Une nouvelle ère pour l'Eglise

 

Avant le Concile Vatican II, l'Eglise catholique ressemblait à une construction pyramidale, ayant à sa base le peuple chrétien, les laïcs, désignés simplement par le fait qu'ils n'appartenaient pas au clergé ; sur cette base s'édifiait structurellement toute la hiérarchie ecclésiastique, avec le pape à son sommet. Les laïcs étaient considérés comme devant se spécialiser dans les affaires de ce monde, les clercs se réservant les choses spirituelles. Le Concile a renversé cette perspective, il a détruit la pyramide : l'Eglise, c'est d'abord le peuple de Dieu, où tous les chrétiens sont égaux, comme étant les fils d'un même Dieu et Père, les laïcs ne sont pas les subordonnés des prêtres, ils sont, dans le peuple de Dieu, tout aussi responsables qu'eux. L'unité de la mission d'évangélisation appartient à tous les chrétiens, même si les moyens de remplir cette mission peuvent être différents : il y a diversité de services, mais une seule et même tâche qui doit être accomplie, celle d'enseigner à toutes les nations la Bonne nouvelle proclamée par Jésus-Christ. Tout chrétien, quel qu'il soit, participe, au nom de son baptême, à l'accomplissement du précepte qui a inauguré la vie même de l'Eglise : Allez, enseignez toutes les nations, de tous les peuples, faites des disciples.

L'identité et la diversité

Chaque degré de ce qui constituait la hiérarchie catholique devient un service de la communauté, de l'Eglise locale ou de l'Eglise universelle. A chacun de ces degrés, le ministère du pasteur est de signifier à la fois l'unité interne des communautés ecclésiales et l'unité externe, malgré toutes les diversités possibles, de ces Églises et communautés locales avec l'ensemble de l'Eglise catholique, en communion avec le siège apostolique de Rome. Prêtres, évêques et pape assurent la cohésion de l'Eglise catholique, en manifestant son identité c'est-à-dire en rassemblant tous les fidèles dans une même foi, mais en manifestant également que chaque communauté ne possède de sens que dans une relation d'altérité, dans une relation à un autre qu'elle-même : chaque communauté n'a sa fin que dans et par les autres communautés réunies en Eglise. Chaque ministre signifie à la fois l'unité de l'Eglise, en tant qu'elle est le Corps visible du Christ Seigneur, mais aussi la radicale altérité de l'Eglise par rapport au Christ, en tant qu'elle est l'Épouse du Christ, pour reprendre des images pauliniennes. En prodiguant des conseils à des chrétiens, vivant dans l'état de mariage, Paul n'hésitait pas à comparer l'union de l'homme et de la femme à l'union intime qui existe entre le Christ et son Eglise :

Vous qui craignez le Christ, soumettez-vous les uns aux autres : femmes, soyez soumises à vos maris comme au Seigneur. Car le mari est le chef de la femme, tout comme le Christ est le chef de l'Eglise, lui le Sauveur de son corps. Mais, comme l'Eglise est soumise au Christ, que les femmes soient soumises en tout à leurs maris. Maris, aimez vos femmes comme le Christ a aimé l'Eglise et s’est livré pour elle ; il a voulu ainsi la rendre sainte en la purifiant avec l'eau qui lave et cela par la parole ; il a voulu se la présenter à lui-même splendide, sans tache ni ride, ni aucun défaut ; il a voulu son Eglise sainte et irréprochable. C'est ainsi que le mari doit aimer sa femme, comme son propre corps. Celui qui aime sa femme s'aime lui-même. Jamais personne n'a pris en aversion sa propre chair ; au contraire, on la nourrit, on l'entoure d'attention comme le Christ fait pour son Eglise ; ne sommes-nous pas les membres de son corps ? C'est pourquoi l'homme quittera son père et sa mère, il s'attachera à sa femme, et tous deux ne seront qu'une seule chair. Ce mystère est grand ; je déclare qu'il concerne le Christ et l'Eglise. En tout cas, chacun de vous, pour sa part, doit aimer sa femme comme lui-même, et la femme, respecter son mari. (Eph. 5, 21-33).

Aussi longtemps qu'elle subsiste dans le monde présent, l'Eglise se forme à devenir cette Épouse du Christ, dont elle est le Corps, mais dans un état d'inachèvement. Les différents ministres ne peuvent donc pas exercer un pouvoir, mais plutôt un service dans la formation et le progrès de l'Eglise tout entière, dans sa marche vers son Seigneur. Ce service, ce ministère est une tâche catholique, en ce sens qu'il vise à faire l'unité et l'universalité des communautés locales aussi bien que de l'Eglise universelle. Dès ses origines d'ailleurs, l'Eglise avait cette vocation d'unité et d'universalité ; elle était catholique, en ce sens qu'elle devait être le signe même du salut pour tous les hommes habitant le même univers.

L'Eglise conciliaire est une Eglise entièrement ministérielle ; le souci des différents pasteurs se focalise sur le peuple chrétien, dans son ensemble. Aussi l'examen des fonctions et des charges de gouvernement ou de pastorat dans l'Eglise ne peut-il jamais éclipser la responsabilité et la charge même des laïcs, dont le dernier concile a reconnu plus que jamais la dignité et l'importance essentielles. Ce sont eux, en effet, qui sont le plus immédiatement en contact avec l'humanité tout entière, soit par leur travail, soit par la situation et les responsabilités qu'ils peuvent avoir dans la société, soit par leurs relations avec d'autres hommes, chrétiens, croyants ou incroyants... C'est pratiquement entre leurs mains que repose la mission d'évangéliser le monde : A tous les laïcs incombe la noble charge de travailler à ce que le dessein divin parvienne de plus en plus à tous les hommes de tous les temps et de toute la terre, telle est la mission que la Constitution dogmatique sur l'Eglise confiait aux chrétiens. Ceux-ci se doivent d'être des passionnés de la terre, tout en étant enracinés dans l'immense amour de Dieu ; c'est ainsi qu'ils peuvent travailler au bonheur de tous les hommes. Mais ce bonheur ne peut être atteint que si tous les hommes vivent véritablement en frères. En tant qu'ils sont les citoyens du monde, ils participent au travail de la civilisation ; et, en tant qu'ils sont les disciples du Christ, ils participent au travail de l'évangélisation. En remettant largement les laïcs à l'honneur, le Concile les a mis au travail, les invitant à faire mieux connaître l'Évangile et à faire grandir ainsi le corps de l'Eglise. Mais cette mission n'est pas simplement une invitation à travailler dans ce qu'il serait possible d'appeler "l'extérieur" de l'Eglise : les laïcs sont aussi invités à prendre une part de plus en plus grande à la vie interne de l'Eglise, tant dans la liturgie que dans les oeuvres caritatives, tant dans l'enseignement de la foi que dans la participation à des mouvements organisés qui peuvent les rassembler, soit au titre de leur foi, soit au titre de leurs engagements respectifs. Ainsi, déjà dans les cinquante dernières années, il a été possible de connaître la naissance et la progression de l'Action Catholique dans de nombreux pays. Presque naturellement, les laïcs, investis d'une nouvelle mission, celle-ci étant de la plus haute importance pour la vitalité et pour la vie même de l'Eglise, se sont mis à la tâche. Et alors que certains d'entre eux se refusaient à prendre des responsabilités, parce qu'ils se jugeaient incompétents, d'autres ont investi du temps et de la patience pour se former en vue d'exercer efficacement leur rôle missionnaire. Cette formation n'est pas simplement intellectuelle ; elle permet à chacun de développer les dons multiples que l'Esprit de Dieu lui a donnés, pour discerner les besoins et les attentes des hommes, afin d'y répondre en véritables apôtres de Jésus-Christ.

Une recherche d'identité

Toutefois, il ne faudrait pas imaginer que la tâche des laïcs chrétiens catholiques se résumerait dans une mission de faire vivre et croître numériquement l'institution, la société-Eglise, comme phénomène sociologiquement repérable. Leur mission est de faire advenir les hommes à la connaissance du message chrétien, tel qu'il peut être vécu dans la communion et l'amour entre ceux qui partagent une même foi, animés qu'ils sont d'une même espérance, dont ils ont déjà perçu la réalisation dans le Christ Jésus, mort et ressuscité.

Même si la présente description du catholicisme peut apparaître comme le tableau d'une société où tout ensemble fait corps, même si des indices permettent de penser que l'Eglise-société s'éclipse pour que les chrétiens forment davantage une communauté évangélique, il n'est guère possible d'adopter une politique de l'autruche et de masquer ainsi la crise que traverse l'Eglise depuis la fin du Concile. Cette crise est perceptible dans toute l'étendue de l'Eglise et ne porte pas uniquement sur des aspects qu'il serait possible de qualifier de secondaires : la crise concerne des points touchant à la légitimation même de l'Eglise, dont les fondations paraissent parfois sérieusement ébranlées. Certes, l'Eglise, dans sa longue histoire, a connu de très nombreuses périodes critiques, au cours ou à la suite desquelles il lui a été possible de discerner de nouvelles orientations, de nouvelles dispositions, de nouvelles réalisations qu'il fallait envisager pour répondre davantage aux exigences du message chrétien dans telle ou telle époque ; il n'est pas davantage douteux que chaque concile oecuménique se terminait presque inéluctablement par des dissidences au sein de la catholicité. Mais le phénomène de la crise actuelle recouvre ceci de particulier qu'il est absolument universel, même si tous les pays ne le connaissent pas avec une intensité toujours aussi forte, même si le pape Jean-Paul II, usant de son dynamisme naturel, a pu tenter de remédier à cette situation, en payant de sa personne et en rappelant aux chrétiens du monde entier de tourner davantage leurs regards vers Jésus-Christ et d'oublier leurs querelles... Toute la catholicité se trouve dans une situation critique, du fait même que l'Eglise se trouve dans l'obligation permanente de revoir son rapport, sa relation au monde, et de revoir également son rapport à Dieu. Ainsi, l'Eglise de l'ère post-conciliaire ne se conçoit plus comme la mère et la maîtresse du monde en face duquel elle manifestait, il n'y a pas si longtemps, une certaine défiance, mais elle se considère davantage comme la servante du monde et des hommes. Ainsi, elle se resitue davantage en vérité en face de son Seigneur, et elle découvre que sa sainteté est plus une vocation qu'une réalité effective : l'Eglise est pécheresse, mais pécheresse appelée à la sainteté, par la purification incessante d'elle-même dans son ensemble et dans chacun de ses membres. Ce changement de perspective ne peut se faire sans troubler les mentalités habituées à un catholicisme triomphant et dominateur.

Cette crise, qui est finalement celle d'une Eglise à la recherche de son identité, remonte, pour ses origines les plus lointaines, à la dissolution progressive de la chrétienté en tant que phénomène social et politique. La laïcisation des différents états traditionnellement chrétiens, suivies parfois de persécutions plus ou moins officielles des chrétiens dans certains pays, a fait perdre à l'Eglise catholique la domination qu'elle prétendait avoir sur le monde à une certaine époque. Le pouvoir même du catholicisme s'est alors trouvé pratiquement anéanti : la séparation de l'Eglise et de l'État a sans conteste purifié le catholicisme de ses compromissions politiques, dans des contextes parfois très proches de la dictature, pour le recentrer davantage sur la mission qui lui était confiée, non pas gérer la permanence des biens de ce monde, mais préparer dans ce monde l'avènement du Royaume de Dieu, en retrouvant l'humilité et la pauvreté évangéliques, dans un souci de ceux qui sont les plus pauvres, tant sur le plan matériel que sur le plan spirituel. A la vérité, ce qui fait la crise, pour les catholiques, c'est la perte de la conscience d'appartenance à une société-Eglise. En effet, ces catholiques se trouvent souvent en porte-à-faux, pris entre les déclarations du magistère ecclésiastique et les réalités qui sont celles de la vie quotidienne. Ainsi, sur le plan même de la foi, l'identification des fidèles avec les normes de l'Eglise apparaît comme menacée, d'une part en raison du retard de l'enseignement officiel de l'Eglise par rapport aux implications pressantes que les catholiques connaissent dans la société, et, d'autre part, mais en conséquence aussi, en raison de la plus grande subjectivisation de la foi à l'égard des vérités qui paraissaient les plus essentielles.

Le chrétien d'aujourd'hui a de plus en plus de peine à s'identifier avec l'Eglise catholique. Aussi assiste-t-on, à l'époque présente, à une véritable hémorragie : des catholiques, de plus en plus nombreux, quittent les communautés dans lesquelles ils étaient insérés, sans pour autant abandonner la foi chrétienne, mais en la vivant sur un autre registre que sur celui de l'Eglise catholique officielle. Le catholicisme serait en passe de devenir une foi que chacun pourrait réguler à sa façon, indépendamment du magistère, en tant que celui-ci exerce son ministère pastoral.

C'est aussi dans le domaine moral que la crise se fait le plus durement ressentir. L'enseignement éthique de l'Eglise officielle ne répond pas toujours aux exigences actuelles que vivent les hommes : les rappels d'une tradition morale dans l'Eglise, dans le domaine de la sexualité, dans celui de la vie conjugale ou du célibat ecclésiastique, semblent être en déphasage total par rapport à la pratique même des chrétiens, à la fin de ce vingtième siècle. Les déclarations romaines paraissent, la plupart du temps, étrangères aux recherches actuelles de l'anthropologie, de la psychologie, et parfois même de la pastorale que de nombreux prêtres sont tenus de proposer pour continuer à maintenir une certaine unité du peuple chrétien qui leur est confié. Toutefois, la création, par le pape Paul VI, le 14 Septembre 1965, du synode des évêques, laissait présager une nouvelle orientation de l'Eglise officielle : les évêques sont invités à apporter au pape leurs avis et leurs concours selon les besoins de l'Eglise. Le rôle des synodes est d'informer et de conseiller, en donnant une information directe sur la vie des Églises locales ; en devenant de plus en plus une assemblée délibérante, et non plus simplement consultative, le synode romain introduit de la représentativité dans l'Eglise. C'est ainsi que pour préparer le synode de 1980, sur la famille, les évêques français ont organisé une consultation qu'ils ont voulue très large. Ils ont reçu des réponses venant des différents mouvements d'Action Catholique, de nombreuses équipes de laïcs et de nombreux chrétiens "de la base" : toutes les réponses manifestaient les questions que les catholiques peuvent se poser dans le domaine de la morale et attendaient que le synode apporte un message d'espérance, susceptible d’être entendu par les jeunes générations. A la fin de ce synode, le 25 Octobre 1980, les deux cents évêques, venus du monde entier, après avoir réfléchi sur les tâches de la famille chrétienne dans le monde d'aujourd'hui ont remis au pape un document pour que le successeur de Pierre en tire le meilleur profit. Et Jean-Paul II, le 9 Mai 1981, créait un "Conseil Pontifical pour la famille", dont les membres sont des laïcs, hommes et femmes, et surtout des gens mariés, venant de toutes les parties du monde, pour tenir compte de la diversité des cultures et des civilisations. Ce Conseil a pour mission première de promouvoir la pastorale de la famille pour que les foyers chrétiens puissent remplir la fonction qui est la leur, une fonction d'éducation et d'évangélisation.

Toutefois, il faut reconnaître que la morale ne constitue pas et ne peut pas constituer l'essentiel dans la foi catholique, même s'il semble que le catholicisme est bien souvent une façon de vivre. Pour rencontrer Dieu, les bonnes intentions ne suffisent pas, il faut ouvrir son esprit et accepter de changer de vie, de se convertir. Il n'y a donc pas de catholicisme sans une morale, sans une manière particulière de vivre la foi en Jésus-Christ ; mais l'essentiel du catholicisme n'est pas la morale : être chrétien, ce n'est pas d'abord faire telle ou telle chose, adopter telle ou telle ligne de conduite, être chrétien, c'est, avant toutes choses, croire en la Parole de Vie annoncée par Jésus-Christ. En conséquence, le chrétien, c'est celui qui accepte de se mettre à l'écoute du Christ et de recevoir de lui le don qu'il fait de lui-même. Ce qui est premier, ce n'est pas d'être vertueux, c'est de se savoir aimé par Dieu et d'aimer les autres en retour de cet amour de Dieu pour les hommes. Le message chrétien réside dans l'affirmation de l'amour de Dieu, ce Dieu qui est Père, et qui n'est pas confondu avec l'autorité suprême de la Loi : toutes les sociétés humaines cherchent à se garantir elles-mêmes en faisant respecter les institutions morales qu'elles défendent, au point de les sacraliser au plus haut point, jusqu'à en faire de véritables institutions et lois divines. La seule loi divine, c'est l'amour, qui est source de vie et de liberté : La grandeur de Dieu, c'est l'homme vivant, qui répond filialement à son amour et non pas l'esclave, qui obéit par crainte du châtiment. L'enseignement du Christ n'est pas une sorte de route balisée, avec des bandes de sécurité qui préserveraient de toutes les formes de tâtonnements ; cet enseignement apporte simplement à ceux qui ont mis leur foi en Jésus-Christ la certitude que la voie nouvelle est celle de l'amour qui s'ouvre à tous les hommes, afin d'Instaurer dans le monde une fraternité universelle. De cette manière se trouve récusée l'attitude, qui était habituelle à l'Eglise catholique, au dix-neuvième siècle Celle-ci redoutait pour ses fidèles la contamination du monde et adoptait, à l'égard de tous les courants scientifiques ou philosophiques, une attitude de défiance. Revenant, avec bonheur, sur cette position, depuis le Concile, l'Eglise reconnaît que le monde n'est pas l'ennemi et le regarde avec compréhension, avec le désir de prendre une part de plus en plus grande dans la construction d'une société plus juste et plus fraternelle. Le monde, tel qu'il est, et tel qu'il se construit actuellement, est déjà un chemin qui mène au véritable Royaume de Dieu, un royaume de justice et de paix, un royaume de solidarité et de fraternité.

Conflits et vérification

Un autre aspect de la crise, qui secoue l'Eglise catholique, c'est la distorsion qui peut encore exister entre les groupes chrétiens. Depuis toujours, il y a eu des prises de position différentes dans l'Eglise, tant de la part de quelques chrétiens isolés que de la part de groupes chrétiens plus ou moins organisés. Il suffit de se souvenir simplement des oppositions entre les apôtres Pierre et Paul, qui ont amené la réunion du premier concile, à Jérusalem, afin de prendre des décisions relatives à l'ensemble du peuple chrétien, dans la distinction des judéo-chrétiens et des pagano-chrétiens. La prétention de l'Eglise à l'unité et à l'universalité ne s'est jamais réalisée dans le concret de l'histoire des hommes. Car il ne faut pas oublier que l'Eglise est aussi une oeuvre humaine, même si elle est une institution d'origine divine. L'unité a toujours été menacée et l'équilibre d'unification reste précaire, susceptible de connaître chaque jour de nouveaux déchirements, que ce soit en raison des dogmes théologiques, que ce soit en raison des perspectives nouvelles dans l'interprétation de la morale, que ce soit dans les réformes liturgiques ou que ce soit dans l'engagement politique des chrétiens. C'est déjà ce que l'apôtre Paul déplorait dans l'Eglise de Corinthe : il y a toujours eu des factions dans les groupes se réclamant de la même Eglise. Certes, tous les membres ne remplissent pas la même fonction, mais chacun d'eux est utile et nécessaire pour que le corps tout entier puisse s'épanouir, se réaliser comme une entité physique. Il en est de même pour l'Eglise : chaque chrétien a une tâche particulière qu'il ne peut accomplir qu'en fonction de la cohésion interne du corps que forme l'Eglise. Les divisions se sont produites chaque fois qu'un membre, ou qu'un groupe de membres estimait pouvoir se passer de la solidarité de l'ensemble du corps. Il importe aussi de noter au passage que les conflits et les incompréhensions ne sont pas seulement le fait de quelques sectaires, mais que la gravité des divisions fut parfois, voire fréquemment, le fait d'une incompréhension mutuelle, d'une intolérance de part et d'autre. Certaines fissures dans l'édifice de l'Eglise ont été le fait de désaccords sur des points précis, pas toujours principaux, de la doctrine, et même simplement sur des mots dont les acceptions locales étaient quelque peu divergentes... Les conflits qui peuvent naître, au sein de l'Eglise catholique, en cette fin de vingtième siècle, viennent simplement des différentes interprétations que des chrétiens peuvent donner du dernier concile, en se réclamant également des conciles antérieurs. Certains groupes catholiques se réclament de la tradition pour protéger des valeurs qui leur semblent sur le point de disparaître, ils sont dits "conservateurs" ou même "intégristes", et veulent maintenir une Eglise de toujours qui ne prendrait pas acte des réalités du monde présent. D'autres, que l'on qualifie de "progressistes", se posent en prophètes des temps futurs, arguant que le message chrétien ne pourra bientôt plus atteindre les hommes contemporains, et certainement pas ceux du prochain millénaire, ils sont prêts à toute ouverture et tentent des expériences pour une nouveauté du catholicisme.

Telles sont, rapidement esquissées, les idéologies des deux grands partis en présence. Mais ces idéologies ne se confrontent guère, la volonté d'un dialogue authentique se trouvant réduite par la mise réciproque en ghettos, chacune des factions se rassemblant en petites communautés de solidarité qui s'ignorent mutuellement, creusant ainsi chaque jour davantage le fossé qui les sépare. Dans une telle situation, il reste à l'Eglise, et particulièrement à ses pasteurs, le besoin d'apprendre à vivre les conflits, à les surmonter, sans les nier, comme on aurait trop facilement tendance à le faire. La crise actuelle ne saurait être surmontée ni par un retour en arrière ni par une propulsion en avant, mais bien par le maintien de ces deux tensions. L'Eglise catholique peut et doit vivre intensément le présent, dans la mesure où elle est forte d'un passé, d'une tradition, et aussi dans la mesure où elle s'ouvre à l'avenir marqué par la dimension d'espérance, celle-là même qui caractérise l'homme d'aujourd'hui. Afin de répondre à cette situation alarmante, les pasteurs ne peuvent plus se permettre un comportement hésitant. Il leur importe de consolider les fondations de l'Eglise pour que celle-ci soit véritablement l'Eglise de Jésus-Christ, dans une confrontation permanente à Évangile La confrontation ne peut se faire que dans la vérification, qui ne peut, quant à elle, s'opérer que dans un climat de communion ecclésiale entre des frères qui cherchent à se comprendre mutuellement et à se soumettre docilement à l'Esprit de Dieu.

Dans la mentalité occidentale, la foi (du latin, fides) se rattache immédiatement à la notion de fidélité (fidelitas) La foi serait alors une sorte de fidélité à un passé originel qui aurait une valeur normative encore aujourd'hui. En ce sens, il ne serait pas impossible de relier la foi au domaine mythologique. En effet, le mythe, dans les formes les plus primitives de la religion, se présente comme un récit original et fonctionnel, qui permet de comprendre comment telle ou telle réalité est parvenue à l'existence, ou pourquoi une pratique, comme le rite, se poursuit à travers les âges. La foi, comme pratique de fidélité absolue, ne manquerait pas à cette proposition, si elle n'était en même temps une aspiration vers l'avenir. La foi est fidélité au passé, mais aussi tension et attente de l'avenir : elle ne peut être un carcan qui emprisonne, elle est puissance de libération pour un avenir meilleur qu'il soit placé dans la transformation active du monde présent ou même dans l'attente d'un autre monde. En somme, pour marquer sa véritable fidélité, le croyant n'a d'autre chose à penser, à vouloir et même à espérer que le changement, dans la densité du présent, là même où il lui est possible d'exprimer sa foi. Les deux tentations, celle du conservatisme et celle du progressisme, sont alors à éviter, autant que faire se peut : la foi authentique doit se situer dans une dialectique entre ces deux écueils. Sous prétexte de fidélité et d'intégrité vis-à-vis du dépôt de la foi des anciens, on s'enferme dans une systématisation abusive de tout donné révélé dans les générations précédentes : on aboutit alors à une dogmatisation des enseignements antérieurs. Ou sous prétexte du changement évident dans le contexte socioculturel, on se laisse emporter, au gré des fantaisies les plus diverses et même les plus contradictoires... Ces deux tendances reposent sur le caractère double du sentiment religieux : la foi est, en effet, composée d'un élément éminemment subjectif, celui de la relation de l'homme à son Dieu, et d'un élément particulièrement objectif, celui de la médiation par une communauté d'hommes de la dite relation. Il importe à chaque catholique de dire sa relation à Dieu dans le cadre même de cette médiation ; l'homme n'est pas seul il ne saurait être enfermé à l'intérieur de lui-même pour résoudre l'énigme du Dieu qui traverse son existence, depuis la proclamation de Évangile de Jésus-Christ par les apôtres. Il ne saurait d'ailleurs pas davantage être enfermé sur lui-même pour répondre à l'aspiration des hommes, qui attendent de lui, plus que des paroles, une vie profondément évangélique. Le chrétien doit passer de la parole aux actes, dans une existence enracinée dans Évangile et animée par l'Esprit de Dieu qui peut signifier aux hommes son amour.

Le catholique n'est pas un individu isolé. Il est relié aux autres, aussi bien aux catholiques qu'aux chrétiens et même qu'aux incroyants. Sa foi passe à travers tous ces hommes qui sont solidaires les uns des autres, dans la grande aventure humaine. Pour le croyant, dire sa foi catholique aujourd'hui, c'est alors se mettre au travail pour faire advenir dès le monde présent la justice et la solidarité, Ainsi, pour lui, croire, ce n'est plus admettre une idéologie sans fondement, c'est plutôt fonder son existence dans le monde sur une action positive commandée par le souci des autres hommes.

L'avenir du catholicisme

Sans prétendre apporter une conclusion à cette esquisse du catholicisme, il importe néanmoins de souligner que l'avenir du catholicisme ne peut résider que dans une véritable fidélité à Jésus-Christ lui-même, qui poursuit son oeuvre dans le monde par le témoignage de ses disciples, réunis en Eglise. Ces mêmes disciples, les catholiques, sont eux-mêmes, en quelque sorte, contraints de reconnaître que leur Eglise, si elle est bien une institution humaine, n'en subit pas moins les fluctuations de l'histoire des hommes et des conditionnements historiques de leur propre témoignage. Les défis, qui ont été lancés à l'Eglise catholique, au cours de sa tradition bimillénaire, restent toujours actuels : défis d'une institution qui s'est bureaucratisée en oubliant quelque peu les dimensions évangéliques d'humilité et de service, défis d'une foi qui s'est certainement enrichie au plan dogmatique tout en oubliant très souvent que la Bonne Nouvelle devait être annoncée aux pauvres... Ces défis peuvent conditionner l'avenir même du catholicisme, notamment quand se fait sentir, au milieu de toutes les confessions chrétiennes, la nécessité urgente de l'unité. L'avenir du catholicisme repose sur la faculté qu'il aura de surmonter tous les défis qui lui sont lancés, en acceptant de se remettre lui-même en question, en acceptant également de surmonter toutes les compromissions dont il a pu être la victime ou même l'instigateur, au fil de son histoire. L'avenir du catholicisme dépend aussi de sa faculté d'intégration des nouvelles formes de culture et de civilisation, dont les jeunes Églises, celles d'Afrique et d'Amérique latine notamment, peuvent enrichir une Eglise, qui s'est principalement formée dans les milieux occidentaux. L'Eglise catholique manquerait certainement de vigilance, et par voie de conséquence, d'esprit proprement évangélique, si elle n'acceptait pas de se convertir elle-même à tous les appels qui lui sont adressés pour qu'elle devienne elle-même plus porteuse de la Bonne Nouvelle de Jésus-Christ, mort et ressuscité, pour que tous les hommes puissent connaître et aimer le Dieu-Père qui ne cesse de l'animer par son Esprit d'amour.

Dans la longue histoire de l’Eglise, la réflexion théologique portant sur l'Eglise elle-même, et qui est appelée "ecclésiologie", a fixé son attention sur les rapports du Christ à son Eglise, en prenant l'image de la tête et du corps. Aussi n'a-t-il pas fallu s'étonner de découvrir rapidement le développement d'une conception "autoritaire" de la dite Eglise catholique, qui calquait son statut sur celui du Christ tout-puissant. Mais il ne faudrait pas oublier que la vitalité même de l'Eglise est celle de l'Esprit, qui lui a donné naissance au jour de la Pentecôte, à Jérusalem. En effectuant une conversion à l'animation de l'Eglise par l'Esprit-Saint, répandu sur les apôtres, en ce jour de Pentecôte, les catholiques renouent actuellement avec la tradition la plus ancienne de leur histoire, celle qui s'est exprimée par les conciles de Nicée et de Constantinople, lesquels ont défini la foi catholique, en situant l'action même de l'Eglise, dans le prolongement de l'oeuvre de l'Esprit : Nous croyons en l'Esprit-Saint, qui est Seigneur et qui donne la vie ; il procède du Père et du Fils ; avec le Père et le Fils, il reçoit même adoration et même gloire ; il a parlé par les prophètes ; nous croyons en l'Eglise, une, sainte, catholique et apostolique.

Cette présentation était aussi celle du Symbole des Apôtres, qui connotait, d'une façon encore plus immédiate le lien de l'Eglise à l'Esprit-Saint : Nous croyons en l'Esprit-Saint, à la sainte Eglise catholique.

De fait, la foi chrétienne n'est pas foi en l'Eglise, au même titre qu'elle est foi en Dieu, Père, Fils et Esprit-Saint ; mais cette foi reconnaît dans l'Eglise le champ privilégié de l'action de l'Esprit, qui réunit les chrétiens au Père par le Christ, unique médiateur entre Dieu et les hommes de toutes races, de toutes langues, de toutes cultures et de toutes civilisations.

Certes, il serait tout à fait inexact de déclarer que l'Eglise a attendu l'ère post-conciliaire pour renouveler et approfondir la profession de foi : l'effort de la pensée catholique se poursuit par l'étude des textes conciliaires, mais aussi par la recherche de formulations neuves et originales, qui restent cependant dans le cadre de la plus pure tradition ecclésiale, fidèle au dépôt doctrinal des siècles précédents. Le peuple de Dieu, dans sa diversité, acquiert, de plus en plus une conscience nette de sa foi, et cherche à la purifier et à la proclamer pour répondre aux aspirations du monde actuel. A chaque tournant de son histoire, l'Eglise catholique a essayé d'apporter sa réponse particulière à la question que Jésus posait à ses apôtres, dans la région de Césarée de Philippe : Pour vous, qui suis-je ?, et elle entre ainsi dans la foi de Pierre, qui lui répondait : Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant, afin de pouvoir, à son tour, entendre la béatitude qui accompagne les promesses du Christ : Tu es heureux, Simon, fils de Jonas, car ce n'est pas la chair et le sang qui t'ont révélé cela, mais mon Père qui est aux cieux (Mt. 16, 15-17).

Le devoir de l'Eglise n'est pas seulement de garder le précieux trésor de l'héritage de la foi, il lui revient de le transmettre en poursuivant ainsi le chemin qu'elle ne cesse de parcourir depuis vingt siècles.