Pensée et philosophie en Islam

 

Religion du Livre, l'Islam se présente d'abord comme un phénomène religieux, où la foi en la Parole de Dieu doit être première. C'est par l'intermédiaire du Livre saint qu'est le Coran que tous les problèmes de la vie du musulman peuvent être réglés : ce Livre sert de guide pour mener sa vie dans le monde et pour conduire l'individu et la communauté au-delà même de ce monde. Aussi apparaît comme une nécessité de comprendre le sens profond et vrai de ce Livre de la Révélation de Dieu. Cette recherche de compréhension est inséparable de la personnalité même de celui qui veut interpréter le contenu du Livre : de cette manière, les soufis ont découvert dans le Coran une mystique profonde, en l'interprétant dans un sens purement spirituel, s'opposant de la sorte à la manière par laquelle la communauté, dans son ensemble, recevait ce Livre, à savoir comme un cadre juridique et religieux déterminant une stricte observance par rapport à la Loi coranique.

La philosophie, elle aussi, s'est développée comme une discipline étrangère, voire opposée, à la Loi religieuse. Cette dernière, s'appuyant sur une théologie de la Révélation, ne pouvait admettre un point de départ spéculatif à la recherche de Dieu par l'homme ; pour la théologie, les devoirs de l'homme et du croyant sont perçus dans le cadre de l'obéissance pure et simple aux préceptes coraniques.

C'est donc en marge des courants religieux que vont s'établir les courants de pensée scientifique et philosophique, dans le monde de l'Islam, bien qu'ils continueront de trouver une de leurs sources dans le texte même du Coran, dans lequel se trouve, selon la tradition, toute explication du monde et de la vie des hommes. Dans leur séparation de la Loi religieuse, le soufisme et la philosophie apparaissent comme les deux grands pôles qui ont été les moteurs de toute la culture islamique : l'un et l'autre se sont parfois combattus, mais ils s'enrichissaient mutuellement, tout en favorisant le développement et le mûrissement de toute la vie intellectuelle des fidèles.

Les sources de la pensée musulmane

La première source de la pensée musulmane se trouve immédiatement dus le Coran lui-même et dans l'exégèse, c'est-à-dire dans l'interprétation du texte que les fidèles des premières générations de croyants ont entreprise, en s'aidant également de la tradition prophétique, comprise dans la longue chaîne des hadiths et de la Sunna, ceci pour l'orthodoxie sunnite, tandis que le chiisme ajoute comme source interne la tradition des imams. La tradition prophétique apparaît comme le complément de la révélation, puisqu'elle renferme les propos et les explications que le Prophète lui-même a donnés à ses compagnons immédiats pour justifier tout ce qui lui était révélé de la part de Dieu. Dès les origines, Mahomet était donc considéré non seulement comme l'envoyé de Dieu qui pouvait transmettre un message de sa part, mais aussi comme un guide et un chef spirituel et politique : il dirigeait la première communauté en toute circonstance et lui exprimait tous les conseils de la sagesse. Après sa mort, ses propos furent rassemblés pour continuer à guider la communauté en l'absence définitive de son chef. La tradition imamique, qui est propre à la secte des chiites, prolonge cet enseignement du Prophète par l'enseignement des imams qui ont continué et parachevé l'oeuvre de Mahomet. Les textes issus de la tradition religieuse constituent un véritable trésor de sagesse pratique et spirituelle que les croyants ne peuvent absolument pas négliger dans leur recherche philosophique ; ces textes sont, pour eux, une lumière et un guide pour leur explication du monde, de l'homme et des fins dernières de l'humanité. La philosophie islamique se présente ainsi d'abord comme une oeuvre de croyants, comme une oeuvre de penseurs qui ne se situent pas en dehors de leur communauté religieuse et qui prennent leur premier appui sur le livre de la Révélation.

La seconde source de la pensée philosophique, dans le monde de l'Islam, est extérieure, puisqu'elle lui est venue de la pensée grecque, par l'intermédiaire des traductions qui ont permis aux penseurs musulmans non seulement d'assimiler une pensée et une culture qui leur étaient étrangères, mais aussi de les transformer et de les retourner à l'occident particulièrement enrichies, grâce à leur travail spéculatif.

L'Islam a reçu l'héritage grec, notamment grâce aux Syriens qui l'avaient déjà fait fructifier dans le domaine de la philosophie et de la médecine, il a fait fructifier cet héritage avant de le retransmettre, au douzième siècle, à l'occident.

Les traducteurs, souvent des chrétiens placés au service de mécènes éclairés, ont donc fait connaître au monde arabe les richesses de la civilisation grecque, les écrits philosophiques et leurs commentaires, mais aussi les traités scientifiques.

Et la pensée grecque s'inscrivit directement dans le cadre de la pensée théologique qui intégrait Aristote à son propre champ d'investigation. Cependant, l'introduction de cette pensée étrangère à la foi islamique fut pernicieuse pour l'orthodoxie ; des innovations dangereuses pour la théologie entraînèrent des hérésies doctrinales, contre lesquelles la Loi dut se défendre.

La philosophie du "kalâm"

Le terme arabe "kalâm" signifie : parole, discours, avant de désigner la théologie. Les maîtres du kalâm veillaient d'abord à soutenir les articles fondamentaux de la foi musulmane traditionnelle, avant de chercher à démontrer des vérités étrangères à cette foi. Alors que les soufis s'attachaient à démontrer la réalité absolue de Dieu, en insistant sur sa substance éternelle et immuable, indépendamment de tout ce qu'il était possible de dire de lui (ils formaient ainsi une tendance ésotérique en Islam), les maîtres du kalâm, en deux écoles successives dans le temps, les motazilites au second siècle de l'hégire et les acharites au quatrième siècle, présentaient are doctrine exotérique, selon laquelle la réalité religieuse est déterminée par son cadre historique et par son contenu linguistique. La doctrine du mouvement du kalâm finit par s'imposer comme la doctrine officielle de l'islam, en raison de son attitude particulièrement traditionnelle dans le domaine de la profession de foi. Ces doctrinaires insistent principalement sur les articles de foi que tous les croyants doivent professer sans demander de preuves ; ils voulaient, par là, maintenir l'unité de la communauté musulmane qui se divisait en de nombreuses petites sectes religieuses. Leur enseignement se limite donc au minimum de ce qu'il faut accepter pour partager authentiquement la foi islamique, et il est destiné au plus grand nombre, ne faisant ainsi pas appel directement, du moins à l'origine, à une formation intellectuelle très profonde : tout est affirmé dans des formules lapidaires permettant de distinguer les croyants des infidèles. Le nombre et le contenu de ces différents articles de foi peuvent varier d'une école à l'autre, mais les mêmes thèmes sont toujours retenus :

- Affirmation de l'unicité absolue de Dieu et refus de tout associationnisme en lui. C'est le dogme premier et fondamental de toute la révélation coranique ; les penseurs du kalâm ne l'ont pas inventé, mais ils l'ont développé d'une manière plus spéculative, en définissant les attributs de Dieu et en affirmant son existence. Dieu est unique et personne ne peut lui être comparé, parce qu'il ne possède pas de corps et qu'il ne peut être situé en un lieu quelconque de l'espace, parce qu'il n'appartient pas davantage au monde temporel, étant éternel et incréé. Reprenant le texte même du Coran, ils affirment que Dieu n'engendre pas et qu'il n'est pas engendré ; ses attributs ont déjà été exprimés également dans le Livre de la Révélation : il est omniscient, tout-puissant et créateur du monde et des hommes.

- Affirmation de la justice divine, ou du rapport entre les actes de Dieu et les actes de l'homme. La justice de Dieu entraîne le principe même de la liberté et de la responsabilité des hommes. Puisque Dieu établira son jugement selon les actes qui auront été accomplis par les hommes, ceux-ci portent l'entière responsabilité des conséquences de leurs actions, aussi bien dans le monde présent que dans le monde futur.

Toutefois, il semblait bien difficile d'affirmer la liberté de l'homme dans un contexte semblable à celui du Coran qui déclare que l'homme n'est pas maître de son destin ; pour répondre à cette objection, les maîtres du kalâm distinguent entre le dessein éternel de Dieu pour les hommes et l'application que les hommes peuvent en faire au long de leur existence. De plus, le Coran, sans présenter de contradiction avec lui-même, affirme aussi, en de nombreux endroits que certaines attitudes sont obligatoires pour le croyant, dans le domaine culturel, dans le domaine social, dans le domaine moral : ces obligations n'auraient aucun fondement si l'homme n'était lui-même pas libre de ses actes, si l'homme ne possédait pas une maîtrise certaine sur ses comportements.

- Affirmation de la prophétie et des promesses divines. Dieu a réellement promis une récompense et un châtiment aux hommes selon que ceux-ci se sont manifestés comme des croyants ou comme des infidèles, acceptant ou repoussant toutes ses lois et ses commandements. Cet article de foi est immédiatement lié à l'article de foi concernant la justice divine et la responsabilité humaine : tous les hommes ne peuvent pas être traités de la même façon par Dieu, puisque tous ne se soumettent pas également à sa volonté. L'homme est entièrement responsable de tous ses actes et de chacun d'eux : aussi la notion de grâce divine se trouve-t-elle pratiquement évacuée au profit de la notion de la justice.

- Affirmation de la réalité du péché, comme situation intermédiaire entre la foi et l'infidélité. Ainsi le pécheur se trouve dans une situation telle qu'il est également distinct du musulman et du non-musulman. Encore faut-il pouvoir distinguer le pécheur, selon la gravité de la faute qu'il a pu commettre. La faute légère entraîne pas l'exclusion de la communauté des croyants, pourvu que le pécheur ne récidive pas tandis que la faute grave (qui peut être celle de l'infidélité religieuse ou celle de l'accumulation des fautes légères) entraîne le rejet de la communauté, sans que celui qui se trouve ainsi mis au ban ne soit considéré comme un infidèle, au sens le plus absolu.

- Affirmation d'un impératif moral. C'est la vie de la communauté elle-même qui est mise en cause dans cet article de foi. L'exigence de justice et de liberté doit être mise en oeuvre dans les comportements moraux des différents membres de la société : il ne suffit pas d'éviter individuellement les actes qui relèveraient de l'injustice, il ne suffit pas seulement d'éviter, autant que faire se peut, le mal dans les conduites individuelles, il faut encore que l'ensemble de la communauté soit le lieu de l'expression d'une harmonie, d'une unité entre les différents membres qui la composent, cette unité étant fondée sur le principe même de l'égalité de tous les croyants, qui peuvent exercer librement leurs propres responsabilités en respectant les autres membres de la communauté et leurs responsabilités individuelles.

Prenant la relève de l'école motazilite, qui avait posé les premiers principes de l'enseignement du kalâm, l'école acharite allait l'approfondir et l'orienter dans une direction qui ne relevait plus simplement de la réflexion théologique, mais surtout de la pensée spéculative et philosophique, en traitant de questions considérées comme plus délicates, dont la théologie traitait également, mais sans apporter de réponses satisfaisant entièrement l'esprit humain. Ces questions délicates relevaient de la cosmologie, c'est-à-dire de la création du monde, et de la psychologie, à la fois religieuse et individuelle, qui pouvait établir une distinction entre la foi et la raison. Ces problèmes avaient été éliminés de la première réflexion sur l'enseignement de la foi fondamental, en raison de leur caractère jugé beaucoup trop spéculatif, puisque n'ayant aucun fondement assuré dans la Révélation coranique. Mais les réponses apportées se diffusèrent rapidement dans les masses populaires avides de trouver des éléments susceptibles de pouvoir les conforter dans tous les domaines.

Le problème de la cosmologie pose immédiatement la question des rapports entre Dieu et l'univers, et par voie de conséquence celle de la causalité universelle. Il faut assurer la liberté, caractéristique fondamentale de Dieu ; or, la solution d'une causalité universelle présente en elle-même toutes les apparences d'un déterminisme qui limiterait l'usage de la liberté divine. D'autre part, l'idée de l'émanation de l'univers, émise par certains philosophes, exclut également cette liberté de Dieu, celle-ci se trouvant limitée par une suite indéterminée de manifestation, allant de l'intelligence première de Dieu jusqu'à la matière inanimée. Les acharites ont pensé trouver une solution au problème de la création du monde en professant une théorie de l'indivisibilité de la matière, théorie connue sous le nom d'atomisme. Cette théorie était déjà connue des penseurs de l'antiquité grecque, mais les penseurs musulmans ont tenu à la transformer, en voulant sauvegarder la volonté pure et arbitraire de Dieu. Pour eux, le monde est constitué d'un ensemble d'atomes, d'éléments indivisibles qui ne peuvent subsister que grâce à l'action et à la volonté de Dieu, qui ne cesse d'intervenir dans le monde, comme seul véritable agent qui maintient l'univers tout entier, en lui assurant son unité, sa cohésion et sa durée dans le temps et dans l'espace.

La question de la psychologie religieuse et individuelle trouve aussi sa solution : une même réalité peut être saisie à la fois par le mode de la foi et par le mode de la raison, deux modes de perception différents qu'il n'est pas possible de confondre, mais dont il n'est pas davantage possible d'éliminer l'un au profit de l'autre. Pourtant, l'attitude rationaliste, qui sera souvent celle des philosophes, même en Islam, en arrive à affirmer la priorité de la raison sur la tradition religieuse. Le problème central de la philosophie sera de montrer que ses principes et ses conclusions, conduites par le seul usage de la raison humaine, sont en accord ou en totale harmonie avec les principes et les conclusions du donné révélé dans le Livre sacré. De là, il est possible aux philosophes d'affirmer que la raison humaine est capable de parvenir, par ses seules ressources, à la connaissance de Dieu telle qu'elle a pu être révélée par ailleurs : c'est même la raison qui doit connaître Dieu, tel qu'il est en lui-même, pour que soit assurée l'authenticité de la Parole de Dieu, transmise aux croyants par l'intermédiaire de Mahomet. L'esprit humain est ainsi appelé à exercer un contrôle sur l'objet même de la révélation. De la sorte, la philosophie musulmane se dégageait de l'obédience purement théologique et pouvait prendre ainsi son essor sans recourir à l'arbitrage de la révélation et de son interprétation théologique.

Dans l'orient arabe, Avicenne

Avicenne (nom translittéré de l'arabe Ibn Sinâ), né en 980, fut certainement le premier des philosophes importants dans le monde de l'Islam. Très tôt, en raison de l'éducation encyclopédique qu'il recevait, il devint célèbre en guérissant un prince qui l'avait appelé à son chevet. Dès l'âge de dix ans, il connaissait le texte du Coran par coeur ; son père le confia à un philosophe qui lui enseigna la dialectique et la géométrie, en s'inspirant des grands penseurs de la Grèce antique, mais l'élève ne tarda pas à dépasser le maître...

Mais Avicenne ne fut pas seulement qu'un penseur aux connaissances immenses, il prit également part à la vie publique, entrant au service du prince d'Ispahan. Sur les instances d'un de ses disciples, il compose un commentaire des oeuvres d'Aristote, qu'il complétera d'une véritable encyclopédie : "Le livre du jugement impartial" , en vingt volumes, où vingt-huit mille questions trouvaient leurs réponses, établissant sa propre philosophie après sa confrontation avec les penseurs qui l'avaient précédé dans l'histoire. Malheureusement, de cette oeuvre gigantesque, il ne reste plus que quelques fragments. En 1037, il fut pris d'un malaise, sans doute une dysenterie, il se serait soigné trop énergiquement et aurait succombé à son propre traitement, en pleine force de l'âge.

Son oeuvre immense, que les spécialistes ont recensée, en distinguant les ouvrages authentiques des ouvrages douteux et apocryphes, compte deux cent quarante-deux titres, qui couvrent toute l'étendue des connaissances de l'époque : il a pu réaliser l'idéal de l'homme universel qui impressionnait tellement l'occident médiéval. Bien qu'iranien de naissance, Avicenne écrivait en arabe ses oeuvres scientifiques, poétiques, philosophiques et même médicales (ne fut-il pas sur nommé " le prince des médecins " ?), et il apparaît aussi comme un des grands maîtres influents dans la formation de la pensée occidentale.

Une de ses grandes préoccupations fut d'établir les relations pouvant exister entre la raison et la foi, affirmant que ces deux qualités de l'esprit humain n'étaient pas incompatibles, mais complémentaires dans la formation de l'ensemble de l'individu : raison et foi concourent harmonieusement au développement de l'homme. De telles affirmations ne pouvaient naturellement pas recevoir l'aval des autorités religieuses orthodoxes, si ces affirmations plaçaient la raison au-dessus de la révélation ; mais, en fervent musulman, Avicenne reconnaissait que la philosophie devait se mettre au service de la théologie, celle-ci devant guider toute spéculation philosophique. Toutefois, les conflits avec les tenants de l'orthodoxie religieuse ne manquèrent pas : on lui reprochait de profaner la révélation coranique en la mettant en parallèle avec la philosophie grecque, voire en soumettant cette révélation à la lumière de cette philosophie. La tradition elle-même ne pouvait autoriser de tels développements spéculatifs en son sein ; et la ferveur religieuse d'Avicenne, loin de le servir, le rendait encore beaucoup plus dangereux, puisqu'il démontra par son existence même, la possibilité d'une conciliation entre la vie mystique et la vie intellectuelle. Respectueux de tous les énoncés de la foi, il n'en demeurait pas moins, aux yeux de l'orthodoxie religieuse, le philosophe qui atténuait certainement le caractère impératif des obligations rituelles, oubliant l'absolue obéissance réclamée à la Parole de Dieu.

Ce qui importe, en Islam, c'est d'abord cette soumission ; et, le fait de se soumettre à la raison constituait une véritable impiété, d'autant plus que le recours aux philosophes étrangers entraînait le croyant sur les voies du paganisme.

Bien que suspecté par ses coreligionnaires, Avicenne fut à la fois un des premiers grands philosophes de l'Islam et un grand spirituel, dont certains soufis se sont inspirés pour leur propre enseignement. Avec ce philosophe, l'esprit humain pouvait être le lieu où se réglait tous les problèmes de la vie, parce que la raison animée par la foi religieuse trouvait la lumière sur toutes choses : le mysticisme et la philosophie ne sont pas des réalités séparées, elles visent, toutes deux ensemble, mais chacune par des voies différentes et complémentaires, à découvrir l'unité fondamentale du monde créé, unité qui se trouve en Dieu seul.

L'occident arabe, Averroès

C'est la même thèse de l'unité de la vérité, qu'elle soit philosophique ou qu'elle soit religieuse qui sera reprise par Averroès. Ibn Rushd, c'est le nom arabe de ce philosophe, naquit à Cordoue en 1126, dans une famille de juristes renommés ; il reçut donc, comme Avicenne avant lui, une formation complète : théologie et droit, l'armature de la religion musulmane, mais aussi médecine, mathématiques, astronomie et philosophie. En 1170, il devient cadi de Séville. C'est à cette époque qu'il travaille beaucoup, notamment dans la recherche scientifique, avec des commentaires sur le Traité des animaux et sur la Physique, sans oublier ses commentaires moyens sur la Rhétorique et sur la métaphysique. En 1178, il se trouve au Maroc d'où il date un nouveau traité qui sera traduit ultérieurement en latin, sous le titre : Sermo de substantia orbis. Comme Avicenne également, il est suspecté par les docteurs de la Loi, d'autant plus qu'il semble qu'il se soit retiré des affaires publiques pour se consacrer entièrement à la philosophie. Ainsi, tombé en disgrâce, il meurt en 1198.

Averroès est surtout connu comme le commentateur d'Aristote, son but ayant été de restaurer la pensée du philosophe grec dans son authenticité. Aux reproches qui lui étaient adressés par les tenants de l'orthodoxie religieuse, il répliqua qu'il était possible de concilier la philosophie spéculative et la loi divine, en argumentant du fait que le vrai (qu'il soit philosophique ou théologique) ne peut absolument pas contredire le vrai ; de cette manière, il pensait pouvoir concilier le rationnel avec le traditionnel. Comme beaucoup de penseurs avant lui, il professa que le Coran comportait une vérité exotérique que tout le monde pouvait saisir, mais qu'il comportait en outre des sens ésotériques, qu'il n'était pas bon de dévoiler aux ignorants : la même vérité peut ainsi être saisie à plusieurs niveaux, selon la compréhension de ceux qui lisaient le texte sacré. Ces lecteurs peuvent être : le vulgaire, le théologien et le philosophe ; mais seuls, les philosophes peuvent saisir le sens profond du Coran, ils en ont une connaissance supérieure aux deux autres catégories de lecteurs, même s'ils ne doivent absolument pas laisser soupçonner aux autres cette supériorité de la philosophie. Cette théorie ne pouvait pas se développer sans créer une sorte d'équivoque, qui lui vaudra dans le monde occidental le nom de "théorie de la double vérité", puisque la vérité peut être comprise différemment par le philosophe et par le croyant, alors qu'elle subsiste comme vérité unique.

Philosophes musulmans ?

En condamnant les théories des deux philosophes Avicenne et Averroès, les musulmans orthodoxes font poser aux historiens de la philosophie la question de savoir s'il est possible de concevoir une philosophie qui soit musulmane.

Toutes les objections que les religieux ou les théologiens à l'endroit des philosophes reposent surtout sur le problème de l'harmonie entre la foi et la raison, entre la révélation coranique et la spéculation intellectuelle. L'apparition même d'une pensée philosophique dans le cadre juridico-théologique de l'Islam semblait même être un défi à la religion du Dieu unique : comment des croyants pouvaient-ils devenir de tels objets de scandale en introduisant dans la communauté des éléments qui lui étaient complètement étrangers, à savoir ces penseurs grecs, qui méconnaissaient l'existence du Dieu unique qui s'était révélé aux hommes et qui prétendaient pouvoir parvenir à définir une certaine idée de Dieu au moyen du simple usage de la raison ?

Mais d'autres griefs étaient encore imputés aux penseurs musulmans qui se lançaient sur les voies de la réflexion spéculative. Même si ceux-ci, dans une sorte de pur fidéisme, reconnaissaient la supériorité de la foi sur la raison, la primauté de la révélation sur tout développement de pensée, l'orthodoxie religieuse ne pouvait admettre certaines discussions sur des articles fondamentaux pour la foi, comme la question posée de l'éternité du monde, comme le doute sinon la négation du Dieu-providence, comme le doute relatif à la résurrection des corps. Autant de questions auxquelles les philosophes ne pouvaient apporter de réponses et qu'ils laissaient en suspens les mettant du même coup en cause au niveau de la révélation coranique. Pouvait-on raisonnablement accepter une affirmation comme vraie dans le domaine de la foi, tout en réservant son jugement sur elle dans le domaine de la philosophie ? Les accusations d'impiété devaient nécessairement être portées contre tous les philosophes, même s'ils ne reniaient pas explicitement le Coran et ce qu'il révélait aux croyants.

Méconnus de leurs contemporains, traités d'hérétiques, voyants parfois leurs oeuvres condamnée au bûcher, les philosophes n'en sont pas moins restés d'authentiques et fidèles musulmans. Leurs systèmes portent toujours la marque d'une véritable appartenance à l'Islam, dans lequel ils ont pu trouver leur originalité, tout en essayant d'intégrer la pensée grecque. Il convient de reconnaître qu'ils ont énormément travaillé pour permettre de rendre la pensée philosophique conforme à l'ensemble de la dogmatique musulmane. Toutefois, ils oubliaient de poser, en prolégomènes à leurs propres développements, le problème de l'accord de la raison et de la foi. C'est ce problème central, qui ne fut pas éludé, dès l'abord, qui ne leur permit pas de mener leur réflexion comme ils l'entendaient et d'être continuellement suspectés.

Mais le jugement de l'histoire à l'égard des premiers grands philosophes islamiques diffère notablement du Jugement de leurs contemporains. C'est ainsi que la philosophie d'Avicenne est considéré comme un grand maître à penser par les soufis : sans être lui-même un soufi, sans appartenir à une école ou à une confrérie mystique, il décrit de véritables expériences mystiques qui traduisent l'élan de l'homme vers le Dieu unique, expériences qui ont exercé une influence très grande sur la vie mystique musulmane jusqu'à nos jours. D'une manière différente, Averroès reste présent dans le cadre de l'histoire de la philosophie comme un autre grand maître à penser pour l'influence qu'il exerça non pas tant sur la pensée spéculative islamique, mais beaucoup plus sur la philosophie ultérieure dans le monde juif et dans le monde chrétien, en raison du fait qu'il est considéré comme le meilleur commentateur et interprète des oeuvres d'Aristote. Leur grand mérite est aussi d'avoir permis à l'Islam de sortir des cadres étroit du juridisme légaliste, permettant ainsi à la théologie de se forger un ensemble conceptuel qui lui ouvrait de nouveaux chemins pour exprimer l'unité qu'il faut sans cesse établir entre l'intellect de l'homme et Dieu, conçu par eux comme pur intellect. La voie ouverte par la grande philosophie classique de ces penseurs musulmans était celle d'une purification progressive de l'esprit humain pour qu'il puisse rencontrer Dieu, au-delà des pratiques rituelles, même les plus dignes de louange et de respect, telles qu'elles peuvent avoir été décrites dans le Coran et enseignées par la longue tradition religieuse.

La théosophie : Ibn Arabi

Averroès est mort en 1198. Très souvent, on a considéré que ses funérailles marquaient la disparition complète de la philosophie dans le monde islamique. En un sens, on avait parfaitement raison, puisque la mort d'Averroès marquait certainement la fin du courant d'influence grecque dans la pensée musulmane ; mais, d'autre part, on se faisait complètement illusion, en refusant de constater qu'après lui commençait quelque chose de nouveau, qui allait influencer la réflexion des penseurs musulmans, du treizième siècle à l'époque actuelle.

Mahomet Ibn Arabi naquit en 1165, dans une famille à la foi musulmane très fervente et d'un rang social élevé : son père comptait Averroès parmi ses amis. Ainsi, à l'âge de dix-sept ans, le jeune homme eut un dialogue extraordinaire avec le grand philosophe : le philosophe ne put que constater son étonnement de voir quelqu'un d'aussi jeune, qui n'avait pas été initié aux doctrines les plus subtiles du soufisme et de la philosophie, être déjà arrivé à un stade aussi élevé dans le domaine de l'illumination intellectuelle et mystique. Tout en s'initiant par la suite au soufisme, il se lance dans l'étude de toutes les sciences ésotériques, pour parvenir à la complète connaissance du réel, par le moyen de la métaphysique, de la cosmologie, de l'herméneutique (interprétation des textes sacrés)... Toute cette formation se fait dans un style de vie mystique, accompagnée de prière, de jeûnes fréquents, de longues méditations silencieuses et de retraites, à l'imitation des grands ascètes musulmans. Dès cette époque, on raconte qu'il était le sujet de faveurs divines exceptionnelles, telles que les visions, les prémonitions et les communications télépathiques, aussi bien avec les vivants qu'avec les morts. En 1197, il atteint le sommet de la connaissance et de la vie mystique, sommet où Dieu lui-même révèle son identité propre à son élu : la tradition musulmane le considère, à partir de ce moment comme un très grand maître, voire comme le sceau de la sainteté, non seulement mahométane, mais aussi universelle.

Toutefois, de nombreux dangers mettent toujours en péril ceux qui s'écartent de l'interprétation littérale des textes coraniques, dans l'optique juridico-religieuse propre à la communauté musulmane : le séjour en Andalousie lui était devenu impossible, il préféra partir pour l'orient, migration qui fut pour lui une nouvelle ascension dans l'ordre mystique et spirituel. Il passa deux années à La Mekke, où il accomplit d'abord fidèlement les prescriptions rituelles de tous les fidèles qui participent au grand pèlerinage, ajoutant à ces pratiques obligatoires de nombreuses heures d'étude solitaire ainsi que de discussions avec les différents maîtres dans les doctrines religieuses, spirituelles et mystiques. Pendant son séjour, il poursuit donc son étude et son approfondissement de la connaissance ésotérique de la religion islamique. Après ce séjour dans la ville sainte, il continue sa migration vers l'orient, passant quelques jours à Bagdad, avant de se rendre à Mossoul, où il sera investi d'une autorité spirituelle qui l'habilite à l'enseignement mystique, sans qu'il lui soit nécessaire d'affirmer une obédience particulière à une confrérie. Cette investiture le place sous l'autorité, d'al-Khidr, un personnage fabuleux, considéré comme le guide immortel des âmes, un maître intérieur et invisible, une sorte de figure prophétique qui situe la relation existant entre le maître et le disciple dans un ordre au-delà des apparences sensibles, donnant ainsi à tous les événements de la vie quotidienne une valeur symbolique, permettant aussi au disciple de sa placer au-delà de toutes les traditions antérieures pour adapter son enseignement à tous les cas particuliers qui peuvent se présenter devant lui. Cette investiture place donc officiellement Ibn Arabi dans la situation d'un envoyé de Dieu, chargé par lui d'une mission par le maître invisible, celle de répandre le message divin, qu'il s'agit d'expliciter entièrement aux fidèles qui veulent se soumettre entièrement à Dieu, en comprenant le sens profond de toutes les obligations que ce message contient. Néanmoins, les milieux religieux officiels n'acceptaient pas son enseignement, certains de ses adversaires cherchaient même à le faire périr : il continua cependant sa vie d'étude et de prière, de méditation et de rédaction de ses oeuvres, dans une existence de retraite.

Par la suite, Ibn Arabi se montra un farouche défenseur de l'Islam, recommandant aux princes la fermeté et la prudence contre tout ce qui pourrait nuire à la cause de la religion, en particulier les chrétiens qui présentaient un des pires dangers, par leur enseignement du polythéisme, en raison de l'affirmation du dogme trinitaire. Il préconisa l'interdiction de la construction de nouvelles églises, celle de la réparation des anciens monuments chrétiens tombant en ruines, celle d'obliger tous ceux qui se trouvaient dans les territoires soumis à l'Islam de respecter cette religion et de ne pas empêcher ceux qui le désiraient de se convertir... Cette attitude de répression à l'égard du christianisme, beaucoup plus intransigeante de sa part que de celle de Mahomet lui-même, peut sembler étrange, venant d'un mystique et d'un savant instruit dans le domaine de la philosophie, mais il ne faudra' pas oublier que l'enseignement d'Ibn Arabi se place en une période particulièrement agitée, celle de la croisade sans pitié que les féodaux chrétiens mènent contre les fidèles de l'Islam. Vers 1223, Ibn Arabi vient s'installer à Damas. C'est là qu'il devait mourir dix-huit ans plus tard. Il a été enseveli sur la pente du mont Qassioun, et sa tombe, autour de laquelle a été édifiée une mosquée-mausolée, continue d'être visitée par de nombreux pèlerins, qui reconnaissent en lui un vrai chef spirituel et un grand maître de la religion.

Son oeuvre écrite a été considérable, puisqu'il cite lui-même deux cent cinquante et un de ses ouvrages. Mais, chaque fois qu'un manuscrit anonyme paraissait, traitant de questions ésotériques, philosophique et mystiques, les copistes l'ont attribué à Ibn Arabi, si bien qu'on lui attribue plus de huit cent titres, dont certains sont apocryphes ou ne constituent que des résumés de son immense oeuvre. Indiquant lui-même qu'il ne rédigeait aucun texte, sinon sous le fait de l'inspiration divine, il ne faut' pas s'étonner du désordre apparent de chacun de ses ouvrages, dont seulement une partie a pu être traduite et commentée. Ce qu'il importe de noter, sans entrer dans le détail de son oeuvre, c'est que son expérience spirituelle l'a profondément imprégné au point que tout ce qu'il écrivait, même dans le domaine de la philosophie, est complètement baigné de cette influence mystique. Toute existence, toute réflexion intellectuelle, toute méditation spirituelle et toute expérience personnelle ou communautaire ne peuvent se comprendre, selon lui, sans une référence directe à la vie mystique. Il ne s'agit plus d'une connaissance rationnelle, comme peut l'apporter la pure philosophie, mais d'une véritable effusion de la clémence de Dieu, qui est une connaissance bien plus "savoureuse" que la connaissance simplement discursive.

Même les plus sévères critiques reconnaissent en cet homme un très grand maître, à la fois philosophe et théologien mystique et visionnaire, lui qui a pu donner une nouvelle impulsion à l'ensemble de la pensée islamique, quelle que soit la tendance religieuse, sunnite ou chiite. Toute l'histoire de la philosophie, dans le monde de l'Islam, ne peut se passer d'une référence directe à ce grand maître, qui apparaît comme le pivot de toute la métaphysique et comme l'initiateur d'une terminologie, technique et ésotérique, dont les auteurs contemporains ne peuvent faire l'économie pour poursuivre leurs investigations dans tous les domaines de la pensée propre à l'Islam.