Aperçu sur les grandes religions d'Asie

 

L'Asie est le plus grand des continents : quarante-quatre millions de kilomètres carrés. Mais aussi, depuis de nombreux siècles, c'est le continent le plus peuplé du monde, puisque environ soixante pour cent des humains habitent ce vaste territoire. Actuellement encore, cette population est essentiellement rurale, à l'exception sans doute du Japon. L'origine rurale de ces hommes n'est peut-être pas sans rapport avec le phénomène religieux : le paysan qui se trouve en contact immédiat avec la nature, affronté aux différentes forces de la nature sur lesquelles il n'a pas un pouvoir direct, aura plus facilement l'âme religieuse que le citadin, beaucoup moins influence par une crainte quasi magique des puissances naturelles. Ainsi, certains paysans cambodgiens restent fidèles à une tradition animiste, continuant à vénérer les « neakta », sorte de génies de la terre et de la forêt, et à leur vouer un culte.

Dans ce contexte religieux, il ne faut pas s'étonner de constater que l'Asie, dans son ensemble, peut être considérée confie le berceau des grandes religions du monde. Au Proche-Orient sont nées les trois grandes religions monothéistes, le judaïsme, le christianisme ; et alors que l'Islam domine encore sur cette région de l'Asie occidentale, gagnant même des fidèles dans les territoires plus orientaux, jusqu'en Indonésie, le judaïsme et le christianisme se sont développés en étendant leur foi et leurs pratiques religieuses vers le monde occidental, à commencer par l'Europe, qui n'est peut-être géographiquement qu'une péninsule asiatique... L'Asie du Sud et de l'Est apparaît, quant à elle, comme le foyer de développement des principales religions polythéistes, qui ont marqué le développement intellectuel, culturel et artistique dans cette partie de monde. Il convient de citer l'hindouisme, qui est la religion principale de l'Inde et dont la théologie et la philosophie s'appuient sur la croyance en la réincarnation ; le bouddhisme qui a donné naissance à une réflexion très sérieuse sur le problème de la souffrance, réalisant une sorte d'unité morale dans l'ensemble de l'Asie du Sud et de l'Est, rayonnant même jusqu'en Chine où pourtant le pragmatisme était en vigueur, et jusqu'au Japon où prenait naissance le shintoïsme.

Le long du Gange

Long de deux mille sept cent kilomètres, le Gange est l'un des fleuves les plus puissants du monde. Géographiquement, il draine une grande partie de l'économie du Nord de l'Inde, notamment par l'irrigation des plaines qu'il traverse et qui sont particulièrement peuplées. Mais si le géographe peut relever toute l'activité économique qui se déploie autour de ce fleuve, il se doit également de le considérer comme LE fleuve sacré pour une population très nombreuse, à savoir trois cent cinquante millions d'hindous. En effet, de même que le Gange peut être considéré comme le pôle d'attraction de toute l'activité économique de cette région du Nord de l'Inde, il constitue le centre actif et dynamique de la religion.

Il assure une certaine productivité agricole aux régions qu'il traverse, grâce à la fertilité qu'il leur apporte ; et il est également une source permanente de régénération pour tous ceux qui se baignent dans ses eaux, au cours d'ablutions rituelles.

Selon une légende, rapportée par les livres sacrés de l'Inde, le Gange était, à l'origine, un fleuve céleste, alors que les terres indiennes étaient entièrement arides. Le roi Bhagiratha décréta de grandes mortifications pour que les dieux permettent aux eaux sacrées de venir féconder la terre et de la rendre productive pour son peuple. Mais cette masse d'eaux, inondant les terres desséchées, aurait nécessairement provoqué un nouveau déluge. Alors le dieu miséricordieux, Çiva, aurait consenti à recevoir ces eaux sur la tête pendant un millier d'années ; ce n'est qu'ensuite qu'elles vinrent sourdre aux flancs de l'Himalaya. En raison de cette origine céleste, même si elle est purement légendaire, le fleuve est devenu lui-même sacré, se voyant attribué de nombreuses qualités curatives et purificatrices. Hommes et femmes descendent régulièrement dans ses eaux pour des bains rituels qui leur accordent une régénérescence spirituelle mais aussi physique. Et, au moment de leur mort, les cendres de tous les fidèles sont déposées dans le fleuve : c'est là que l'homme se trouve complètement libéré pour atteindre, par la purification ultime, le repos et la quiétude.

Par sa position, à l'intérieur du continent asiatique, l'Inde s'est trouvée pratiquement isolée de l'histoire universelle, si bien que les conquérants qui ne manquèrent pas d'envahir, de nombreuses fois, ce pays, n'ont guère réussi à lui imposer leur propre culture, tant l'immensité de sa superficie les contraignait à modeler leur civilisation particulière sur les usages locaux en vigueur. Ainsi, l'influence étrangère se trouvait singulièrement diminuée, en raison des assimilations successives, quand ces conquérants parvenaient au coeur même de l'Inde ancestrale, sur les bords du Gange.

Les premiers textes écrits

De plus, l'Inde a toujours résisté, même sous une forme purement passive, à toute assimilation par une culture et une civilisation différentes, absorbée qu'elle était par sa propre recherche de l'absolu. Pour des motifs strictement religieux, elle s'est résolument détournée de l'histoire pour vivre selon son rythme propre. Et si elle a été victime des envahisseurs les plus divers, venus d'orient ou d'occident, elle n'a guère cherché à étendre sa puissance en dehors de son empire, d'ailleurs fragmenté en Etats d'importances assez diverses.

Aussi, plutôt que de parler d'une religion pour l'hindouisme, serait-il plus juste et plus correct de le définir comme la manière religieuse que les peuples de l'Inde se sont donnée pour modèle d'existence, en se réclamant de la longue tradition védique. Mais il est très difficile d'étaler dans le temps ce que les textes donnent comme des réalités contemporaines : certes, les Vedas sont des textes très anciens mais il n'est guère possible de trouver des références certaines de la religion védique, indépendamment du brahmanisme et de l'hindouisme, lesquels apparaissent parfois comme deux phases distinctes d'une même évolution religieuse. En tout état de cause, la tradition védique est connue grâce à un immense ensemble de textes rituels qui, en eux-mêmes, portent la trace de l'influence aryenne sur la constitution de la pensée religieuse indienne, et ce à partir du second millénaire avant l'ère chrétienne. Mais ces textes manifestent aussi un lien avec les traditions particulières des populations locales qui avaient également développé certaines formes de civilisation dans la vallée de l'Indus. C'est sans doute dès lors que commence, à proprement parler, une culture typiquement indienne, marquée essentiellement par une méditation purement religieuse.

La forme la plus ancienne de l'hindouisme se dévoile donc dans la religion védique. Cette expression de "religion védique" doit s'entendre comme désignant les croyances et les pratiques, telles qu'elles sont présentées et décrites dans le premier livre sacré de l'Inde, les Veda. Elle doit s'entendre de la même manière que l'expression de "religion biblique" qui peur recouvrir aussi bien les formes déterminées historiquement du judaïsme et du christianisme. Cela revient à dire que nous sommes particulièrement ignorants de ce que pouvait être le védisme à l'état pur : les données archéologiques manquent singulièrement, et la connaissance de la religion védique ne peut être donnée que par l'intermédiaire des livres sacrés qui proposent, d'une manière sans doute incomplète, l'expérience religieuse d'une multitude d'individus, vivant il y a près de quatre millénaires.

Les Veda constituent le plus ancien document relatif aux religions de l'Inde. C'est un ensemble de textes rédigés en sanskrit qui révèlent "le savoir" ou "la science" : ces livres composent une véritable encyclopédie de tout ce qui concerne la religion et la philosophie, jouant ainsi un rôle équivalent à la Bible pour le judaïsme et le christianisme, et au Coran pour l'islam. C'est donc grâce à ces livres qui prétendent détenir l'ensemble du savoir humain, aussi bien en matière de religion, de philosophie qu'en matière de science, que l'homme peut régler l'ensemble de son existence ; car ces livres ne se limitent pas à une simple expression des expériences spirituelles, mais ils présentent aussi des règles pour l'organisation de la vie politique et pour la conduite de la vie individuelle, selon des principes éthiques. Mais, il convient aussi de souligner, dès l'abord, que ces premiers livres sacrés ne sont pas les seuls de cette tradition religieuse. Cette dernière s'est enrichie par la suite d'autres textes religieux, tels que la Bhagavad-Gitâ, les Purana, etc...

Le Veda demeure néanmoins l'élément constitutif et premier de la religion de l'Inde, ou plus exactement des différentes manifestations religieuses qu'a connu ce pays. Il va sans dire que cette religion védique a pu évoluer au cours de son histoire, s'intégrant d'une manière assez nette à l'hindouisme au septième siècle avant l'ère chrétienne, alors qu'à la même époque approximativement le bouddhisme apparaissait sous la forme d'un rejet systématique de tout ce qui pouvait rappeler la tradition védique.

Cependant, il est toujours loisible de constater que, dans tous les cas, les Veda demeurent la référence ultime, non pas tant dans la lettre que dans l'esprit. Certes, du védisme, il n'est possible de connaître que ce qui a été transmis par l'abondante littérature principalement liturgique contenant notamment des hymnes aux différents dieux, composés par les brahmanes. Ces derniers appartenaient à des familles exerçant les fonctions sacerdotales, ou plus exactement sacrificielles.

Mais, très rapidement, en plus de ces liturgies domestiques la plupart du temps, ces brahmanes développèrent une réflexion spéculative sur la religion, réflexion dont on retrouve la trace dans les Uspanishad. Il ne s'agissait pas tellement, pour eux, de penser théoriquement la pratique rituelle, mais aussi de penser conceptuellement la réalité qui s'offrait à leur perception, si bien que les Uspanishad apparaissent comme des textes hautement métaphysiques, malgré leur forme littéraire poétique. C'est dire qu'il serait vain d'y chercher une doctrine parfaitement unifiée, d'autant que ces écrits ont été composés progressivement au fil des siècles.

La sagesse chinoise

La sagesse chinoise s'est développée, elle aussi, lien étroit avec les différentes cultures étrangères, voisines ou plus lointaines, que la Chine a connues par l'intermédiaire des invasions réciproques. Radicalement différente de toute sagesse philosophique et religieuse de l'occident, la pensée chinoise s'est enrichie sur place, dans l'immense étendue du territoire.

Jusqu'à une époque relativement récente, la Chine était un pays peuple presque exclusivement de paysans illettrés, Ce qui explique que la forme religieuse, qu'elle soit hindouiste, qu'elle soit bouddhiste ou qu'elle soit confucianiste, car il est admis que ce sont ces trois religions qui dominèrent en Chine - n'était pas d'une grande richesse spéculative. En fait, de nombreuses religions ont deux aspects : l'un est élitiste, l'autre est beaucoup plus populaire. En raison du caractère peu évolué intellectuellement des habitants de ce pays, les différentes formes de religions qui le pénétrèrent durent se présenter simplifiées et, en grande partie édulcorées, en tenant compte notamment des différentes superstitions locales et des rites populaires ancestraux. D'ailleurs, quand le christianisme, religion occidentale malgré ses origines géographiques au Proche-Orient, pénétra la Chine, sous l'influence des pères jésuites, ceux-ci ne tardèrent pas à s'apercevoir qu'il était nécessaire de christianiser toute une série de rites traditionnels, si on voulait gagner les Chinois à la religion chrétienne, mais, en ce qui concerne le catholicisme, l'instance de décision romaine en décida autrement ; et le catholicisme ne put guère avoir d'audience en Chine.

Pour les lettrés de la Chine, la pensée était essentiellement marquée par une sorte de naturalisme, tenant compte de l'alternance des choses, basée sur une sorte de dualisme, selon le Yin et le Yang, le masculin et le féminin, la lumière et les ténèbres, l'humidité et la chaleur, la terre et le ciel tout cela étant régi par le Souverain de l'univers, représenté par le Dao, principe d'ordre qui gouverne la totalité cosmique et lui assure son unité. L'alternance du Yin et du Yang permet à tout le cosmos de se tenir selon un bon ordre de fonctionnement, car tout apparaît comme complémentaire dans l'univers : il n'existe pas de lutte dialectique, mais un ordre universel, régi par l'union de ces contraires, qui affirment ainsi leur solidarité constitutive. Pour le sage chinois, il n'y a aucun phénomène isolé : tout fonctionne en harmonie avec l'ensemble et tout est perpétuellement en devenir dans le monde. Face à cette réalité, l'homme ne peut être qu'un simple élément de l'ensemble : il ne peut pas grand-chose sur ce qui le dépasse infiniment, il ne doit pas chercher à comprendre et encore moins essayer de donner des explications. De là vient sans doute l'absence de la réflexion théologique, en tout cas la grande prudence marquée à l'égard de tout ce qui pourrait suggérer une explication de l'univers. Aussi n'assiste-t-on pas à un grand développement scientifique, tout au long de l'histoire des différentes dynasties chinoises. Ce qui compte le plus, c'est d'assister au spectacle de l'univers, sans essayer d'en modifier le fonctionnement ; tout au plus est-il possible d'essayer de classer les choses, les événements afin de les faciliter.

Quant à ses relations avec l'ensemble du monde, et particulièrement avec la civilisation occidentale, il semble que volontairement la Chine se soit enfermée dans un superbe isolement, jusqu'au début du vingtième siècle. Il s'agissait de maintenir la structure sociale dans un état immuable, comme il fallait maintenir l'ensemble de l'univers dans ce même état commandé seulement par l'alternance du Yin et du Yang, sans exercer aucune influence sur le cours des choses. La classe dirigeante restait toujours la même, sans laisser la possibilité aux autres classes d'accéder à une forme supérieure dans la hiérarchie sociale. Les forces vives de cette grande nation et particulièrement ses forces populaires, pourtant impressionnantes, restaient donc systématiquement exclues de toute participation au pouvoir et rendaient impossible un agencement nouveau de la société. Toutefois, le bouddhisme a réussi à briser quelque peu cet isolement : il s'est implanté en Chine peu avant l'ère chrétienne, s'identifiant, pour ainsi dire, à une certaine forme de la religion du Dao, se répandant tout d'abord dans l'aristocratie chinoise, avant de connaître une grande expansion dans les milieux populaires vers le cinquième siècle, avant d'être réintégré dans la foi populaire qui réintégra les principes bouddhistes dans une religion syncrétiste.

L'héritage du bouddhisme, même après sa décadence complète en Chine, à compter du douzième siècle, a cependant réussi à marquer de son empreinte la réflexion chinoise ultérieure. Avec sa théorie de la transmigration des êtres, par la rétribution des hommes selon les actions qu'ils accomplissaient au cours de leur vie, le bouddhisme permettait d'échapper au cycle infernal d'une société toujours identique à elle-même, sans évolution possible pour les membres des classes considérées comme inférieures. . .

Enfin, l'idéal même de la stabilité, principe premier de la sagesse chinoise n'allait pas pouvoir résister plus longuement à un monde qui englobait de plus en plus tous les continents dans une véritable organisation à l'échelle universelle. Sous la poussée des relations internationales, devenues une exigence pour l'homme du vingtième siècle, la Chine a été amenée à s'insérer dans le système mondial, révisant ainsi totalement ce qui pouvait constituer son existence jusqu'alors.

Avec la naissance de la République populaire, en 1949, une ère nouvelle s'ouvrait pour la Chine : la tradition cédait la place à la révolution, et l'immuable statique devenait dès lors dynamisme incessant.

Le dualisme dialectique iranien

Alors que les Chinois se contentaient d'observer une alternance dans l'univers, alternance qui n'est pas d'ailleurs faite d'opposition mais de complémentarité, les Iraniens constatent ce même dualisme, en s'attachant essentiellement à expliquer, à démontrer les oppositions qui existent dans l'ensemble de l'univers. Aussi ne faut-il pas être surpris de trouver chez eux une doctrine de la division des êtres en deux catégories, les bons et les méchants, les purs et les impurs. De même, ils constatent une opposition très forte entre le ciel et la terre, entre la divinité et l'humanité. C'est ce dualisme qui se trouve souligné dans le grand livre sacré de l'Iran, l'Avesta, lui-même composé à partir d'éléments beaucoup plus anciens, les Gathas.

Un fait est à noter également, c'est celui de constater que l'Iran a été au carrefour, sinon au centre des grandes religions du monde. Et l'attitude des théologiens, quelle que soit la religion à laquelle ils appartenaient, fut certainement d'unifier toutes les tendances religieuses qu'ils pouvaient découvrir, non pas dans un syncrétisme à la manière chinoise, mais beaucoup plus dans une dialectique des contraires, pour parvenir à une certaine harmonie, correspondant à celle qui est le principe même de l'univers. Ainsi, dans les Gathas, qui rassemblent des poèmes et des hymnes liturgiques, se trouve exprimée la doctrine d'un monothéisme absolu, qui aurait été professé par Zoroastre, mais qui fait singulièrement contraste avec la religion, telle qu'elle était vécue, avec son polythéisme naturel, en son temps. Toutefois, il est difficile de situer exactement l'époque où vécut Zoroastre : les savants occidentaux repoussent très loin dans le temps la réforme que celui-ci entreprit (vers 1500 avant Jésus-Christ), tandis que les zoroastriens situent l'action de leur prophète au septième siècle avant l'ère chrétienne. On ne sait donc finalement pas grand-chose sur ce réformateur et fondateur de religion ; et cette absence même de tout renseignement historique dûment constaté et scientifiquement établi constitue un cas unique dans l'histoire des religions. Zoroastre prêcha le monothéisme, non pas dans l'intention de fonder une nouvelle religion mais dans celle de restaurer dans sa pureté celle de ses pères. Ceux-ci vénéraient eux-mêmes une divinité suprême, du nom d'Ahura Mazda, incarnant la toute-puissante Sagesse : c'est de lui que Zoroastre aurait reçu la révélation de réformer la religion ancestrale, selon un culte appelé alors mazdéen. Le Dieu suprême gouvernait le monde, aidé de six personnages, considérés comme les saints Immortels : l'Esprit, la Justice, l'Empire, la Dévotion, l'Intégrité, l'immortalité, auxquels venait s'adjoindre une déesse, Anahita. L'Avesta fait aussi mention de nombreux dieux inférieurs qui leur sont subordonnés et qui sont présentés comme ayant chacun un démon antithétique. A chaque dieu correspond un démon, à toute puissance du bien correspond une puissance du mal. C'est ainsi que dans l'une des Gathas, on trouve présenté le fait que le Bon Esprit et le Mauvais Esprit sont frères jumeaux. Nonobstant le fait qu'ils soient considérés comme jumeaux, c'est-à-dire qu'ils sont issus d'un seul et même principe, ils apparaissent comme diamétralement opposés, l'un choisissant le bien, l'autre préférant le mal. Partant de là, la religion iranienne traditionnelle ne pouvait se développer que dans une systématique dualiste. L'évolution de cette religion ne pouvait aller que dans le sens d'une lutte entre le Bien et le Mal, puisque les deux Esprits étaient aussi puissants l'un que l'autre.

La réforme entreprise par Zoroastre fut sans doute d'abord cultuelle, puisqu'il condamnait de fait les sacrifices sanglants, avec leur déroulement cruel, à la suite d'une grande perversion dans le culte lui-même ; c'est peut-être aussi l'influence indienne qui considérait tout bovin comme un animal sacré qui l'amena à prendre une telle position. Elle visait, au-delà de l'affirmation du monothéisme absolu, un aspect principalement éthique, reposant bien entendu sur la distinction du bien et du mal, mais aussi sur le fait que tous hommes seront jugés par le Dieu souverain selon la distinction du bien et du mal, qu'ils auront accompli dans chacune de leurs actions. Dès lors, par crainte de la divinité supérieurement élevée et du châtiment qui pouvait lui être infligé, l'homme essayera toujours d'éviter le mal, qui a pour nom le "péché", pour ne plus pratiquer que la vertu. C'est de cette façon qu'il serait possible de résumer l'ensemble du mazdéisme : l'homme, dans sa lutte contre le mal, ne doit chercher que son salut, qui est également celui du Dieu bon, en faisant toujours obstacle et échec au Dieu mauvais qui l'entraîne sans cesse vers le mal.

Au troisième siècle de l'ère chrétienne, un prince iranien, du nom de Mani, commença un ministère de prédication, à la suite de visions divines. Il avait eu connaissance des Ecritures chrétiennes, zoroastriennes et bouddhiques, et il tentait d'opérer une synthèse de ces différentes religions. Il insistait sur la dualité entre l'esprit et la matière, entre l'Esprit bon, incarné par le dieu Ahura Mazda ou par Jésus et l'Esprit mauvais, incarné par le dieu antithétique de Mazda le dieu Angra Mainyu ou par Satan ; il professait ainsi que l'âme humaine ne devait son salut qu'en choisissant le camp du bien et en renonçant au mal sous toutes ses formes, en particulier sous ses formes matérielles. Tout ce qui relève du monde matériel doit être repoussé, car il est abominable. Le monde est le lieu d'un combat entre Dieu, la lumière, l'Esprit et la Matière, l'obscurité, le Mal. La voie du salut se trouve dans le renoncement à toute forme de mal, dans la spiritualisation au maximum, par le moyen privilégié de la gnose, c'est-à-dire de la connaissance, et singulièrement celle qui a été donnée par Mani et ses disciples... Se maintenir dans la situation d'être matériel et charnel, c'est se vouer à la perdition éternelle, qui se traduit particulièrement dans une sorte de transmigration des âmes. L'important, c'est de se détacher du monde, par la voie de l'ascétisme, qui implique un renoncement total à tout ce qui n'est pas purement spirituel.

Beaucoup plus qu'une simple secte ou qu'un simple mouvement hérétique, le manichéisme fut considéré dans le monde chrétien comme une véritable religion, en raison de son attachement aux livres sacrés, de sa structure ecclésiale qui était une sorte de copie de l'Eglise officielle : de fait, il s'agit bien d'une religion, dont l'essence est sans doute gnostique et dont la forme développe, de manière outrancière, la théorie dualiste. Considéré comme une forme particulière du christianisme, le manichéisme connut une vogue certaine dans le monde occidental chrétien. Saint Augustin, l'évêque d'Hippone, eut à combattre, au nom de la foi authentiquement chrétienne, les formes du manichéisme, qui manifestement refusaient de reconnaître la pleine humanité du Christ ; à la suite d'Augustin, le manichéisme fut considéré comme l'état d'esprit typiquement hérétique et condamné par l'ensemble de l'Eglise chrétienne, bien qu'au Moyen-Age on ait encore pu trouver des traces manifestes de cette religion dans les mouvements cathares et albigeois.

Le shintoïsme japonais

Situé à l'extrémité orientale de l'Asie, le Japon, en raison aussi de son insularité, connaît une place particulière dans le cadre de ce vaste continent asiatique : il est plus qu'un pays d'Asie, plus qu'un pays différent des autres, il est un pays totalement autre. Il serait même sans doute possible de parler, pour le Japon, de petit continent, si la Chine n'avait sans cesse exercé un attrait sur ses populations mais un attrait souvent nuancé, un peu de la même manière que la Grande-Bretagne pour le reste de l'Europe continentale. Mais, contrairement à l'Angleterre, qui cherchait des alliés européens pour lutter contre ses ennemis, le Japon, lui, n'a pratiquement jamais cessé de révérer ce voisin important déjà organisé en dynastie, alors qu'il commençait seulement sa propre histoire.

Tout en reconnaissant ses dettes culturelles à l'égard de la Chine, le Japon a tenu à conserver sa spécificité propre, entretenant, par exemple, le nationalisme, afin d'éviter d'être subjugué par l'influence chinoise, et ce dès le sixième siècle. C'est à cette époque que les Japonais se sont mis à inventorier leurs richesses spirituelles, par compilation des mythes et des légendes, par classification des esprits et des ancêtres, afin de parvenir à dégager une notion particulière de la divinité.

Malgré cette tentative, il faut bien constater que le Japonais n'est pas un homme religieux comme pouvait l'être l'Indien : en dépit des quelque seize mille sanctuaires, temples et lieux de culte, répandus sur l'ensemble du territoire, le Japonais ne se soumet pas à une discipline organisée dogmatiquement, et il ne se reconnaît guère comme le fidèle d'une religion bien définie. Le shintoïsme a su profiter de ce manque de caractère religieux des Japonais pour se faire admettre.

Ce n'est pas, comme on a souvent tendance à le penser, la religion nationale du Japon, par rapport ou même par opposition au bouddhisme qui se serait imposé de l'extérieur ; le shintoïsme n'est pas davantage un système religieux nettement défini comme peuvent l'être les religions de type occidental. Tout en se présentant comme la religion traditionnelle des Japonais, il n'a pas un corps de doctrine élaboré auquel l'ensemble de ses membres adhéreraient : c'est plutôt un ensemble de rites et de pratiques à l'égard des divinités, des puissances supérieures à l'homme, de tout ce qui lui est mystérieux et sur quoi il ne peut avoir de prises directes. Ces divinités sont appelées Kami ; on y trouve, indifféremment, des puissances naturelles : le soleil, la lune, les montagnes, les mers et les rivières, les rochers et les vents ; des puissances humaines ou animales : l'empereur, les ancêtres, les animaux de toutes sortes... Dans ce shintoïsme, d'origine populaire, se retrouvent, de manière assez nette, des éléments d'animisme, mais aussi des éléments du culte romain de l'empereur.

Les moines bouddhistes réagirent contre cette tendance peu religieuse, essayant de détruire, ou du moins de réduire ce culte superstitieux des Kami, mais ils n'y parvinrent pas. En effet, le shintoïsme garda toute sa vigueur et se présenta comme une sorte de religion nationale officielle, faisant des Bouddhas de simples avatars des Kami. Ceux-ci devenaient alors des divinités de premier rang, si bien que les historiens du siècle dernier ont pu penser que le shintoïsme était nettement antérieur à l'installation du bouddhisme au Japon. Enfin, s'il n'est certainement pas un homme religieux, 1e Japonais se présente comme l'homme de la plus grande tolérance à l'endroit de tout ce qui se manifeste comme une forme de religion ou de religiosité : il accepte assez facilement toutes les croyances à la fois, sans se soucier de leurs divergences, sans se choquer de leurs contradictions.

Spécificité des religions d'Asie

Le terme de "religion" dérive directement du latin religio. Dans son sens premier, ce terme ne désignait pas ce que les Occidentaux ont appelé religion, sous l'influence de l'expérience judéo-chrétienne ; mais ce terme latin désignait tout un ensemble d'observances, de règles et d'interdictions, sans se référer directement à une ou à plusieurs divinités, sus se référer davantage aux mythes et aux légendes, aux célébrations rituelles ou sacrificielles.

Pour parvenir à la compréhension des manifestations spirituelles et mystiques des peuples qui n'appartiennent pas à la longue tradition occidentale, il convient nécessairement de laisser les préjugés qui proviennent du poids historique de la civilisation gréco-latine et de la culture religieuse judéo-chrétienne, préjugés qui pèsent sur les mentalités un peu comme l'air de l'atmosphère pèse sur le vivant sans que celui-ci ne s'en rende compte. De cette manière, il est possible de comprendre qu'un peuple, tel que le peuple japonais, puisse pratiquer de nombreux rites, issus d'une tradition séculaire, tout en étant ignorant de l'aspect religieux tel que les Occidentaux peuvent le concevoir : la relation avec le sacré, avec l'impondérable, avec l'au-delà ou simplement avec les puissances qui échappent au contrôle direct de l'homme, cette relation peut être simplement un fait de civilisation, un fait purement sociologique, indépendant de toute religion.

Ainsi, les traditions asiatiques ont pu rendre sacrés des éléments qui ne le sont pas a priori pour les tenants de la civilisation occidentale. C'est qu'il faut entendre pas religion autre chose que la relation avec le sacré ; pour tout homme, la "religion" quelle qu'elle soit fait partie de sa vie au point qu'il lui est impossible de distinguer ce qui serait religieux de ce qui ne le serait point. De cette manière, les religions orientales comportent des valeurs qui n'ont pas été mises en évidence par les religions occidentales, comme le détachement absolu de l'argent, le renoncement total à soi-même en tant qu'individualité, l'abandon confiant à la divinité supérieure, sans oublier les techniques de maîtrise du corps pour parvenir à une meilleure relation avec cette divinité... De nombreux écrits mystiques de l'Inde, par exemple, pourraient aussi élever les Occidentaux dans une voie de la vie spirituelle, par les idées de salut et de croyance en un Dieu qui aime tous les hommes. Aujourd'hui encore, ces religions asiatiques, épurées de certaines notions polythéistes ou animistes, peuvent trouver leur place dans le monde, et même dans le monde traditionnellement chrétien : elles apportent aux hommes une expérience vitale que des fidèles ont effectuée, en comprenant leur relation à Dieu comme la source de la paix et de la sérénité.

En comprenant le terme de "religion" dans son acception la plus large, il est permis d'affirmer que l'homme est un être religieux, même s'il refuse de participer à une religion strictement définie, ce dernier terme de "religion" étant pris dans son acception étroite, marquée par l'évolution de la pensée occidentale. Finalement, la religion se présente, dans son sens le plus large, comme un ensemble de relations, centrées autour d'une foi qui enveloppe les moeurs, les habitudes, les coutumes, les usages... dans une seule totalité où Dieu et l'homme peuvent se rencontrer et où les contradictions s'estompent dans une même convergence. C'est alors que la religion échappe à l'aspect purement psychologique pour incorporer toute la densité de l'expérience humaine. La religion, au sens large, investit donc toutes les dimensions humaines, par l'aspect régulateur de l'existence qu'elle est susceptible d'exercer à différents niveaux : économiques, sociaux, historiques, politiques, culturels...

Pour entrer au coeur des grandes religions qui ont modelé la pensée orientale, au cours des siècles d'une très longue histoire, il convient à l'occidental de se libérer de tous les préjugés inhérents à la forme de pensée qui est la sienne, et qui est issue, d'une part, de la tradition religieuse judéo-chrétienne, et d'autre part de la tradition philosophique et culturelle gréco-latine. Il comprendra alors que ces traditions orientales traduisent les efforts des hommes pour rendre compte de leur expérience d'une relation avec un ou plusieurs êtres, qui ne se livrent pas à la perception immédiate, et qui permettent cependant de justifier tous les efforts de l'homme, qui cherche à connaître la paix, dans un monde où il est toujours tendu entre l'angoisse et le besoin de sécurité.