L'identité orthodoxe
Depuis ses origines apostoliques, qu'elle fait plus volontiers remonter à l'évangéliste Jean, plutôt qu'à Paul ou Pierre, l'Eglise orthodoxe se trouve plus ou moins naturellement portée par une très grande sensibilité face au mystère même de Dieu. L'Orient chrétien n'a pas échappé à l'investissement profond dans le domaine sacré, tel qu'il pouvait être présenté dans la pensée sémitique. La raison humaine ne peut imprégner le mystère divin et c'est pourtant celui-ci qui imprègne toute l'existence de l'Eglise et de chaque chrétien. Dans une telle perspective, la théologie se présente, non pas comme une tentative d'élucidation dans la connaissance que l'homme peut avoir de Dieu, ou comme une tentative de l'homme pour accéder au mystère de la divinité, mais plutôt comme une contemplation de la gloire de Dieu, qui s'est révélé comme Trinité, c'est-à-dire comme Père, Fils et Esprit-Saint. Ce qui est alors demandé à l'esprit humain, c'est de renoncer à lui-même, à toutes ses préoccupations d'ordre intellectuel et rationnel : connaître Dieu ne peut pas être l'aboutissement de raisonnements ou de spéculations intellectuelles, mais c'est littéralement naitre-avec, participer à la vie divine, animée par la force, par l'énergie de l'Esprit de Dieu, qui fait accéder l'homme jusqu'à la lumière même de la Révélation, par l'intermédiaire de l'Écriture Sainte, en laquelle Dieu s'est manifesté aux hommes qui le cherchaient.
Des chrétiens imprégnés par le mystère
Dans un tel contexte, il ne saurait être question d'une théologie dogmatique, comparable à celle de l'occident chrétien, au sens où le dogme imposerait des principes de rationalité humaine à l'inspiration du chrétien par l'énergie de l'Esprit Saint. Le dogme ne peut pas être une définition absolue et théorique, mais il intervient pour situer la réalité spirituelle en face des dangers d'une interprétation qui pourrait être erronée ; il permet de donner un axe à toute une vie orientée dans l'Esprit, par le Fils, vers le Père, et il se présente comme une voie possible de la déification de l'homme. Celui-ci ne par vient, en effet, à son existence athentique que lorsqu'il est devenu lui-même intérieur à la Trinité. Comme le répètent sans relâche les Pères de l'Eglise, Dieu s'est fait homme pour que l'homme puisse devenir Dieu à son tour. Toute la théologie orthodoxe ne peut se détacher d'une spiritualité qui est en elle-même une recherche de l'existence droite et parfaite en conformité avec l'exigence de la déification de l'homme. A proprement parler, l'orthodoxie ne peut pas se séparer d'une orthopraxie, en ce sens que l'état religieux de tout homme est une vie dans le Christ Jésus.
La contemplation du Christ apparaît alors comme le centre de toute l'existence chrétienne orthodoxe. L'incarnation dans la nature humaine de la deuxième personne de la sainte Trinité se présente comme une restauration totale de l'humanité déchue depuis le péché du premier homme "créé à l'image et à la ressemblance de Dieu. En Jésus Christ, Dieu et l'homme ne font qu'un ; par le Christ, Dieu devient accessible à l'homme qui trouve en lui son humanité la plus pure et la plus authentique. En mourant, Jésus Christ assume jusque dans ses dernières limites la condition des hommes, il fait pénétrer en lui tout ce qui pouvait séparer l'humanité de la divinité. Sa résurrection n'est pas la réanimation d'un cadavre, mais une transfiguration de l'humanité tout entière qui peut alors arriver à demeurer proche de Dieu. Selon le mot de saint Athanase d'Alexandrie, en Christ, "Dieu s'est fait porteur de la chair pour que l'homme puisse devenir porteur de l'Esprit". Depuis l'Ascension et la Pentecôte, cet Esprit-Saint a été répandu sur les hommes qui deviennent, en Eglise, l'"icône de la Trinité".
Les fondements de la foi orthodoxe
Chaque fois qu'il fait le signe de la croix, ce signe de
ralliement des chrétiens, ce signe de leur foi en Jésus mort et ressuscité,
le chrétien orthodoxe se souvient des deux certitudes qui animent sa vie
chrétienne : la divino-humanité et la Trinité. En faisant le signe de la
croix, il rapproche trois doigts et il en replis deux. Il en est de même
lorsqu'un évêque va bénir la foule des fidèles : il croise deux chandeliers,
dont l'un porte deux cierges qui confondent leurs flammes et dont l'autre porte
trois cierges aux flammes également confondues. Deux en Un, ainsi s'exprime la
divino-humanité. Trois en Un, ainsi s'exprime la Trinité.
Comme dans l'ensemble du christianisme, ce qui fonde la foi orthodoxe, c'est la résurrection du Christ Jésus.
C'est donc la joie pascale qui constitue le coeur de toute la pensée religieuse : la croix du Christ n'est plus un instrument de supplice, mais un signe vivifiant de la puissance de l'amour divin. Par sa mort, Jésus fait entrer le peuple de ses fidèles dans la nouvelle création de son corps ressuscité, en qui toute l'humanité se trouve transfigurée. Les chrétiens sont alors appelés, en vivant dans la communion, dans la synergie, du Saint-Esprit, à préparer l'avènement glorieux et définitif du Ressuscité, le jour de la Parousie. Ce jour de la Parousie est interprété, à la fois, comme un jour de tristesse, ressemblant à une véritable catastrophe pour le monde du mensonge et de la haine, et comme un jour d'allégresse et de joie, puisqu'il s'agira de la transfiguration de toute l'humanité et de toute réalité vivante dans le Corps glorieux du Ressuscité. L'homme se trouvera ainsi "déifié", ou plus exactement "christifié" dans la Trinité sainte, à laquelle Dieu l'appelle pour le rendre entièrement participant de sa propre nature divine : créé d'abord à l'image et à la ressemblance de Dieu, l'homme est ainsi appelé à lui devenir entièrement semblable : dans le Christ, il est consubstantiel à Dieu. L'unité divino-humaine dans le Christ, mais aussi dans tout homme, dont la nature est restaurée dans le mystère joyeux de la Pâque du Christ, devient alors la source du salut pour l'ensemble de l'humanité : car le salut vise la réalisation de la parfaite et totale communion humaine. Toutes les oppositions qui peuvent subsister actuellement dans le monde seront dépassées et s'exprimeront dans l'unité parfaite de la Trinité.
Aussi la prière de l'orthodoxe est-elle principalement une épiclèse, une invocation è l'Esprit Saint qui fait surgir la vie éternelle dès le monde présent, en lui assurant la présence vivifiante du Christ ressuscité.
Incarnation de Dieu et déification de l'homme
La pensée orientale n'a jamais essayé de comprendre l'homme en lui-même, l'homme indépendamment de sa relation à Dieu, se fondant sur l'expression biblique de l'humanité créée à l'image et a la ressemblance de Dieu. Toute la conception de l'humanité repose explicitement sur l'interprétation de cette "image de Dieu", situant ainsi l'homme dans son état de perfection, avant le péché des origines. De plus, même après la chute Adam, et, avec lui, l'ensemble de l'humanité, conserve tout son poids de participation à la divinité, si bien que, selon la théologie orthodoxe, il n'y a point de rupture, aussi tranchée que dans le catholicisme, entre l'état paradisiaque et la venue du Royaume de Dieu dans l'avenir eschatologique. Ce Royaume est toujours présent, pour déterminer la véritable nature de l'être humain : cela est particulièrement manifeste dans la célébration cultuelle et liturgique, l'éternité s'inscrivant dans le présent et dans l'histoire, sans discontinuité.
L'incarnation du Fils de Dieu prend place dans le dessein éternel de Dieu pour l'humanité qu'il a créée à son image et à sa ressemblance, sans que ce projet ne vienne, pour autant, aliéner la liberté et le sens de la responsabilité humaine. Le salut vient de Dieu, et le don gratuit, la grâce, vient de Dieu jusqu'à l'homme, presque malgré lui et contre lui. Le don que Dieu fait de lui-même n'est pas une réponse qui serait opérée eu égard aux mérites humains, car si Dieu regardait aux mérites, personne ne pourrait entrer dans son Royaume. En revanche, et c'est là un véritable paradoxe pour la raison, ce Dieu qui peut tout, et qui veut avant tout le salut de l'homme, ne peut, en aucun cas, contraindre quelqu'un à l'aimer et è le servir : tout le mystère de l'incarnation du Fils éternel s'inscrit dans ce paradoxe de l'humilité de Dieu et de sa toute-puissance.
En face de la volonté salvifique de Dieu se dresse la volonté de liberté de l'homme, toujours disposé à refuser le salut qui lui est offert. Ainsi, Adam apparaît comme le symbole même du refus de l'offre de Dieu : il est celui qui précipite les oeuvres de Dieu dans l'exercice immédiat de la liberté qui lui est offerte. La faute d'Adam est l'origine presque mécanique de la nécessité de l'incarnation du Fils de Dieu, mais si la raison profonde de celle-ci ne vient pas de la réalité humaine, mais du désir éternel de Dieu d'habiter parmi les hommes, de se faire lui-même homme, afin de réaliser dans son humanité même une authentique théophanie, une manifestation de la présence de Dieu dans le monde créé. D'une part, l'incarnation trouve ainsi sa double appartenance : elle vient d'une initiative délibérément voulue par Dieu dans sa tendresse infinie pour l'ensemble de l'humanité et, d'autre part, elle se présente comme une sorte de conséquence nécessaire à la faute de l'homme, comme un moyen technique de sauver l'humanité déchue.
Cependant, il ne convient pas de poser l'incarnation du Fils
de Dieu dans la logique même de l'existence humaine, usant et abusant de sa
liberté : l'incarnation a été voulue par Dieu, dès la création du monde :
Dieu a créé le monde pour dresser sa demeure dans le monde, il a créé le
monde pour y devenir lui-même homme dans le but de permettre è tous les hommes
d'accéder à la gloire de sa divinité. L'incarnation du Fils dans le monde des
hommes n'a d'autre finalité que d'inviter l'humanité à participer pleinement
à la vie divine : Dieu accepte de s'unir à l'homme, en se faisant homme, dans
le but de déifier l'homme. Malgré la chute de l'homme, Dieu créait le monde
et homme en situant déjà son Fils dans ce monde et parmi les hommes. Ainsi, le
dogme de l'incarnation porte en lui-même cet autre dogme de l'orthodoxie : la
déification de l'homme.
Selon l'expression attribuée à saint Basile de Césarée, "l 'homme est un animal appelé à devenir Dieu ", ce qui est, sans cesse réaffirmé dans la pensée orthodoxe : " Dieu est devenu homme pour que l'homme puisse devenir Dieu ". C'est le coeur de toute la Tradition orientale : l'homme a été créé pour participer de tout son être à la vie même de Dieu, l'homme n'est véritablement ce qu'il est que lorsqu'il se trouve déifié, lorsqu'il est devenu la parfaite image et la parfaite ressemblance de Dieu, lorsqu'il est devenu intérieur à la Trinité, vivifié par l'Esprit-Saint, incorporé au Christ, dont il est devenu le cohéritier, en tant qu'il est fils dans le Fils, fils par adoption dans le Fils unique. La déification de l'homme est une participation réelle à la divinité, par l'intermédiaire d'une rencontre personnelle avec le Père, le Fils et l'Esprit, puisque l'homme communie au Dieu vivant, puisqu'il est uni à lui, par une incorporation au Dieu-homme, Jésus-Christ. Le rôle qui est dévolu à l'homme qui peut parvenir a cette déification, c'est de recevoir librement la grâce qui lui est offerte par Dieu dans la vie sacramentelle de l'Eglise, par laquelle il anticipe déjà la vie qu'il connaîtra dans le Royaume de Dieu. Cet homme effectue en lui le dynamisme pascal de la mort et de la résurrection du Christ, qui est la nouvelle création, par qui tout renaît à la vie nouvelle.
L'exaltation de la Résurrection du Christ
Toute la théologie orthodoxe exalte le mystère du Christ, mort et ressuscité : " sans la résurrection du Christ, notre foi est vaine, et nous sommes les plus malheureux des hommes " affirmait déjà l'apôtre Paul. L'exaltation de ce mystère pascal, c'est l'exaltation même de toute l'oeuvre de Jésus-Christ qui, par sa victoire sur la mort, son abaissement volontaire et librement accepté, a ouvert une "nouvelle création". Sa résurrection est le prélude à la résurrection de tous ceux qui croient en lui, de tous les hommes.
Mais la résurrection du Christ n'est pas simplement la réanimation d'un cadavre après la mort corpore.1e. Toutes les religions affirment une croyance en une survie, en une immortalité des hommes, après leur mort corporelle. Seules, les religions monothéistes croient en une résurrection des morts, c'est-à-dire à l'animation par une même personne d'un même corps après la disparition de celui-ci dans la mort. Mais cette découverte de foi ne s'est faite que progressivement, et, à l'époque même de Jésus, il se trouvait des juifs respectueux de la Tradition mosaïque qui refusaient d'admettre la possibilité d'une résurrection des morts, puisqu'un tel dogme n'était pas contenu dans le livre sacré de la Torah, dont la rédaction était attribuée par la Tradition à Moïse, le législateur du peuple juif.
Peu à peu, dans l'histoire du judaïsme, l'opinion s'est
répandue que le Dieu créateur du monde était aussi le Dieu capable de
susciter une nouvelle vie, le Dieu de résurrection. Jésus, au cours de son
existence publique, avait accompli des miracles de résurrection, pour la fille
de Jaïre, pour le fils de la veuve de Naïm, pour son ami Lazare, mais toutes
ces résurrections n'étaient que des réanimations da cadavres, n'étaient que
des retours à une vie comparable à l'existence antérieure.
Mais, la résurrection de Jésus-Christ, au matin de Pâques, est d'un ordre tout à fait différent : ce n'est pas une simple réanimation, mais une métamorphose, une transformation, une transfiguration de tout l'homme Jésus dans la personne divine du Fils de Dieu. Cette résurrection, comme l'espérance en la résurrection des morts à la fin des temps, inaugure une nouvelle vie, une nouvelle création pour tous ceux qui ont traversé la mort corporelle. Après l'Ascension et la Pentecôte, le corps glorifié du Seigneur Jésus-Christ, en qui l'humanité est totalement déifiée, et par qui toute l'humanité reçoit un pouvoir déifiant par l'action de l'Esprit, continue d'atteindre chaque homme dans les sacrements, qui sont les "mystères" de l'Eglise. L'homme devient, par le Christ porteur d'Esprit : " Dieu s'est fait porteur de la chair pour que l'homme puisse devenir porteur de l'Esprit ", affirmait saint Athanase d'Alexandrie. Toute la vie de l'Eglise est de manifester cette vie nouvelle du Ressuscité, en intégrant tous les croyants et tous les hommes dans le grand processus de la déification, à la suite de Jésus-Christ, en effectuant la métamorphose, la transfiguration des hommes à l'image du Christ Seigneur. La caractéristique fondamentale de l'Eglise, selon la théologie orthodoxe, ne réside pas dans son charisme d'enseignement des mystères du Christ, mais plutôt dans sa tâche d'"épiphanie" : il lui revient de manifester la présence de Dieu, son inhabitation, sa demeure dans le contexte de l'humaine. Même si elle enseigne, l'Eglise est principalement celle qui sacre et qui sanctifie le peuple chrétien pour le déifier.
Et l'exaltation de la Pâque du Christ se poursuit dans la grande exultation chrétienne, qui préside à chaque eucharistie : le Christ, en ressuscitant d'entre les morts, a détruit la mort, il a renouvelé la vie, et il apporte à tous ceux qui gisent dans les tombeaux la Bonne Nouvelle de la vie qu'il leur donne à profusion. De plus, cette Bonne Nouvelle s'étend à tous les vivants ; ils sont appelés, quant à eux, à devenir les libres collaborateurs de Dieu, afin de faire du monde qu'ils habitent le lieu même de la présence de Dieu.
Le Christ, icône du Dieu Père
Par le Christ, Dieu, celui qui, par nature, est invisible, s'est rendu visible aux yeux des hommes : en Jésus-Christ habite la plénitude de la divinité. Et cette divinité s'est manifestée à la perception des hommes. Le Christ peut être dit la parfaite image du Père, l"'icône du Dieu Père". La contemplation du Christ, dans sa vie, dans son oeuvre, dans chacune de ses actions ou de ses paroles, et particulièrement dans sa mort et sa résurrection, devient alors le centre de toute l'existence chrétienne orthodoxe : en mourant sur la croix, le Christ a assumé la condition des hommes jusqu'à l'extrême, et, par là, il a fait pénétrer en lui tout ce qui pouvait séparer l'humanité de la divinité. Parfaite image du Père devant les hommes, Jésus, le Fils unique, devient le représentant de toute l'humanité devant le Père.
Aussi, la théologie orthodoxe ne mise-t-elle pas sur l'aspect de la réconciliation du monde avec Dieu dans le mystère du Christ ; elle préfère s'attacher à la description de la restauration de l'image en Jésus Christ. L'incarnation n'a pas comme but premier de rétablir une relation qui aurait été interrompue entre Dieu et les hommes, à la suite du péché : elle ne vise pas davantage une sorte de satisfaction de la justice divine ; l'incarnation vise à restaurer dans l'homme, dans tout homme et dans tout l'homme l'image de Dieu, en instaurant une création nouvelle, dont le Christ est le prototype. C'est dans le Christ, parfaite image de son Père, que l'intégrité de la nature humaine se trouve restaurée. La chute, le péché des hommes, a interrompu la communion parfaite qui existait entre le Créateur et sa créature, entre Dieu et son image ; le Christ, par son incarnation, reprend ce que la chute avait interrompu : en lui, les hommes peuvent découvrir leur véritable identité, qui est de devenir semblable à Dieu. Le concile de Chalcédoine définit dogmatiquement la personne du Fils, Jésus Christ :
" un seul et même Fils, notre Seigneur Jésus-Christ, parfait en divinité et parfait en humanité vrai Dieu et vrai homme, composé d'une âme raisonnable et d'un corps, consubstantiel au Père selon la divinité, consubstantiel à nous selon l'humanité... que nous devons reconnaître en deux natures, sans confusion, sans changement, sans division, sans séparation. La différence des natures n'est nullement supprimée par leur union, mais plutôt les propriétés de chacune sont sauvegardées et réunies en une seule personne et une seule hypostase. Il n'est ni partagé ni divisé en deux personnes, mais il est un seul et même Fils unique, Dieu Verbe, Seigneur Jésus Christ, comme autrefois les prophètes nous l'ont enseigné de lui, comme lui-même Jésus-Christ nous l'a enseigné, comme le Symbole des Pères nous l'a fait connaîtr e" (extrait du Symbole de Chalcédoine, en date du 22 octobre 451).
Dans la personne du Jésus historique, c'est la plénitude de
la divinité oui se manifeste aux yeux des hommes, selon une humanité parfaite
; dans le Corps glorieux du Christ ressuscité, c'est la plénitude de
l'humanité qui atteint la gloire du Père, selon une similitude parfaite de
l'homme et de Dieu. Dans le Christ glorieux, c'est toute l'humanité qui est
introduite dans la gloire de la Trinité sainte. En effet, le Christ intronisé
Seigneur de l'univers dans la gloire du Père garde sans confusion ni
séparation l'humanité qu'il introduit ainsi dans son état d'achèvement
ultime. Dieu demeure toujours identique à lui-même ; et pourtant, le Verbe de
Dieu, dans son incarnation, et tout en restant ce qu'il était, devient ce qu'il
n'était pas : le Créateur se fait sa propre créature et permet à Marie, la
Théotokos, la Mère de Dieu, d'enfanter son propre Dieu ; par Marie, c'est
toute l'humanité qui enfante son Dieu.
Dans la personne de Jésus Christ, l'humain et le divin sont inextricablement unis : l'humain humanise et le divin déifie. En lui rien n'existe qui soit seulement divin, rien n'existe qui soit seulement humain, l'humain et le divin existant l'un dans l'autre, dans la compénétration des deux natures.
Image parfaite de l'homme, créé à la ressemblance et à la similitude da Créateur, le Fils, engendré du Père de toute éternité, engendré et non pas créé, comme le précisait le Symbole de Nicée et de Constantinople, est la parfaite image du Père au coeur de l'humanité, et il invite tous les hommes qui acceptent d'entendre sa parole à la reconnaître comme la véritable Parole de Dieu. Ces hommes, il les constitue en un peuple qui ne sera pas un "nouvel Israël", mais qui sera l'Israël véritable, l'héritier des promesses faites par Dieu aux temps anciens des patriarches et des prophètes. Ce peuple, c'est l'Eglise, que la théologie orthodoxe présente comme l"'icône de la Trinité", c'est-à-dire comme la manifestation visible de la réalité invisible de Dieu, dans sa vie de communion intime : par vocation, l'Eglise a reçu la mission d'être un lieu de communion entre les hommes, à l'image de la communion éternelle qui existe en Dieu.
Le sens de l'Eglise
Puisque le Christ est réellement un homme semblable aux autres en toutes choses, à l'exception du péché, il est possible de le représenter, d'en faire une image. En revanche, l'essence même de la divinité ne peut être représentée sous des images humaines, sinon que par des modes et des figurations symboliques, définis par l'intermédiaire de Écriture sainte. Et la tradition orthodoxe ne cesse d'affirmer que la véritable icône de la Trinité n'est autre que l'Eglise elle-même : en effet, l'Eglise est le Corps unique de la sainte Trinité, manifestant, au coeur de l'humanité déchirée, le principe même de l'amour qui préside l'union des trois personnes en Dieu. La vie s'écoule dans l'Eglise comme la propre existence de Dieu au sein de chaque communauté chrétienne ou même au coeur de chaque chrétien. Et, de la même façon que la Trinité est une dans la diversité des Personnes, de la même façon, ce principe de la diversité dans l'unité préside à l'organisation de la vie même de l'Eglise.
Depuis ses origines, l'Eglise repose sur le Christ, la Tête du Corps, et sur l'Esprit répandu sur les hommes au jour de la Pentecôte ; l'Eglise est le Corps visible de Jésus ressuscité devenu invisible depuis son Ascension dans la gloire de Dieu, elle est également le lieu de la manifestation de l'Esprit qui repose sur ce nouveau Corps du Christ, dans la communion de tous ceux qui partagent une même foi et une même espérance, de tous ceux qui sont portés par un même amour, par une même charité. C'est dire que l'Eglise s'organise dans la communion, communion des fidèles entre eux et communion des Églises locales dans l'Eglise universelle. Toutefois, l'Eglise est aussi une institution humaine ; si elle est réellement le lieu de la présence de la Trinité dans le monde, si elle se manifeste comme le sacrement de Dieu dans le monde, elle n'en est pas moins une organisation composée d'hommes pécheurs qui ne cessent de recevoir le don gratuit de Dieu. La structure hiérarchique qu'elle peut connaître n'empêche pas le fait que ce sont tous ses membres qui sont animés par le même Esprit-Saint, ce sont tous ses membres qui ont reçu la grâce (en grec la charis) de Dieu : l'Eglise est tout entière charismatique, malgré le péché de chacun de ses fidèles. Elle est sans cesse unifiée et sanctifiée par l'Esprit qui la purifie dans le sang du Christ.
Le Symbole de la foi, défini par les Pères conciliaires de Nicée et de Constantinople, fait proclamer aux chrétiens : " Je crois en l'Eglise, une, sainte, catholique et apostolique ". Si la visibilité de l'Eglise est connue à, travers ses membres, organisés selon des canons humains très précis, l'Eglise invisible et spirituelle est toujours objet de la foi : c'est la vie même de Dieu qui se déroule dans l'existence des hommes, elle est le lieu de l'unité du visible et de l'invisible, elle embrasse le ciel et la terre, elle est théandrique, c'est-à-dire qu'elle est le point de rencontre de Dieu et de l'homme.
Pour exprimer cette rencontre entre la divinité et l'humanité, la théologie orthodoxe fait reposer son ecclésiologie sur trois grands principes, qui expriment les grands mystères du Christ, de l'Esprit et de la Trinité. Le premier de ces principes est christologique et il se développe en proposition eucharistique : le Christ est la tête da Corps que constitue l'Eglise, et l'eucharistie rassemble tous ses fidèles en les constituant véritablement comme les membres de son Corps spirituel. Reposant sur le Corps sacramentel du Christ, l'Eglise visible trouve son second principe dans la responsabilité de l'Esprit Saint, c'est le principe pneumatologique.
Le chrétien est un homme pneumatophore, porteur de l'Esprit, depuis son baptême, lequel est immédiatement suivi du sacrement de la chrismation oui imprime sur le nouveau chrétien le sceau de l'Esprit. Cet Esprit repose donc sur chaque chrétien depuis son baptême, et il repose également sur l'ensemble du Corps sacramentel du Christ pour unifier chacun de ses membres dans une même action de grâces et une même prière, pour unifier également tous ses membres dans une même recherche de la vérité qui est le don parfait de cet Esprit. C'est la raison pour laquelle, dans l'Eglise orthodoxe, tous les fidèles, y compris les laïcs, jouent un très grand rôle dans la recherche et dans l'enseignement théologique : inspirés par l'Esprit, ils sont, au même titre que les évêques et que les prêtres, les gardiens de la vérité et de l'orthodoxie de la foi. Cette vérité et cette orthodoxie se manifestent dans l'accord des consciences personnelles, unies dans une même foi et un même amour. Le troisième principe ecclésiologique est trinitaire : dans son unité, mais aussi dans sa diversité, car l'unité n'est pas uniformité, l'Eglise est, comme il le fut déjà dit, l'image de la Trinité, une et diverse ; l'Eglise établit ainsi le lien de communion de tous les fidèles entre eux, de toutes les communautés locales avec l'Eglise universelle.
Le mystère de la vocation humaine
Dans l'Eglise, comme dans tout être humain, la vie se présente comme une participation directe a la vie de la Trinité : de même qu'il n'y a qu'un seul Dieu en trois personnes distinctes, de même la multitude des chrétiens est appelée à devenir un seul Corps, de même la multitude des hommes est appelée à devenir un seul homme en une diversité de personnes.
De plus, le chrétien, tout en demeurant corporellement semblable aux hommes, consubstantiel à eux selon l'humanité, est déjà incorporé au Christ spirituellement : les chrétiens sont les membres les uns des autres dans le seul Corps du Christ, animé par l'Esprit Saint, répandu sur l'Eglise au jour de la Pentecôte. Le mystère du Dieu insondable se trouve ainsi présent dans le coeur même des hommes : le mystère même de Dieu est le mystère de l'homme. Accomplir l'unité dans la diversité, tel est la vocation humaine profonde. Chaque homme est invité à réaliser en lui-même et dans le monde ce que le Christ a déjà instauré en sa propre personne, à savoir le salut universel, qui englobe l'ensemble de la création. Ce salut trouve son expression la plus authentique dans la vie trinitaire, dans l'unité au milieu de la multiplicité : l'homme est appelé à communier avec tous ses semblables et avec toute la création naturelle pour l'englober dans la création nouvelle inaugurée en Jésus-Christ.
Cette vocation trouve sa voie évangélique dans la pratique des béatitudes, la pauvreté et l'humilité, qui réalisent, dans la dépossession de soi qu'elles impliquent, la vocation du chrétien, la vocation de celui qui est devenu un propre fils de Dieu dans le baptême. Celui-ci lui a enlevé son coeur de pierre pour lui donner un coeur de chair, susceptible de vibrer à tous les appels des hommes, à tous les appels du monde, un coeur susceptible de se tourner vers ce Dieu qui est source de toute vie et de tout amour, vers ce Dieu qui est aussi celui qui effectue, en lui-même et pour toute l'humanité, l'union du multiple dans l'unité.
Toute la vocation humaine est de parvenir à ce sommet de l'élévation mystique qu'est la théosis. C'est à ce niveau que l'homme se trouve totalement christifié, uni à Jésus Christ, le Seigneur, au point d'être devenu lui-même la parfaite image et ressemblance du Dieu, Père créateur : la grâce, le don gratuit de Dieu, lui permet ainsi de devenir ce qu'il était appelé à être depuis la création du monde : l'homme pourrait alors se définir comme une parcelle de la nature qui a été pleinement déifiée en Christ. La vocation humaine est de parvenir à cet état où le Seigneur Jésus-Christ sera tout en tous, puisqu'il aura déifié en sa personne l'ensemble de l'humanité, celle-ci étant entièrement animée par le souffle puissant et générateur de vie, par le souffle de l'Esprit Saint qui lui donnera la pleine lumière de la divinité. C'est aussi à ce sommet de la vie chrétienne que se réalise la grande maxime, qui constitue la règle d'or de toute la pensée patristique : "Dieu se fait homme pour que l'homme devienne Dieu". L'homme créé à l'image de Dieu connaît la réalisation parfaite de son adoption filiale, il devient Dieu lui-même à l'imitation du Christ Jésus, qui rend les hommes participant à la nature divine : les hommes sont véritablement de la race divine. Le mode même de l'existence humaine se trouve être supra-humain, puisqu'il est théandrique, puisqu'il procède de la nature même du Christ, véritablement homme et véritablement Dieu : en lui, Dieu s'est humanisé, et, en lui également, l'humain s'est déifié définitivement. C'est pourquoi saint Clément d'Alexandrie peut s'extasier en affirmant : "vous êtes tous des dieux, fils du Très-Haut". En créant le monde, en créant l'homme, Dieu contemplait déjà la Sagesse éternelle, sur laquelle il prenait modèle, afin de sculpter le visage humain en l'éclairant du visage du Christ : le monde est créé dans la perspective de la réalisation grandiose de l'incarnation, de la venue dans le monde du Fils de Dieu. L'archétype divin appelé à récapituler en lui l'ensemble de la création et de l'humanité se trouvait ainsi à l'origine de tout.
En somme, la vocation ultime de l'homme est de dépasser la condition même qui est la sienne, sa condition de créature pour parvenir à son achèvement dans le Christ total, en qui le divin est devenu intime à l'humain. Dieu est ainsi plus intime à l'homme que l'homme ne l'est à lui-même ; ainsi, l'homme devient, par la grâce de Dieu, intime au divin. La vie du chrétien est une existence pleinement surnaturelle, et cette surnature exprime la réalité même de la nature de l'homme, tel qu'il a été voulu et créé par Dieu, à l'image et à la ressemblance du Fils unique, Jésus Christ. La vocation de l'homme est de devenir ce qu'il est réellement, fils de Dieu dans l'Unique. Il est devenu l'homme nouveau, en qui le Christ est un fait intérieur qui inspire toute son existence, maître de son propre destin et maître de son histoire personnelle.
Homme nouveau, le chrétien est déjà appelé "saint", comme le soulignait l'apôtre Paul, il devient une sorte de guide ou de phare pour l'ensemble de l'humanité qui demeure dans les ténèbres, puisque la lumière même du Christ resplendit sur les visages de tous les saints. Dans le mystère de l'Incarnation du Fils, Dieu a transcendé sa propre transcendance et l'humanité déifiée en Jésus-Christ est devenue consubstantielle à la nature divine. L'homme nouveau accède ainsi à la proximité de l'amour divin : Dieu a enlevé l'homme de ce monde pour le remettre dans le monde sanctifié qui est le sien.
La déification de l'homme s'accomplit par son agrégation au Corps du Christ, mais aussi par l'onction de l'Esprit sur chaque fidèle : le Saint-Esprit permet ainsi aux croyants de communier ensemble, tout au long des siècles de l'histoire, qui sépare l'Ascension du Christ de sa Parousie, de son retour dans la gloire, à la même humanité déifié de Jésus Christ, puisque l'Esprit qui a été déposé dans le coeur des fidèles les pousse à crier "Abba ! Père !", comme le disait Paul aux Galates (Gal. 4, 6). Toute l'activité chrétienne se résume alors dans la reconnaissance du salut offert par Dieu en Jésus Christ, ce salut étant l'assimilation de la vie même qu'il donne à tous ceux oui croient au Nom du Fils unique.
Toutefois, alors même qu'il se trouve déifié dans le Fils unique, l'homme ne se dissout pas dans le divin : l'homme déifié c'est l'homme naturel, tel que Dieu a voulu qu'il soit depuis l'origine du monde, et ce n'est qu'en Jésus que l'humanité se trouve réalisée d'une manière vraiment totale, puisque, en lui, elle est parfaitement unie a Dieu.
Désormais, depuis l'Incarnation, poussée jusque dans le mystère de la Résurrection et de l'Ascension, le Royaume de Dieu se trouve au-dedans du coeur de l'homme, et même davantage au-dedans de l'homme tout entier, car c'est tout l'être humain et pas seulement son esprit ou son âne oui est appelé à partager la vie même de Dieu. Le Royaume se trouve ainsi également présent dans l'histoire du monde. Et les chrétiens ne doivent pas seulement l'annoncer par des paroles, mais aussi par des gestes et par des actes témoignant de la puissance de Dieu, qui ne cesse d'agir dans le monde.