L'Islam et ses sectes

 

Les premières querelles politiques, à l'intérieur de la communauté musulmane, à l'occasion de la succession au Prophète, donnèrent naissance à des mouvements sectaires. Toutefois, malgré leurs nombreuses divergences, au niveau du droit civil et du droit public, ces différents mouvements se reconnaissent unanimement comme une seule et grande communauté musulmane. Malgré les exclusions réciproques, malgré les condamnations de musulmans entre eux, l'unité islamique subsiste dans la même profession de foi et surtout dus l'unique grand pèlerinage aux lieux saints de l'Islam, la Kaaba de La Mekke et le mont Arafa.

La Tradition

L'orthodoxie islamique se réduit à un strict minimum : l'affirmation absolue de l'unicité de Dieu. Sa seule condamnation originaire vise les pécheurs publics, ceux qui refusent de reconnaître cette unicité de Dieu, troublant de la sorte l'ordre social de la première communauté de ceux qui sont soumis à Dieu. En fait, l'Islam ne possédait, à l'époque de Mahomet, aucune véritable autorité spirituelle supérieure capable d'affirmer une doctrine vivante, capable de s'enrichir dans sa propre réflexion, tout en repoussant les intrusions étrangères, susceptibles de pervertir le véritable esprit musulman. De fait, il manque de principes de renouvellement et d'adaptation, en voulant se fixer uniquement sur la révélation faite au Prophète : il était impossible à l'Islam de s'adapter à une évolution des sociétés, à une évolution de l'ensemble de l'humanité.

La première crise va voir le jour au moment même de la mort de Mahomet. La disparition du Prophète, qui guidait les croyants en toutes choses, apparaissait, aux yeux de ses fidèles comme une absolue impossibilité. Certains même affirmaient qu'il n'était pas réellement mort, mais qu'il avait été enlevé au ciel, comme l'avait été le prophète Jésus, ou encore qu'il était allé visiter son Seigneur et Dieu, de la même manière que Moïse, après une absence de quarante jours, il allait revenir au milieu des siens. Il fallut l'intervention d'Abou Bakr pour faire comprendre aux croyants l'irréversibilité du destin du Prophète. Il était réellement mort, comme l'étaient tous les autres envoyés de Dieu. Il était réellement mort, ainsi qu'il l'avait lui-même affirmé, après en avoir eu la révélation de la part de Dieu.

Et si Mahomet avait réussi à établir l'unification des familles et des tribus, dans la prédication de la Parole de Dieu, qu'allait-il advenir de cette fraternité, au moment de sa disparition ? Il fallait parer à ce danger immédiat de la division. Seule, la nomination d'un représentant du Prophète, d'un lieutenant habilité à poursuivre son oeuvre, pouvait éviter la dispersion des tribus, jadis ennemies, et maintenir ainsi l'unité des croyants. Dès l'annonce de cette décision, des conflits éclatèrent entre les clans, chacun voulant que ce soit un de ses membres qui soit choisi pour exercer cette fonction du califat. On eut recours aux dernières décisions que Mahomet avait lui-même prises : alors que la maladie s'abattait sur lui, il avait choisi Abou Bakr pour diriger la prière à sa place ; c'était donc à lui que revenait, de droit, la charge de succéder au Prophète.

Mais aussi vivant que pouvait être l'exemple du Prophète, pour la prolongation de la première communauté islamique, un autre danger subsistait : celui de voir progressive ment s'estomper le souvenir de sa prédication, et donc de la révélation qui lui avait été faite. Il apparaissait tout aussi urgent de constituer cette Révélation comme un texte écrit et admis par tous. Le livre même du Coran ne fut donc rédigé qu'après la disparition de Mahomet, à l'instigation des premiers califes. Parallèlement à cette oeuvre de constitution d'une Vulgate coranique, on entreprit de recenser toutes les paroles qu'avait pu prononcer Mahomet, et qui venaient compléter, expliciter ou enrichir la Révélation elle-même. C'est de cette manière que s'est constitué un nouveau recueil de la tradition prophétique, sous la forme du hadith, ou parole prononcée par le Prophète ou parole qui lui avait été attribuée.

Ces propos avaient été rapportés par une suite chronologique d'informateurs qui les authentifiaient en les transmettant, de la génération contemporaine du Prophète jusqu'à la génération contemporaine du rédacteur du recueil. Les premiers témoins ont recueilli religieusement les propos de leur guide et les ont transmis tout aussi religieusement à leurs descendants, ayant même l'idée de les consigner par écrit. Ces différents feuillets pouvaient ainsi se répandre pour illustrer et confirmer le texte même du Coran, pour la plus grande édification de tous les croyants.

Initialement, le hadith n'était donc qu'un simple propos tenu par Mahomet. La sunna, quart à elle, explicitait certains usages, en matière de droit ou de religion, sans nécessairement faire référence à une parole du Prophète. Une confusion entre le hadith et la sunna s'est faite à partir du moment où certaines prescriptions, contenues dans le hadith, s'inscrivaient également dans la sunna. Le hadith devint alors une source privilégiée de la sunna, et il advint même que la sunna ne pût exister sans la sanction d'un hadith, qui pouvait en confirmer toute l'importance, puisqu'elle remontait à la source même de l'Islam, à savoir à une parole du Prophète. C'est à partir de là que naquit tout un mouvement littéraire qui cherchait à authentifier toute innovation, en la rapportant à un hadith attribué à Mahomet : d'où l'importance de distinguer entre le transmetteur de confiance de celui qui ne l'était pas... La Sunna devenait ainsi la véritable imitation de la conduite du Prophète : toute la législation islamique reposait ainsi sur deux sources, le Coran et la Sunna, la Révélation et la Tradition, puisque le terme même de sunna désignait originellement une coutume ancestrale consacrée par l'usage du Prophète et de ses compagnons immédiats. Ce que ceux-ci ont pu dire ou faire est nécessairement bon et digne de respect. Les lacunes du Coran sont ainsi comblées par les textes de la Sunna, qui obtiennent une valeur universelle, puisque l'exemple du Prophète constitue un idéal moral et social valable pour tous les croyants. Tous les fidèles auront le souci constant d'imiter, d'une manière scrupuleuse, la vie même du Prophète, jusque dus ses moindres détails, puisque c'est manifestement la voie, le chemin qui conduit à la perfection authentique, dus l'ordre de la soumission à Dieu.

L'Islam sunnite

La majorité des musulmans sont sunnites, c'est-à-dire qu'ils se réclament de la Sunna, la coutume instituée par Mahomet et par ses compagnons immédiats, en particulier les premiers califes, qui ont été ses fidèles lieutenants sur la terre. Par opposition aux différentes sectes islamiques, les tenants du sunnisme sont appelés les musulmans orthodoxes, bien que la notion d'orthodoxie convienne très mal en Islam, puisqu'il n'existe aucun magistère susceptible de définir une telle norme. Même si le sunnisme constitue la forme majoritaire de l'Islam contemporain, il convient cependant de noter qu'il reconnaît une très grande variété d'opinions, parfois contradictoires. C'est ainsi que quatre grandes écoles de pensée se partagent la doctrine religieuse et législative de l'Islam sunnite : les hanifites, les chafiites, les malikites et les hanbalites. Ces divergences doctrinales ont entraîné des querelles d'école qui ne sont jamais allées jusqu'à l'excommunication de l'une ou de l'autre tendance. En effet, l'excommunication est un acte tel qu'il permet l'application de la peine de mort à ceux qui ont été frappés d'une telle sanction.

Tout d'abord, les sunnites affirment la légitimité et l'orthodoxie des quatre premiers califes : Abou Bakr, Omar, Othman et Ali, qui sont les successeurs immédiats du Prophète à la tête de la communauté, qui sont les continuateurs de son oeuvre et de sa mission. Ils n'ont pas été des innovateurs, ils se sont contentés d'appliquer fidèlement les consignes qui leur avaient été laissées, oralement, par Mahomet. L'Islam sunnite se place ainsi dans la droite ligne des successeurs et des lieutenants de Mahomet, dont il affirme être l'héritier direct, légitime et orthodoxe. C'est de cette manière qu'il prend à la lettre tout ce qui a été révélé au Prophète et tout ce qui a été explicité de la Révélation, dans la Sunna. Mais, au Coran et à la Tradition, il permet d'ajouter des interprétations adaptées à l'esprit du temps ou du lieu, à condition que soit d'abord respecté le consensus des docteurs et des sages de l'Islam, ou tout du moins une interprétation personnelle qui respecte le bon sens ou un raisonnement par simple analogie. Le sunnisme pouvait ainsi s'adapter à tous les pouvoirs établis, dans le régime de la politique, en se présentant toujours comme une forme religieuse qui souhaitait avant tout le regroupement des croyants dans une seule communauté.

Depuis le treizième siècle, quatre écoles sont reconnues comme canoniques par l'ensemble de la communauté sunnite : ces écoles ont recueilli le fruit de toutes les réflexions théologiques et juridiques qui se sont placées durant les six premiers siècles de l'Islam, elles sont toutes en accord sur le plan doctrinal, même si elles diffèrent sur le plan juridique et sur le plan de certaines interprétations de la foi musulmane. Les dogmes fondamentaux de l'Islam sont unanimement respectés, tandis que les règles du droit peuvent être singulièrement modifiées. L'école hanifite doit son non à Abou Hanifa (mort en 767), qui est considéré comme le théoricien du Jugement individuel : il faisait intervenir l'opinion personnelle dans le raisonnement juridique, permettant des arrangements avec Dieu lui-même pour trouver la solution qui serait la meilleure pour les hommes ; le souhait d'accorder une importance prépondérante à l'aspect juridique, en lieu et place de l'aspect purement théologique, allait certainement contribuer à figer l'ensemble de la religion musulmane dans le juridisme étroit, excluant tout développement de pensée théologique ou philosophique. Aujourd'hui encore, les hanifites ajoutent des rites supplémentaires à la religion, pratiquant ainsi, en plus des prières légales, des prières personnelles chaque fois que le croyant se trouve dans une situation dont il ne peut immédiatement déterminer toutes les conséquences ou toutes les implications. Environ un tiers de musulmans sunnites suivent les rites hanifites ; ils sont majoritaires en Turquie, en Irak, en Égypte, en Inde. Le deuxième courant sunnite, le chafiisme, se réclame du théologien Mahomet al-Châfii (mort en 820), qui voulait faire valoir les droits de l'unité dans la communauté musulmane sur tous les motifs de divergence entre les individus ou entre les groupes. Il fait appel au consensus pour régler les conflits de doctrine, en rétablissant l'union de la théologie et du droit. En fait, ce théologien se méfiait quelque peu de l'opinion personnelle en raison de son caractère subjectif, pour faire valoir non plus simplement une jurisprudence mais un droit systématique. Aujourd'hui, cette pratique du droit, hérité du chafiisme est encore en usage en Égypte, en Arabie, dans le Sud-Est asiatique, et en Afrique orientale, bien que l'exercice même de ce droit soit le plus souvent laissé aux États islamiques plutôt qu'aux individus. La troisième école théologico-juridique du sunnisme, le malikisme, doit son nom à Malik ben-Anas (mort en 795), qui fut l'auteur d'une des premières compilations des hadiths. Ce docteur de la loi islamique se présente comme un véritable traditionaliste : la pensée qui l'anime se situe dans la fidélité à la grande tradition prophétique, qui s'est manifestée à Médine, la ville du Prophète, et qui a été pieusement entretenue par ses successeurs immédiats. Pour le malikisme, le droit et la théologie doivent demeurer étroitement unis : aussi convient-il de se montrer très sévère à l'égard de tous ceux qui succombent dans l'hérésie ou dans le schisme, détournant ainsi la religion de sa pureté originelle. De nos jours, cette école professe encore le droit dus les pays d'Afrique, à l'exception de la côte orientale, et en Égypte, où pourtant elle compte quand même des représentants fervents.

La quatrième école, l'hanbalisme, doit son nom à Ahmad ben Hanbal (mort en 855). Ce penseur voulait faire un retour à la première communauté médinoise, là où le Coran et la Sunna constituaient les seules sources doctrinales officielles de la religion et du droit musulman. Ainsi, les hanbalites forment une secte particulièrement rigoriste, menant, comme leur fondateur, une lutte contre toutes les innovations en matière religieuse, et faisant preuve d'une grande méfiance, voire de sévérité à l'égard de tout jugement personnel. Cette secte est très peu représentée dans le monde islamique, sauf en Arabie Saoudite.

Dans leurs divergences, ces différentes écoles restent unies dans l'affirmation d'une même dogmatique, mais aussi dans le fait qu'elles n'admettent généralement que les traditions qui ont un rapport, plus ou moins direct, avec une révélation exprimée dans le Coran. Le seul principe qui inspire l'ensemble du sunnisme, c'est l'unité, qui trouve son origine dans la Parole de Dieu transmise par le Prophète de Dieu ; ce principe peut se résumer de la manière suivante : un seul Dieu, une seule foi, une seule communauté. S'il reconnaît les différences qui existent entre les hommes, le sunnisme ne tente pas de les réduire, au point de provoquer des ruptures entre les membres de la grande communauté islamique ; il préfère professer la tolérance, en cherchant toutes les formules de conciliations possibles, dans l'affirmation de la réalité d'un consensus entre les différents membres de la communauté. Ainsi, le sunnisme possède un grand pouvoir d'assimilation, même s'il est toujours resté hostile à toute pénétration d'une pensée étrangère à l'Islam dans son schéma de pensée : il n'existe pas de théories sunnites, mais il a toujours existé des théoriciens du sunnisme qui ont prêché et professé la nécessité de la tolérance en vue de la réalisation de la communauté musulmane, telle qu'elle était voulue par Dieu lui-même, telle qu'elle avait été annoncée par le prophète Mahomet. Et, dans le monde moderne, le sunnisme apparaît encore comme la puissance d'harmonisation et d'unification de la communauté islamique, en raison de sa capacité d'assimilation tolérante des vues religieuses et juridiques.

Le kharijisme

L'enseignement du Prophète présentait certes un caractère inachevé : il n'avait pas désigné lui-même de successeur, les différentes tribus qui composaient la première communauté des croyants n'étaient unifiées que par sa seule prédication de la Révélation. En raison même de la diversité des tribus, puis à la diversité des ethnies, qui composèrent le monde musulman, la possibilité de division, de schisme, à l'intérieur de la communauté, pouvait facilement se faire jour. Tout en reconnaissant l'existence d'une foi unique, inscrite dans le coeur des croyants, et l'adhésion extérieure à la religion islamique par la pratique régulière des cinq piliers de la foi - cela suffisant pour définir l'appartenance à la religion de Dieu et de son Prophète, des mouvements séparatistes ont vu le jour, en s'écartant plus ou moins par leur doctrine de l'Islam officiel et traditionnel.

Le plus ancien des mouvements sectaires est celui des kharijites, qui vit le jour sous le califat d'Ali, gendre du Prophète, quatrième successeur de Mahomet à la tête de la communauté musulmane. A la suite de la bataille de Siffin, en 658, Ali avait accepté de se soumettre à un arbitrage humain, décidant entre lui et son adversaire, Mo'awiya, le gouverneur de Syrie ; cet arbitrage avait été violemment critiqué par certains parmi les partisans d'Ali, ils estimaient que le jugement appartenait à Dieu seul, notamment dans le règlement de la question de la légitimité de la succession au Prophète. En conséquence de quoi, ils refusaient de reconnaître la dynastie des Ommeyades, que voulait fonder Mo'awiya : leur premier principe était, en effet, l'élection démocratique du calife, sans distinction de condition ou de race. Tout musulman fidèle et irréprochable peut être choisi pour exercer la fonction de calife, et, d'autre part, tout calife, s'il apparaît comme incompétent ou indigne de cette charge, doit être déposé ; il ne pouvait donc être question, pour eux, de califat héréditaire.

Durcissant ensuite leur position, d'un point de vue plus théologique, en affirmant, comme second principe, la subordination de la foi aux oeuvres. Tout péché grave est une infidélité manifeste à l'égard de Dieu, et celui qui le commet doit être considéré comme s'excluant, de lui-même, de la religion, et être traité en conséquence. Ce groupe d'extrémistes, purs et durs, s'attira la sympathie de tous les partisans d'une grande rigueur morale, s'inspirant d'une interprétation littérale du Coran : il convient, au croyant, d'être soumis à Dieu sans aucune restriction. Leur rigorisme, au point de vue religieux comme au point de vue moral, fondé sur des principes très stricts, leur a souvent valu la désignation de puritains de l'Islam , puisqu'ils voulaient régenter toute l'existence des musulmans selon les règles édictées dans le Coran. Après s'être révoltés contre Ali, qu'ils accusaient manifestement de trahison, ils se retournèrent, avec beaucoup plus de vigueur encore, contre les Omeyyades, pratiquant contre eux une guerre sainte, ce qui suppose qu'ils considéraient ces derniers comme des infidèles.

A l'intérieur même du mouvement kharijite, des divergences ont vu le jour entre les fidèles, séparant ainsi ceux-ci en petites sectes au coeur du groupe séparatiste. Les azraqites composèrent un groupe extrémiste partisans de l'excommunication, voire l'exécution de la peine capitale pour les pécheurs qui manquaient à la loi. Les najadat atténuèrent quelque peu la doctrine outrancière des azraqites, en affirmant que seuls les récidivistes, et non pas tous les pécheurs, étaient infidèles et méritaient de telles sanctions. Les sufrites atténuèrent encore davantage ce légalisme, en introduisant des degrés dans l'infidélité religieuse et dans les peines qui pouvaient être encourues par les pécheurs. Enfin, les ibadites refusèrent la mise à mort des pécheurs, limitant l'usage de la violence et refusant de considérer les autres musulmans (ceux qui ne suivaient pas les principes de la secte) comme des infidèles et des hérétiques. Ce sont les ibadites qui demeurent actuellement les seuls survivants du kharijisme, que l'on retrouve en Afrique du Nord, en Arabie et à Zanzibar.

Les différentes tendances du kharijisme ont toujours voulu subordonner la politique à la doctrine religieuse la plus rigoureuse ; ce qui explique que c'est en se réclamant de cet idéal religieux que les populations musulmanes se sont souvent révoltées contre tous les pouvoirs politiques qui les opprimaient.

Le chiisme

Le chiisme fait son apparition dans le monde islamique à peu près en même temps que le kharijisme, à la faveur des mêmes événements historiques : c'est toujours le problème de la succession au califat qui est au centre des débats. Si les kharijites refusaient le principe même de l'arbitrage humain entre le quatrième successeur de Mahomet, son gendre Ali, et le gouverneur de Syrie, Mo'awiya, les chiites, quant à eux, refusent l'issue de cet arbitrage. Pour eux, Ali est le seul successeur légitime du Prophète, les trois califes précédents n'ayant été que des usurpateurs. Politiquement, ce mouvement se situait, à l'origine, dans une lige proprement arabe, refusant de reconnaître la légitimité de la succession du Prophète à des membres qui ne seraient pas issus directement de la famille de Mahomet : il défendait la succession héréditaire, de droit divin, dus la descendance d'Ali, le mari de Fatima, la seule femme du prophète qui ait laissé des enfants de sexe masculin.

Au régime du califat, favorisé par le sunnisme, le chiisme oppose le régime de l'imamat. Le calife sunnite n'est qu'un chef temporel chargé de veiller à l'application de la religion et du droit musulmans, ne disposant d'aucune prérogative particulière, sinon celle d'être placé à la tête des croyants rassemblés dans la communauté, tandis que l'imam chiite possède une connaissance supérieure à celle des autres membres de la communauté, puisqu'il a été investi d'une mission par désignation divine. L'enseignement des imams a une valeur particulièrement importante, puisqu'ils ont hérité des connaissances secrètes que le Prophète avait transmises à Ali.

Cet homme désigné par Dieu est investi d'une mission qui le rend infaillible et impeccable dans son enseignement ; aussi certains chiites n'ont-ils pas hésité à placer Ali et les imams au-dessus du Prophète lui-même, dans la hiérarchie religieuse. De plus, aux trois grandes vérités théologiques affirmées par l'Islam sunnite, le chiisme ajoute une quatrième vérité, celle de l'imamat, qui vient ainsi parachever l'oeuvre de la Révélation de Mahomet. Dieu est unique, Mahomet est le Prophète de Dieu, Dieu établira son jugement à la fin des temps, et Dieu choisit l'imam, comme il choisit le prophète, lui donnant les mêmes droits et prérogatives que lui, à l'exception de la Révélation : l'imam est inspiré par Dieu dans toutes ses décisions. Les imams se succèdent les uns aux autres, mais leur nombre n'est pas indéfini ; et c'est sur ce nombre que les chiites n'ont pas su s'entendre, ce qui fait que ce mouvement est encore actuellement partagé en deux tendances principales : les chiites duodécimains, qui reconnaissent la légitimité de douze imams, et les ismaéliens qui n'en reconnaissent que sept.

Les douze imams sont les suivants :

1) Ali, émir des croyants, mort en 661

2) Hasan, mort en 669, premier fils d'Ali

3) Husayn, second fils d'Ali, mort dans une bataille, à Karbala en 680, et vénéré comme un martyr par les chiites 4) Ali Zaynol Abidin, mort en 711

5) Mahomet al-Baqir, mort en 733

6) Jafar al-Sadiq, mort en 765, père d'Ismaël, considéré par les ismaéliens comme l'imam caché qui reviendra, à la fin des temps, pour rétablir les droits de Dieu.

7) Muza al-Kazim, mort en 799

8) Ali Reza, mort en 818

9) Mahomet Jawad al-Taqi, mort en 835

10) Ali al-Naqi, mort en 868

11) Hasu al-Askari, mort en 874

12) Mahomet, fils de Hasan, disparu vers l'âge de sept ou huit ans, est le douzième imam, l'imam de la Résurrection pour les duodécimains. Cet imam doit réapparaître un jour triomphalement pour ouvrir une ère de justice et de paix, rôle qui est attribué à Ismaël, le fils du sixième imam, chez les chiites ismaéliens.

 

Cet imam qui doit revenir à la fin des temps est aussi identifié au mahdi, le maître du temps, qui continue à être présent dans le monde et qui manifeste cette présence mystérieuse, en intervenant dans les affaires des fidèles. Le mahdi est le chef légitime de toute la communauté chiite qu'il délivrera de la tyrannie des pouvoirs politiques, lors de son avènement glorieux. Toutefois, les différentes sectes du mouvement chiite ne sont pas unanimes quant à la personnalité de ce mahdi. Pourtant, son avènement est attendu avec autant de ferveur, d'espérance, mais aussi d'angoisse que celui du Messie dans la religion juive.

Le chiisme se situe dans une lige traditionnelle, demandant le retour à la pureté religieuse des origines, mais il se distingue fondamentalement du sunnisme par sa reconnaissance de l'existence d'une sorte de clergé, organisé hiérarchiquement (alors que celui-ci est totalement absent dans l'ensemble de l'Islam orthodoxe). Pour les musulmans orthodoxes, en effet, il ne peut y avoir aucun intermédiaire entre Dieu et les hommes, tandis que pour les chiites, certains chefs religieux exercent une fonction sacrale, comme les ayatollahs en Iran, qui sont des chefs religieux, ou comme les mollahs qui sont les recteurs de certaines mosquées. En plus des fêtes religieuses, communes à tout l'Islam, comme la fête de la rupture du jeûne, à la fin du Ramadan, et comme la fête du sacrifice qui marque la fin du pèlerinage à La Mekke, les chiites célèbrent d'autres événements importants qui marquent leur tradition propre. C'est le cas de la fête du ghadir, le dix-huitième jour de Dhoulhijja, le douzième mois de l'année musulmane, pour commémorer la déclaration que Mahomet aurait faite à Ali, lui reconnaissant le même pouvoir que lui sur l'ensemble des musulmans. C'est aussi le cas de la commémoration de l'assassinat du second fils d'Ali, l'imam Husayn, vénéré comme un martyr de la cause chiite ; cet événement est célébré le dix du mois de Moharram, premier mois de l'année, avec des processions, des lamentations et des flagellations. Pleurer sur le sort et la passion de l'imam martyr, c'est ce qui accorde du prix à la vie. Cela explique sans doute la vision pessimiste du monde dans le chiisme, ainsi qu'une notion de la valeur rédemptrice de la souffrance, idée totalement absente de la mentalité islamique sunnite.

Pourtant le chiisme, qui s'oppose fortement au sunnisme, reconnaît l'autorité de la Sunna, tout en mettant en doute l'authenticité de la Vulgate coranique. Selon les chiites, le recensement officiel du Coran par les premiers califes aurait volontairement omis des passages relatifs aux privilèges d'Ali, comme véritable lieutenant du Prophète : c'est la raison pour laquelle ils considèrent les trois premiers califes comme des imposteurs qui auraient usurpé la fonction même d'Ali... Dès l'époque des Abbassides, le chiisme se ramifia en une multiplicité de petites sectes, allant de la modération à l'extrémisme, au niveau religieux comme au niveau politique.

Contrairement à ce qui se produit dans le cadre de la religion chrétienne, l'apparition des sectes en Islam ne constitue pas, à proprement parler, une rupture dans l'ensemble de la communauté, rupture qui serait motivée par un changement d'interprétation du doge ou par l'introduction de doges nouveaux. La dogmatique musulmane reste acceptée par tous les croyants - et c'est ainsi que, malgré leur diversité, ils peuvent se retrouver communautairement pour proclamer ensemble la même foi en l'unicité de Dieu et en la vérité de la mission prophétique de Mahomet, pour effectuer, selon les mêmes rites, le grand pèlerinage à La Mekke. Le phénomène du sectarisme, avec l'excommunication de ceux qui n'acceptent pas la même idéologie religieuse ou juridico-politique, n'existe pratiquement pas en Islam ; au contraire, l'affirmation de l'unité de la communauté répondant par la même foi à l'unicité absolue de Dieu reste le souci principal de chaque mouvement : il serait même possible d'affirmer que chacune des sectes a vu le jour, quand son fondateur voulait restaurer une unité disparue entre les membres de la grande communauté. Le retour de tous les hommes dans une même communauté religieuse est le rêve de tout croyant - rêve qui se réalise chaque année dans le pèlerinage à La Mekke : le rassemblement des croyants, en cette occasion, est une Image de ce que sera le rassemblement de tous les hommes lors du Jugement que Dieu établira sur l'humanité à la fin des temps. La séparation des hommes en différentes petites communautés semble même avoir été voulue par Dieu, afin d'éprouver les croyants : Si Dieu l'avait voulu, il aurait fait de vous une seule communauté. Mais il a voulu vous éprouver par le don qu'il vous a fait. Cherchez donc à vous surpasser les uns les autres dans les bonnes actions. Votre retour à tous se fera vers Dieu : il vous éclairera, alors, au sujet de vos différends (Sourate V, 48).