Apprendre à poser les vraies questions

 

Les chrétiens de toutes les confessions peuvent se réunir autour de la Bible, quand celle-ci se présente comme un livre fermé. Il suffit de l'ouvrir pour qu'ils s'aperçoivent qu'il leur est impossible de le lire de manière unanime. Il en est de même pour la célébration du Repas du Seigneur : tous ne lui accordent pas la même signification, la même richesse, la même implication dans la vie quotidienne des chrétiens.

I1 en est également de même dans la profession de foi : tous reconnaissent un seul vrai Dieu, subsistant en trois personnes distinctes, tous reconnaissent que le Fils de Dieu s'est fait homme pour que tous les hommes puissent devenir fils de Dieu, tous reconnaissent un seul et même Esprit qui anime l'Eglise, et pourtant le désaccord entre les chrétiens se manifeste rapidement quand il s'agit d'exprimer conceptuellement cette foi unique. L'oecuménisme, d'abord géographique, au sens des territoires peuplés sous la domination de l'Empire romain d'orient, est devenu aujourd'hui une réalité historique en même temps que géographique : les chrétiens se rencontrent non plus seulement sous les horizons de l'ancien Empire d'orient, ils se rencontrent sous toutes les latitudes, et la présence orthodoxe à travers le monde est de plus en plus importante, depuis l'époque de la Dispersion des fidèles. L'importance essentielle du mouvement oecuménique, auquel l'orthodoxie n'est pas restée insensible, dès les origines du mouvement, c'est de poser les véritables questions qui engagent la vie des croyants et la vie de toute l'Eglise, c'est aussi d'exiger que des réponses sincères et véridiques soient apportées à ces questions, pour que l'Eglise universelle, dans ses différentes confessions, soit toujours prête à répondre de l'espérance qui l'habite.

Pour les chrétiens du monde occidental, la tradition orthodoxe reste encore un monde bien mal connu, sinon totalement inconnu. La multiplication des reproductions d'icônes leur a sans doute permis de prendre conscience de l'existence des chrétiens de rite byzantin, ces frères séparés que l'Eglise catholique romaine avait quelque peu écartés, mais que les Pères du Concile Vatican II allaient faire connaître et aimer. Cette méconnaissance de l'Eglise orthodoxe venait sus doute des querelles intestines qui avaient fini par morceler l'ancien Empire en une multitude de petites nationalités, dans lesquelles la réflexion théologique s'était développée de manière très indépendante : sur la carte politique se superposait une carte religieuse, avec une multiplicité d'Églises locales et un éparpillement des doctrines. L'orient, qu'il soit politique ou qu'il soit religieux, restait un monde dans lequel la réflexion occidentale avait beaucoup de peine à pénétrer. Les modes de pensée étaient et demeurent tout à fait différents : l'occidental raisonne avec son intelligence tandis que l'oriental vibre entièrement par une extrême sensibilité. C'est dire la difficulté qui séparait et qui sépare encore l'Eglise orthodoxe de l'Eglise catholique romaine, nais c'est aussi dire que cette difficulté n'est pas insurmontable, puisque le Corps de l'Eglise de Jésus-Christ, à l'image de tout corps humain, ne peut se dissocier : une tête pensante d'une part et un coeur sensible d'autre part. La division séculaire a pu entraîner une certaine sclérose, la marche vers l'unité peut donner une vigueur nouvelle à ces membres du Corps qui finissaient par se dessécher ; un même élan, un même Esprit les ranime, c'est l'Esprit de Jésus répandu sur tous les hommes, au jour de Pentecôte, pour que tous les hommes puissent parvenir au salut offert par Dieu le Père.

Le salut offert par Dieu est un acte de grâce qui vient du Père, par le Fils, dans l'Esprit. Mais le concept même de grâce n'a pas exactement la même acception en Orient et en Occident. Chez les latins, la grâce recouvre les idées de gratuite et de pardon, tandis que chez les grecs, elle recouvre celle du don et de la réception de ce don par l'homme. Et même, parmi les Églises non-orthodoxes, en particulier entre les protestants et les catholiques, des conflits conceptuels naissent également dans l'emploi de mêmes catégories de pensée ; que l'on songe aux différends entre les Églises d'occident à propos: de la liberté et de la grâce, de l'autorité et du prophétisme, de la foi et des oeuvres... Toutes ces questions sont insolubles, tut que les chrétiens occidentaux s'enferment dans les schémas de pensée qu'ils ont hérités des générations antérieures ; il leur faut trouver un nouveau terrain de réflexion, pour que leur dialogue soit fructueux. Aussi la présence de l'orthodoxie, à 1'intérieur du mouvement oecuménique, et ce bien avant la présence de l'Eglise catholique romaine, a permis à l'oecuménisme d'éviter de sombrer dans un pan-protestantisme. Pour participer au Conseil oecuménique des Églises, une Eglise, quelle qu'elle soit, n'est pas tenue de considérer que la conception qu'elle a de l'Eglise est une conception relative. La communion des Églises orthodoxes s'est réjouie de cette stipulation, car il lui est impossible d'imaginer, de concevoir ou de penser que l'unique Eglise voulue par Jésus Christ ne soit impeccable dans son aspect divin, qu'elle ne soit pas infaillible dus sa foi gardée en toute sa pureté : l'orthodoxie ne rejette pas l'hétérodoxie comme un mal capital et qui écarte du christianisme authentique, elle reconnaît que c'est un phénomène presque normal qui trouve son acte de naissance dans les circonstances historiques. Tout homme qui reconnaît et confesse la Trinité de Dieu est, du fait même, un chrétien, et il partage l'orthodoxie, même s'il est très éloigné de la pureté de la foi orthodoxe, notamment dans le cadre de la célébration eucharistique. L'orthodoxie a donc un rôle capital à jouer, au coeur même du mouvement oecuménique : elle doit se présenter comme l'Eglise qui appelle à poser les vraies questions, en raison de son attachement traditionnel à la vérité et à la certitude du dépôt de la foi, tel qu'il a été enseigné par les apôtres, tel qu'il a été enseigné par les Pères de l'Eglise, tel qu'il a été présenté dus les définitions des sept premiers conciles oecuméniques. En acceptant de recourir ainsi à la tradition la plus ancienne, en acceptant de reconnaître ce temps où l'Eglise était encore unifiée, dans ce même terrain patristique, les Églises non-orthodoxes pourraient se rencontrer sur un terrain d'entente privilégié, sans méconnaître pour autant leurs traditions ecclésiologiques propres.

Les différentes confessions chrétiennes accentuent, d'une certaine manière, un caractère de la Révélation apportée en Jésus-Christ. L'amour filial porté par Jésus à son Père a certainement inspiré le catholicisme romain, qui a transposé cet amour dans le respect que les catholiques portent au pontife de Rome et à l'enseignement qu'il leur transmet par son magistère, hérité de Pierre : le catholicisme se découvre comme l'image de l'Eglise qui enseigne et qui obéit. L'importance éminente de la Parole de Dieu, faite chair en Jésus-Christ, a permis aux chrétiens Réformés de se soucier avec beaucoup de vénération à cette Parole vivante : ils représentent l'Eglise qui écoute et qui obéit. Les chrétiens orthodoxes sont fortement attachés à la grande liberté des enfants de Dieu qui s'épanouit dans la communion trinitaire et liturgique : l'orthodoxie se présente comme l'Eglise qui chute, à travers chacun de ses gestes, la gloire et la louange divine. Chacune des confessions chrétiennes considère qu'elle possède en elle-même la plénitude de la Révélation de Dieu ; et c'est en se reconnaissant toutes comme la véritable Eglise qu'il devient possible à chacun des croyants de poser la véritable question de l'oecuménisme. Si chacune des Églises se posait comme détentrice d'une partie de la vérité, elle se poserait immédiatement dans la catégorie de la relativité alors qu'en se découvrant comme Eglise universelle, elle se découvre dans une dimension absolue. La vraie question de l'unité des chrétiens n'est pas à chercher dus la réduction des différences, ce qui aurait pourtant pour effet premier de supprimer le scandale universel des divisions... Un tel réductionnisme amènerait à reconnaître que chaque Eglise était auparavant une simple secte. L'unité des chrétiens se fera sus doute par la reconnaissance du caractère absolument catholique et orthodoxe, non pas au sens des déterminations ecclésiales de l'occident et de l'orient, mais au sens des déterminations de l'universalité et de la non-errance dans la foi, de chacune des confessions chrétiennes. L'Eglise orthodoxe, pour sa part, préconise la fédération des Églises répandues à travers le monde : elles pourraient continuer à vivre selon leurs structures ecclésiologiques propres, tout en participant à une même communion, selon le type même de la communion orthodoxe des différentes Églises autocéphales. L'unité de l'Eglise serait réalisée dans ce qu'il est convenu d'appeler l'Una Sancta, selon l'esprit même que les Protestants reconnaissent à l'Eglise : elle est unifiée dans le monde spirituel, en Jésus-Christ, qui en est la tête. L'unité de l'Eglise est un mystère , un sacrement bien plus qu'une simple réalité historique ou géographique. En participant à des rencontres oecuméniques, il convient que chaque chrétien soit assuré dans la position de son Eglise propre, qu'il soit fidèle dans la confession de foi de son Eglise, laquelle détient toute \ vérité, selon le modèle historique, mais laquelle est aussi consciente d'appartenir à une réalité qui la dépasse infiniment et qui ne pourra être comme vraisemblablement qu'au jour du Retour glorieux du Christ Seigneur à la Parousie. Chaque Eglise est riche de tout le mystère du Christ, et c'est cette richesse même qu'elle est appelée à partager avec les Églises soeurs, mais il ne lui est pas possible ni même permis, dogmatiquement, de céder ne fut-ce qu'une parcelle de ses convictions en vue d'un simple accommodement avec les autres Églises La communion entre les différentes confessions chrétiennes ne peut ainsi se faire dans le renoncement à ce qui fait vivre une Eglise, mais elle est possible dans la mesure où chaque catholique devient un meilleur catholique, où chaque orthodoxe devient un meilleur orthodoxe, où chaque protestant devient un meilleur protestant.

Ce serait une grave erreur pour l'oecuménisme de vouloir réaliser rapidement l'unité entre tous les chrétiens, avant même que ceux-ci ne soient rendues meilleurs participants de leurs confessions de foi respective : l'impatience n'a jamais été une vertu, les séparations historiques en sont la preuve...

Les divisions sont rapides, la réunion demande beaucoup de temps. La réalisation de l'Una Sancta n'est pas faite ; peut-elle d'ail leurs se faire à une échelle purement humaine ; n'est-elle pas plutôt l'objet d'une attente, d'une aspiration, d'une prière comparable à celle de Jésus, à la veille de sa mort : Que tous soient un comme toi, Père, tu es en moi et que je suis en toi, qu'ils soient en nous eux aussi, afin que le monde croie que tu m'as envoyé (Jn. 17, 21). Cela amène nécessairement à penser que la constitution d'une communauté unique de disciples du Christ ne possède pas sa propre fin en elle-même : la constitution des disciples en communauté répond au don du Dieu-Père, mais cette réponse n'est pas simplement situable dans un réseau de communication interhumaine, elle a un axe, une visée pour la vie éternelle en Dieu, tout en reconnaissant cependant que la vie présente n'est pas une existence pour l'au-delà, mais bien pour l'ici et le maintenant, en ce sens que la vie même des disciples se situe dans la connaissance du vrai Dieu et de Celui qu'il a envoyé. Aussi la formation de la communauté des disciples n'est-elle pas achevée, elle se réalise dans la communication de la connaissance de Dieu et de son Envoyé, Jésus-Christ.

Et si l'Esprit n'est pas présent, ou plus exactement s'il n'est pas immédiatement discernable, cela ne veut pas dire pour autant qu'il n'est pas à l'oeuvre, une oeuvre qui ne peut se terminer pour l'Eglise que dans une communion d'amour.

En quittant ce monde, le Fils, incarné en la personne de Jésus, ne laisse pas une oeuvre achevée : certes, il a bien donné la Parole du Père aux hommes, et cependant, il n'a pas fait fusionner les disciples dans la gloire, d'une façon immédiate. Ce qui importe, dans l'oeuvre du Fils, comme dans l'oeuvre du Père, c'est précisément la médiation, et la médiation particulière des hommes. La façon, pour le Fils, d'achever l'oeuvre qui lui a été donnée de faire, c'est de la laisser inachevée, afin de permettre aux hommes, aux disciples de la poursuivre jusqu'à son terme. La perfection même de l'oeuvre de Dieu pour l'homme, c'est de la laisser inachevée pour le temps de l'homme... Cela ne revient pas à dire que l'homme reste passif après une action de Dieu en sa faveur ; au contraire, c'est le début même de l'action de l'homme que l'aspect inachevé de l'oeuvre de Dieu. L'extension progressive de l'oeuvre entreprise par Jésus, et qui se continue dans ses disciples, ne comporte pas d'autre point final que la communion divine, que l'entrée progressive de l'homme dans cette communion définitive, inaugurée dès à présent par la prédication de l'Évangile à toutes les nations, par la communication de la connaissance et de l'amour de Dieu. C'est par là également que nous pouvons comprendre la prière de Jésus et la prière de tout homme. Prier, ce n'est pas tant hâter la réalisation définitive de l'oeuvre de Dieu pour l'homme que de permettre (si tant est que le vocabulaire de permission soit recevable dans ce sens) à Dieu de continuer à donner, à se donner, et que de permettre à l'homme de continuer à recevoir, à se recevoir de Dieu, jusqu'au jour de la communion définitive, de tous les hommes avec lui.