Comprendre l'Islam

 

 

Religion révélée, venant chronologiquement après le judaïsme et le christianisme, l'Islam semble pouvoir se caractériser par son désir absolu d'universalisme dans la soumission au Dieu unique, reconnu par les trois grandes religions monothéistes. L'Islam apparaît également comme un ensemble organisé qui règle la vie de chaque fidèle, de chaque musulman, jusque dans ses moindres détails. Comme les deux religions qui lui sont antérieures, cette religion se réclame du même ancêtre, fondateur de toute religion révélée, en raison de sa soumission au Dieu à qui il accordait toute sa foi, toute sa confiance : Abraham. Celui-ci, après avoir chassé son premier fils, né de sa servante Agar, Ismaël, lequel allait devenir le père du peuple arabe, n'hésita pas, quand son Dieu le lui demanda, il était prêt à sacrifier le fils qui lui était né de sa femme légitime, Isaac, sur le mont Moriah. Au moment où Abraham s'apprêter à immoler Isaac, un ange lui retint la main et lui désigna un bélier qu'il put offrir. Cette acceptation de la volonté de Dieu, sans résistance, fait d'Abraham le premier des musulmans, car il n'a pas craint de se soumettre entièrement, au point de sacrifier son propre fils.

Abraham, après les antiques patriarches nommés dans l'Ancien Testament de la bible judéo-chrétienne, apparaît comme l'instigateur d'une nouvelle manière de s'approcher de Dieu : tout indique qu'il était l'ami de Dieu . Avec lui, la révélation du Dieu unique prend désormais sa forme définitive. Le peuple juif l'invoquera fréquemment comme le Dieu d'Abraham, le Dieu d'Isaac et le Dieu de Jacob , formule que le Coran, le livre saint de l'Islam, reprendra à son compte. Les descendants directs d'Abraham se tourneront vers le Dieu qui a poussé leur père à entreprendre sa grande migration d'Ur en Chaldée jusqu'à la Terre que ce Dieu lui promettait : la tradition judéo-chrétienne insiste fortement sur cette migration pour souligner la confiance absolue que le patriarche mettait en son Dieu. La tradition islamique y attache une moins grande importance, se contentant d'indiquer que le père des croyants avait rompu avec la religion de ses ancêtres, avec l'idolâtrie, mais insistant très fortement sur les raisons qui ont poussé Abraham à cette rupture. La sourate sur les prophètes présente l'attitude que devait adopter le père des croyants à l'égard des divinités adorées par ses ancêtres :

Il (Abraham) dit à son père et à son peuple : Que signifient ces statues devant lesquelles vous vous tenez, ou que vous adorez avec tant d'ardeur ?. Ils répondirent : Nous les avons vu adorer par nos pères. Il dit à son père et à son peuple : Vous et vos pères, vous êtes dans une erreur manifeste. Ils lui répliquèrent : Dis-tu la vérité ou bien es-tu de ceux qui plaisantent ? Il dit : Bien au contraire ! Votre Seigneur est le Seigneur des cieux et de la terre ; il les a créés, et, moi, j'en rends témoignage. Je le jure par Dieu, je vais dresser des embûches à vos idoles aussitôt que vous serez partis. Et il mit en pièces les idoles, à l'exception d'une seule, la plus grande, afin qu'ils s'en prissent à elle de ce qui était arrivé aux autres idoles. Ils dirent : Celui qui a fait cela à nos divinités est certes méchant. Nous avons entendu un jeune homme médire de nos dieux ; il se nomme Abraham. Les autres dirent : Amenez-le, en présence de tous, afin qu'ils soient témoins de son châtiment. Ils dirent : Est-ce toi, Abraham, qui as fait cela à nos dieux ? Il dit : Non ! C'est la plus grande des idoles que voici ; interrogez-les pour savoir si elles parlent ! Et ils se parlèrent en eux-mêmes en disant : En vérité, vous êtes des impies. Et puis ils revinrent de leurs anciennes erreurs, et dirent à Abraham : Tu sais bien que les idoles ne parlent pas. Il dit : Vous adorez donc, en dehors de Dieu, ce qui ne peut ni vous être utile en quoi que ce soit, ni vous nuire ? Honte sur vous et sur ce que vous adorez, en dehors de Dieu ! Ne comprenez-vous pas ? Ils dirent : Brûlez-le ! et secourez vos dieux, si vous en êtes capables ! Nous dîmes : O feu ! Sois, pour Abraham, fraîcheur et paix ! Ils voulaient lui tendre des pièges, mais nous leur avons fait perdre la partie. Nous l'avons sauvé, ainsi que Loth, en les conduisant dans le pays dont nous avons béni tous les hommes (Sourate XXI, 52-70)

Dieu sauve Abraham parce que celui-ci avait eu le courage de rompre définitivement avec l'idolâtrie de son peuple. Et ce Dieu lui demande de s'en remettre totalement à lui pour son avenir, en le faisant conduire dans un pays sur lequel il a répandu sa bénédiction. Le Coran présente, comme le récit de la Genèse, la visite de trois anges à Abraham ; ces anges étaient venus lui annoncer la naissance d'Isaac, ce qui ne manqua pas de susciter le rire de Sara, la femme d'Abraham : c'est une chose étrange que d'enfanter dans la vieillesse. Le Coran mentionne à plusieurs reprises le sacrifice du fils d'Abraham mais sans indiquer de quel fils il s'agit : tout laisse à penser que, contrairement aux écrivains bibliques, la tradition musulmane invite à croire que le fils immolé n'est autre qu'Ismaël.

L'Islam, religion de l'unification

Il a pratiquement fallu la révolution iranienne, révolution faire au nom des principes religieux de l'Islam, pour que les Occidentaux découvrent l'existence profonde de cette foi pour des millions d'hommes. Jusqu'alors, l'Islam était en quelque sorte le domaine exclusif de quelques immigrés maghrébins ou des grands émirats pétroliers : la richesse de cette religion était ignorée, sauf dans le souvenir de ceux qui avaient dû apprendre les dates importantes de l'histoire, notamment celle de 732, année où Charles Martel arrêtait les Arabes à Poitiers. Pour la majorité des Français, l'Islam se trouvait refoulé dans ses derniers retranchements depuis la défaite de Poitiers.

Le terme islam, au sens propre de l'attitude religieuse, signifie la soumission de plein gré à la volonté de Dieu, soumission comparable à celle d'Abraham, qui s'était abandonné totalement aux mains de son Dieu. C'est aussi la révélation monothéiste prêchée par Mahomet en Arabie, au cours du septième siècle de l'ère chrétienne, et qui s'est répandue progressivement dans tous les continents, notamment par les guerres saintes qui ont fait connaître cette révélation dans le monde non arabe. Mais, de plus, le terme d'islam s'applique également à la communauté formée par le rassemblement de tous les fidèles de cette foi, de tous les musulmans qui respectent la ligne de conduite fixée par cette révélation du Dieu unique. Par extension, islam désigne aussi la civilisation humaine qui est née de cette religion.

Rassemblant les données fondamentales des deux autres religions révélées et monothéistes, l'islam, en tant qu'il est une religion, va les organiser dans un ensemble cohérent, dans une unité de foi, basée sur des dogmes très simples qui sont intelligibles par tous, du plus lettré des hommes à l'analphabète le plus complet. Cette unification, dans une dogmatique très simple empêchera ainsi les divisions entre les fidèles sous prétexte de considérations métaphysiques ou théologiques, considérations qui sont toujours considérées comme plus ou moins oiseuses, incertaines et inutiles. Même s'il faut reconnaître que, parmi les croyants musulmans, il existe des classes sociales, il faut aussitôt souligner que, d'un point de vue strictement religieux, tous les hommes se trouvent réunis dans une communauté de foi, communauté unifiée par un même culte, reposant sur la mise en pratique des ordonnances divines exprimées dans un seul livre, le Coran, révélé par Dieu, connu sous le nom d'Allah, à son seul prophète, Mahomet, par l'intermédiaire de son archange Gabriel. Ce livre, maintes fois recopié toujours répété au cours des prières publiques, sans cesse lu et médité au long des jours et des années, a permis non seulement d'unifier la religion, mais encore et surtout de structurer une communauté fraternelle d'hommes qui parlent la même langue, celle du Coran, l'arabe ; toute l'activité intellectuelle a pris naissance dans la lecture du livre saint et dans la réflexion qu'il a pu susciter. Aussi est-il permis de penser que le processus d'unification, entrepris dans le monde arabe avec le mouvement religieux musulman, commence par le fait qu'une langue unique est reconnue comme langue sacrée et que c'est par elle que doivent désormais se régler toutes les affaires publiques ou privées.

L'Islam est un mode de vie

De la sorte, la vie quotidienne de chaque fidèle musulman, sous toutes les latitudes, est réglée, dirigée et conditionnée par la révélation de Dieu, faite dans un livre unique, le Coran qui mérite le plus grand respect, puisqu'il exprime la parole même de Dieu. La première sourate du Coran, qui n'a d'autre titre que celui d'une introduction : sourate qui ouvre le livre est déjà une prière adressée au Dieu clément et miséricordieux, pour qu'il dirige les hommes dans les droits sentiers, sur les chemins de la vie, chemins que Dieu propose à tous les hommes qu'il veut combler de ses bienfaits.

Du sommet du minaret, une voix, celle du muezzin, s'élève et invite, cinq fois par jour, les musulmans à la prière : Allah est grand. J'atteste qu'il n'y a pas d'autre Dieu qu'Allah et que Mahomet est son prophète, son envoyé. Venez à la prière, venez au salut. Allah est grand et il n'y a pas d'autre Dieu qu'Allah. Alors, tournés dans une même direction, celle de la Kaaba de la Mekke, les croyants élèvent leurs mains dans un geste d'extase devant le Souverain maître de l'univers et de toutes choses ; et ils s'inclinent, d'un seul mouvement, devant la majesté suprême de Dieu. Déployant encore leur humilité, ils s'effondrent, la face contre terre, demeurent quelques instants prostrés dans la prière silencieuse, adressée à la miséricorde divine pour l'islam, pour leurs familles, pour toute la communauté musulmane et pour le salut de tous ses membres. Depuis treize siècles, les croyants se tournent ainsi régulièrement vers La Mekke pour exprimer leur soumission au Dieu unique de l'Islam.

Cette vie quotidienne, rythmée par la prière, peut paraître, aux yeux des Occidentaux, comme une contrainte religieuse poussée à l'extrême : ces pratiques paraissent d'un autre âge. En fait, même avant la naissance du mouvement islamique, les arabes étaient déjà des hommes profondément religieux ; et les nombreux rites ou les nombreuses pratiques qu'ils accomplissaient en faveur de leurs dieux ont pu rapidement s'adapter dans le cadre même du mouvement de réforme voulu par le prophète Mahomet. Cela explique encore le fait que, même dans le monde non arabe, l'Islam trouve encore des chemins d'expansion : en Afrique noire, par exemple, il réussit encore une poussée missionnaire, pour la bonne et simple raison qu'il ne contraint pas les hommes à renier toutes leurs pratiques religieuses antérieures mais qu'il les oriente dans le sens d'une vénération du Dieu unique. En fait, ce qui est le plus important, dans la vie quotidienne, ce ne sont pas toutes les manifestations de la prière et du culte, c'est la dimension morale, avec son code éthique : plus qu'une foi, au sens de la foi juive et de la foi chrétienne, l'Islam est une ligne de conduite de vie, en référence constante au Dieu souverain et maître de toutes choses.

Mahomet, le prophète envoyé par Allah pour faire connaître son message, n'a pas aboli tout ce qui existait avant lui, mais il a voulu lui donner un sens nouveau. La loi imposée par Dieu n'a pas d'autre but que de mener les croyants vers une vie meilleure, dans le plein épanouissement de toutes les potentialités et de toutes les virtualités qui sont déjà inscrites au coeur même de l'homme. Dès avant le prophète, les arabes étaient connus pour certaines qualités qui sont devenues légendaires : la vie dans le désert implique un fort grand courage, de la dignité devant l'épreuve quotidienne de cette vie rigoureuse, un sens de l'hospitalité très développé.

Mais à côté de ces vertus éminentes subsistaient des pratiques véritablement barbares. La loi du talion : oeil pour oeil, dent pour dent était répandue comme la seule loi morale ; l'assassinat même était une pratique parfois tolérée ; l'esclavage était monnaie courante, les pauvres étaient opprimés ; le statut des femmes était maintenu dans un état d'infériorité absolue par rapport à l'homme : les femmes étaient considérées comme improductives, et il arrivait même que l'on enterrait vivantes les filles dès leur naissance, en raison de la plus forte proportion féminine... Les sacrifices humains ne manquaient pas. Aussi, les prescriptions du Prophète ont voulu mener à la sainteté la plus parfaite ceux qui étaient déjà des hommes religieux, mais qui manquaient d'une discipline morale stricte. Il fallait amener à la plus grande perfection possible les virtualités les meilleures et retrouver une plus grande pureté dans la vie courante pour accéder au bonheur dès le monde présent.

Ce qui importait le plus, pour le prophète Mahomet, dès le début de sa prédication, c'était de conduire au bonheur tous les croyants, en redistribuant, par exemple, les rôles à l'intérieur d'une société pour que tous puissent avoir les mêmes droits, dans une soumission identique au Dieu unique.

L'objectif est naturellement de reconnaître Allah comme le Dieu unique qui réduit à néant toutes les idoles faites de main d'homme, mais cet objectif ne peut être atteint que dans la mesure où tous les croyants partagent une même vie communautaire, en faisant place à la vraie charité et à la véritable indulgence, vertus qui étaient déjà prêchées dans les milieux chrétiens, mais que les fidèles chrétiens ne mettaient guère en pratique... Mahomet, sous l'inspiration de Dieu, qui lui a remis toute sa révélation, veut donc instaurer la religion nouvelle dans toute son intégrité. Cet aspect de la vérité et de l'intégrité de la nouvelle religion est soulignée à plusieurs reprises dans le Coran :

C'est Dieu qui a envoyé son Prophète avec la direction et la religion vraie pour la faire prévaloir sur toute autre religion - Dieu suffit comme témoin (Sourate XLVIII, 28).

Et la sourate IX est bien plus explicite, quant au traitement à réserver à ceux qui refusent de croire au Dieu unique et à la religion vraie :

O croyants ! n'ayez pas pour amis vos pères ou vos frères s'ils préfèrent l'incrédulité à la foi. Ceux d'entre vous qui les prendraient pour amis seraient injustes... Si vos pères, vos fils, vos frères, vos épouses, votre clan, les biens que vous avez acquis, un commerce dont vous craignez la ruine, et les habitations dans lesquelles vous vous complaisez, vous sont plus chers que Dieu et son Prophète, et la guerre sainte dans le chemin de Dieu, attendez-vous à ce que Dieu vienne exécuter ses décrets. Dieu ne dirige pas les méchants. Dieu vous a secourus en de nombreuses occasions... Puis il a fait descendre sa Sakina (sa protection) sur son Prophète et sur les croyants ; il fit descendre des armées invisibles : il a châtié ceux qui étaient incrédules. Telle est la rétribution des incrédules. Mais après cela, Dieu reviendra vers qui il veut, car il est un Dieu qui pardonne, il est miséricordieux. O vous qui croyez ! Les polythéistes ne sont qu'impureté, ils ne s'approcheront plus de la Mosquée sacrée... Si vous craignez l'indigence, Dieu bientôt vous rendra riches de sa grâce, s'il le veut, car il est un Dieu qui sait tout et il est juste. Combattez ceux qui ne croient pas en Dieu et au dernier Jour, ceux qui ne déclarent pas illicite ce que Dieu et son Prophète ont déclaré illicite, ceux qui parmi les gens du Livre ne pratiquent pas la vraie religion. Combattez-les jusqu'à ce qu'ils payent directement le tribut après s'être humiliés. Les Juifs ont dit : Uzaïr (Esdras ?) est fils de Dieu ! Les chrétiens ont dit : Le Messie est fils de Dieu ! Telle est la parole qui sort de leurs bouches : ils répètent ce que les incrédules disaient avant eux. Que Dieu les réduise à néant, ils sont tellement stupides. Ils ont pris leurs docteurs et leurs moines, ainsi que le Messie, fils de Marie, comme seigneurs au lieu de Dieu. Mais ils n'ont reçu l'ordre que d'adorer un Dieu unique : il n'y a de Dieu que lui ! Gloire à lui, à l'exclusion de ce qu'ils lui associent... C'est lui qui a envoyé son Prophète avec la Direction et la Religion vraie pour la faire prévaloir sur toute autre Religion, en dépit des incrédules et des polythéistes (Sourate IX, 24-33).

L'Islam, religion de la communauté

Apparaissant comme un mode de vie pour tous ses fidèles, l'Islam se présente aussi comme l'organisation de la communauté des croyants. Il est illusoire de penser que la situation géographique de La Mekke, actuellement véritable carrefour des caravanes, voyageant d'Est en ouest, ait été le lieu de rencontre initial de tous ceux qui pouvaient partager une foi quelconque en un Dieu, souverain de l'univers : c'est, au contraire, cette ville qui apparaît comme un foyer de rayonnement pour la religion du Dieu unique. L'expansion de la nouvelle religion, à partir du septième siècle de l'ère chrétienne, apparaît comme un phénomène unique dans l'histoire. C'est du coeur même de la révélation de Dieu, effectuée dans la péninsule arabique, au milieu du désert, que va se répandre la foi et la culture islamique : elles se propageront sur trois continents, de l'Inde à l'Espagne et jusqu'au centre de l'Afrique noire. Ce ne sont pas les armes qui ont permis aux nouveaux croyants de partager leur foi en la parole du Prophète, même s'il faut reconnaître que celui-ci a bien prêché la guerre sainte contre les infidèles. C'est le message du Prophète qui prend la première place dans l'expansion religieuse ; ce message n'apparaissait d'ailleurs pas comme une nouveauté radicale. Mahomet n'a jamais prétendu imposer une nouvelle religion il voulait simplement montrer aux hommes la véritable source de vie, que les hommes de tous les temps ont toujours appelé Dieu mais qu'ils méconnaissaient dans leurs cultes idolâtriques, il voulait surtout donner aux hommes le souci de rejoindre la foi exemplaire d'Abraham, qui n'avait pas craint d'offrir son propre fils en sacrifice au Dieu unique qui le lui demandait. En réalité, Mahomet ne souhaitait qu'une seule et unique chose : rétablir le monothéisme abrahamique corrompu par la présence des idoles. Il avait pris conscience des égarements de son peuple et des déviations que des siècles d'obscurantisme religieux avaient surajoutées au culte de Dieu. Il fallait remettre les hommes sur la voie droite. Malgré toutes les difficultés qui allaient se dresser devant lui, malgré le mépris des hommes, solidement établis dans leurs traditions, malgré les sarcasmes de ceux qui ne voulaient pas croire en la possibilité d'un châtiment après la mort au cours du jugement dernier, Mahomet n'a pas voulu renoncer à proposer ses idées de justice sociale et de salut pour tous ceux qui revenaient à la foi d'Abraham.

Pour instaurer une nouvelle communauté de foi, il lui fallait créer des rapports nouveaux entre les hommes qui avaient accepté de se joindre à lui et de revenir à la foi d'Abraham. L'organisation de la cité ne pouvait plus se contenter des lois tribales. Mahomet chercha à remplacer les lois qui reposaient sur une communauté de sang ou sur des alliances entre les tribus par des lois établies au regard de la foi en un Dieu unique, créateur de tous les hommes et maître de l'ensemble de l'univers. Loin d'être une fédération des tribus arabes ou une organisation sociale, la communauté voulue par le Prophète est une communauté prophétique, unique remède pour lutter contre les rivalités incessantes et traditionnelles des Arabes et contre leur individualisme forcené issu de leur vie nomade dans le désert. L'idée d'une véritable communauté, d'une umma était née, la réalisation reposera sur les principaux piliers religieux : la foi en un Dieu unique et en son intervention dans le cadre de l'histoire temporelle, dans l'attente des fins dernières et du jugement divin sur l'ensemble de l'humanité. Pour concrétiser cette aspiration communautaire, il était nécessaire de constituer un foyer, un lieu de rassemblement de tous ceux qui se mettaient à l'écoute du Prophète ; le grand enthousiasme des fidèles fit qu'en quelques mois seulement un édifice fut érigé, permettant aux croyants de se réunir pour la prière commune, permettant également de loger Mahomet et sa famille.

Le grand apport social de cette première communauté des croyants se manifeste dans une sorte de rupture radicale de la conception traditionnelle de la bourgeoisie arabe de cette époque ; et toutes les sociétés islamiques, par la suite, voulant rester fidèles à l'esprit même de la première communauté islamique, voudront calquer leurs principes sociaux, politiques et économiques, sur l'enseignement qu'a pu laisser la première Umma. Celle-ci se veut une communauté prophétique et elle apparaît comme une société idéalisée dans laquelle le pouvoir et la propriété appartiennent uniquement à Dieu. Le pouvoir politique ne peut être que celui de Dieu ; cela exclut toute forme possible de médiation entre lui et le peuple et toute pression sociale sur les membres de la communauté. La tyrannie d'un monarque absolu, voulant se constituer comme un véritable dieu sur la terre, et la démocratie, gouvernement du peuple par lui-même, se trouvent ainsi écartés de la vie sociale : la grande règle de la législation, c'est d'obéir à Dieu et d'accomplir ainsi sa volonté, aucune exigence strictement humaine ne peut prévaloir sur cette volonté. Quant à la propriété, elle est aussi entre les mains de Dieu, l'homme est seulement l'usufruitier de ce monde qui appartient en totalité au Dieu unique, Seigneur de l'univers. La première constitution, qui sera le document de base de tout état véritablement islamique, voyait ainsi le jour. Le seul arbitrage possible entre les hommes et Dieu était celui du Prophète lui-même : En toute contestation, remettez-vous en à Dieu et à Mahomet.

Ainsi, l'autorité du Prophète sur la communauté grandissait en prestige sur tous ceux qui avaient renoncé à leurs biens propres pour suivre Mahomet jusque dans son exil, loin de La Mekke, à Médine. Il faut aussi dire que Mahomet favorisait la disparition de tous ceux qui s'opposaient aux progrès de l'Islam, soit en permettant à ses fidèles de les assassiner, soit en leur imposant le silence, soit en les poussant à l'exil... Toute forme d'opposition se trouvait ainsi réduite dans les milieux arabes ; l'opposition qui pouvait venir des juifs, encore épargnés dans les tout premiers temps, fut également anéantie, rompant l'alliance tacite entre les hommes du Livre.

La première expansion de l'Islam

Le renforcement de la foi en l'unicité absolue de Dieu par l'idée d'une communauté unique des croyants, organisant sur terre la cité idéale voulue par Dieu lui-même, comme une théocratie laïque où chacun des membres a les mêmes droits et les mêmes devoirs, a permis à l'Islam de connaître une très rapide expansion, dès ses premières années. Cette expansion est le fait marquant de toute l'histoire de cette religion depuis la fin du premier tiers du septième siècle de l'ère chrétienne.

La dominante de cette expansion est certainement religieuse, mais elle s'est trouvée doublée par des aspects politiques et militaire, ainsi que par des manifestations culturelles et intellectuelles. De la sorte, le monde arabe a constitué un précieux intermédiaire entre l'antiquité gréco-latine, la civilisation judéo-chrétienne, et l'aube de la renaissance européenne.

L'Islam s'est toujours présenté comme une religion absolument universelle capable d'intégrer les peuples les plus divers, les civilisations les plus différentes, les cultures les plus opposées : la force de cette religion, à volonté universelle, réside dans sa profonde capacité d'intégration de tous les phénomènes socioculturels dans un tout absolument organisé et original. Cette puissance d'intégration repose principalement sur la simplicité de la dogmatisation : quelques vérités très simples peuvent être reçues par les hommes les plus différents. D'ailleurs, le seul dogme qui n'admet aucune contestation n'est autre que l'affirmation de l'existence du Dieu unique, créateur et souverain de l'univers ; il est le Dieu universel et non pas un dieu local, le dieu suprême d'un panthéon quelconque, et certainement pas un dieu mekkois. Ce dogme premier se trouve, en quelque sorte, explicité dans un seul livre ; si, pour le christianisme, la Parole de Dieu s'est faite chair en Jésus-Christ, pour l'Islam, cette Parole de Dieu s'est faite Livre : le Coran a été, dès les débuts de l'Islam, et il demeure encore le moyen privilégié qui a pu modeler les consciences et imprimer des comportements à l'ensemble de ceux qui apportaient leur adhésion personnelle à la foi monothéiste telle qu'elle était présentée par Mahomet, dans l'esprit de ce qu'avait été la foi d'Abraham. Selon cette foi également, tous les hommes appartiennent à une race unique, la race des fils d'Adam : l'unité du genre humain est affirmée de manière absolue, et ce genre humain est naturellement musulman. Lorsqu'un enfant vient au monde, il est immédiatement musulman ; ce sont ses parents qui font de lui un juif, un chrétien ou un musulman authentique. Il résulte de cette affirmation, presque dogmatique, que l'Islam est la religion de tous les hommes, qu'elle est en même temps la seule vraie religion, qu'il convenait de répandre en dehors même du monde arabe.

Et la première expansion de la religion musulmane s'est trouvée spontanément justifiée par cette adhésion des croyants à la suprématie absolue de l'Islam sur toutes les autres formes de religions. Durant les dernières années de son existence, Mahomet a profondément lutté pour assurer les fondements de l'Islam au coeur de sa cité d'origine, menant le combat contre les tribus bédouines païennes et contre les communautés chrétiennes d'Arabie, même s'il ne contraignait pas ces dernières à la conversion, mais dont il espérait le ralliement.

Après la mort du Prophète, malgré les dissensions dans les questions de succession à la tête de l'Umma musulmane, le successeur immédiat de Mahomet, Abou Bakr réussissait à refaire l'unité de l'Arabie, en menant à la fois une entreprise religieuse et une entreprise militaire de conquête, avant de se lancer dans un travail d'expansion de l'Islam d'une plus grande envergure. C'est ainsi qu'Abou Bakr et son successeur Omar allaient lancer les jeunes forces musulmanes à la conquête des grands empires, alors en pleine décadence. En effet, si la religion musulmane a pu s'étendre rapidement, en raison de la simplicité de sa doctrine, il faut aussi reconnaître qu'elle a su tirer parti de l'affaiblissement et de la désintégration des empires jusqu'alors solidement établis, l'empire romain d'orient de Byzance, l'empire perse sassanide et l'empire wisigoth d'Espagne. Les byzantins et les sassanides n'ont d'abord pas cru au danger que pouvait représenter la force musulmane ; mais, les bédouins arabes agissaient animés aussi bien par leur foi inébranlable que par la promesse d'un riche butin... et les deux empires étaient particulièrement affaiblis par une lutte sanglante qui les avait opposés pour la domination du Proche Orient, entre 604 et 628. De plus, ces deux empires s'étaient assurés des alliés auprès des guerriers du désert qu'ils utilisaient comme mercenaires dans leurs conquêtes aussi bien que pour assurer la sécurité aux frontières de leurs territoires.

En outre, aux difficultés extérieures de ces deux empires orientaux, s'ajoutaient pour eux des difficultés intérieures sérieuses. L'empire byzantin connaissait une véritable persécution menée par les chrétiens fidèles à la doctrine orthodoxe contre les chrétiens séparés par les hérésies monophysites en Syrie et en Égypte ; les nestoriens de Perse étaient également en proie à la persécution... Des raisons religieuses ont donc permis l'avancée de l'Islam : pour les chrétiens persécutés, les Arabes musulmans apparaissaient comme de véritables libérateurs de l'oppression religieuse, ils apparaissaient semblablement comme un espoir de libération aux minorités civiles et politiques, aux tribus arabes, servant de mercenaires exploités aux puissances affaiblies des deux empires du Proche-Orient. En une douzaine d'années, de 633 à 645, tout ce Proche-Orient (la Mésopotamie, la Palestine, la Syrie et Égypte) passait sous la domination musulmane. Seuls, les obstacles naturels pourraient arrêter l'avancée des armées religieuses de l'Islam.

A l'autre extrémité de la Méditerranée, en Espagne la progression des forces musulmanes apparaît aussi comme une oeuvre de libération de l'esclavage imposé par des rois qui se prétendaient théologiens et par des évêques au tempérament belliqueux. Dès 476, un roi wisigoth avait rompu avec l'orthodoxie officielle de l'Eglise, en faisant de l'arianisme la religion officielle de la péninsule ibérique ; et bien qu'un autre roi, Récarède, ait abjuré l'arianisme, au concile de Tolède en 589, les mentalités populaires ne faisaient guère de distinction théologique... Les ariens et les gnostiques espagnols, qui considéraient Jésus comme un grand prophète et qui n'admettaient pas les décisions prises par le concile de Nicée (en 325), accueillirent favorablement l'avancée de l'Islam dont ils se sentaient très proches. En deux années, de 711 à 713, les musulmans allaient s'emparaient de ce que l'on allait mettre sept siècles à leur reprendre. En fait, cette victoire de l'Islam en Espagne apparaît pratiquement comme le résultat et le fruit d'une véritable guerre civile des chrétiens unitaires, qui ne reconnaissaient que le Dieu unique et qui refusaient absolument le dogme trinitaire, contre les chrétiens de la religion officielle. C'est ce ralliement des sectes unitaires qui devait faire paraître l'Islam comme une hérésie chrétienne aux yeux de l'Eglise catholique, et non pas comme une religion nouvelle.

Il fallait aussi pour ces nouveaux conquérants définir une certaine administration des pays conquis, puisque dans le Coran il n'existait aucune stipulation relative aux peuples vaincus par l'avancée de la religion. Certes, il était relativement facile de se reporter à l'exemple du Prophète qui avait entrepris de véritables guerres saintes pour faire partager sa foi monothéiste, en réduisant à néant les vaincus ou en les massacrant. Un nouveau régime devenait nécessaire, car il n'était pas dans l'intérêt des musulmans de massacrer les populations qui pouvaient se soumettre à leur autorité et à leur domination, d'autant plus qu'une partie de ces populations les avait aidés dans leur oeuvre de conquête : les populations soumises à ces nouveaux maîtres du monde devaient aussi apporter leur contribution à la vie économique de la grande communauté religieuse de l'Islam. Le massacre des vaincus ne devait s'opérer que sur les armées en déroute ; quant au reste des populations, pour les païens, il fallait qu'ils se convertissent sans devenir, pour autant des musulmans à part entière, pour les juifs et pour les chrétiens, qui restaient les hommes de l'Écriture, ils pouvaient continuer à observer leur propre religion, tout en respectant certaines obligations qui leur étaient imposées par l'Islam sous la protection duquel ils se trouvaient placés.

L'expansion foudroyante de l'Islam à travers le monde méditerranéen s'est sans aucun doute faire grâce à l'intervention des armes, mais c'est beaucoup plus l'assurance de combattre pour la cause de Dieu qui animait les guerriers musulmans.

L'incompréhension européenne de l'idéal de Mahomet

Dans le cadre de la civilisation sémite, Mahomet fut certainement un des grands réformateurs de l'humanité, en redonnant à ses fidèles un idéal qu'ils avaient perdu, une foi religieuse au Dieu unique, en regroupant aussi, du fait même, toutes les hordes divisées des Arabes en une fraternité nouvelle fondée sur le partage d'une même foi qu'il fallait établir sur tous les continents pour la gloire de ce Dieu unique. Mais l'occident s'est facilement forgé une idée fausse sur Mahomet et sur sa doctrine religieuse en ne considérant que les aspects extérieurs de la nouvelle religion. L'empire romain d'orient était en décadence lorsqu'il dut se soumettre à la puissance de l'Islam, l'Afrique du Nord, jusqu'alors chrétienne, passait entièrement sous la domination musulmane, l'Espagne elle-même n'avait pas pu résister aux assauts des guerriers croyants qui ne purent arrêter leur expansion qu'à Poitiers, en 732, lorsque Charles Martel les repoussa, les empêchant ainsi de conquérir l'Europe du Nord... La chrétienté européenne découvrait en Mahomet le type même de l'Antéchrist susceptible de détruire l'oeuvre même que le Christ et ses apôtres avaient entreprise, sans découvrir que l'expansion même de l'Islam réussissait un tour de force que le prosélytisme juif et que les missions chrétiennes n'avaient pu réaliser : rassembler tous les peuples idolâtres ou païens dans l'adoration du Dieu unique, tel qu'il s'était révélé à Abraham.

Pour redécouvrir la puissance et le génie de l'idéal religieux apporté par Mahomet, il aurait fallu à l'occident découvrir qu'il s'inscrivait dans la grande ligne des prophètes issus de la tradition ancienne, prophètes qui rappelaient sans cesse l'exigence du Dieu unique d'être le seul à recevoir un culte. Le Moyen-Age a jugé l'Islam sur ses conquêtes et sur les croisades qu'il a fallu entreprendre pour conserver l'idéal chrétien : il n'a pas reconnu que l'intolérance des fidèles musulmans était une constante des fidèles de chacune des religions, quand ils étaient assurés de détenir l'absolue et unique vérité religieuse.

Pour reconnaître la valeur religieuse de l'Islam, cette communauté suscitée dans le monde arabe comme un modèle pour les hommes de tous les peuples et de tous les temps, le retour aux origines s'avère une nécessité absolue.