention d'aucun homme, mais pas la seule révélation qui lui a été faite sur la route de Damas. Après avoir quitté cette ville pour se soustraire à la haine des milieux profondément enracinés dans le judaïsme, mais avant de se rendre à Jérusalem pour confronter l'Evangile qu'il peut annoncer à celui qui est prêché par les autres apôtres, il se retire dans le désert d'Arabie, à l'exemple de Moïse, d'Elie et de Jésus lui-même. Cette retraite au désert manifeste déjà qu'il est prêt à annoncer l'Evangile aux païens, puisqu'il se retire dans un désert 'païen' et non pas dans un désert 'juif'- Mais cette retraite lui a certainement permis d'effectuer le tournant radical de son existence ; lui, le défenseur acharné de la religion de ses pères, est devenu le fidèle héraut de la nouvelle religion ; lui, qui combattait les païens avec une ardeur farouche, va devenir leur plus grand défenseur et va leur permettre d'entrer de plain-pied dans l'Eglise naissante. Après cette période, Paul se rend à Jérusalem pour faire la connaissance de Pierre, non pas pour dissiper ses doutes sur son Evangile, mais simplement pour constater son harmonie avec l'enseignement des autres apôtres. Mais il n'est pas sûr qu'il fut bien admis par tous les disciples ; l'ancien persécuteur inspirait encore la crainte. Les juifs hellénistes tentèrent de le mettre à mort, c'est alors qu'il regagna sa ville natale. Paul demeurait encore peu connu dans le monde des judéo-chrétiens, même si ceux-ci savaient que l'ancien persécuteur des disciples était devenu l'ardent défenseur du Christ.

Le Concile de Jérusalem

Si l'on suit la biographie que Paul trace lui-même, dans sa lettre aux Galates, il a évangélisé son pays natal pendant de longues années (quatorze - mais on ne sait pas s'il faut donner le point de départ de ces quatorze années au moment de sa conversion ou au moment de sa rencontre avec les apôtres à Jérusalem). Paul évangélisait donc la Cilicie jusqu'au jour où Barnabas vint le chercher pour organiser l'EgIise d'Antioche. Il partit alors une nouvelle fois pour Jérusalem, en emmenant avec lui son ami Tite, un grec incirconcis.

Ce nouveau voyage 'à la suite d'une révélation' lui était nécessaire pour bien affirmer sa communion avec l'ensemble de l'EgIise. Il est presque certain que Paul connaissait un corps de doctrine professé par tous les prédicateurs, mais qu'il l'enseignait avec beaucoup d'originalité. Ce qu'il souhaite montrer, c'est qu'il ne court pas en vain ; il lui faut comparer son enseignement à celui des apôtres, et particulièrement son attitude en face de la circoncision. Ce voyage a certainement été très souhaité par l'EgIise d'Antioche elle-même, comme le souligne le livre des Actes des Apôtres :

Certaines gens descendirent alors de Judée, qui voulaient endoctriner les frères : 'si vous ne vous faites pas circoncire selon la règle de Moïse, disaient-ils, vous ne pouvez pas être sauvés'. Un conflit en résulta et des discussions assez graves opposèrent Paul, Barnabas à ces gens. On décida que Paul, Barnabas et quelques autres monteraient à Jérusalem trouver les apôtres et les anciens à propos de ce différend (Ac. 15, 1-2).

Ce différend est porté dans un entretien particulier avec les personnes les plus considérées, qui n'obligèrent pas Tite à se faire circoncire, ce qui auraient donné raison aux évangélisateurs venus de Judée.

L'accord de Jérusalem permet à l'Eglise naissante de franchir le cap difficile de la séparation d'avec le judaïsme. A l'encontre des judéo-chrétiens, qui soutenaient que la circoncision n'était absolument nécessaire au salut, il fut décidé que les pagano-chrétiens, c'est-à-dire les disciples qui venaient du paganisme, ne devaient pas être soumis à la Loi mosaïque et à ses exigences. Paul n'avait voulu faire aucune concession pour que la vérité de l'Evangile fût maintenue. Le livre des Actes des Apôtres donne la conclusion de cette première assemblée conciliaire, sous forme d'une lettre adressée aux différentes Eglises locales :

L'Esprit-Saint et nous-mêmes avons décidé de ne vous imposer aucune autre charge que ces exigences inévitables : vous abstenir des viandes de sacrifices païens, de sang, des animaux étouffés et de l'immoralité. Si vous évitez tout cela avec soin, vous aurez bien agi. Adieu ! (Ac. 15 28 29).

L'unité de l'Eglise était ainsi maintenue ; il n'y aura plus une Eglise pour les juifs et une Eglise pour les païens, mais une seule et même Eglise, même si les modes d'évangélisation peuvent être différents. De plus, la liberté chrétienne s'affirmait par rapport au judaïsme ; la circoncision n'est plus une obligation, ce qui veut dire que le passage 'pédagogique' par la Loi juive n'est plus une nécessité absolue pour la conversion à Jésus-Christ. L'unité de l'Eglise est affirmée par une poignée de mains, signifiant le plein accord entre Pierre, l'apôtre des juifs, et Paul, l'apôtre envoyé aux païens ; ils sont, l'un et l'autre, chargés d'une mission quelque peu différente, mais le but ultime est le même. Cet accord, signifié dans une poignée de mains, scellait un accord, sans doute provisoire, puisqu'il allait rebondir dans le conflit d'Antioche quelque temps plus tard. Paul a compris tout l'enjeu théologique de ce Concile de Jérusalem ; si l'on doit devenir juif pour être baptisé, c'est que la grâce de Jésus-Christ ne suffit pas, c'est qu'il faut que l'homme fasse quelque chose de lui-même avant de pouvoir recevoir le don de Dieu. L'accord de Jérusalem montre bien que l'homme ne peut pas être sauvé par ses seules forces, mais qu'il est sauvé, gratuitement, par Dieu en Jésus-Christ.

Le conflit apostolique d'Antioche

De retour à Antioche, après sa montée à Jérusalem, Paul continue l'évangélisation de cette province et prépare une nouvelle course missionnaire. L'accord de Jérusalem n'avait rien prévu au sujet de la commensalité des chrétiens qu'ils soient venus du judaïsme ou qu'ils soient venus du paganisme. Le principe avait été admis que les incirconcis pouvaient devenir membres effectifs de l'EgIise ; mais rien n'avait été prescrit à propos des repas pris en commun. Or, pour le juif, entrer en contact, même un contact très passager, avec un incirconcis, est source d'une impureté rituelle ; à plus forte raison, au cours d'un repas avec des païens. Et c'est cette tradition juive qui va entraîner un conflit à Antioche.

Pierre vient dans cette ville. D'abord, il ne fait aucune difficulté pour prendre ces repas avec des chrétiens venus du paganisme Mais quand arrivent à Antioche des judéo-chrétiens, proches de Jacques le Mineur, apparenté à Jésus et responsable de l'EgIise de Jérusalem, Pierre s'abstient de prendre ses repas avec les païens convertis pour ne manger qu'avec les anciens juifs. Paul n'hésite pas à affronter Pierre, dont l'attitude risquait de diviser la communauté chrétienne et de faire croire, sans doute à tort, que lui, Pierre, reconnaissait encore un caractère obligatoire à la Loi de Moïse. Les mentalités ne changent pas en un jour, et l'Eglise de Jérusalem restera longtemps fidèle aux observances traditionnelles. Paul ne le reproche pas à ces chrétiens, mais il ne peut admettre que l'on fasse d'une question de simple observance une question de principe qui risquerait de diviser l'Eglise. Ce que Paul reproche à Pierre, ce n'est pas une erreur doctrinale, mais un manque de cohérence pratique : la communauté de foi doit se traduire jusque dans la communauté de table.

Paul, quant à lui, ne connaît aucune hésitation en face de la Loi juive. Dès sa conversion à Jésus Christ, sur la route de Damas, il se présente comme l'apôtre des Gentils, c'est-à-dire des païens ; il a tout de suite compris qu'il n'y a pas de salut possible en dehors de Jésus Christ, qu'il y a, en revanche, une abolition définitive de la Loi mosaïque, même s'il ne néglige pas de réserver une certaine attention à ces anciens coreligionnaires qui n'ont pas encore effectué le passage au régime de la foi au Christ. Dans sa lettre aux Galates, il explique son attitude en face de juive, en utilisant le vocabulaire de la 'justification', ainsi le fait également dans sa lettre aux chrétiens de Rome :

Nous savons cependant que l'homme n'est pas justifié par les oeuvres de la Loi, mais seulement par la foi en Jésus Christ ; nous avons cru, nous aussi, en Jésus Christ, afin d'être justifiés par la foi en Christ et non par les oeuvres de la Loi, parce que par les oeuvres de la Loi personne n'est justifié (GaI. 2, 16).

La première chose à souligner, c'est que personne n'est juste sinon Dieu seul. Lui seul, en effet, peut demeurer fidèle à lui-même ; ce qu'il veut de toute éternité et pour toute éternité, c'est le salut de l'homme pécheur. La justice de Dieu s'est manifestée d'une manière particulière dans le Christ Jésus : le Fils de Dieu, le seul juste, est mort pour les pécheurs, pour les injustes. L'action de la justice de Dieu s'exerce encore envers tous les pécheurs ; c'est la seconde réalité qu'il convient de remarquer. La justice de Dieu, qui n'est pas à la mesure humaine, c'est d'accorder gratuitement sa grâce : le don de Dieu est toujours premier, l'homme le reçoit mais il ne le mérite jamais. Ainsi, celui qui met sa foi dans le Christ Jésus ne peut obtenir le salut par ses propres forces, par le seul accomplissement des oeuvres prescrites par la Loi, mais en recevant son salut de Dieu. Et pour recevoir ce salut, il faut et il suffit d'accepter de le recevoir : toute autre condition est superflue.

Ainsi, dès les débuts de la prédication de Paul, dès les débuts de la prédication de l'Eglise, la foi en Christ Jésus n'est jamais autre chose qu'une réponse de l'homme à l'invitation divine. L'observance stricte de tous les préceptes de la Loi ne conduit en aucune façon à la justification, mais plutôt à la servitude. La Loi est incapable de fournir aux hommes la justification et la sanctification. L'homme pécheur ne mérite pas d'être sauvé ; même les actions les meilleures ne suffiraient pas à combler l'immensité du don gratuit de Dieu. En d'autres termes, si la Loi mosaïque peut conduire au salut, alors Jésus est mort pour rien ; et, puisqu'il invite les siens à dépasser la Loi, à l'abandonner même, il conduit ceux-ci au péché.

Paul s'exprime dans son existence

Si je rebâtis ce que j'ai détruit, c'est moi qui me constitue transgresseur. Car moi, c'est par la Loi que je suis mort afin de vivre pour Dieu. Avec le Christ, je suis crucifié ; je vis, mais ce n'est plus moi, c'est Christ qui vit en moi. Car ma vie présente dans la chair, je la vis dans la foi au Fils de Dieu, qui m'a aimé et s'est livré pour moi. Je ne rends pas inutile la grâce de Dieu ; car si, par la Loi, on obtient la justice, c'est donc pour rien que Christ est mort (Gal. 2, 18-21)

Ce que Paul a compris, sur la route de Damas, c'est que le Christ ne cesse d'être vivant dans la vie de chacun de ses fidèles : Je suis Jésus que tu persécutes (Ac. 9, 5).

Et, pour lui-même, il réalise que ce n'est plus lui qui vit, mais que c'est le Christ en personne qui continue son action à travers lui. La manifestation du Christ ressuscité à Paul lui a montré à quel point la vie des disciples est unie à celle de leur maître ; ils participent effectivement à la vie de leur Seigneur Jésus Christ. Paul estime alors ne plus rien pouvoir sans la grâce de Dieu ; il doit toute son existence au Christ qui s'est révélé à lui ; le Christ l'a aimé personnellement, 'dès le sein maternel' (Gal. 1, 15), il s'est livré pour lui et il vit en lui plus que lui-même. La certitude fondamentale de Paul, c'est de partager la condition de Jésus, à tel point qu'il n'hésite pas à dire qu'il est crucifié avec le Christ pour vivre de sa vie. Cette crucifixion avec le Christ, c'est précisément une mort causée par la Loi ; celle-ci conduit à la mort de la chair afin de vivre pour Dieu, et réciproquement, la vie de Paul dans son actualité ne peut plus être vécue que dans la foi au Fils de Dieu. La mort du Christ Jésus obtient toute sa dimension, si avec lui, c'est la loi qui est morte ; autrement, elle ne servirait à rien. Et si Paul continuait à faire respecter les règles du judaïsme, il ne se situerait pas dans la vérité, il transgresserait la 'Loi nouvelle', ce que Pierre faisait lorsqu'il refusait de partager toujours et partout le repas des incirconcis.

Ce n'est pas la Loi qui a donné l'Esprit et la vie de Dieu aux croyants, mais bien l'annonce de la Bonne Nouvelle de Jésus Christ, crucifié pour le salut des hommes. C'est en reconnaissant que le Christ meurt pour le salut de tous les hommes que le croyant découvre qu'il est lui-même sauvé et que l'Esprit de Dieu lui est donné.

Paul s'est toujours opposé aux groupes judéo-chrétiens qui estimaient que la Loi de Moïse gardait toujours son actualité et réclamait l'obéissance des croyants, allant même jusqu'à prétendre que le salut offert par Dieu ne pouvait être obtenu que par la circoncision de la chair. Quand le concile de Jérusalem proclama qu'il ne fallait pas imposer la Loi aux païens convertis, l'opposition de Paul se fit plus sereine, mais il lutta toujours pour que les décisions conciliaires soient appliquées ; seule, la foi en Jésus Christ peut obtenir la délivrance pour tout croyant, seule, elle peut lui obtenir la justification. La doctrine de la justification par la seule foi, Paul l'a trouvée dans l'Ecriture Sainte du peuple juif elle-même, dans une parole du prophète Habacuc : le juste vivra par la foi (Ha. 2, 4).

Habacuc annonçait que la foi aux promesses divines obtiendrait au peuple d'Israël la délivrance de sa captivité en terre de Babylonie, que sa fidélité à l'alliance avec Dieu pourrait lui garantir une existence nationale. Mais, au-delà de cette réalisation temporelle, il était possible de découvrir que le salut messianique était une anticipation du salut éternel pour tous ceux qui mettaient leur confiance dans la parole et la miséricorde de Dieu. C'est sur cette interprétation que Paul se fonde pour montrer que la foi en Jésus Christ peut obtenir la libération véritable, qui est libération du péché pour une vie véritable et authentique d'enfants de Dieu. Cet argument aurait certainement pu suffire pour justifier tous les hommes convertis au christianisme. Mais le génie de Paul lui permet de remonter encore plus loin dans le temps, en invoquant l'exemple d'Abraham, ce patriarche dont se réclamaient les juifs fidèles. La foi d'Abraham est antérieure à la circoncision, car, à l'époque de ce patriarche, la Loi mosaïque n'existait pas encore, et la circoncision ne fut imposée au père des croyants que comme 'sceau de la justice obtenue par la foi'. La foi d'Abraham en la naissance d'un fils, Isaac, était admirable, puisque son grand âge semblait rendre la promesse divine complètement irréalisable. C'est la foi d'Abraham qui lui fut comptés comme justice, alors qu'il n'était pas encore soumis à la Loi. Ce sont donc les croyants qui ont pour père Abraham, et non pas seulement ceux qui sont soumis à la Loi de Moïse. Il n'est pas seulement le père du peuple élu, il est le père de tous les croyants : par lui, toutes les nations de la terre sont bénies. L'habileté de Paul s'exprime dans un véritable déploiement d'argumentation de type rabbinique, il invoque tous les passages de l'Ecriture qui viennent conforter son raisonnement, n'hésitant pas à condamner ceux qui mettent la Loi en pratique pour privilégier les croyants. N'est-ce pas d'ailleurs la Loi qui fait connaître le péché ? S'il n'y avait aucune interdiction à faire le mal, personne ne connaîtrait le mal ; c'est la Loi qui conduit au péché, au mal...

La foi d'Abraham au Dieu créateur et au Dieu qui fait vivre est en quelque sorte le type même de la foi chrétienne en la résurrection du Christ. La foi du patriarche est un acte de foi en celui qui fait naître, en celui qui donne la vie au corps d'Abraham et au corps de son épouse Sara, dans leur vieillesse. Toutefois, l'objet de la foi chrétienne est plus précis : la promesse de bénédictions à toutes les nations s'accomplit d'une manière telle que le patriarche lui-même n'avait pu le prévoir. Abraham est le père de tous, des circoncis qui observent la Loi, des incirconcis qui imitent la foi du patriarche.

Le signe de la circoncision lui fut donné comme sceau de la justice venue par la foi lorsqu'il était incirconcis ; ainsi devient-il à la fois père des croyants incirconcis pour que la justice leur fut comptée et père des circoncis, de ceux qui non seulement appartiennent au peuple des circoncis, mais marchent aussi sur les traces de la foi de notre père Abraham, avant la circoncision. En effet, ce n'est pas en vertu de la loi, mais en vertu de la justice de la foi que la promesse de recevoir le monde en héritage fut faite à Abraham et à sa descendance (Ro. 4, 11-13).

La Loi enseigne le permis et le défendu. Or, l'homme ne connaîtrait pas le mal s'il ignorait son existence. C'est la Loi qui, en lui indiquant ce qui est défendu, l'entraîne à entrer, plus ou moins directement, sous le régime de la transgression. S'il était possible de supprimer le permis et le défendu, le péché et le mal seraient immédiatement supprimés également. L'homme entrerait alors dans le régime de la liberté ; et c'est précisément cette liberté qui est le fruit de la promesse faite à Abraham. Cette liberté a été acquise pour tous les hommes par le Christ, dans sa mort sur la croix. L'abolition de la Loi par le Christ résulte du fait qu'il a pris sur lui toutes les malédictions dont Ia Loi menaçait ceux qui la transgressaient. En étant suspendu sur le bois de la croix, le Christ Jésus est devenu, d'une certaine manière, la malédiction personnifiée ; il met ainsi un terme définitif à toutes les malédictions de la Loi envers tous les hommes, dont il est le représentant. Le Christ ressuscité n'est plus soumis à la Loi, il en est de même pour tous ceux qui lui sont unis, pour tous ceux qui ont mis leur foi en lui, dans sa mort et dans sa résurrection, pour tous ceux qui participent, d'une manière active et actuelle, à sa mort et à sa résurrection.

La venue du Christ fait échapper à la tutelle de la Loi mosaïque ; le disciple de Jésus appartient à Dieu, il devient fils de Dieu, héritier avec le Christ : Vous tous qui avez été baptisés en Christ, vous avez revêtu le Christ (Gal. 3, 27).

La justification est obtenue par la foi, et la foi, dans la pensée de Paul, implique le désir du baptême. De la sorte, c'est par la foi et par le baptême que l'homme est justifié ; c'est par la foi que l'homme devient fils de Dieu, c'est par le baptême qu'il revêt la condition du Christ. Le baptême chrétien unit le nouveau baptisé au 'baptême' du Christ Jésus sur la croix. Cette mort du Christ a anticipé le pardon de tout le péché des hommes, elle vaut pour eux toute justification. En recevant le baptême, le croyant est plongé dans la mort avec le Christ (c'est le signe de l'immersion totale dans l'eau baptismale) et il ressuscite avec lui pour une vie nouvelle. Le baptême chrétien n'est pas une 'insertion' du baptisé au corps du Christ, crucifié et ressuscité, à titre purement individuel ; le baptisé est incorporé à tout l'ensemble des chrétiens où toutes les distinctions sont abolies : tous sont 'un' dans le Christ Jésus auquel ils appartiennent. Etre 'un' dans le Christ, lui appartenir, c'est constituer la descendance unique d'Abraham, c'est acquérir la possibilité d'hériter selon la promesse, sans l'intermédiaire de la Loi, qui avait permis aux circoncis de détourner l'héritage promis à leur seul profit.

Baptême et foi s'appellent mutuellement pour la justification : la foi illumine et déjà justifie. Le baptême agrège à la communauté chrétienne et au corps du Christ ressuscité, en faisant entrer le baptisé dans l'Eglise visible ; il donne à la foi toute sa dimension, dans la mort et la résurrection du Christ que revêt le nouveau baptisé.

Qui est Jésus Christ pour Paul ?

Quand est venu l'accomplissement du temps, Dieu a envoyé son Fils, né d'une femme et assujetti à la Loi, pour payer la libération de ceux qui sont assujettis à la Loi, pour qu'il nous soit donné d'être fils adoptifs... (Gal 4, 4-5).

Dans l'ordre chronologique de la rédaction des écrits du Nouveau Testament, la lettre de Paul aux Galates est l'un des premiers textes, après ses lettres aux Thessaloniciens. Habituellement, les spécialistes situent la lettre aux Galates vers les années 55-56. C'est donc un texte très proche de la mort et de la résurrection du Christ, une vingtaine d'années seulement. Certes, les traditions évangéliques commencent â prendre corps, mais aucun texte définitif n'est encore rédigé. La notation de 'l'accomplissement des temps' n'est pas dépourvue d'intérêt, si l'on songe que Marc, un des disciples de Paul et un des quatre évangélistes, inaugure la prédication de Jésus, en lui faisant dire : Le temps est accompli et le règne de Dieu s'est approché : convertissez-vous et croyez à l'Evangile (Mc. 1 15).

Tout l'Ancien Testament avait préparé le salut de l'homme, salut que Dieu accorde, à l'accomplissement des temps, par Jésus, son Fils.

A la manière des prophètes, Jésus est envoyé par Dieu, il est investi d'une mission qui dépasse en importance celle des autres prophètes, puisqu'il est le Fils même du Dieu unique. Seulement, il convient de se souvenir que, dans la pensée juive, le titre de 'fils de Dieu' n'avait pas le sens fort que lui a donné la tradition chrétienne. Le paradoxe de la foi chrétienne est tel que celui que les disciples du Christ appelle 'Fils de Dieu' ne s'est sans doute jamais présenté comme tel à ses premiers disciples ; l'historien ne peut être assuré que Jésus se soit proclamé lui-même 'Fils de Dieu'. Et même s'il avait utilisé ce titre pour se désigner, ce titre aurait été compris dans un sens très affaibli, celui d'un homme qui est l'objet de la complaisance de Dieu, celui d'un homme sur qui repose la faveur de Dieu. C'est de cette manière que la Bible présente le roi comme un fils de Dieu. Le livre saint du peuple juif voulait, en effet, éviter de diviniser les hommes afin de sauvegarder I'unicité absolue de Dieu. Jamais, dans les évangiles synoptiques, Jésus ne dit directement qui il est, jamais il ne se présente explicitement comme le 'Fils de Dieu'. Cette expression équivalait plus ou moins à dire qu'il était le Messie annoncé par les prophètes, et elle pouvait provoquer, dans l'esprit de ses contemporains, de nombreuses équivoques. Ce qui a fait le drame de l'existence de Jésus, c'est précisément le fait qu'il refuse toujours d'être ce qu'on attend qu'il soit. C'est pourquoi si, tout au long de son évangile, Marc s'interroge sur l'identité de Jésus, il ne la dévoile à ses lecteurs qu'au pied de la croix, dans la bouche d'un païen, un centurion romain : Vraiment, cet homme était le Fils de Dieu (Mc. 15, 39).

Jésus a toujours voulu exclure son identification à un idéal, à un projet humain. Mais quand il est sur la croix, il peut être reconnu comme le Christ, le Messie, le Fils de Dieu.

Mais, si Jésus a refusé le titre de 'Fils de Dieu', il s'est quand même accordé le titre de 'Fils' (sans précision) ; ce titre apparaît comme le répondant du nom qu'il donne à Dieu 'Abba', ce terme familier que les enfants donnent à leur père selon la chair, et que l'on traduit, assez imparfaitement, par 'Père', alors qu'il s'agit plutôt de 'Papa'. Le nom de 'Fils' est une sorte de lueur sur le secret de l'identité de Jésus, et non pas seulement sur sa mission comme l'indiquait le titre de 'Fils de Dieu'. Il ne s'agit pas d'estomper l'un ou l'autre sens, mais de les faire s'interpénétrer ; le Fils de Dieu est celui qui reçoit une mission de la part de Dieu qui l'envoie, c'est un homme réel qui est le chef de file de l'ensemble de l'humanité ; le Fils est le titre qui indique l'identité de cet homme ; il n'est pas un homme comme tous les autres, il est le propre Fils du Père, celui que l'évangéliste Jean identifie au Verbe de Dieu qui s'est incarné.

Ce Fils est 'né d'une femme'. Paul ne souligne, en aucune façon, la conception virginale de Jésus. Le 'être né d'une femme' est une expression biblique courante pour marquer la pauvreté de la condition humaine, son impuissance radicale et parfois même son impureté. Paul souligne, de la sorte, que le Christ s'est inséré dans la condition humaine jusque dans sa bassesse la plus extrême. Chronologiquement, dans l'ordre de la rédaction des textes néotestamentaires, c'est la première fois qu'il est fait allusion à la mère de Jésus, sans la mentionner d'ailleurs, sans lui attribuer non plus un rôle spécifique ou des privilèges particuliers. Il n'y a pas lieu de s'étonner si l'on songe que la première prédication apostolique ne s'est jamais arrêtée sur la personne de Marie. Toute cette première prédication de l'Eglise naissante était en effet centrée sur Jésus Christ et particulièrement sur le mystère de sa mort et de sa résurrection, bien plus que sur les événements qui ont constitué sa vie terrestre. Marie n'est donc pas un sujet 'intéressant' pour la première proclamation de l'évangile. Toute la pédagogie de la révélation de Dieu va d'abord à l'essentiel, le mystère pascal, pour en analyser toutes les implications par la suite. Certains auteurs contemporains pensent, malgré tout, que le 'est né d'une femme' souligne déjà la naissance virginale de Jésus. Ils en appellent aux coutumes et aux lois païennes par lesquelles c'était le père qui reconnaissait l'enfant d'une femme ; l'appartenance à une famille se faisait par la reconnaissance paternelle. Alors, ces auteurs pensent que cette première mention de Marie dans le Nouveau Testament appelle une réflexion sur ses privilèges. Jésus est né d'une femme... Ils en concluent que sa naissance n'est pas l'oeuvre d'un homme... La question restera sans doute toujours ouverte...

Après avoir souligné que Jésus participe à la condition humaine par le fait de sa naissance, Paul ajoute qu'il a participé à la condition de vie d'un peuple déterminé. Le terme même 'assujetti' indique bien par lui-même le caractère d'asservissement de la Loi. Le Fils de Dieu s'est plié à la même servitude, au même esclavage que tous les autres hommes dont il a voulu partager la condition. C'est ce que les théologiens appellent la 'kénose' ; ils tirent ce terme du verbe grec 'ekenosen', 'il s'est dépouillé', ou encore 'il s'est vidé' que l'on trouve dans la lettre aux Philippiens (Phi. 2, 7). Cette kénose, cet assujettissement à la loi des hommes n'implique pas que le Christ cesse d'être l'égal de Dieu ou d'être l'image, l'icône du Père. C'est dans son anéantissement même qu'il manifesta le plus l'amour que Dieu porte à son Fils comme à tous les hommes. En se soumettant à la Loi de Moïse, comme il se soumet à la condition des hommes, le Christ Jésus manifeste une manière divine de vivre l'humanité.

En invitant les disciples à prendre comme ligne de conduite l'existence même de Jésus, Paul va élaborer une description de l'identité du Fils de Dieu fait homme. Dans le cadre d'une exhortation pressante à l'amour fraternel et à l'oubli de soi, Paul introduit une hymne qui est restée célèbre et qui a donné lieu à des interprétations très diverses, notamment au point de vue de sa structure. Cette hymne se présente comme une tentative d'explicitation de la foi au Christ, en attestant clairement que les premiers chrétiens découvraient trois états d'existence dans le Christ : sa préexistence éternelle en Dieu, sa condition terrestre et sa gloire post-pascale. C'est en se fondant sur cette constatation que certains exégètes découpent ce texte en trois strophes :

Le Christ Jésus était de condition divine

il ne retint pas jalousement l'égalité avec Dieu,

mais il s'anéantit

et prit la condition d'esclave.

 

Se trouvant de condition humaine

et en tout semblable à l'homme,

il s'humilia lui-même

et obéit jusqu'à la mort, à la mort sur la croix.

 

C'est pourquoi Dieu l'a surexalté

et lui a donné un nom au-dessus de tout nom

pour qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse

dans le ciel, sur terre et aux enfers,

et que toute langue proclame : Jésus Christ est Seigneur,

à la gloire de Dieu le Père (Ph. 2, 5-11)

 

La première strophe décrit l'échange de la condition divine à la condition d'esclave, la deuxième rappelle la voie suivie sur terre par Jésus jusqu'à sa mort, et la troisième décrit l'exaltation du Christ selon le schéma traditionnel de l'intronisation royale, connue par tous les peuples du Proche-Orient antique, avec une accession au trône et une proclamation de la souveraineté. Paul précise également les différents ordres où peut s'exercer le pouvoir royal du Christ après son exaltation dans la gloire de Dieu ; le Christ Jésus exerce sa souveraineté sur les trois parties de l'univers, issues des conceptions cosmologiques de son époque.

Il est également possible de lire ce même texte en y découvrant seulement deux strophes, l'une décrivant l'abaissement du Fils de Dieu et l'autre son exaltation. Pour découvrir tous les enjeux de cette hymne, il suffit peut-être de la relire et de la décrypter d'une manière qui creuse sans doute beaucoup plus le texte, et qui lui permet de devenir porteur de sens pour les chrétiens auxquels l'apôtre pouvait s'adresser :

Comportez-vous ainsi entre vous,

comme on le fait en Jésus Christ.

lui qui est de condition divine

n'a pas considéré comme une proie

à saisir d'être l'égal de Dieu

mais il s'est dépouillé,

prenant la condition de serviteur,

devenant semblable aux hommes

et, par son aspect, il était reconnu comme un homme

il s'est abaissé,

devenant obéissant jusqu'à la mort,

à la mort sur une croix

 

C'est pourquoi Dieu

l'a souverainement élevé

et lui a conféré le nom

qui est au-dessus de tout nom

afin qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse

dans les cieux, sur la terre et sous la terre

et que toute langue confesse

que le Seigneur, c'est Jésus Christ,

à la gloire de Dieu, le Père.

 

Une telle construction permet de saisir immédiatement que le centre de la pensée théologique de Paul, quand il s'adresse à des chrétiens, c'est la croix même du Christ. Cette croix apparaît comme le résultat ultime du dépouillement du Fils, jusqu'au partage de la condition de serviteur, mais elle apparaît également comme la condition qui permet au Père d'élever son Fils, jusqu'à lui donner le nom qui est supérieur à tous les noms humains, c'est-à-dire le Nom même de Dieu, puisque le Fils n'avait pas considéré comme une proie à saisir ou â revendiquer d'être traité comme égal à Dieu. Cet exemple du Christ, dans son abaissement le plus extrême, doit inspirer la ligne de conduite des chrétiens de manière à ce que la gloire du Père soit révélée aux hommes, quels qu'ils soient.

Le Christ Jésus a vécu une solidarité radicale avec les hommes avec leur chair, avec leur destin, il a tout connu de la condition de l'homme, tout 'sauf le péché' soulignera la lettre aux Hébreux (Héb. 4, 15). Sauf le péché, mais non pas sans l'expérience de tout ce qui accompagne la condition de l'homme pécheur, c'est-à-dire l'obscurité de la conscience, la mort dans le coeur et surtout l'impression déchirante d'avoir perdu la relation avec son Dieu, au moment de sa mort : Mon Dieu, pourquoi m'as-tu abandonné ? (Mt. 27, 46).

Le Christ, dont l'hymne aux Philippiens affirme la préexistence en Dieu, était de condition divine. Son droit le plus strict aurait été de revendiquer une condition humaine glorieuse, telle qu'il la possédera après sa résurrection. Mais il n'a pas revendiqué cette égalité. Pour le Christ, il ne s'agit pas de revendication, mais de renoncement. Il a renoncé au rayonnement de la gloire divine, et il s'est volontairement anéanti, à l'inverse du premier homme, dont parle la Genèse, qui avait tenté de rivaliser avec Dieu, de s'égaler à lui. Au lieu de faire éclater dans son humanité sa gloire divine, il a pris la condition de l'esclave, du serviteur assujetti à toutes les limitations de la nature humaine, y compris la souffrance et la mort. Et si l'Incarnation se présente comme le premier aspect de la kénose, l'obéissance jusqu'à la mort en sera la deuxième manifestation. Et c'est la raison pour laquelle Dieu élèvera souverainement celui qui s'est abaissé jusqu'au bout.

Pour Paul, qui est l'initiateur de la théologie de l'Eglise naissante, la question de l'identité du Christ Jésus, Fils unique de Dieu, était une question primordiale. Sans le Christ, mort sur la croix et ressuscité d'entre les morts, la foi chrétienne devenait sans fondement ; sans la mort, la condition humaine n'était pas assumée jusqu'au bout - et ce qui n'est pas assumé ne peut pas être sauvé - sans la résurrection du Christ, le salut n'est pas donné par Dieu à tous les hommes, et il faut en revenir au régime de la Loi mosaïque.

La vie des disciples du Christ

Paul, dès le moment de sa conversion sur la route de Damas, n'a pas connu d'hésitations au sujet de la Loi de Moïse. Puisque le Christ est vraiment ressuscité, la Loi a perdu tout pouvoir de salut la circoncision devient inutile, le baptême signifie l'adhésion de la foi au Christ et l'entrée dans la grande famille des enfants de Dieu, non plus selon la chair, mais selon l'Esprit même de Dieu. Ce Dieu n'est plus le Dieu des seuls juifs, il est le Seigneur de tous les hommes. Pourtant, Paul ne rejette pas une certaine utilité de la Loi, comme moyen pédagogique, puisque le Christ Jésus lui-même a accepté de se soumettre à cette Loi. Celle-ci prend une dimension nouvelle dans la volonté salvifique de Dieu. En acceptant de se soumettre à la loi commune des hommes, en acceptant aussi de se soumettre à la Loi particulière du peuple juif, le Christ a voulu mener jusqu'à son plein achèvement, jusqu'à son plein accomplissement, toute forme de loi, en libérant ainsi les hommes de la servitude. C'est parce qu'il entre pleinement dans la condition de l'humanité, et non pas seulement dans une apparence d'humanité que Jésus va pouvoir résumer, en quelque sorte, toute cette humanité dans sa personne, et, par suite, la racheter et 'payer la libération de ceux qui sont soumis à la Loi'. Il est si réellement homme qu'il paraîtra n'être qu'un homme, comme tous les autres, dans 'la condition de serviteur'. Le Christ est le seul qui puisse opérer le rachat définitif de l'homme, le seul qui puisse apporter la réalisation de cette libération et de ce salut, puisqu'il est le Fils et que la liberté lui appartient du fait de sa condition divine ; il communie à la servitude des hommes pour les faire communier è sa liberté. Mais, la libération que le Christ apporte est autre que la fin d'une servitude - ce serait alors simplement un aspect négatif -, cette libération a une valeur positive ; elle établit le croyant ans la position d'enfant de Dieu. Tout le peuple peut accéder à ce partage de la position de Jésus, en devenant lui aussi fils, par la grâce de l'adoption. L'homme devient fils de Dieu, dans et avec le Fils unique.

Avec la mort et la résurrection du Christ, la libération est entièrement achevée ; tout est donné au disciple, il ne lui reste plus qu'à participer à l'oeuvre de grâce. Tout est donné, mais tout reste à faire ; il ne tient qu'à l'homme de devenir réellement fils de Dieu, en se donnant totalement à son Sauveur par la foi et par la reconnaissance de Dieu comme son Père. Le chrétien devient ainsi le fils adoptif du Père céleste. Et c'est par l'Esprit que l'union de l'homme à Dieu peut se faire. L'Esprit, envoyé par le Père, confirme, en chaque croyant qu'il participe à une vie nouvelle, puisqu'il lui permet de nommer Dieu 'Père'. L'Esprit et le Fils sont étroitement liés dans la théologie paulinienne ; c'est l'Esprit aussi bien que le Fils qui attribuent indifféremment le don de la grâce. Paul va même jusqu'à dire que le Christ ressuscité est Esprit : Le Seigneur est l'Esprit, et là où est l'Esprit du Seigneur, là est la liberté (2 Cor. 3, 17).

L'affirmation que le Christ est Esprit est une sorte de formule abrégée pour signifier que le Christ est entièrement pénétré par l'Esprit. Le chrétien vit dans le Christ Jésus, il 'est dans' le Christ, grâce aux mérites de celui-ci ; son union au Christ, et au Père, se réalise pour lui dans le don de l'Esprit, qui est la marque de l'adoption filiale par le Père. La prière que l'Esprit suscite dans le coeur des croyants est la prière même de Jésus ; il peut appeler Dieu son Père, de la même manière que le Christ s'adressait familièrement à Dieu, en lui donnant ce nom que seuls les enfants, dans l'Intimité familiale, donnent à leur père selon la chair.

Vous n'avez pas reçu un esprit qui vous rende esclaves et vous ramène à la peur, mais un Esprit qui fait de vous des fils adoptifs, et par lequel nous crions : Abba ! Père ! Cet Esprit lui-même atteste à notre esprit que nous sommes enfants de Dieu (Ro 8 15 16).

Il n'y a plus de place pour la peur ou pour la crainte ; le temps de la servitude est définitivement achevé. L'esprit du chrétien est un esprit d'adoption filiale qui entraîne, comme dans toute adoption, un droit à l'héritage. Le peuple de Dieu est sorti de l'enfance, au sens où l'enfant est soumis à l'autorité paternelle comme un esclave est soumis à son maître ; le peuple chrétien connaît la condition filiale, avec tous les droits afférents à ce nouvel état de vie, et particulièrement la filiation avec le Fils unique, Jésus-Christ. C'est là toute l'oeuvre de Dieu accomplie pour les hommes par le Christ Jésus lui-même. Il a donné à tous ceux qui croient en lui une dignité incomparable, les admettant dans l'intimité même des personnes divines, les faisant participer à leur nature unique.

Paul, l'écrivain du christianisme naissant

Si les Actes des Apôtres décrivent l'activité missionnaire de Paul, depuis sa vocation sur la route de Damas jusqu'à son arrivée à Rome, où il subira le martyre, témoignage suprême de l'attachement du disciple à la vie de son Seigneur, Paul est surtout connu comme l'auteur de nombreuses lettres aux différentes communautés chrétiennes qu'il avait lui-même fondées ou qu'il visitait à l'occasion de ses voyages. Si ses lettres contiennent une véritable théologie de l'Eglise naissante, elles n'en gardent pas moins un caractère adapté à la situation de chacun de ses destinataires ; il ne s'agit pas, à proprement parler, de traités dogmatiques, mais de billets, plus ou moins longs, motivés par les circonstances qui faisaient la vie des communautés ou des individus auxquels l'apôtre est amené à s'adresser. Il utilisait les différents modes d'expression en usage dans la vie des premières communautés ; l'expression dogmatique voisine avec les développements liturgiques et cultuels, l'exhortation proprement religieuse voisine avec une certaine forme de dogmatisme... L'importance de ses lettres est telle que, dès le premier siècle, les chrétiens en faisaient des copies qu'ils lisaient déjà dans leurs assemblées preuve s'il en est du caractère normatif que les premières générations chrétiennes leur attribuaient.