LE CHRETIEN,

UN HOMME JUSTIFIE DEVANT DIEU

 

Le Sacrement essentiel de la vie chrétienne, c'est Jésus-Christ lui-même, le Fils de Dieu qui a rejoint l'homme sur les chemins qu'il suivait pour lui permettre de devenir à son tour enfant de Dieu. De cette manière, le protestantisme rétablit une forme de pensée chère aux Pères de l'Eglise ancienne. C'est dans l'humanité même de Jésus-Christ qu'il est possible de trouver la manifestation primordiale et unique de la Parole de Dieu. Plus précisément encore, c'est dans la mort même de ce Jésus que réside le sacrement de Dieu pour les hommes.

La foi a été suscitée dans le coeur des hommes par une initiative de Dieu, dans l'incarnation de son Fils, dans l'incarnation du Verbe divin, de la Parole de vie. Dus la mouvance de cette foi, le chrétien se trouve incorporé au Christ, qui lui assure, par sa mort et sa résurrection, la justification auprès de Dieu. C'est ainsi que l'apôtre Paul pouvait s'exprimer, en s'adressant aux chrétiens de Rome : Justifiés par la foi, nous sommes en paix avec Dieu par notre Seigneur Jésus Christ... En effet, Christ, au temps fixé, est mort pour les impies. La seule condition de la justification du chrétien réside dans sa foi, qui passe par la croix du Christ Jésus.

On a trop souvent opposé la foi et les oeuvres pour ne pas revenir avec intérêt sur cette trop hâtive séparation. La sola fides, le principe de la foi seule, a trop souvent été interprété dans un sens restrictif, voire exclusif. Ce que les premiers réformateurs tenaient pour le plus assuré, c'est que le salut de l'homme était accordé par Dieu, avec la plus grande gratuité : la grâce est gratuité. Les oeuvres, les bonnes oeuvres que l'homme pouvait accomplir, au cours de son existence, les mérites des saints par exemple, ne peuvent rien ajouter à cette grâce, à ce don gratuit que Dieu propose à tous les hommes. L'Eglise, dans ces conditions, ne saurait avoir la mainmise sur la grâce de Dieu : elle ne peut être, comme il a déjà été dit, qu'une assemblée de témoins, témoins des effets opérés par ce don gratuit, témoins des actions de Dieu et de sa Révélation. C'est dans le cadre du témoignage que l'Eglise peut effectuer sa mission au milieu des hommes, en annonçant sa Parole, par la prédication et par les sacrements. C'est par ce double moyen que la foi peut naître et être entretenue au coeur de l'homme. Le sacrement apparaît ainsi comme la confirmation de la promesse divine afin que l'homme puisse croire.

La justification de l'homme dans la mort de Jésus Christ Par la mort du Christ, les hommes obtiennent la paix avec Dieu ; ils sont justifiés et peuvent ainsi parvenir au salut, Cette affirmation du salut obtenu par la mort de Jésus Christ domine une grande partie des lettres de l'apôtre Paul, et particulièrement sa lettre aux Romains :

Il n'en va pas du don comme de la faute. Si, par la faute d'un seul, la multitude est morte, combien plus la grâce de Dieu et le don conféré par la grâce d'un seul homme, Jésus Christ, se sont-ils répandus à profusion sur la multitude. Et il n'en va pas du don comme des conséquences du péché d'un seul. Le jugement venant après un seul péché aboutit à une condamnation, l'oeuvre de grâce à la suite d'un grand nombre de fautes aboutit à une justification. Si, en effet, par la faute d'un seul, la mort a régné du fait de ce seul homme, combien plus ceux qui reçoivent avec profusion la grâce et le don de la justice régneront-ils dans la vie par le seul Jésus Christ. Ainsi donc, comme la faute d'un seul a entraîné sur tous les hommes une condamnation, de même l'oeuvre de justice d'un seul procure à tous une justification qui donne la vie. Comme, en effet, par la désobéissance d'un seul, la multitude a été constituée pécheresse, ainsi, par l'obéissance d'un seul, la multitude sera-t-elle constituée juste (Rm. 5, 15-19)

La justification de l'homme, son salut et sa paix avec Dieu ne lui viennent pas d'un processus psychologique, comme si l'homme, livré à ses propres forces, pouvait fléchir Dieu ou agir sur sa puissance : c'est Jésus Christ et Jésus Christ seul qui obtient pour l'ensemble de l'humanité. Par sa mort, il obtient la grâce du salut, en révélant, dans le même mouvement, son propre état à la créature humaine : dans cette mort, l'homme découvre, en effet, qu'il est pécheur, incapable de se rapprocher de Dieu.

Mais l'amour infini que le Père prodigue à tous les hommes est tel qu'il ne se contente pas d'espérer ou d'attendre une éventuelle conversion de l'homme : il prend les devants, il vient personnellement à la rencontre de chacun des croyants, de chacun des individus qu'il appelle au salut. L'oeuvre de justification du Christ est antérieure à la conversion de l'homme pécheur et faible depuis la faute d'Adam, en qui s'est accomplie la condamnation universelle. L'apôtre Paul peut alors entreprendre une grande comparaison antithétique entre Adam et Jésus Christ, en insistant sur le combien plus de la grâce accordée par Jésus Christ et en lui.

Dans le court extrait de la lettre aux Romains, citée plus haut, Paul emploie, à plusieurs reprises, l'expression combien plus qui veut manifester une certaine opposition entre les deux personnages. C'est la mort du Christ qui donne le salut ; et puisque l'homme obtient ainsi le salut, il entre aussitôt dans l'état de la glorification, en participant également à la vie même du Ressuscité. Puisque l'homme remonte avec Jésus Christ du domaine de la mort, il n'est plus qu'un seul avenir possible pour l'homme sauvé, c'est l'état de gloire qu'il peut partager avec le Christ Jésus. Puis la grâce que le Christ obtient pour tous les hommes se répand à profusion sur l'ensemble de l'humanité. Dans la mort de Jésus, l'homme est déjà réconcilié et justifié devant Dieu ; par sa résurrection, non seulement, il échappe à la colère divine, mais il acquiert la certitude de partager la gloire de Celui qui a été glorifié d'avoir opéré la justification de l'humanité. Cette justification avait été exigée, en quelque sorte, par la faute d'Adam, à qui Paul oppose le Christ. Il n'y a aucune me sure entre Adam et Jésus Christ, et pourtant Adam se présente comme la figure de Celui qui allait venir, mais cette figure antitypique ne connaît son statut de figure que par la présence de Celui-là même qui est venu pour manifester que la figure s'est estompée définitivement dans l'oeuvre du Christ, même s'il lui arrive de perdurer dans l'être même de tout homme. Ce dernier, homme nouveau, depuis la mort de Jésus et sa résurrection, reste un pécheur, qui attend tout de la grâce de Dieu, mais un pécheur qui apprend que son péché est déjà pardonné. Dès lors, il devient impossible de considérer Adam en lui-même ; il est nécessaire, au contraire, de la découvrir à la lumière de Jésus Christ.

Christ et Adam

Pour connaître la véritable condition de l'homme, telle Qu'elle peut être exprimée dans les Écritures saintes, il faut considérer non pas l'image du premier homme Adam, mais bien plus celle du Christ : le récit adamique, qui ouvre la Bible, n'est jamais qu'une préfiguration de l'homme véritable créé à l'image et à la ressemblance de Dieu. L'histoire d'Adam, à laquelle, en réalité, tous les hommes participent, ne peut être comprise, en christianisme, sans la lumière apportée par l'histoire de Jésus Christ, à laquelle les croyants, et, avec eux, tous les hommes, participent également. Seulement, la comparaison entre ces deux hommes, Adam et Jésus, n'implique absolument pas une identité de valeur, comme si la faute de l'homme qui rompt toute relation avec Dieu avait une valeur égale à l'acte de justice opéré par celui qui demeure sans cesse dans la proximité de Dieu, en lui vouant une obéissance allant jusqu'au don le plus complet de soi-même, jusqu'à la mort pour la justification de l'ensemble de l'humanité. Le premier homme, Adam, n'a pas de sens en lui-même, et même, il est possible d'affirmer qu'il n'a pas d'existence propre : il n'existe que comme la figure même de Celui qui allait venir, le Christ, le nouvel Adam et le véritable Adam. Ce premier homme obtient toute la densité de l'existence dans la comparaison que l'on peut faire de lui avec Jésus Christ : celui-ci, en niant le refus de Dieu opéré par le premier homme, le pose, rétroactivement, dans l'existence. Le Christ est la négation d'Adam, et pourtant, il le pose dans l'existence, en tant que lui-même, Jésus Christ, est le second Adam, qui accorde quelque positivité au premier. L'apôtre Paul qui, dans un raisonnement typiquement rabbinique, établit un parallélisme entre les deux personnages, vise à montrer que non seulement Christ appelle Adam à l'existence, mais encore que l'identité des structures personnelles de l'un et de l'autre implique aussitôt une non-confusion des personnes et une très nette différence des conséquences de leur existence : il n'y a pas de commune mesure entre la faute et le don, comme il n'y a pas de commune mesure entre Adam et Jésus Christ, mis à part le seul élément commun, à savoir qu'il s'agit de l'homme, dans son état de créature de Dieu.

En effet, c'est précisément dans un état de créature humaine que vont résider toutes les conséquences de l'histoire de l'un et de l'autre personnages. Si Adam refuse son statut de créature pour accéder à un état où il sera comme Dieu (Gn. 3, 5), c'est-à-dire sans distinction d'avec son propre créateur, sa faute ne relève que de lui ; en revanche, la grâce de Jésus Christ n'est pas sa grâce personnelle, mais la grâce et le don même de Dieu. C'est la raison pour laquelle la grâce et le don peuvent se répandre à profusion sur la multitude des hommes, car il n'y a pas de commune mesure entre les conséquences de l'acte d'une seule créature et les conséquences du don gratuit offert par le Créateur : la grâce de Dieu est plus puissante que le péché de l'homme. S'il peut y avoir une identité de structure entre l'histoire d'Adam et celle de Jésus Christ, il n'y a pas une égalité de contenu dans leur état de créature. L'inégalité fondamentale entre Adam et le Christ n'est autre que l'inégalité qui ne cesse de subsister entre l'homme et Dieu. Ainsi, l'abondance qui peut résulter de la transgression d'Adam ne peut pas être comparée à l'abondance qui résulte de l'acceptation du Christ, puisque, entre eux, demeure l'inégalité subsistant entre la créature et son créateur, et donc que, entre eux deux, il n'y a aucune commune mesure. Si, avec Adam, l'homme est perdu pour lui-même, Dieu ne considère toutefois pas comme irrémédiablement perdu : aux yeux de Dieu, l'homme, même dans sa chute, n'est pas entièrement perdu et voué à l'éternelle damnation, Dieu est riche en miséricorde et en pardon, il est Celui qui fait grâce. Par là même, c'est-à-dire par la grâce apportée en Jésus Christ, l'homme se découvre déjà comme non perdu : le don gratuit que Dieu accorde par son Fils se répand en surabondance là où le péché avait abondé. C'est pour avoir écouté la voix du serpent, symbole du tentateur, que le premier Adam avait renié sa véritable destination et était devenu la proie du péché : l'homme perdait ainsi sa similitude avec Dieu et répandait cette perte sur l'ensemble de l'humanité. Seulement, Dieu, en créant l'homme, établissait entre lui-même et cet homme une différence essentielle qu'il a comblée par sa grâce en Jésus Christ. L'homme ne pouvait être semblable à Dieu, par son état de créature et par la suite de son péché, alors Dieu lui-même est devenu semblable à l'homme...

L'incapacité de l'homme à combler la distance qui le séparait de Dieu a été remplacée par la grâce du Christ qui a pu surabonder sur toute l'humanité, puisqu'elle est l'oeuvre non de l'homme mais de Dieu. L'oeuvre propre à l'homme, la transgression d'Adam, conduisait à la condamnation, l'oeuvre de Dieu, la grâce en Jésus Christ, conduit à la justification pour la multitude des hommes.

Tout ce vocabulaire de continuation, de transgression, de justification implique un contexte législatif. C'est d'ailleurs dans le cadre de la Loi mosaïque que Paul analyse l'oeuvre de justice accomplie par le Christ, toujours dans la lettre qu'il adresse aux chrétiens de Rome :

Voilà pourquoi, de même que par un seul homme le péché est entré dans le monde et par le péché la mort, et qu'ainsi la mort a atteint tous les hommes parce que tous ont péché... car, jusqu'à la loi, le péché était dans le monde et, bien que le péché ne puisse être sanctionné quand il n'y a pas de loi, pourtant d'Adam à Moïse la mort a régné, même sur ceux qui n'avaient pas péché par une transgression identique à celle d'Adam, figure de celui qui devait venir (Rm. 5, 12-14).

Il y a déjà, dans la transgression adamique une opposition ferme à une loi, et c'est bien dans un contexte législatif qu'une condamnation peut intervenir. Seulement, la loi n'était pas encore considérée comme une donnée historique, ce qu'elle est devenue avec Moïse. Les conséquences du péché, et en particulier la mort, étaient effectives, indépendamment de la connaissance que l'homme pouvait en avoir ; seule, la révélation mosaïque allait permettre cette connaissance. Toute l'argumentation que peut développer l'apôtre Paul insiste sur le fait qu'entre Adam et le Christ il existe une frontière, celle de la Révélation de Dieu au peuple d'Israël. Grâce à cette Révélation, l'homme peut prendre conscience de la distance qui existe entre lui et son Dieu ; ainsi, il découvre que ce qui était une conséquence du péché, mais que l'homme ignorait, devient en réalité une conséquence de la loi.

Ce contexte législatif fait apparaître la condamnation comme le résultat de la transgression, dans un vocabulaire de jugement ; d'ailleurs, toute la première partie de la lettre de Paul aux Romains considère l'Évangile comme la Révélation faite aux hommes de la décision juridique de Dieu. Mais rapidement Paul indique les deux dimensions de la justice divine : il y a certes une condamnation, conséquence du péché manifestée par la loi, mais il y a également la Justification, qui est une oeuvre de la grâce de Dieu, manifestée par le Christ.

Condamnation et justification

Dans ce contexte juridique, il convient de passer du registre de la condamnation à celui de la justification : si la faute d'un seul a pu entraîner une condamnation qui s'est répandue sur la multitude des hommes, l'oeuvre de grâce d'un seul a pu, elle aussi, entraîner la justification, en dépit du grand nombre de fautes. La logique qui préside à ce raisonnement, lequel trouve sa source dans la miséricorde même de Dieu, défie toute logique humaine, puisque si une faute entraîne la condamnation, la multiplication des fautes permet d'aboutir à une justification.

La justice de Dieu offre l'acquittement gratuit à tous les hommes Pour Dieu, un événement s'est produit entre sa décision de condamnation et son oeuvre de justification ; et cet événement, c'est le Christ qui, par son obéissance, restaure l'état de créature perdu par le premier Adam. Si Dieu avait enfermé la multitude des hommes dans la désobéissance d'Adam, et, par là même, dans les conséquences de cette faute, il enferme également cette même multitude dans l'obéissance du Christ, qui obtient à travers sa mort la vie du juste, cette mort qu'Adam n'aurait jamais dû connaître s'il avait respecté la volonté divine.

L'homme a tort : entièrement et radicalement, il est enfermé dans son péché ; sa condition est celle du pécheur, et, comme tel, il se trouve placé sous le jugement de la colère de Dieu : devant lui, il est mort, complètement éliminé. Dieu ne peut plus compter sur l'homme. Mais l'incompréhensible va se produire dans l'événement Jésus Christ : Dieu lui-même se met à la place du pécheur, et il subit lui-même la condamnation que l'homme avait méritée par sa transgression. Le Fils même de Dieu subit la condamnation à mort, il connaît la réprobation et l'abjection totale, qui sont les fruits du péché humain. Et dans cette mise à mort du Fils de Dieu, c'est le pécheur qui est mis à mort pour disparaître totalement devant la face de Dieu, en devenant un ho me nouveau, à l'image du Christ. Ce déplacement de la condamnation à la justification ne peut être le fait que de Dieu seul : l'homme ne peut, en aucune manière, intervenir dans sa propre justification, il sera toujours le réprouvé qui bénéficie de la grâce de Dieu, sans jamais l'avoir méritée.

La doctrine de la justification

La justification se manifeste dans un passage, passage de l'état de l'homme réprouvé à l'état de l'homme sur qui surabonde la grâce de Dieu ; c'est le passage de la réprobation à l'élection, de l'injustice de l'homme au droit de Dieu. Et ce passage n'est autre que celui qui apparaît dans la mort et la résurrection du Christ : dans sa mort, Jésus Christ est LE réprouvé, celui qui est abandonné de Dieu lui-même, et, dans sa résurrection, il est LE justifié, celui qui est établi définitivement dans l'intimité même de Dieu. Au regard de Dieu, Jésus Christ est le seul homme véritable : c'est lui l'opérateur de la justification des hommes, alors qu'il n'y avait aucune nécessité pour que lui-même soit justifié. De juste qu'il était, il a pris la condition du réprouvé, en acceptant d'être identifié à la créature la plus indigne de la grâce de Dieu : il a porté en lui-même toute la forme du péché, sans être pécheur. Celui qui était sans péché, Dieu l'a identifié au péché, lui permettant ainsi d'opérer la pleine réconciliation de tous les hommes avec Dieu : Jésus Christ est le Réconciliateur des hommes avec Dieu.

Alors qu'il est possible d'établir une distinction de nature entre le premier Adam et le nouvel Adam, Jésus Christ, le premier étant terrestre, le second céleste, il convient néanmoins de maintenir la condition humaine du Christ dans sa plénitude, ce dernier est également un homme terrestre. Il faut prendre au sérieux l'incarnation du Fils de Dieu, quand on affirme que c'est par lui que s'opère la justification ; autrement, selon le mot célèbre de Grégoire de Naziance, ce qui n'est pas assumé n'est pas guéri , et l'homme serait encore sous le coup de la condamnation. L'incarnation du Fils de Dieu est le lieu où se rétablit, d'une manière définitive, l'alliance entre Dieu et son peuple, alliance qui avait été rompue à la suite du péché ; c'est donc en fixant les yeux sur cet être unique qu'est le Christ Jésus que l'homme peut découvrir la justification qui s'opère en sa faveur.

L'entreprise de l'homme était d'avance vouée à l'échec ; seul, Dieu et la grâce qu'il accorde en Jésus Christ peut accorder la justification. Le Christ a partagé la condition humaine, en revêtant l'aspect du serviteur, prenant la place des hommes sous la colère de Dieu, acceptant la condamnation à la place des coupables : Dieu s'est fait homme, en la personne de son Fils, pour que la justice divine puisse s'accomplir et céder la place à la manifestation de la grâce. L'obéissance du Christ sert de positivité à la négativité de la désobéissance d'Adam ; l'oeuvre de justice de l'un remplace l'oeuvre de transgression de l'autre.

En se soumettant totalement à la volonté de Dieu, le Père, le Christ Jésus accomplit l'oeuvre divine : celle-ci, qui était une oeuvre de jugement et de condamnation, sera assumée par lui, qui acceptera les conséquences ultimes de la transgression d'Adam : en acceptant de subir toutes ces conséquences, il abolira le jugement de la colère divine pour le remplacer par son oeuvre de justification et d'acquittement. Dès lors, l'existence de tout homme se trouve placée sous le régime de la grâce et de la justification apportée en Jésus Christ. En participant à la mort et à la résurrection du Christ, par la foi, et dans la docilité à la Parole de Dieu, l'homme, de pécheur et de réprouvé qu'il était, accède à l'état de justifié et d'homme nouveau.

Dieu s'est fait homme en Jésus Christ pour que tout homme puisse devenir enfant de Dieu dus le Christ Jésus, en étant justifié par lui et réconcilié grâce à lui avec Dieu le Père : la Justice de Dieu a été accomplie, désormais, l'homme réconcilié peut accéder au salut, par la seule grâce de Dieu.

La définition de l'homme

Dans cette perspective théologique, la place de l'homme ne peut être comprise qu'en référence au statut privilégié de l'homme Jésus Christ, qui révèle la véritable nature de l'homme et qui lui donne sa destination ultime en Dieu. L'homme ne peut être connu qu'en Jésus Christ. Toutefois, il ne serait pas légitime de faire une confusion trop rapide entre la réalité humaine présente et la promesse faite par Dieu à l'homme de devenir semblable au Christ : la justification qui est accordée gracieusement à l'homme n'est pas un acquis définitif que l'homme possède actuellement, elle constitue simplement les prémices, la promesse d'être déclaré totalement juste devant Dieu. Certes, pour le chrétien, ni le naturalisme, ni l'idéalisme, ni l'existentialisme, ni les sciences humaines ne permettent d'atteindre l'homme véritable, qui est un être créé et constitué par la Parole de Dieu : en tant que tel, il ne peut être connu que par la révélation apportée en Jésus Christ.

La première des définitions de l'homme, c'est d'être la créature de Dieu, LA créature, en ce sens qu'il est le seul être créé à pouvoir apporter une réponse à la Parole divine : il est le seul à être destiné à devenir le partenaire d'une alliance que Dieu peut établir entre lui-même et l'ensemble de la création. Immédiatement, l'homme se trouve ainsi constitué dus un état de corrélation non seulement avec les autres hommes, mais encore avec tout l'univers créé, dont il porte la responsabilité. L'homme est ainsi le lieu de la relation avec Dieu et avec le monde ; mais il est alors nécessaire de s'interroger sur la condition même de cet homme sur sa propre constitution. A la lumière de Jésus Christ présenté comme l'homme complet, l'homme se définit comme l'unité d'une âme et d'un corps, unité constituée précisément par la Parole de Dieu qui donne vie à toute chair. Et, puisque l'existence de Jésus est animée d'une dynamique profonde, l'homme peut également se définir comme histoire, non pas seulement dans un sens existentiel, mais bien davantage parce que le temps est donné à l'homme par Dieu pour lui permettre de vivre et de se tourner davantage vers son Créateur. Ainsi défini, l'homme se trouve de modèle pour son existence que dans le Christ Jésus, modèle qui lui enseigne la forme de l'obéissance. De même que celui qui était le Seigneur s'est fait le serviteur pour obtenir à tous les hommes la justification, de même il est demandé à l'homme de devenir à son tour un serviteur dans le Christ. Et, puisque la décision juridique de Dieu est irréversible, il ne reviendra pas sur la justification qu'il a accordée, il ne reste à l'homme qu'une seule possibilité, celle de se soumettre à la volonté divine. L'homme, à la fois pécheur et justifié, simul peccator et justus , reçoit la justification comme un acquis définitif, qui revêt la forme de la promesse. Puisque la justification lui est acquise, l'homme n'aura plus besoin de se justifier ; et puisqu'elle lui est promise, il ne reste à l'homme que l'obligation de répondre affirmativement au don de Dieu. Cela se traduit dans son obéissance inconditionnelle à la Parole de Dieu, à l'imitation de l'obéissance du Christ. Pour l'homme, la réponse ne peut être que la foi, celle-là même qui lui permet de répondre affirmativement au oui que Dieu a prononcé en faveur de l'humanité depuis l'événement de la mort et de la résurrection de son Fils, celui qui est la justification même de cette humanité.

La tradition catholique a trop souvent opposé la foi et les oeuvres, dans une visée polémique issue de la Réforme luthérienne et calvinienne, oubliant quelque peu que les réformateurs eux-mêmes considéraient la foi comme une oeuvre humaine, qui rendait l'homme conforme à la justification qu'il recevait de Dieu.

Évidemment, c'est la foi, comme seule oeuvre humaine, qui compte comme réponse de la part de l'homme. Et pourtant, ce n'est même pas dans cette foi que l'homme peut trouver sa justification : la foi ne produit pas la justification, elle ne justifie en aucune façon le sujet croyant. Celui-ci ne peut tirer aucun orgueil de sa condition de croyant. D'autre part, les plus absolutistes parmi les réformateurs en viennent même à considérer que la foi de l'homme n'est pas autre chose que la réponse inspirée par l'Esprit saint au coeur de l'homme pour qu'il puisse répondre à l'appel du Père, lancé par l'intermédiaire du Fils. Poussée ainsi dans ses derniers retranchements, une telle conception de la foi finit par expulser complètement l'homme de toute l'oeuvre divine.

La justification est l'oeuvre de Dieu et elle s'opère dans l'homme, mais cet homme serait finalement qu'un personnage évanescent : l'imitation du Christ ne suffit pas davantage à procurer à l'homme sa justification. D'ailleurs, la foi n'est pas imitation du Christ, puisque c'est lui seul qui justifie et que la foi ne peut rien ajouter à cette justification. En revanche, la foi pourrait se définir comme une imitation de Dieu dans la mesure où elle est la réponse de confiance de l'homme à la fidélité divine, et c'est par là seulement qu'elle peut devenir une imitation du Christ, en tant qu'elle se présente alors comme l'obéissance de l'homme au décret divin. La foi, comme toutes les autres oeuvres humaines, n'apporte en aucune façon la justification, mais elle parvient, après la justification, comme un moyen dont dispose le sujet croyant pour rendre gloire à Dieu pour son oeuvre de justice. Par là, l'homme obtient, mais non pas sans la miséricorde divine, la sanctification.

L'engagement social et politique

Ce serait se faire grandement illusion que d'imaginer que le protestantisme, à partir de sa théologie, de sa doctrine pratiquement uniquement centrée sur Dieu et sur son action en faveur de l'homme, soit une pure spiritualité, une simple relation spirituelle entre Dieu et l'homme. Si le culte protestant représente un moment privilégié dans la constitution de l'Eglise, il n'épuise pas pour autant toute l'activité des chrétiens. Au contraire, l'Eglise protestante, en tut qu'elle est une communauté de témoins, vise, d'une certaine manière, à s'incarner dans les réalités sociales les plus concrètes et donc les plus repérables.

Aussi ne faut-il pas s'étonner de voir des protestants, au nom de leur foi, prendre des positions ou exercer les fonctions et des activités les plus diverses, dans tous les domaines de la civilisation et de la culture. Il ne fait pas de doute que c'est le mouvement de la Réforme qui a pu donner naissance à un renouveau dans la musique religieuse, libérée dès le début du rythme et de la mélodie du chut grégorien. N'est-ce pas le protestantisme qui a permis à Jean-Sébastien Bach de s'exprimer d'une manière unique ?

Il ne fait pas davantage de doute que le protestantisme peut être considéré également, et d'une certaine manière, comme l'origine de la réforme économique du libéralisme, ainsi qu'a pu le montrer Max Weber. C'est déjà dire que le protestantisme permettait l'accès à un autre niveau de prise de conscience que le catholicisme du seizième siècle. Et c'est en examinant plus profondément cette remarque que l'on peut comprendre la crainte des rois très chrétiens devant l'influence de la Réforme parmi leurs sujets. Dès les origines de cette Réforme germent déjà les pousses de la Révolution française de 1789 : les hommes sont appelés par Dieu à prendre en mains leur propre destinée sur cette terre, ils n'ont plus à craindre la sujétion tant d'un roi que d'un pape !

Aussi ne doit-on pas davantage s'étonner de découvrir une forme du martyre chez les réformateurs, en ce sens que ce qui leur est commandé, au nom de leur foi chrétienne, peut les amener à prendre des positions politiques qui les conduisent sinon à la mort du moins à l'exil. C'est ainsi qu'au début de la montée du mouvement national-socialiste en Allemagne, Karl Barth fut suspendu de son poste de professeur de théologie dogmatique à Göttingen Munster et Bonn, à cause de son refus de prêter serment à Hitler, puis expulsé, tandis que Dietrich Bonhoeffer, entré dans l'opposition au Führer, dès le lendemain de sa prise de pouvoir, fut arrêté, emprisonné et finalement pendu... C'est assez dire l'impact que la foi peut avoir dans l'existence des protestants, et c'est dire, du même coup, que l'homme n'est pas étranger à toute la démarche intellectuelle du mouvement protestant. Certes, on pourrait rétorquer que ces prises de position n'étaient pas encore clairement élucidées sur la base d'une théorie politique, mais la pratique même des deux théologiens ci-dessus mentionnés, et qui étaient engagés dans des conflits violents, tant au niveau social qu'au plan politique, amène à penser un certain type de rapports du chrétien au Christ. La distance qui peut exister entre le théologien et l'homme n'est autre que celle qui existait dans le Christ lui-même, Fils de Dieu pleinement homme, engagé lui aussi dans une histoire sérieuse. Il faudrait encore mentionner cette parole de Feuerbach, citée volontiers par Jürgen Moltmann, un des grands théologiens contemporains du protestantisme : la souffrance précède la pensée , en ce que toute pensée politique est précédée par la souffrance des conflits, des luttes et de l'oppression.

C'est une des raisons pour lesquelles on trouve nombre de protestants engagés actuellement dans une recherche d'un véritable socialisme. Toutefois, après la victoire de la gauche aux élections présidentielles et législatives de mai et juin 1981, l'éditorial d'un hebdomadaire protestant d'information générale soulignait le fait que les protestants se refusent à être liés à une quelconque tendance politique, qu'elle soit de la nouvelle majorité ou qu'elle soit de l'opposition, de même qu'ils se refusent absolument à chercher refuge dans une religion toute personnelle qui éliminerait tous les engagements concrets ou toutes les prises de position sur le plan politique. Les protestants ne cherchent pas à apporter une réponse chrétienne aux problèmes qui se posent sur le plan politique, mais ils ne cessent d'affirmer que, dans l'existence concrète de tous les jours, il y a des choix à faire dans lesquels la foi chrétienne est partie prenante : ces choix peuvent mener à prendre des positions différentes, et même opposées, mais ils se doivent d'être pris dans une confrontation et un examen de toutes les orientations proposées. Le combat que mènent actuellement les protestants, engagés politiquement ou socialement au nom de leur foi chrétienne est un combat continuel contre toute forme de société qui ne protège pas les plus faibles et qui, de ce fait, préserve un ordre de valeur où ne sont reconnues que les forces et la puissance de l'avoir et de l'argent. Aussi la victoire de la gauche aux élections françaises ne leur apparaît pas comme une victoire qui leur serait propre, mais plutôt comme un nouveau défi qui est lancé à leur foi chrétienne. Les idéaux présentés par la majorité socialiste correspondent bien à l'exigence évangélique de justice, de solidarité et de liberté ; et ils impliquent nécessairement une attitude beaucoup plus critique. Tous les chrétiens sont confrontés à des changements importants, à des mutations dans le monde où ils vivent : aucune solution n'est absolument évidente, mais il leur revient de mettre leur foi, d'une manière de plus en plus vive et engagée, en leur Seigneur qui est le maître du temps et de l'histoire, qui est à l'oeuvre dans tous les événements du monde.

Et, si le socialisme, dans sa forme actuelle, n'existait pas à l'époque de Jésus, il est cependant possible de déceler, au sein de la communauté juive de cette époque, puis au sein de la communauté judéo-chrétienne, une forme de l'attente de la libération, qui se traduisait par l'espérance active de la venue du Royaume de Dieu. Cette attente et cette espérance étaient particulièrement vives chez les zélotes, parmi lesquels d'ailleurs Jésus s'est choisi un disciple, Simon. Et Jésus lui-même, dans la manière par laquelle il a vécu cette même attente, par le fait même qu'il ait été condamné à cause d'elle, sous un prétexte politique d'agitation sociale, et en raison aussi de sa victoire sur la condamnation qui l'avait frappé de mort, peut déterminer chaque chrétien à une nouvelle manière d'exister, c'est-à-dire de vivre dans ce monde, avec le souci de le transformer, pour qu'il s'ouvre à l'avenir du Royaume de Dieu. La radicale nouveauté du message chrétien impose, d'une certaine manière, la socialisation, car il ne peut laisser les choses telles qu'elles sont : le souci primordial du chrétien est un refus de l'installation, dans une société qui ne voudrait assurer que sa pérennité, c'est une exigence permanente de sa volonté que de chercher le changement. Et si le christianisme peut trouver aujourd'hui une forme d'expression actuelle dans le socialisme politique, il ne peut néanmoins s'identifier totalement dans cette démarche purement politique.

Si le socialisme en vient à viser sa propre stabilité, le christianisme a pour tâche de le réveiller et de lui rappeler la dynamique constante qui est nécessaire pour l'avènement d'un monde nouveau, fondé sur la justice et la solidarité, une dynamique que le pasteur Roger Schutz, le prieur de Taizé, qualifierait de dynamique du provisoire . Le refus de toute installation est la démarche propre de l'homme, tel qu'il peut être conçu dans le protestantisme : accepter un état de fait, cela est incompatible avec la nouveauté du message qui surgit au coeur de l'homme, par la vocation qui lui est offerte en Christ.

Le chrétien est un homme justifié devant Dieu le Père, par la mort et la résurrection du Christ, qui l'appelle à marcher sans cesse sur ses traces, en accueillant la sanctification qu'il propose à tous ceux qui acceptent d'entendre l'appel à la conversion, d'entendre l'appel de Dieu, qui résonne encore aujourd'hui dus le monde. Homme justifié devant Dieu, le chrétien ne peut accomplir pleinement sa vocation d'homme qu'en vivant chaque jour les exigences évangéliques pour la libération de tout homme aliéné par la puissance contraignante d'un pouvoir politique.