La grande expansion de l'Islam

 

La mort du Prophète, en 632, avait posé bien des problèmes, évoqués précédemment, à la jeune communauté islamique. Il s'agissait d'assurer la succession de celui qui était à la fois un chef religieux, en tant qu'Envoyé de Dieu, et un chef politique, puisque, depuis dix ans, toute la péninsule arabique était devenue musulmane, sans compter les nombreuses communautés dispersées au Proche-Orient. Ce n'était pas encore le grand empire islamique, mais des milliers de croyants connaissaient le désarroi et la tristesse à la suite de la mort du grand homme de la nouvelle foi.

Le premier siècle de l'Islam

Afin de poursuivre l'oeuvre entreprise par Mahomet, les musulmans désignèrent parmi les fidèles les plus méritants, compagnons de la première heure de Mahomet, un successeur, qui sera appelé calife , lieutenant du Prophète. Le premier calife sera donc un disciple immédiat : Abou Bakr, qui se mit immédiatement en devoir de poursuivre la propagation de la foi musulmane, par la lutte contre tous les infidèles. Pour entretenir cette lutte, il leva une armée qui se lança à l'attaque des deux grands empires de l'époque : l'empire romain d'Orient et l'empire perse. Avant de mourir, en 634, Abou Bakr avait désigné comme son successeur son meilleur ami Omar. Celui-ci poursuivit énergiquement les conquêtes entreprises par son prédécesseur. La première puissance à tomber sous le coup des armées musulmanes fut la monarchie sassanide de Perse. En quelques années, ces mêmes armées conquirent la Syrie, en 634, d'où elles chassèrent les Byzantins, détenteurs du pouvoir sur l'empire romain d'Orient ; puis, les musulmans conquirent l'Arménie et l'Égypte. Ayant déjà vaincu les armées perses et byzantines une première fois, ils se lancèrent à l'assaut de la Palestine, en prenant Jérusalem (cette ville était également considérée comme la troisième ville sainte de l'Islam, puisque, dans son voyage nocturne vers le Trône de Dieu, Mahomet, avait été emporté de Jérusalem jusqu'au Paradis céleste), ainsi que la Mésopotamie, une terre particulièrement fertile qui devait assurer sa richesse à l'Islam. La monarchie sassanide était définitivement renversée, en 642. Mais Omar fut assassiné, en 644, par un chrétien persan, et son successeur, Othman, se montra un peu moins énergiques dans sa politique de conquêtes.

Cependant, l'expansion islamique se poursuivait, non pas par l'effusion du sang, mais bien plus par le témoignage que ces Arabes apportaient : leur ferveur de foi était contagieuse, et les chefs des tribus rencontrées comprenaient rapidement le grand avantage qu'ils pouvaient obtenir en adhérant à la nouvelle religion. Malheureusement pour l'Islam, c'est aussi sous le califat d'Othman que se développèrent des dissensions intestines qui pouvaient nuire à l'unité de la grande communauté islamique. Après l'assassinat d'Othman en 656 par des partisans d'Ali, un autre gendre de Mahomet, ce fut Ali qui entrait en possession du pouvoir ; mais son califat fut très difficile, puisqu'il dut lutter contre toutes les factions qui divisaient la grande communauté, et particulièrement contre le gouverneur de Syrie, Mo'awiya, qui rêvait de prendre lui-même le pouvoir et d'organiser la communauté en un véritable état dont il prendrait lui-même la tête. En 661, Ali, à son tour est assassiné et Mo'awiya se proclame lui-même calife, transformant le califat en monarchie héréditaire, les Omeyyades, dynastie qui établit sa capitale à Damas, de 661 à 750.

Rompant ainsi avec une tradition qui remontait au Prophète, Mo'awiya allait doter le nouvel empire musulman d'une armature administrative qui n'existait pratiquement pas avant lui. Il inaugurait ainsi la civilisation classique de l'Islam, en permettant aux sciences juridiques et religieuses de se développer. De plus, sous la dynastie ommneyade, l'expansion reprit de sa vigueur : l'islam conquit l'Afrique du Nord, toute la Perse, l'Afghanistan, le Turkestan chinois, mais aussi une partie de l'Europe, en commençant par l'Espagne, avant d'envahir une partie de la France mérovingienne, où les armées musulmanes furent arrêtées à Poitiers par Charles Martel, en 732.

Cette bataille marque la fin du premier siècle de l'histoire de l'Islam et l'arrêt momentané de son expansion. Pourtant, il convient de mentionner également que les armées de l'Islam furent aussi défaites devant les murs de Constantinople, en 717-718. Ces deux batailles ont été rangées parmi les grandes victoires décisives de l'histoire de l'humanité. La chrétienté arrêtait le flot déferlant de l'Islam. En Occident, les Pyrénées marquèrent, de fait, la limite des territoires occupés par les musulmans ; et en Orient, l'empire romain de Constantinople, ou Byzance, allait pouvoir vivre pendant sept siècles encore avant de s'effondrer.

Toutefois, si les Omeyyades avaient pu établir solidement un véritable empire islamique, ils connaissaient aussi, de l'intérieur des opposants constants. Les Arabes de Médine supportaient très mal le fait d'avoir vu la capitale et le pouvoir être déplacés de leur territoire jusqu'en la lointaine Syrie. Les partisans d'Ali, appelés chiites, ne laissèrent pas davantage de répit au calife de Bagdad, le considérant comme un usurpateur, ayant refusé de reconnaître et de défendre les droits des descendants du Prophète. Les rébellions se succédèrent, et c'est au cours de l'une d'elles que Husayn, le dernier fils d'Ali, trouva la mort, au combat de Kerbela, en 680. A partir de ce moment, Husayn fut considéré comme un saint martyr par les chiites (une minorité parmi les musulmans), et le fossé se creuse entre les chiites et les sunnites, les tenants officiels de la véritable tradition orthodoxe musulmane. Mais les révoltes ne sont pas seulement religieuses, elles prirent des dimensions politiques : le grand empire islamique est difficile à gouverner à partir de la Syrie, les Omeyyades ne sont pas capables d'adopter de nouvelles mesures pour répondre aux grandes transformations de l'empire. Le renversement de cette dynastie sera marqué par le soulèvement d'Abou Moslim qui s'appuya sur le mécontentement des chiites : il favorisera l'accession au pouvoir du califat d'Abou Al Abbas, un descendant de l'oncle du Prophète. La dynastie des Omeyyades est renversée ; tous les membres de la famille impériale sont exterminés, à l'exception d'un seul, Abd ar Rahmàn, qui parvint à s'échapper, pour se réfugier en Espagne, où il allait fonder une nouvelle dynastie omeyyade.

Une étape nouvelle : la dynastie abbasside

Le nouveau calife est donc un descendant de l'oncle de Mahomet, et c'est lui qui donnera son nom à la nouvelle dynastie, car il estime également que la charge du calife doit se transmettre de père en fils. La dynastie abbasside occupera le pouvoir pendant près de cinq siècles sur la communauté islamique. Elle marque naturellement un changement de famille dirigeante, mais ce qui est radicalement nouveau, c'est le fait de l'arrivée dans les différents organes du pouvoir d'éléments qui ne sont pas arabes, même s'ils sont d'authentiques musulmans. La umma musulmane n'est donc plus simplement dirigée par des arabes, mais elle l'est par des musulmans de toutes origines nationales, et particulièrement par des iraniens. Le premier changement spectaculaire du nouveau calife, c'est le choix qu'il fait de sa capitale. Il abandonne la ville de Damas, il renonce également à retourner à Médine ; il préfère installer sa capitale à Bagdad. Ce choix fait d'une ville située sur le Tigre, toute proche de l'ancienne capitale de la dynastie perse sassanide, marque un changement politique ; en installant, au cours de l'année 762, le centre administratif dans une autre ville, le nouveau calife visait à montrer que les structures mêmes de l'empire islamique allaient être changées. Le pouvoir central se dote d'un appareil administratif efficace. Le calife est entouré d'un vizir (premier ministre), de secrétaires d'État, d'un responsable de l'armée, de collecteurs d'impôts et de juges (les cadis). Des sultans et des émirs sont nommés comme gouverneurs des territoires les plus éloignés du centre de l'empire. Mais tous sont soumis à l'autorité du calife qui veut réunir, en sa personne, le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel.

Cette nouvelle dynastie ne devait pas marquer par ses guerres d'expansion de l'Islam : les guerres qu'elle entreprendra seront plutôt des luttes défensives contre des nouveaux venus dans les territoires musulmans, en particulier contre les Turcs, dans la partie orientale de l'empire islamique. Ce qui caractérise davantage cette dynastie abbasside, c'est l'expansion économique qui s'étend de l'Espagne jusqu'aux frontières de l'Inde, et l'expansion intellectuelle et culturelle. Car c'est bien après la révolution qui renversa les Omeyyades que va s'épanouir complètement la culture musulmane, mise en contact avec les civilisations de trois continents : l'Europe gréco-latine, l'Asie et particulièrement l'Inde, l'Afrique où Alexandrie était devenue une sorte de capitale intellectuelle où se rencontraient tous les courants mystiques et philosophiques du monde de l'époque. A la cour de Bagdad, se rencontrent les notables, qu'ils soient arabes ou indiens ou iraniens, qu'ils soient musulmans ou non, puisque des chrétiens traduisent en arabe des oeuvres grecques. Dans une première période de la dynastie des Abbassides, c'est véritablement l'âge d'or de l'Islam : dans le monde entier, on admire la civilisation née à la suite de la prédication du Prophète. La médecine, la physique, l'astronomie se développent ; les sciences se répandent de Bagdad vers le Vieux monde, et l'Europe entretient même des relations diplomatiques avec l'empire abbasside. Les Européens eux-mêmes admirent l'apogée de l'Espagne, sous la domination du calife de Cordoue, le seul descendant des Omeyyades, qui a trouvé refuge en Andalousie et qui s'est constitué en protecteur des lettres et des arts.

Dès le milieu du huitième siècle, les conquérants arabes dominaient donc toute la Méditerranée, de l'Asie Mineure jusqu'à l'Espagne : ils avaient réussi leur grande entreprise impérialiste, et leur civilisation allait pouvoir apporter un souffle nouveau à une Europe en pleine décadence. Sans la ténacité et l'opiniâtreté de certains érudits et de certains scribes musulmans, il est vraisemblable qu'une grande partie des chefs-d'oeuvre de l'Antiquité, aussi bien gréco-latine que persane ou hindoue, ne serait pas parvenue jusqu'à nos jours.

C'est aussi à cette époque que les mathématiciens musulmans introduisirent l'algèbre et la trigonométrie, avec un système de numération, venant de l'Inde, consistant à compter par dizaines : ces mathématiciens le traduisirent sous la forme des chiffres arabes.

Mais cet aspect brillant des débuts de la dynastie des Abbassides ne saurait faire oublier l'existence de nombreux problèmes de tous ordres : politiques, religieux, sociaux... qui se traduisent, ici et là, par des insurrections et par la création d'émirats autonomes, fondées sur des ethnies qui ne sont pas arabes. C'est ainsi que le dixième siècle voit le fractionnement du monde musulman. En Espagne, la dynastie omeyyade de Cordoue brille par son indépendance, connaissant encore une culture raffinée. En Afrique du Nord, apparaît un nouveau califat, appuyé sur un descendant de Mahomet, par sa fille Fatima : c'est la dynastie fatimide qui s'établit ainsi sur Égypte et la Syrie. A l'Est de l'empire également, de graves problèmes se posent : les gouverneurs ont dû faire appel à des mercenaires turcs, chassés d'Asie par les Chinois ou par les Mongols, mais ces mercenaires prennent de plus en plus d'importance dans l'armée et dans l'administration, et finissent par s'emparer du pouvoir dans cette partie de l'empire islamique. Cet exemple allait être suivi de beaucoup de cas similaires : les tribus turques, qui font leur entrée dans le monde musulman, se mettent au service des souverains et des gouverneurs, avant de prendre eux-mêmes le pouvoir. C'est le cas des turcs seljoukides, qui se rendent rapidement maîtres de l'Iran, intervenant même à Bagdad pour défendre le calife abbasside contre les sécessionnistes fatimides d'obédience chiite. Le Proche-Orient échappe aux mains des Arabes pour passer progressivement dans celles des Turcs. Ce sont les seljoukides qui se posent en défenseurs de l'orthodoxie musulmane contre toutes les tendances sectaires ; l'arrivée des Croisés chrétiens au Proche-Orient devaient modifier l'état de l'empire musulman.

Au milieu du onzième siècle également, le califat de Cordoue perd de son prestige politique, laissant la place à de petits états locaux, Là aussi, le pouvoir échappait aux arabes pour passer aux mains des Berbères, des Andalous... De plus, les souverains chrétiens du Nord entreprennent la reconquête de l'Espagne, tout en se lançant aussi dans la grande lutte pour la reconquête des Lieux saints du christianisme, à Jérusalem.

L'épopée des Croisades

Ainsi, après quatre siècles de grand éclat, l'Islam commençait à donner de sérieux signes d'essoufflement. Chez les croyants, qu'ils soient Arabes ou qu'ils soient des convertis, de violentes luttes pour la domination éclataient. Des tribus turques, émigrant de la Russie centrale, s'infiltrent sans relâche dans les états musulmans du Proche-Orient et même de l'Inde, imposant leur domination sur ces territoires qu'ils occupent. Le grand empire islamique risque de succomber à la suite des luttes incessantes entre les différentes sectes musulmanes et entre les différentes dynasties. Le califat de Bagdad tombe en 945 entre les mains d'Ahmad, un aventurier chiite qui prétendait descendre des rois sassanides de Perse, et il se fait donner le nom d'émir des émirs (shahinshah).

Mais, devant l'avancée prodigieuse des tribus turques, l'Europe se réveille : elle veut stopper cette puissance qui exerce les plus grands sévices à l'encontre des pèlerins chrétiens qui se rendaient en Palestine sur les lieux saints du christianisme. En 1071, les Turcs seljoukides avaient infligé une cuisante défaite aux Byzantins, à Manzikert : l'Asie Mineure allait être totalement envahie par la puissance turque musulmane. Le pape Grégoire VII reçut des appels à l'aide de la part des chrétiens d'Orient, particulièrement les Grecs et les Arméniens. En 1074, il essaye de mener une expédition de secours, en rassemblant les états vassaux de la papauté, envisageant même de prendre la tête de cette expédition: qui devait s'achever par son propre pèlerinage au Saint-Sépulcre, sur les lieux mêmes où Jésus avait été enseveli. Son projet échoua.

Le pape Urbain II reprit ce projet en 1095, en lançant un appel à toute la chrétienté : il invitait tous les chefs de l'Occident chrétiens à faire taire leurs querelles personnelles, afin de lever une armée qui partirait arracher aux mains des Turcs Jérusalem et ses lieux saints et qui porterait secours aux chrétiens d'Orient persécutés par les musulmans ; le pape accordait une indulgence plénière aux participants de cette première croisade : les chrétiens qui entreprendraient ainsi le voyage de Jérusalem feraient ainsi pénitence pour toute leur vie, après avoir confessé leurs péchés et obtenu l'absolution. Sous la conduite de Pierre l'Ermite, les croisés prirent le chemin de la Terre Sainte ; mais, des bandes de pèlerins s'étaient mises en route avant l'organisation militaire de cette croisade. Mal équipés, sans vivres et sans argent, ces pèlerins se livrèrent au pillage, avant de parvenir sur la rive asiatique du Bosphore où l'empereur byzantin les cantonné, en attendant l'arrivée des chefs guerriers chrétiens.

Tous ces pèlerins devaient être exterminés par les Turcs, avant que l'armée régulière ne se mît en marche, sous la conduite notamment de Godefroy de Bouillon, duc de la Basse-Lorraine. Pour souligner le caractère international et chrétien de cette entreprise, qui regroupait différents pays d'Europe, tous les participants, chevaliers et soldats sans distinction, cousaient sur leurs vêtements une croix d'étoffe rouge. Ce qui leur valut le nom de croisés , et à l'expédition militaire son nom de croisade . Sur la route de l'Orient, les croisés s'arrêtèrent à Constantinople, où ils ne furent guère accueillis : aux yeux des Byzantins, ces hommes venaient des régions barbares, ils ne pouvaient être que de véritables soudards sens culture. Les croisés ne rencontrèrent guère de résistance de la part des seljoukides. En 1099, ils arrivèrent en vue des murailles de Jérusalem, ils prirent la ville d'assaut : Godefroy de bouillon est alors élu roi de Jérusalem, titre qui reviendra ensuite à son frère Baudouin, comte de Flandre. C'était un triomphe pour la chrétienté, qui établit, en Asie Mineure, quelques petites principautés chrétiennes : Antioche, Tripoli, Édesse, Damas...

Mais, au cours des cinquante années qui suivirent, la puissance islamique se ressaisit. Les chrétiens sont chassés des territoires conquis, à tel point qu'il semble que, dès 1120, le pape Calixte II ait voulu lancer une nouvelle croisade pour protéger les latins d'Orient ; mais son appel ne fut pas entendu. En revanche, après la chute Édesse, en 1144, le pape Eugène III décida la proclamation d'une nouvelle croisade qui fut prêchée par saint Bernard : le roi de France Louis VII et l'empereur d'Allemagne Conrad III prirent la tête de cette nouvelle expédition, qui ne dépassa pas la ville de Damas. Ils rentrèrent en Occident, fort dépités d'avoir essuyé un échec en face des musulmans. L'Orient chrétien ne pouvait absolument pas subsister sans de nouveaux secours, mais les différents appels des papes n'obtinrent jamais les résultats escomptés. Il fallut l'arrivée au pouvoir de Saladin, en 1171, pour que l'Europe prenne conscience du nouveau danger. Saladin était originaire d'Irak, il avait été désigné comme vice-roi Égypte par le calife ; mais, il renversa son maître et prit lui-même le pouvoir, nourrissant le secret dessein de reconstruire le grand empire islamique, capable de résister à tous les assauts des chrétiens. En l'espace de quelques années seulement, Saladin acquiert un grand pouvoir, dominant Égypte, la Syrie et une partie de l'Asie Mineure, faisant tomber la ville de Jérusalem en 1187. C'est à ce moment que la troisième croisade est décidée. Précédée d'une exhortation générale à la pénitence, elle fut décrétée par le pape et elle réunit trois grands souverains d'Europe, Philippe Auguste, roi de France, Richard Coeur de Lion, roi d'Angleterre et Frédéric Barberousse, empereur d'Allemagne. C'est l'empereur lui-même, et non plus le pape, qui prenait la direction de la croisade, et pour financer ces armées, les souverains de France et d'Angleterre instituèrent un nouvel impôt, appelé dîme de Saladin , sur leurs sujets. Mais l'empereur périt noyé, laissant la croisade sans direction unique ; toutefois, les deux rois arrivèrent à prendre possession de saint Jean d'Acre et d'une bande côtière de la Palestine, puis ils regagnèrent l'Occident, abandonnant la Croisade. Sur le chemin du retour, Richard fut fait prisonnier. Il ne sera libéré que contre une forte rançon... Il fut celui qui fit entrer cette troisième croisade dans la légende.

Toutefois, il importe de signaler qu'avant de quitter la Terre sainte, Richard Coeur de Lion était parvenu à conclure un accord avec Saladin. Celui-ci se montrait plus raffiné que ses prédécesseurs, les seljoukides : il autorisait les chrétiens à continuer leurs pèlerinages en Terre sainte, dont il garantissait lui-même le respect des lieux vénérés par ces chrétiens, Saladin s'inscrivait ainsi dans la lignée des grands chevaliers du Moyen-Age.

La quatrième croisade, décidée par le pape Innocent III fut un désastre pour la chrétienté, sans que les armées musulmanes ne soient intervenues dans cette lutte. En effet, les chefs militaires de cette croisade la détournèrent de son but, qui était de reconquérir toute la Terre sainte, en faisant route vers Constantinople, qui fut impitoyablement mise à sac par les Croisés, empoisonnant ainsi toutes les relations futures entre les chrétiens d'Orient et ceux d'Occident. Mais le pape Innocent III ne perdit pas espoir, il chercha à convaincre le sultan Égypte de restituer Jérusalem aux chrétiens, de manière à établir une paix durable entre le monde chrétien et le monde musulman. Mais devant la résistance musulmane, qui bloquait saint Jean d'Acre, le pape se décida à prêcher de nouveau la croisade, en 1215. Le départ de cette expédition fut prévu pour juin 1217 ; Innocent III ne vécut pas jusqu'à ce jour, mais la croisade partit quand même. Elle remporta quelques victoires qu'elle ne sut pas exploiter et se solda donc par un nouvel échec. L'empereur Frédéric II n'avait pu se joindre à cette croisade, ayant été excommunié.

Il fit donc une croisade personnelle à visée beaucoup plus temporelle que spirituelle, qui lui rapporta le titre de roi de Jérusalem, obtenant pacifiquement la cession de Jérusalem (où le Temple restait aux musulmans), de Bethléem et de Nazareth, ainsi que des routes menant à ces différentes villes saintes.

En 1244, la ville sainte de Jérusalem fut perdue pour les chrétiens, à la suite de la défaite de l'armée franque à Gaza par les années du sultan Égypte Louis IX, roi de France, pris la croix cette année-là, pour partir en 1248. Il allait être absent de France pendant six ans, connaissant défaite après victoire, connaissant même une période de captivité, mais négociant des trêves avec les princes musulmans. Il regagna la France en 1254, sans avoir véritablement réussi à faire triompher la cause chrétienne. Il devait pourtant repartir, pour la dernière croisade, à la suite de la prise des grandes villes de Césarée (1265), de Jaffa et d'Antioche (1268) A la tête d'une grande expédition, dirigée contre le sultan Égypte, il mit le siège devant Tunis, où il mourut en 1270. Son allié, lord Édouard, héritier d'Henri III d'Angleterre s'estima heureux de pouvoir négocier une nouvelle trêve avec le sultan, trêve de dix ans pour les latins de Palestine.

Le jugement de l'Islam par la chrétienté médiévale

La grande propagande pour la croisade a beaucoup affecté la chrétienté du Moyen-Age, dans son jugement sur la révélation islamique. Tout d'abord, il faut souligner que, politiquement, le monde chrétien était entouré par le monde musulman : l'Islam apparaissait comme la force diabolique menaçant l'authentique foi chrétienne. Contre cette puissance, qui se manifestait aussi bien politiquement que militairement, la seule réponse possible était la force militaire, qui, seule, était susceptible de maintenir la paix et d'assurer les chrétiens qui voulaient restituer la terre du Christ à ses légitimes propriétaires, à savoir les chrétiens eux-mêmes. Aussi la prédication des croisades peut-elle facilement se comparer à une mobilisation pour une guerre sainte : il fallait lutter contre les ennemis de la croix du Christ. Et dans cette lutte, il fallait abattre l'adversaire, le supprimer, sans encourir pour cela de peine religieuse : tuer le mauvais ne pouvait être mauvais, au contraire cet acte servait la plus grande gloire de Dieu. D'autre part, le combattant qui mourait pour la conquête des lieux saints était aussi assuré de connaître le bonheur du ciel. L'Islam était considéré comme intrinsèquement pervers et il fallait le supprimer : la guerre devait être sans merci puis qu'elle était parfaitement juste.

Les musulmans, de leur côté, menaient aussi la même guerre sainte. Ils ne pouvaient pas davantage comprendre le caractère typiquement religieux des croisades menées par les chrétiens d'Occident. Pour les musulmans, la guerre entreprise par les nations franques était une agression manifeste des étrangers qui voulaient détruire la religion prêchée par le Prophète et les territoires de l'Islam. Aussi, contrairement aux espérances des chrétiens, les croisades n'affaiblirent-elles pas la puissance de l'Islam. Elles la renforcèrent bien davantage, en facilitant le rapprochement entre toutes les factions et les sectes islamiques : l'orthodoxie sunnite reprenait le dessus. La conquête de Jérusalem par Saladin éveilla même la conscience islamique à la dévotion et à l'attachement à cette ville, qui est aussi un lieu saint pour l'Islam. Il était désormais possible aux musulmans de venir prier sur les lieux mêmes où s'élevait jadis le Temple de Salomon. Saladin avait permis aux vrais croyants de prendre possession et d'assurer leur domination sur la Terre sainte ; il ordonna la restauration de la Mosquée d'Omar, mosquée de la Roche, et de la mosquée Al-Aksa, révélant au monde musulman que la grande Ville sainte avait été délivrée de la présence de tous les infidèles.

Le pape Innocent III fut un habile politique à l'égard du monde musulman : il entreprend des contacts diplomatiques avec les princes et les souverains musulmans qu'il reconnaît comme les responsables du gouvernement de leur pays. Mais, dans le domaine religieux proprement dit, il considère l'Islam comme un élément diabolique, qui veut la perte de la religion chrétienne. Cette adversité farouche à l'égard de l'Islam vient sans doute d'une méconnaissance radicale du message que le Prophète est venu apporté aux siens. Tout d'abord, Mahomet est attaqué personnellement, pour avoir voulu plagier, d'une manière incohérente, l'ensemble du message chrétien pour l'adapter aux Arabes, considérés comme des brutes sans culture. La religion, qu'il a voulu fonder à son propre profit, n'est qu'une religion inventée à partir des différentes hérésies chrétiennes qui ont été véhiculées au Proche-Orient.

Pourtant, considérant les échecs des croisades, il y eut des chrétiens qui essayèrent d'entreprendre un dialogue authentique avec l'Islam : il s'agissait parfois d'anciens prisonniers qui pouvaient témoigner de la sagesse et de la grande spiritualité des musulmans. Il y eut aussi de véritables prophètes que la tradition catholique elle-même considère comme des saints : François d'Assise et ses compagnons en sont un vibrant exemple. Aux prétentions des papes, qui voulaient présenter les croisades comme le seul moyen pour défendre la croix du Christ, François rappelle les consignes évangéliques de Jésus : il ne faut pas vaincre le mal, si mal il y a, par la violence, nais par l'amour. François put rencontrer le sultan Melek el-Kamel, en 1219, et il fut amené à dialoguer avec les docteurs de la religion musulmane, sans avoir un seul mot de mépris pour le Coran et pour le Prophète d'Allah. Par ce geste, qui lui valut l'amitié du sultan, lequel reconnaissait en lui un porteur de la parole de Dieu , François d'Assise invitait la chrétienté à changer d'attitude envers l'Islam.

L'assaut des Mongols

Le principal assaut qu'allait devoir subir l'Islam au treizième siècle ne vient certainement pas des chrétiens mais plutôt des Mongols. Au milieu de ce siècle, le califat de Bagdad tombe entre les mains des successeurs de Gengis Khan, appelés Tatars par les Arabes. Déjà à l'époque où Gengis Khan conduisait ses cavaliers invincibles à travers l'Asie, unifiant la Mongolie, poussant jusqu'en Chine, la puissance de l'Islam déclinait : les Turcs musulmans allaient être incapables de résister à cette puissance nouvelle qui se levait sur le monde. Des 1209, les Mongols pénétraient dans les terres musulmanes du Turkestan et d'Iran, ce dernier pays tombant en 1231. A l'origine, ces Mongols n'étaient pas islamisés, suivant leurs différents chefs qui se montraient tolérants en matière religieuse ; convertis à l'Islam, celui-ci resta superficiel, variant du sunnisme au chiisme, ils se montraient surtout opportunistes. C'est la raison pour laquelle les populations, conquises ou soumises, ont réussi à exercer sur eux une grande influence intellectuelle et culturelle.

Mais une partie du monde musulman oriental échappe à la domination mongole : ce sont les Mamelouks Égypte et de Syrie. Ceux-ci n'ont jamais cherché à étendre leur puissance ou leurs territoires, mais ils ont travaillé à stopper l'avance mongole dans cette partie du monde musulman.

Au quinzième siècle, la domination des mongols sur le monde musulman s'atténue, à peu près en même temps que les Mamelouks connaissent l'anarchie gouvernementale. L'Islam se serait-il endormi ? Une nouvelle puissance musulmane va prendre le relais, faisant trembler le monde occidental pendant de nombreuses générations.

Les Ottomans, maîtres et seigneurs de l'Islam

Les Seljoukides avaient été impuissants à repousser l'avancée des troupes de Gengis Khan ; une autre tribu turque allait relever le défi : les Ottomans qui profitèrent de la disparition de la scène politique de Seljoukides, mais aussi de l'éloignement des Mongols et de l'affaiblissement de l'empire byzantin, contraint, pour assurer sa défense, à faire appel à des mercenaires, pour constituer à leur avantage un territoire de plus en plus vaste, recouvrant à la fin du quatorzième siècle l'Asie Mineure Occidentale et même une partie de l'Europe des Balkans, d'où ils peuvent menacer sérieusement l'empire byzantin. Ces Ottomans tirent leur nom du chef de leur tribu, Osman, qui, parti de Bythinie, allait étendre lui-même son pouvoir au détriment des Mongols et des Byzantins, ouvrant ainsi une voie de conquête à ses successeurs.

Les Ottomans se révélèrent d'habiles tacticiens politiques, préférant le plus souvent négocier que recourir à la force armée : ils ne furent certainement pas comparables aux hordes barbares qui ont pu déferler sur l'Europe, bien que les européens les aient comparés à ces barbares. Soldats rudes et toujours prêts à livrer bataille, sans crainte, ils furent d'habiles administrateurs des peuples qu'ils vainquirent.

Dans une première phase de leur installation dans les territoires conquis, ils tenaient compte de l'organisation préexistante avant de mettre au point un système nouveau qui ne défavorisait ni les vaincus ni les vainqueurs. De cette manière, ils pouvaient obtenir l'estime, la considération et même la faveur de ceux qu'ils avaient soumis à leur pouvoir. L'ordre dans les provinces conquises se maintient facilement, puisque les Ottomans ont bien su ménager les intérêts et les particularismes locaux : les impôts rentrent régulièrement, le recrutement de l'année s'effectue dans les meilleures conditions, même parmi les jeunes chrétiens, qui seront islamisés par la suite. Toutefois, il n'y a pas de persécution religieuse, pas de conversion forcée : les Ottomans se veulent tolérants en matière religieuse, et ils accueillent sur leurs territoires tous ceux qui peuvent se présenter comme les victimes des persécutions pour un motif religieux.

Toutefois, cet empire ottoman qui commence à se constituer manque d'une capitale : Mehmet II (ou Mahomet II) va lui donner. Car le premier grand succès pour assurer la plénitude de la supériorité ottomane, c'est bien la prise de Constantinople, en 1453. De fait, l'empereur devient l'héritier des empereurs byzantins, et sur le plan religieux, il consacre ainsi la victoire de l'Islam sur la chrétienté. Une ironie du sort doit être notée. Le vainqueur de Constantinople s'appelle Mahomet comme le prophète qui a révélé aux hommes la religion islamique, alors que le vaincu, l'empereur de Constantinople, qui mourut en défendant sa ville s'appelait Constantin, comme le fondateur de cette cité, l'empereur romain qui avait promu le christianisme comme la religion officielle de l'empire romain. Constantinople - qui deviendra ultérieurement Istanbul devient la capitale de ce grand empire, qui apparaît, aux yeux des Européens comme une puissance invincible, appelée à détruire complètement la civilisation gréco-latine et la religion chrétienne. Mais cette interprétation était loin de correspondre à la réalité : le nouveau maître de l'Islam était un souverain éclairé qui fit de sa capitale non seulement un centre du monde islamique, mais aussi le centre d'une intense activité intellectuelle menée aussi bien par des chrétiens que par des musulmans.

Après la chute de Constantinople, l'empire ottoman s'étendait de la Roumanie actuelle à l'Euphrate. Pendant plus d'un siècle, de l'avènement de Mehmet II (1451) à la fin du règne de Soliman - le Magnifique, l'empire allait étendre sa domination sur l'Europe des Balkans, sur une partie de l'Europe centrale, sur le Proche-Orient et sur l'Afrique du Nord. Partout, que ce soit sur terre ou sur mer, l'empire fait ainsi connaître sa puissance : et c'est aussi dans le domaine des arts et des lettres qu'il exerce son hégémonie grâce à la construction de grandes mosquées sultaniennes. Le deuxième successeur de Mehmet II, Selim Ier réussit à vaincre les Mamelouks et à faire entrer Égypte dans l'empire ottoman : il sera également reconnu comme le protecteur et le serviteur des villes saintes à commencer naturellement par La Mekke. C'est aussi avec le règne de Selim que disparaît définitivement le califat abbasside, qui ne jouait qu'un rôle politique très effacé, même si son détenteur demeurait toujours le Commandeur des croyants, en tant qu'il était le successeur légitime du Prophète.

Le fils et successeur de Sélim porte, en Orient, le nom de Soliman le Législateur et il est connu en Occident sous celui de Soliman le Magnifique, deux qualificatifs qui illustrent les aspects essentiels de ce monarque ottoman.

Magnifique, Soliman (1494-1566) le fut parce qu'il permit à l'empire ottoman d'atteindre son apogée sous son règne en exerçant une grande influence politique et intellectuelle.

Lui qui détestait la guerre, il se distingua par une carrière militaire pratiquement sans revers, menant dix campagnes en Europe et trois en Asie ; à la tête de ses armées redoutables, il conquit la Hongrie (1521), il menaça sérieusement l'empire austro-hongrois, en mettant le siège devant Vienne (1529).

D'autres troupes s'emparaient de Tunis, se lançaient à la conquête de l'Iran, de l'Irak, occupaient le Yémen et Aden, plaçant ainsi tous les territoires arabes du Proche-Orient sous la domination ottomane. Sa flotte domina également la Méditerranée, ravageant les côtes espagnoles et italiennes, et menaçant Rome. En 1574, quelque temps après sa mort, la totalité du monde arabo-musulman, à l'exception du Maroc, se trouvait placé sous la domination de ces Turcs. De plus, ce grand seigneur fut un admirable légiste : il fit promulguer un grand nombre de décrets et de règlements visant à organiser et à améliorer l'administration des provinces de l'empire, recrutant une armée et une marine, remettant complètement en ordre les finances, assurant de bonnes conditions de vie et de travail à tous ses sujets. Il fit sérieusement évoluer le droit, en respectant d'une part les coutumes et les traditions locales et en favorisant les lois musulmanes en vigueur chez les Ottomans, tout en s'inspirant des usages pratiqués en Europe.

Ce Seigneur était admiré par certaines cours européennes, notamment par la France qui entretenait des relations cordiales avec les Turcs, dans l'espoir de vaincre l'empereur d'Allemagne. L'Occident chrétien n'était plus uni, et l'Islam seul paraissait alors une force unifiée et unificatrice. Il fallut tous les efforts d'un pape particulièrement religieux pour restaurer une unité européenne, dans une vaste coalition contre les Turcs : Pie V, à force de tractations patientes, réussit à coaliser la France et l'Allemagne, ainsi que la Pologne et même la Russie dans une ligue contre l'empire ottoman.

Finalement, une alliance se fit entre l'Espagne, Venise et le pape : en 1571, cette ligue fut proclamée solennellement en la basilique saint Pierre, visant à la lutte défensive et offensive contre le sultan Sélim II, qui régna sur l'empire ottoman de 1166 à 1574, et contre les Etats soumis à la puissance impériale. Le pape ordonna des prières publiques et s'imposa de sévères exercices de pénitence, afin de donner à ce conflit une véritable dimension religieuse. Le 7 Octobre 1571, une bataille décisive eut lieu, dans le golfe de Lépante, à la sortie du détroit de Corinthe : la moitié de la flotte turque fut capturée, des milliers de galériens chrétiens furent libérés. Cette victoire avait certainement sauvé l'Italie et l'Espagne du danger d'une invasion turque, mais au cours des pourparlers de paix qui suivirent, les Ottomans obtinrent pratiquement tout ce qu'ils voulaient. La victoire de Lépante n'a montré aux Etats européens qu'une seule chose : les armées ottomanes n'étaient pas invincibles. Pourtant, à la fin du seizième siècle, les Turcs restent très puissants, malgré le coup donné à leur flotte. Rien ne semble pouvoir les faire fléchir : l'empire ottoman dura six siècles, donnant naissance, dans les temps modernes à un État musulman très fort, malgré la décadence que cet empire connut dès le dix-huitième siècle. Il fallut à l'Occident attendre la fin de la première guerre mondiale pour voir s'effondrer cette puissance qui avait fait trembler la vieille Europe chrétienne. Pendant cette guerre de 1914 à 1918, l'empire ottoman s'était alliée avec les puissances de l'Europe centrale, l'Allemagne et l'Autriche, empêchant le débarquement britannique aux Dardanelles... L'Angleterre alors choisit une autre manière de procéder : elle encouragea la révolte des peuples soumis à la domination ottomane, et ce fut l'effondrement de la puissance turque. Après la victoire de 1918, les vainqueurs s'accordèrent pour démembrer complètement la Turquie Mais ils se heurtèrent à une résistance farouche, menée par Mustapha Kemal, qui fonda un mouvement nationaliste et entreprit de moderniser la Turquie, en la dotant d'un gouvernement républicain, balayant ainsi le régime du sultanat : il régna en véritable dictateur jusqu'à sa mort, en 1938. En modernisant la Turquie, pour lui donner le statut d'une puissance moderne, il élimina toutes les interférences religieuses dans le domaine de la vie politique : le peuple n'était plus considéré comme une communauté musulmane, mais bien comme un état turc.

Le nationalisme arabe remplaçait progressivement dans les états, jadis soumis à l'autorité de l'empire, l'universalisme de l'Islam. C'est ainsi qu'apparaissent, au Proche-Orient des Etats individualisés, de régime démocratique ou parfois de dictature militaire. Le panislamisme était rompu, mais un sentiment demeure : celui d'une solidarité sociale et politique, commandé par l'Islam lui-même, ce sentiment faisant naître le panarabisme, avec la création de la Ligue des Etats arabes , en mars 1945. Actuellement, le Proche-Orient reste pratiquement dans l'état de morcellement dans lequel les vainqueurs de 1918 l'ont mis, augmenté de la grave question palestinienne, puisque la Palestine fut transformée en État juif, en 1948. Le problème du Proche-Orient demeure encore un grave problème pour la politique mondiale.

Quant aux Etats musulmans, le problème est, pour eux, de trouver un style qui leur soit propre, en refusant de s'enfermer dans un conservatisme religieux, en refusant également d'établir une dictature autoritaire au nom d'un islamisme rénové, en refusant enfin de copier les régimes occidentaux, puisque les concepts politiques et religieux, qui leur sont propres, différent radicalement des concepts des Etats du monde occidental. C'est pourquoi, les pays d'Islam se trouvent actuellement en pleine crise, en période de mutation profonde, n'ayant pas retrouvé leur équilibre, dans une société politico-religieuse unifiée comme elle pouvait l'être autrefois.

La situation actuelle du monde musulman

Le dogme fondamental, sinon le seul, de l'Islam, c'est qu'il n'y a qu'un seul Dieu, et la communauté qui croit en ce Dieu est forcément unifiée : elle a un point fixe à quoi se rallier, mais les spécificités ne sont pas effacées.

Aussi l'Islam a-t-il des capacités d'accueil des différentes populations du monde : des hommes très divers, peuplant le monde arabe, une grande partie de l'Afrique, quelques républiques soviétiques, quelques communautés noires des Etats Unis... qui n'utilisent pas les mêmes langues, qui n'ont pas de traditions intellectuelles et culturelles communes, que rien ne permettrait de se rassembler et de communiquer, sont néanmoins unis dans une même foi religieuse.

Le monde musulman actuel représente environ sept cent cinquante millions de fidèles, soit plus du cinquième de la population mondiale. Bien qu'unifié idéalement, le monde musulman regroupent des nations très différentes, recouvrant des réalités géographiques et politiques diverses. Il y a d'abord les Etats musulmans qui ont une population en grande majorité musulmane et qui manifestent un très grand respect pour la religion islamique, même si très souvent l'application de la législation religieuse est exceptionnelle, en raison des régimes politiques et des intérêts sociaux ou économiques. Il y a aussi des territoires plus ou moins autonomes, peuplés également, en majorité, de musulmans, qui défendent leur autonomie en mettant en évidence leur affiliation à l'Islam. Enfin, il existe une diaspora islamique, répandue dans la plupart des pays du monde, où elle résiste à l'assimilation des civilisations non-islamiques. Ce qui fait l'absolue unité de ce monde musulman réside dans la piété populaire, qui assure la cohésion de la communauté, non seulement par l'affirmation de la foi, mais aussi et surtout par les rites traditionnels, tels que le jeûne du Ramadan et le pèlerinage à La Mekke.

Au niveau international, les Etats musulmans, quels qu'ils soient ne peuvent pratiquement pas se passer les uns des autres, bien qu'ils maintiennent toujours leur idéal d'indépendance politique. Toutefois, le vieux rêve de Mahomet, repris d'ailleurs par Soliman le Magnifique, et réalisé en partie par la Ligue arabe, perdure dans les consciences : il s'agirait de former des Etats Unis de l'Islam, ce qui s'avère impossible à réaliser, malgré la grande cohésion, au niveau religieux, des différents Etats. Mais cette cohésion comporte aussi des risques, car elle est loin d'être une puissance unificatrice : la société musulmane elle-même est diversifiée, composée d'éléments très conservateurs au point de devenir réactionnaires et d'éléments beaucoup plus progressistes. Les événements d'Iran, en 1978,  en apportent le témoignage le plus évident : un ayatollah Khomeyni organisa, seul, à Neauphle-le-Chateau, alors qu'il avait été exilé par la puissance impériale du Shah, une véritable révolution islamique : seul contre la dynastie, seul contre la redoutable police État, ce religieux a su soulever l'enthousiasme d'un peuple lassé de voir le régime politique défier la grande tradition religieuse et se laisser emporter par une occidentalisation, considérée comme perverse et funeste pour l'ensemble de la religion.

Si ce religieux exilé a pu réussir son entreprise de retour à la pureté originelle de l'Islam, c'est aussi le fait que cette religion exerce une véritable pression sur les individus et sur les communautés. Il ne peut y avoir de tiédeur chez les musulmans : la foi est une dimension constitutive et des individus et des Etats : elle s'attache beaucoup plus à un mode de vie qu'à l'affirmation de Dieu et des dogmes. En effet, sans doute beaucoup plus que théologie, l'Islam est une religion d'un mode de vie, et c'est dans ce mode de vie typiquement musulman qu'il est possible de discerner les grands traits de l'identité de l'Islam actuel. C'est en appliquant strictement l'idéal de vie coranique que les musulmans du monde entier se retrouvent comme formant une seule et même communauté quels que soient leurs différends, politiques, raciaux, sociaux ou économiques.