La réalité sacramentelle dans l'Eglise

 

 

Quand est venu l'accomplissement du temps, Dieu a envoyé son Fils, né d'une femme et assujetti à la Loi, pour payer la libération de ceux qui sont assujettis à la Loi, pour qu'il nous soit donné d'être fils adoptifs. Fils, vous l'êtes bien : Dieu a envoyé dans nos coeurs l'Esprit de son Fils qui crie : Abba, Père ! (Gal. 4, 4-6).

Dans l'ordre chronologique de la rédaction du Nouveau Testament, la lettre de Paul aux Galates est un des premiers textes : on le situe habituellement vers les années 55-56. C'est donc un texte très proche de l'événement pascal, de la mort et de la résurrection du Seigneur. Évidemment, les traditions évangéliques commencent à prendre corps, mais aucun texte définitif n'est encore rédigé.

La notion de l'accomplissement du temps n'est pas dépourvue d'intérêt, si l'on pense que Marc, disciple de Paul, inaugurera son récit de la prédication de Jésus, en lui faisant dire : Le temps est accompli et le Règne de Dieu s'est approché, convertissez-vous et croyez à l'Évangile (Mc. 1, 15).

A la manière des prophètes de l'Ancien Testament, Jésus est envoyé par Dieu, tout en étant investi d'une mission, celle de la libération de ceux qui sont soumis à la Loi. Paul souligne que le Fils, envoyé par Dieu, est né d'une femme. Être né d'une femme est une expression biblique courante pour marquer la pauvreté de la condition humaine, son impuissance radicale, et parfois même son impureté. L'apôtre veut indiquer, avant toutes choses, que le Christ Jésus s'est inséré dans la condition humaine jusque dans sa faiblesse la plus radicale.

Participant à la condition humaine par sa naissance, le Fils participe aussi à la condition d'un peuple déterminé. Il est soumis à la Loi juive, et le terme d'assujettissement souligne ce caractère de l'asservissement par rapport à cette Loi. Le Fils de Dieu s'est fait homme, un homme comme tous les autres, et de plus il s'est soumis à la Loi d'un peuple repérable historiquement. Par là, Paul indique la manière divine du Fils de vivre comme un homme. Le Fils de Dieu s'est plié à la même servitude, au même esclavage que tous ses frères humains, en vivant une solidarité complète avec eux, avec leur chair, avec leur destin, en toutes choses "à l'exception du péché", soulignera la lettre aux Hébreux (Héb. 4, 15). Le Christ n'a pas connu le péché, mais il a fait l'expérience de tout ce qui accompagne la condition de l'homme pécheur, c'est-à-dire l'obscurité de la conscience, la limitation de l'intelligence, et surtout l'impression déchirante d'avoir perdu son intimité totale avec Dieu.

Par l'incarnation du Fils, la grandeur de Dieu s'est manifestée dans la faiblesse et la fragilité de l'humanité : le Fils de Dieu s'est fait homme pour que tous les hommes puissent devenir à leur tour "fils" de ce même Dieu. Livré à ses seules forces, l'homme ne pouvait pas connaître la vie de Dieu, alors Dieu lui-même a partagé totalement la vie de l'homme. Et le partage de la condition humaine, le Fils de Dieu l'a manifesté de deux manières : par la parole et par des gestes.

Tout au long de son existence publique, le Christ a montré à ceux qu'il rencontrait qu'il vivait une certaine intimité avec ce Dieu qu'il appelait son Père. Cette intimité, il l'a traduite par des paroles. Son enseignement n'est pas un exposé systématique et théologique sur la nature de Dieu : Jésus n'a pas enseigné la théologie ! Il a simplement souligné des comportements, et il a invité ses disciples à le suivre d'une manière inconditionnelle : Viens, suis-moi !

Au cours de sa vie également, Jésus a multiplié les gestes de miséricorde pour les pécheurs. Ses miracles portaient déjà le signe de la venue du Royaume de Dieu. Aux disciples de Jean-Baptiste qui étaient venus l'interroger, Jésus fait cette réponse : Allez rapporter à Jean ce que vous entendez et voyez : les aveugles retrouvent la vue et les boiteux marchent droit, les lépreux sont purifiés et les sourds entendent, les morts ressuscitent et la Bonne Nouvelle est annoncée aux pauvres (Mc. 11, 4-5).

Les paroles et les gestes de Jésus sont parvenus jusqu'à nous par une double tradition : une tradition scripturaire (le Nouveau Testament) et une tradition gestuelle (les sacrements). Ce serait une erreur de séparer hâtivement les deux sources de la tradition chrétienne. Le message chrétien nous apprend quelque chose de Dieu, non pas d'un Dieu lointain comme peut l'être celui des diverses métaphysiques, mais d'un Dieu qui se fait proche des hommes tout au long d'une histoire : il est le Dieu qui s'est fait connaître à Abraham, Isaac et Jacob, il est le Dieu qui s'est révélé à Moïse sur le mont Sinaï, il est le Dieu-Père de Jésus-Christ. La conception de Dieu, dans le christianisme, est celle d'un Dieu qui non seulement parle aux hommes, mais encore qui agit avec eux, car il a le souci personnel de l'homme. Il s'est engagé par une alliance avec des hommes concrets.

Le salut qui est proposé en Jésus-Christ, la libération de l'assujettissement de la Loi (ce qui constitue l'aspect négatif du salut), notre condition de fils adoptifs (et cela constitue l'aspect positif de ce salut), s'exprime donc à la fois par des paroles et par des gestes. Cela est d'autant plus manifeste que c'est la Parole même de Dieu qui s'est faite chair, ainsi que l'exprime Jean, dans le Prologue du quatrième évangile :

Au commencement était le Verbe, et le Verbe était tourné vers Dieu, et le Verbe était Dieu... En lui était la vie, et la vie était la lumière du monde, et la lumière brille dans les ténèbres... Et le Verbe fut chair, et il a habité parmi nous, nous avons vu sa gloire, cette gloire que, Fils unique plein de grâce et de vérité, il tient de son Père (Jn. 1, 1...14).

Pour une définition du "Sacrement" 

Dans la version grecque de la Bible juive, version dite des Septante, en raison du nombre de ses traducteurs, le mystère est une chose secrète : c'est le dessein secret du salut caché en Dieu et qui s'est révélé à certains hommes, en songes, en visions ou par des anges. C'est le secret de l'avènement définitif du Royaume de Dieu.

Dans le Nouveau Testament, le mystère concerne le Royaume de Dieu en train de se construire. Et l'apôtre Paul met l'accent sur le Christ comme mystère de Dieu, parce qu'il met en évidence ce qui était caché en Dieu et qu'en lui s'achèvera la fin des temps. C'est dans l'Eglise, Corps et Épouse du Christ, que Dieu a finalement manifesté le mystère : celui-ci est désormais accessible à tous ceux qui sont animés de l'Esprit de Dieu. Et donc, l'Eglise est le premier signe du mystère de Dieu.

Dans un premier sens, le terme "sacramentum" désigne un serment, le lien qui unit l'homme à Dieu. Ainsi, le baptême est désigné comme "sacramentum militiae" : alors que la condamnation le menace au cours des persécutions, le chrétien est un "miles", un soldat du Christ.

Quand on parle de "sacramentum fidei" ou de "sacramentum disciplinae", on désigne la foi qui oblige à être crue et qui se manifeste par une éthique, une morale, une discipline. Le christianisme devient alors une discipline salutaire.

Mais le "sacramentum" désigne aussi la relation inverse, celle qui unit Dieu à l'homme. Il indique alors la promesse de Dieu, en tant que celui-ci jure, par sa Parole, d'être fidèle. Par suite, c'est une alliance qui unit Dieu à l'homme, une alliance qui engage Dieu par rapport à l'homme, puis l'homme par rapport à Dieu, et finalement les hommes entre eux. "Sacramentum" devient alors synonyme de piété et de fraternité.

Dans un second sens, le "sacramentum" désigne le signe même de Dieu. Ainsi, les prophéties, qui sont les cautions données par Dieu de sa fidélité. Ainsi également les rites qui sont des cautions divines pour marquer le contrat d'affranchissement. C'est le sceau apposé à la foi de la part de Dieu.

Le Christ est le Sacrement de Dieu

Dans la pensée des Pères de l'Eglise, Jésus-Christ est le seul et unique sacrement de Dieu. Quand ils parlent de lui, c'est naturellement à l'humanité concrète de Jésus de Nazareth qu'ils se réfèrent. C'est dans son humanité particulière que Jésus est la manifestation primordiale de la révélation du mystère de Dieu. C'est par lui et par la révélation qu'il apporte que toutes les manifestations de salut prennent leur sens.

L'événement de l'incarnation est sans conteste pour eux le plus grand sacrement, le seul sacrement chrétien. En dehors de lui, il n'y a pas d'autre mystère à strictement parler. Aucune autre réalité de l'existence humaine, ou même de l'histoire, ne peut être comparée à cette intervention unique de Dieu dans le monde des hommes.

Les théologiens et les évêques, réunis en concile à Chalcédoine, ont essayé de pénétrer le mystère de Jésus-Christ, fils de Dieu et pleinement homme. Ils ont parlé d'une seule personne en deux natures. C'est la théorie de l'union hypostatique : le Christ est à la fois Dieu et homme, il est homme d'une manière divine et il est Dieu d'une manière humaine.

Ce qu'il importait de connaître pour ces pasteurs du milieu du cinquième siècle, c'était la personnalité même du Christ. Des erreurs théologiques voyaient le jour, comme le monophysisme qui enseignait qu'avant leur union dans l'incarnation la divinité et l'humanité étaient séparées, et qu'unies elles formaient une seule nature nouvelle. Ou encore, Eutychès (378-454), moine pieux mais médiocre théologien, affirmait que la chair du Christ n'était pas la même que celle des autres hommes. Dans une lettre, en date du 13 juin 449, le pape Léon le Grand expose le dogme de l'incarnation à Flavien de Constantinople, et c'est cette lettre qui inspirera le concile de Chalcédoine (8 octobre - début novembre 451).

Le concile s'oppose à ceux qui tentent de diviser le mystère de l'Incarnation en une dualité de Fils. Il exclut de la participation aux saints mystères ceux qui osent déclarer passible la divinité du Fils unique. Il contredit ceux qui imaginent un mélange ou une confusion des deux natures dans le Christ. Il rejette ceux qui déraisonnent en disant que la forme d'esclave prise chez nous par le Fils est de nature céleste ou d'une essence étrangère à la nôtre. Il anathématise ceux qui ont inventé cette fable de deux natures dans le Seigneur avant l'union, et d'une seule après l'union.

A la suite des saints Pères, nous enseignons donc tous unanimement à confesser un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus-Christ, le même parfait en divinité et parfait en humanité, le même vraiment Dieu et vraiment homme, composé d'une âme raisonnable et d'un corps, consubstantiel au Père selon la divinité, consubstantiel à nous selon l'humanité, "en tout semblable à nous, sauf le péché".

Avant les siècles, engendré du Père selon la divinité, et, né en ces derniers jours, né pour nous et pour notre salut, de Marie, la Vierge, mère de Dieu, selon l'humanité. Un seul et même Seigneur, Fils unique, que nous devons reconnaître en deux natures sans confusion, sans changement, sans division, sans séparation. La différence des natures n'est nullement supprimée par leur union, mais plutôt les propriétés de chacune sont sauvegardées et réunies en une seule personne et une seule hypostase.

Il n'est ni partagé ni divisé en deux personnes, mais il est un seul et même Fils unique, Dieu, Verbe, Seigneur Jésus-Christ, comme autrefois les prophètes nous l'ont enseigné de lui, comme lui-même Jésus-Christ nous l'a enseigné, comme le Symbole des Pères nous l'a fait connaître.

Ces points ayant été déterminés avec une précision et un soin des plus extrêmes, le saint concile oecuménique a défini qu'une autre foi ne pouvait être proposée, écrite, composée, pensée ou enseignée aux autres par qui que ce soit...

Ainsi, les actes posés par Jésus de Nazareth au cours de sa vie terrestre apparaissent comme des actes posés par le Fils éternel et unique du Dieu-Père ; les gestes posés par sa personne humaine sont en même temps des gestes posés par sa personne divine, ils possèdent ainsi une forme et une force divines, qui se manifestent d'une manière visible. Le salut, don divin et invisible, se concrétise dans des actes humains parfaitement repérables. Ainsi, les gestes de Jésus sont signes et sacrements de la divinité. Et Jésus de Nazareth se présente comme le sacrement même, le Signe même de Dieu dans le monde des hommes.

Quand Dieu se manifeste aux hommes pour dévoiler son mystère et son identité, il ne peut disposer que des moyens accessibles à l'homme. Pour se dévoiler, Dieu est, en quelque sorte, contraint de se voiler à travers les signes mêmes de sa création, et particulièrement par l'homme. La révélation de Dieu atteint alors son point culminant dans la réalité de l'homme Jésus, par sa parole et par ses actes, et particulièrement par sa mort et sa résurrection. Tous les actes de la vie de Jésus prennent leur sens dans l'événement terminal de son existence humaine. Ces actes sont la force divine de salut qui s'opère pour tous les hommes qu'il rencontre. Dans leur rencontre avec Jésus de Nazareth, les hommes, à commencer par ceux qui furent ses disciples, ont pu saisir, dans la corporéité même de cet homme Jésus, quelque chose de Dieu que nul oeil n'a jamais vu. Et c'est ainsi que Jean peut écrire :

Ce qui était au commencement, ce que nous avons entendu, ce que nous avons vu de nos yeux, ce que nous avons contemplé et que nos mains ont touché du Verbe de vie, car la vie s'est manifestée, et nous avons vu, et nous rendons témoignage, et nous vous annonçons la vie éternelle, qui était tournée vers le Père et qui s'est manifestée à nous. Ce que nous avons vu et entendu, nous vous l'annonçons à vous aussi afin que vous aussi, vous soyez en communion avec nous. Et notre communion est communion avec le Père et avec son Fils Jésus-Christ (1 Jn. 1, 1-3).

C'est le lien étroit entre la parole de Jésus et de ses actes qui fait de lui le sacrement de la présence de Dieu au milieu des hommes. Et cela n'a pu être reconnu par les hommes que parce que cela fut effectivement reconnu par le Père qui a exalté ce Jésus que les hommes avaient crucifié. Il s'agit d'une réalité que nous ne pouvons percevoir que par la foi, de même que les disciples immédiats de Jésus n'ont pu reconnaître en lui le Fils de Dieu qu'après sa résurrection. C'est après celle-ci que Jésus peut être dit Christ et Fils de Dieu, Sacrement de Dieu et Dieu lui-même, ce qui n'exclut pas qu'il l'était dès sa vie terrestre, au cours de laquelle il était le signe de Dieu, sous une forme cachée.

Dieu sauve

Étymologiquement, le nom de Jésus signifie : YHWH sauve. C'est Dieu qui sauve les hommes, c'est Dieu qui réconcilie les hommes avec lui dans le Christ. C'est Dieu qui sauve, mais ce salut qui vient du Dieu Trinité a été opéré par celui qui s'est fait homme. C'est lui, le Christ, qui apporte la réconciliation et qui rend manifeste aux yeux des hommes le salut de Dieu. L'hymne aux Philippiens exprime les différentes étapes du mystère de ce salut :

Jésus-Christ, lui qui est de condition divine, n'a pas considéré comme une proie à saisir d'être l'égal de Dieu. Mais il s'est dépouillé lui-même, prenant la condition de serviteur, devenant semblable aux hommes, et par son aspect, il était reconnu comme un homme. Il s'est abaissé, devenant obéissant jusqu'à la mort, et la mort sur une croix. C'est pourquoi Dieu l'a souverainement élevé et lui a donné le nom qui est au-dessus de tout nom, afin qu'au seul nom de Jésus, tout genou fléchisse, dans les cieux, sur terre et sous la terre, et que toute langue confesse que le Seigneur, c'est Jésus-Christ, à la gloire de Dieu le Père (Phi. 2, 6-11).

Cette hymne est l'un des passages du Nouveau Testament qui a été le plus étudié et qui a donné lieu à des interprétations très diverses, notamment au plan de sa structure. Elle tente d'exprimer ce que les premiers chrétiens percevaient dans l'existence du Christ : sa préexistence, sa condition terrestre et sa gloire pascale. Il est possible de découvrir également dans cette hymne les différents moments du salut chrétien :

- premier élément : l'initiative du Christ, dans une perspective divine (être égal de Dieu). Cette possibilité pour le Christ d'être l'égal de Dieu a été voilée dans l'existence concrète de Jésus de Nazareth.

- deuxième élément : la réponse humaine du Christ a été de vivre toute son existence dans l'obéissance, jusqu'à l'humiliation la plus grande, celle d'une mort ignominieuse.

- troisième élément : le Père a donné une réponse à Jésus-Christ, il l'a glorifié dans son humanité même, en l'élevant au-dessus de tout.

- quatrième élément : tous les hommes sont alors incorporés dans un même salut et dans une même confession de foi.

Puisque les hommes ne pouvaient atteindre par leurs seules forces l'objectivité même de Dieu, le Christ Jésus a été celui qui a permis aux hommes d'approcher le mystère de ce Dieu inconnaissable : il a été le Sacrement de la rencontre de Dieu.

L'Eglise, Sacrement du Christ

L'Eglise est une communauté de rassemblement. Le terme 'Eglise' est un mot emprunté au vocabulaire grec profane pour exprimer un terme hébreu (qahal) signifiant la convocation. Ecclésia avait deux sens : d'abord, rassemblement d'hommes sur convocation personnelle, ensuite, peuple organisé par cette démarche commune du rassemblement. Ces deux sens conviennent à ce que peut et doit être l'Eglise de Jésus-Christ.

Le chrétien est celui qui répond à une invitation, à un appel de Dieu, et qui se retrouve ainsi en Eglise. En ce sens, on ne se rallie pas à l'Eglise comme on se rallie à un parti politique, mais on se rallie à Dieu en réponse à son appel, par la médiation de l'institution ecclésiale.

Quand le chrétien proclame qu'il croit à l'Eglise, il ne fait rien d'autre que de reconnaître la dimension sociale et visible du rassemblement proposé par le Dieu invisible. Mais il sait, dans le même acte de foi, que cette réalité à la fois empirique et spirituelle qu'est l'Eglise n'a pas sa propre fin en elle-même, l'Eglise n'est pas un but, elle est appelée à disparaître lorsque prendra corps le Royaume de Dieu dans son achèvement, tel qu'il a été promis par Jésus-Christ.

L'Eglise est, avant tout et par-dessus tout, une communauté de foi, elle doit donc sans cesse lutter contre elle-même, lutter contre tout ce qui pourrait la faire stagner dans une représentation étriquée de ce Royaume, elle doit se réformer sans relâche pour attester qu'elle accompagne l'homme dans chacune de ses démarches. Elle prend ainsi le relais du Seigneur qui était aux côtés d'Abraham dans ses pérégrinations jusqu'au pays de Mambré, elle prend le relais de la Shékina, de la Présence divine, manifestée dans une colonne de nuée qui précédait le peuple d'Israël dans sa marche à travers le désert, elle prend aussi le relais de Jésus qui accompagnait ses disciples, d'une manière visible sur les routes de Palestine, ou d'une manière invisible, par son Esprit, depuis sa résurrection d'entre les morts, au matin de Pâques.

L'Eglise est donc une communauté d'hommes, et cette communauté affirmer que son origine se trouve dans la mort et la résurrection du Seigneur, celui qui représente la totalité de l'humanité déchue pour la sauver dans sa totalité. Cependant, même si elle prend le relais du Seigneur d'une manière visible, il ne faudrait pas penser qu'elle constitue une sorte de prolongement plus ou moins artificiel de l'existence de Jésus. L'Eglise est un peuple de témoins, témoins qui ont vu les actes de Dieu manifestés en Jésus-Christ, témoins qui ont entendu sa Parole, le message de l'Envoyé du Père.

La manifestation du salut

Peuple de témoins, l'Eglise est la manifestation visible du salut opéré par Dieu en Jésus-Christ. Elle est le Corps mystique de son Seigneur, elle n'est donc pas un moyen de salut, elle est le salut lui-même.

Toute la vie de l'Eglise repose sur son activité, et particulièrement sur l'action de ses ministres, action verbale dans la prédication, dans la proclamation de la Bonne Nouvelle, action gestuelle dans les divers sacrements. C'est dans cette double activité que la foi est annoncée, communiquée, entretenue et développée. Cependant, l'Eglise, dans son activité présente, ne remplace pas l'action invisible de son Seigneur. Le rôle privilégié de l'Eglise est d'attester, dans la visibilité qui est la sienne, la gloire invisible de Dieu, la grâce et le don qu'il communique à chaque personne.

La sacramentalité de l'Eglise ne peut se comprendre qu'en posant la différence fondamentale du Christ et de son Eglise. Celle-ci est la manifestation présente du Christ, et on lui donne alors les titres de Corps du Christ et Épouse du Christ. Mais elle n'est pas assimilée à son Seigneur. L'unité du Christ et de son Eglise s'exprime par la différence.

En parlant de l'Eglise comme Sacrement, on met l'accent sur la manifestation du salut et non plus simplement sur le moyen du salut. En utilisant ce terme de sacrement pour désigner l'Eglise, le concile Vatican II a voulu insister sur la manière dont elle envisage sa mission dans le monde :

Qu'elle aide le monde ou qu'elle reçoive de lui, l'Eglise tend vers un but unique : que vienne le règne de Dieu et que s'établisse le salut du genre humain. D'ailleurs, tout le bien que le peuple de Dieu, au temps de son pèlerinage terrestre, peut procurer à la famille humaine découle de cette réalité que l'Eglise est le sacrement universel de salut, manifestant et actualisant tout à la fois le mystère de l'amour de Dieu pour l'homme (Gaudium et Spes, 45).

Le Christ, élevé de terre, a tiré à lui tous les hommes ; ressuscité des morts, il a envoyé sur ses apôtres son Esprit de vie et, par lui, a constitué son Corps qui est l'Eglise comme le sacrement universel de salut ; assis à la droite du Père, il exerce continuellement son action dans le monde pour conduire les hommes vers l'Eglise, se les unir par elle plus étroitement et leur faire part de sa vie glorieuse en leur donnant pour nourriture son propre Corps et son Sang (Lumen Gentium, 48).

Et l'assemblée épiscopale française de Lourdes, en 1971, insistait sur cette définition de l'Eglise :

Il ne semble pas que nous soyons prêts à comprendre une telle définition de l'Eglise. Le mot, en effet, a subi une double réduction : d'une part, il en est venu à ne désigner que les sept sacrements, d'autre part, malgré tous les efforts accomplis, les sacrements demeurent des être physiques, des entités en soi qui contiennent la grâce et qui la donnent dès qu'ils sont correctement constitués. Il faut le reconnaître, nous sommes conditionnés par des définitions du sacrement qui, par leur concision même, enferment dans des limites étroites les richesses du mystère sacramentel. Elles tendent à présenter la grâce comme une chose produite par les sacrements. Elles ne montrent ni les rapports sacrements-Christ, ni les rapports sacrements-Eglise, ni les rapports sacrements-histoire (rapport de Robert Coffy, Eglise, signe de salut au milieu des hommes, pp. 31-32).

L'Eglise, sacrement de la présence du Christ

La Constitution dogmatique sur l'Eglise, Lumen Gentium, lors du concile Vatican II, a établi une analogie entre l'activité de l'Eglise et la médiation opérée par le Christ Jésus.

Le Christ, unique médiateur, crée et soutient continuellement sur la terre, comme un tout visible, son Eglise sainte, communauté de foi, d'espérance et de charité, par laquelle il répand, à l'intention de tous, la vérité et la grâce. Cette société organisée hiérarchiquement d'une part et Corps mystique d'autre part, l'assemblée discernable et la communauté spirituelle, l'Eglise terrestre et l'Eglise enrichie des biens célestes ne doivent pas être considérées comme deux choses, elles constituent au contraire une seule réalité complexe, faite d'un double élément, humain et divin. Les chrétiens participent tous à l'identité du Christ, ils participent à la vie divine, dont les sacrements positifs reconnus par l'Eglise catholique sont les signes pour le monde présent, dans lequel le Royaume éternel ne cesse de se construire.

Les sacrements, au nombre de sept actuellement dans le catholicisme, font participer les chrétiens au mystère même de Pâques, au mystère du Christ, mort et ressuscité. Déjà, au cours du quatrième siècle, on estime que les sacrements sont des symboles qui font participer l'homme au mystère même du Christ, mort et ressuscité.

L'étymologie du terme "symbole" permet de comprendre cette idée. Le symbole est un sceau que l'on brise en deux et dont on remet les parties à deux individus différents. La réunion des deux parties permet l'identification des porteurs et garantit, par le fait même, l'authenticité et la véracité du message dont ils sont les porteurs. Ainsi, dans le symbolisme cultuel, une correspondance peut s'établir entre les réalités visibles et les réalités invisibles. Par exemple, l'Eglise terrestre est la partie corporelle d'un grand ensemble dont l'autre moitié est invisible et céleste.

Au neuvième siècle, on insiste sur l'aspect secret des sacrements. Ils cachent, sous les apparences, la réalité même de ce qui se passe en Jésus-Christ.

Pierre Damien, au onzième siècle, énumère une douzaine de sacrements, mais sa liste n'est pas encore exhaustive. Pierre Lombard donne la liste des sept sacrements qui sont considérés comme principaux. Pierre de Poitiers, mort en 1205, hésite encore sur la pénitence. Le septénaire est adopté par le pape Innocent III (1198-1216).

L'existence des sept sacrements ne peut pas se déduire facilement, les théologiens l'ont toujours constatée dans les faits. Ils ont été vécus comme des signes de la vie de l'Eglise avant d'être définis intellectuellement. Le nombre de sept n'est pas d'origine patristique, car les Pères de l'Eglise auraient certainement parlé de ce symbolisme supplémentaire. Et cependant, une fois la liste adoptée, les grands scolastiques ont interprété ce nombre dans le sens d'une plénitude sacramentelle.

Autres formes sacramentelles

Si l'on prend le terme de sacrement dans son extension la plus grande, à savoir celle d'une réalité qui manifeste quelque chose de la volonté de salut par Dieu, la sacramentalité peut prendre des dimensions très importantes, dépassant ainsi très largement les sept sacrements classiques dans le catholicisme.

Teilhard de Chardin a manifesté que le cosmos tout entier était sacrement, dans l'Hymne de l'Univers et dans la Messe dur le Monde. Cette dernière se présente comme une messe cosmique où Teilhard contemple le Christ en genèse dès le monde minéral. La caractéristique de cette sacramentalité est d'être immédiatement perceptible, mais la question qui se pose est de savoir où se trouve le peuple chrétien.

Yves Congar parle du sacrement du prochain. Hans Urs von Balthasar parle du sacrement du frère. Édouard Schillebeckx parle du sacrement de l'existence chrétienne... Ce sont naturellement des thèmes chrétiens mais qu'il n'est pas possible d'accaparer au titre de sacrements, pour justifier l'action de tel ou tel mouvement, ou pour justifier n'importe quelle entreprise des chrétiens... Et surtout le danger est grand de "réifier", de transformer en matière concrète la réalité même du sacrement, de localiser le Christ dans tel ou tel acte, dans telle ou telle pratique.

D'autre part, nous sommes facilement tentés de trouver dans l'histoire des hommes une dimension sacramentelle. L'histoire devient ainsi une histoire sainte, mais il existe des simplifications abusives dont il faudrait se méfier. Jean XXIII a parlé de la lecture des signes des temps, mais cette expression s'est parfois dégradée en une mystique de l'événement. Or, un événement ne peut être sacramentel, car nous ne disposons pas des clefs de l'histoire. Tout ce qu'il est possible de faire, c'est une lecture comparée de l'histoire biblique dans laquelle Jésus-Christ a été inséré et une séquence quelconque de notre propre histoire.

Organisation des médiations sacramentelles

Il y a une sorte de concurrence entre tout ce qui précède et les sept sacrements, qui sont alors doublés par de telles médiations. Il importe de réorganiser l'ensemble de l'ordre sacramentel afin de mettre ces différents éléments en place.

Une dimension verticale peut être repérée dans l'exercice de la sacramentalité du Christ et de l'Eglise qui continue son ministère par les sept sacrements.

Les gestes concrets de ces derniers peuvent être inclus dans une sacramentalité sociale (le frère, le prochain...), celle-ci étant elle-même incorporée dans une sacramentalité cosmique. Et l'ensemble se trouve dynamisé par la dimension historique de la sacramentalité (lecture de l'histoire présente à la lumière de l'histoire biblique).