Contenu religieux de l'hindouisme

 

Le brahmanisme a marqué la transition entre le védisme ancien et l'hindouisme, tel qu'il peut encore être découvert et vécu à l'époque actuelle. Cette période transitoire a été inaugurée au sixième siècle avant l'ère chrétienne, à un moment où des courants de réforme se faisaient jour au niveau religieux, avec en particulier la prédication du Bouddha. Au niveau littéraire, cette transition se manifeste déjà dans le recueil des Upanishads : les plus anciennes sont encore fortement teintées de védisme, tandis que les plus récentes développent des caractères propres qui les apparentent nettement à l'hindouisme.

Il faut remarquer que le sixième siècle avant l'ère chrétienne a été marquée par un grand mouvement religieux dans les différentes régions de l'Asie. C'est à cette époque que Zarathoustra (Zoroastre) entreprend une réforme radicale de la religion de ses pères iraniens, en abandonnant totalement le polythéisme pour se vouer à une forme de culte monothéiste, qui a certainement dû influencer les brahmanes dans leur conception du Brahman, comme principe unique et absolu de toutes choses ; c'est l'époque où, nous l'avons déjà dit, Bouddha entreprend sa prédication à Bénarès, invitant ses fidèles à abandonner les dieux pour se lancer dans une autre forme de recherche spirituelle, par l'investigation des moyens qui permettent à l'homme d'échapper à la douleur universelle, son pessimisme fondamental n'a pas été sans influencer également les différents rédacteurs des Upanishads : c'est aussi la grande époque du prophétisme biblique, les prophètes du peuple juif invitant alors leurs fidèles à se retourner davantage vers le culte de Yahvé, le Dieu unique, qu'ils avaient abandonné en se tournant vers la vénération des idoles païennes, qui pervertissaient le culte traditionnel, hérité de Moïse...

La religion védique, proprement dite, est alors pratiquement morte, même si le Veda est encore tenu en très haute estime, ce respect des textes anciens se perpétuant encore jusqu'à nos jours, puisque celui qui reçoit l'initiation brahmanique continue encore à apprendre par coeur la totalité des textes védiques, alors que certaines pratiques ont complètement disparu ; ainsi, les sacrifices d'animaux sont interdits par la nouvelle aperception de la religion, mais les textes relatifs à ces sacrifices sont gardés entièrement avec le respect dû à leur très haute antiquité d'une part, alors que la langue indienne a considérablement évolué depuis le sanscrit, et en raison du caractère de révélation divine qui s'attache à chaque Veda, d'autre part. La conception des brahmanes de l'identification du brahman et de l'atman a relégué les dieux traditionnels à l'arrière plan, les réduisant à l'état de simples génies peuplant l'univers, à l'état de forces naturelles personnifiées : Varuna, une des divinités supérieures de l'époque précédente, est devenu le souverain des mers ; Indra également est réduit à l'état de dieu de l'orage et de l'atmosphère, tout en présidant le lieu de séjour des dieux ; Agni conserve sa qualité de dieu du sacrifice mais les rites solennels en son honneur diminuent : il n'est plus que le gardien du foyer domestique...

La montée de certains dieux

Les personnages divins restent donc très nombreux, à l'époque du brahmanisme, même si celui-ci oriente les formes religieuses vers l'hénothéisme, vers le culte d'un dieu suprême, Brahma, polymorphe, puisqu'il se manifeste sous les personnalités des autres dieux.

Une triade divine sera particulièrement privilégiée : Brahma, Vishnu et Çiva. Cette trinité, ou plus exactement cette triple forme de la divinité, apparaît tardivement dans l'évolution de la religion et ne se présente pas comme l'objet d'un culte spécifique.

Brahman, la personnification absolue de l'ancien nom neutre des origines védiques, principe de toutes choses, ne reçoit même pas l'adoration : très peu de temples lui sont dédiés, et aucun culte spécialisé ne lui est offert, il ne reçoit d'hommages que dans le domaine littéraire : il y reçoit les attributions de créateur de l'univers, de premier-né, de maître des dieux auxquels il donne leurs fonctions respectives Dans les écrits brahmaniques, il apparaît comme le démiurge identifié plus ou moins directement à Prajapati du panthéon védique. Mais son rôle de créateur n'est bien souvent le fait que de la spéculation, sans être une réalité religieuse particulièrement ressentie par l'ensemble du peuple. Dans le développement du culte hindouiste, il ne sera plus guère invoqué individuellement, les adorations ou les dévotions des fidèles se reportant plutôt sur les deux autres membres de la trinité hindouiste, certains accordant leur culte à Vishnu, les autres à Çiva. Toutefois, tout en rendant son culte à l'un ou à l'autre des deux grands dieux, le dévot hindou ne rejettera pas l'autre divinité dans l'oubli, même si son hommage le plus grand ne va qu'à une seule des deux divinités.

Vishnu occupe une place considérable dans les récits épiques, qui sont à l'origine même de l'hindouisme classique. Dans les sources védiques, ce dieu n'était qu'un dieu de second rang, apportant son concours à Indra, en diffusant la lumière solaire sur l'ensemble de l'univers ; dans l'hindouisme proprement dit, il occupe une place de premier rang, devenant ainsi le dieu et seigneur de millions de fidèles. Il est cependant bien difficile: sinon impossible de savoir comment il a pu être élevé à une telle supériorité sur les autres dieux ; ce qui est certain, c'est le fait que le culte vishnouiste a englobé des caractères d'autres divinités pour les attribuer à ce dieu considéré dès lors comme supérieur. Lui aussi est assimilé à Prajapati, le dieu du sacrifice, le dieu démiurge des Brahmanas. Si dans la trinité brahmanique, il tenait le rôle de stabilisateur de l'univers créé par brahma, il acquiert celui de créateur et de bienfaiteur pour l'ensemble de l'humanité, alors que Çiva sera présenté, dans la tradition vishnouiste comme le dieu destructeur. Vishnu a donc une fonction bienfaisante, même s'il est souvent considéré comme un dieu statique, un dieu dormant qui médite le monde. Son sommeil n'est donc pas un sommeil ordinaire, mais un sommeil mystique : à chacun de ses réveils, il fait s'épanouir, de son nombril, un lotus, duquel va naître Brahma, afin de créer un univers nouveau : c'est alors Brahma qui reçoit de Vishnu la charge de porter à son achèvement la création qui avait été méditée par le dieu au cours de son sommeil mystique. La protection de Vishnu ne se limite cependant pas à la simple création du monde : il est encore celui qui intervient directement quand l'ordre de l'univers se trouve menacé de destruction.

Chaque fois que l'ordre est en passe de céder la place au désordre, il s'incarne pour rétablir l'ordre. De ce caractère qui lui est propre est née la doctrine des avatars de Vishnu terme qui trouve son origine dans le mot avatara qui désigne la descente sur la terre d'un principe divin. Cette théorie des avatars présente l'avantage de satisfaire ceux qui étaient le plus enclins à la haute spéculation, visant une sorte de monothéisme ou du moins d'hénothéisme, tout en permettant aux autres classes de la société, moins portées sur le spéculation ou la mystique, de reconnaître toute la diversité du divin.

La tradition classique reconnaît à Vishnu dix avatars différents, dont le neuvième ne serait autre que le Bouddha, mais dont le dixième est encore à venir, sous la forme d'un sauveur qui restaurera l'ordre du monde. Faire du Bouddha une incarnation de Vishnu fut une habile tentative pour faire entrer l'hérésie bouddhiste dans la plus pure tradition hindouiste, de plus, c'était un moyen on ne peut plus adroit de déifier les grands hommes, les grands saints de la religion. C'est sans doute la raison pour laquelle la notion d'avatar, originellement propre à Vishnu, passa ensuite aux autres divinités.

Alors que la seconde divinité de la trinité suprême se caractérisait par sa bienveillance et par sa faveur envers l'ordre du monde, Çiva apparaît plutôt comme un destructeur, s'identifiant ainsi à la Mort ou au Temps qui emportent tout. Il est l'agent périodique de la destruction des mondes, à côté de Brahma considéré comme le créateur et de Vishnu, considéré comme le mainteneur de l'univers. Mais, très rapidement il a été aussi considéré comme un dieu également bénéfique, présidant aux jeux sexuels et à la procréation. Aussi faut-il découvrir en Çiva une sorte d'unification de plusieurs autres divinités dont il a rempli les fonctions et joué le rôle. S'il est un dieu redoutable, terrible, il est aussi invoqué sous le nom du bienveillant, manière propitiatoire sans doute de lui rendre un culte, mais aussi de redécouvrir en lui ce que les légendes lui attribuent parfois, à savoir son activité de dévouement à l'égard des autres dieux du panthéon.

Les avatars de Vishnu

Ce serait sans doute une véritable inconséquence de parler de dieu bon pour Vishnu et de dieu mauvais pour Çiva, l'un présidant à la construction du monde, l'autre à sa destruction ; il semble plus logique de constater qu'ils accomplissent, l'un et l'autre, des fonctions nécessaires pour maintenir le cosmos dans son harmonie.

Le dieu Vishnu, dans les textes védiques, était celui qui couvrait l'ensemble de l'univers, de la même manière que le soleil parcourait le ciel en trois enjambées :

 Je vais dire à présent les prouesses de Vishnu :

il a mesuré les espaces terrestres,

étayé le séjour supérieur,

après qu'en sa vaste démarche

il a eu accompli la triple enjambée...

Lui seul a mesuré en trois pas

ce séjour qui s'étend au loin...

                        (Rig-Veda 1, 154)

Ce dieu entre dans le monde pour lui communiquer son énergie, et, chaque fois que l'ordre du monde (dharma) se trouve menacé il s'incarne, il descend de son ciel paradisiaque, pour agir à la manière d'une providence, afin de maintenir l'univers et l'humanité selon l'ordre préétabli. Certaines de ses incarnations se font sous une forme animale ou semi-animale, d'autres sont humaines, signifiant ainsi l'identité absolue de la divinité avec le héros dans lequel elle s'incarne. Les listes des avatars de Vishnu sont nombreuses et elles ne donnent pas toujours les mêmes noms ; certaines recensions ne mentionnent que trois ou quatre noms, d'autres en mentionnent une vingtaine, ajoutant même que les avatars de la divinité sont innombrables puisque les saints ou les héros de la religion sont assimilés au dieu. La systématisation de l'hindouisme classique a conduit à ramener la liste à dix noms.

Dans sa première manifestation, Vishnu prend la forme d'un poisson (matsya) qui va sauver l'humanité du déluge universel. Manu est le nom d'un homme juste qui avait recueilli un petit poisson (qui n'était autre, selon le mythe, qu'un avatar du dieu) ; en reconnaissance, le poisson conseilla à Manu de construire un bateau qui le conduira jusqu'au sommet du mont Méru, seule partie de l'univers qui émergeait encore après le déluge. Après le retrait des eaux, les dieux inspirèrent des sacrifices à Manu, grâce auxquels il put repeupler la terre.

Le deuxième avatar de Vishnu est celui de la tortue (kûrma). Selon la légende très populaire, quand les dieux voulurent constituer les différents éléments de l'univers, ils s'aperçurent qu'ils ne pouvaient le faire qu'en barattant l'océan ; or, ils manquaient d'un point d'appui pour appuyer le bâton de la baratte. Vishnu-tortue offrit sa carapace comme piédestal au fond des eaux, supportant ainsi la terre et lui assurant sa stabilité.

Vishnu s'incarna aussi en sanglier (varâha), ce fut son troisième avatar : le démon Hiranyâksha avait entraîné la terre au fond des mers. Sous la forme d'un sanglier divin, Vishnu plongea au fond de la mer pour accrocher la terre à sa défense, afin de la ramener à la surface.

A partir du quatrième avatar, les représentations de Vishnu ne sont plus simplement animales : il s'incarna ainsi en un homme-lion (Narasimha) un démon ravageait le monde, fort d'une promesse de Brahma, selon laquelle aucun être, dieu, homme ou animal, ne pourrait le vaincre, ni de jour ni de nuit. Alors, le dieu surgit sous la forme d'un homme-lion, rassemblant en lui les trois types d'êtres, au moment du crépuscule, intermédiaire entre le jour et la nuit, et il réussit à mettre à mort ce démon qui dévorait tout ce qui vivait, sur son passage.

Le cinquième avatar reprend le thème des trois enjambées de Vishnu, qui se manifeste ici sous les apparences d'un nain (vâmana). Un démon géant, Bali, exerçait une véritable tyrannie sur les hommes et sur les dieux eux-mêmes. En s'incarnant sous la forme de ce nain, Vishnu ne se fit donc pas reconnaître par Bali, qui accepta de lui donner en propriété l'espace qu'il pourrait parcourir en trois pas : le dieu prit alors la forme d'un géant qui traversa d'un pas la terre, d'un deuxième pas le monde céleste, et du troisième précipita Bali dans le monde inférieur, celui des enfers, que Vishnu lui abandonna.

A un moment de l'histoire, l'ordre universel était menacé dans son équilibre réparti entre les trois classes du sacerdoce, du pouvoir militaire et de la production économique par les militaires qui voulaient s'emparer de toutes les prérogatives de la classe sacerdotale. Le prince Parasurama, ou Rama à la hache, fut la nouvelle incarnation de Vishnu qui extermina les guerriers en révolte. La légende continue d'affirmer que Parasurama s'est retiré sur une montagne où il mène toujours une vie d'ermite.

Le septième avatar porte également le nom de Rama, mais il s'agit d'un tout autre personnage. Cette incarnation a pour but de mettre fin à la domination de Râvana, le prince des démons, sur Lanka (c'est-à-dire sur Ceylan) : cet empire démoniaque mettait en péril l'ordre de l'univers, d'où l'intervention du dieu Vishnu s'incarnant dans la famille princière pour combattre Râvana, qui avait capturé la princesse Sitâ, l'épouse du héros Rama. Au terme d'une guerre longue et pénible, racontée dans l'épopée de Ramayana, Rama parvient à supprimer le démon et à rétablir l'ordre dans l'univers terrestre.

Le huitième avatar de Vishnu est représenté par Krishna, dont la geste est particulièrement développée dans la mythologie indienne. Il semble que ce prince ait été un personnage historique, né dans la tribu des Yâdavas : sa naissance fut d'ailleurs tenue secrète, en raison du gouvernement tyrannique d'un de ses oncles, Kamsa, à qui il avait été prédit qu'il serait assassiné par un membre de sa famille. Krishna fut élevé par des bergers, auprès desquels il manifeste, dès son enfance et son adolescence, des capacités extraordinaires. Il est considéré comme un bouvier divin qui prend plaisir aux danses des jeunes filles qu'il charme par sa flûte et avec lesquelles il se livre à des jeux érotiques. Mais il ne renonce pas à lutter contre le tyran qui menace l'ordre du monde par sa prétention au pouvoir absolu : Krishna fera triompher le bon droit de la tribu de Yâdavas, faisant périr le roi Kamsa. Grâce à Krishna, l'ordre cosmique est rétabli, même si ses conditions sont encore précaires dans le monde, car il semble que Krishna ait été une incarnation du dieu Vishnu à l'aube des temps historiques, vers le troisième millénaire avant l'ère chrétienne.

Les deux derniers avatars de Vishnu n'occupent guère de place dans la littérature indienne. Le neuvième se présente sous la forme du Bouddha, venu sur la terre dans le but d'abolir les sacrifices sanglants et de conduire les méchants dans la voie de la perversion, les incitant à ne pas être fidèles aux enseignements du Veda. La présence du Bouddha dans la liste des avatars de Vishnu indique la rivalité qui devait exister entre les vishnouistes et les bouddhistes, les premiers souhaitant ramener les seconds à l'orthodoxie religieuse ceux qui s'étaient laissé égarer par l'enseignement du Bouddha : le culte de celui-ci était alors détourné au profit de la religion traditionnelle de l'Inde.

Le dernier avatar de Vishnu, celui qui se manifestera lorsque cette époque présente, placée sous le signe de Kali - qui marque la grande dégradation de l'ensemble du cosmos - sera achevée, est donc encore à venir. Vishnu prendra alors le nom de Kalkin pour sauver le monde : il arrivera, monté sur un cheval blanc, à moins qu'il ne soit lui-même un homme à tête de cheval, il punira les méchants et récompensera les bons, avant de rétablir l'ordre du monde et d'instaurer la paix, prélude à un nouvel âge d'or.

En principe, tous les avatars de Vishnu sont susceptibles de recevoir un culte, et il n'est pas rare de voir leurs images reproduites dans les temples ou à proximité du foyer domestique. Mais il est incontestable que Rama et Krishna ont emporté le maximum de vénération. La légende de Rama a' été constamment répétée par les prêtres dans les grands temples vishnouistes (ce récit étant fait dans la langue savante), mais elle a aussi été chantée, en langue populaire, par les poètes et les bardes qui ont donné une interprétation moralisante de toute l'action menée par ce héros légendaire. De la sorte, le nom propre de ce personnage est devenu une sorte de nom commun, signifiant purement et simplement : dieu, seigneur. Une prière familière, encore aujourd'hui, aux Hindous, consiste uniquement en une triple invocation adressée à Hari (un autre nom de Vishnu), Rama et Krishna. Ce dernier dieu reçoit un culte tellement important de la part de ses fidèles ou dévots, qu'il est possible de se demander s'il n'est pas le dieu d'une religion vraiment autonome. Les dévots de Krishna n'ont d'ailleurs pratiquement pas de contact avec la divinité que leur relation personnelle avec leur dieu d'élection, cette relation ayant pour nom la bhakti, la participation à l'être divin par un lien d'amour réciproque. Le fidèle donne à son dieu tout ce qu'il peut sacrifier, et son dieu lui répond en lui offrant toutes ses bénédictions. Dans la religion populaire, cette dévotion se trouve en quelque sorte résumée dans le principe du « donnant-donnant » ; mais, les sujets vraiment religieux n'hésitent pas à manifester une dévotion nettement plus ardente, sachant que le dieu connaît mieux qu'eux-mêmes leurs propres besoins ; c'est ainsi que certains lui présentent des offrandes extraordinaires, que tel chef de famille lui sacrifie tout son avoir pour devenir un renonçant , que d'autres encore se livrent à des macérations ou à des mutilations impressionnantes et spectaculaires pour être simplement agréables à leur dieu. Toutefois, ce qui est le plus remarquable dans cette tradition de dévotion à Krishna, c'est la production de la grande oeuvre spirituelle de la Bhagavad-Gitâ.

La famille divine de Çiva

Troisième personnage de la trinité hindoue, Çiva représente l'aspect terrible de la divinité, ce qui ne lui interdit cependant pas de recevoir un culte, notamment propitiatoire. Sa personnalité apparaît comme ambivalente : d'une part comme destructeur, il est identifié au Temps et à la Mort qui emportent tout avec eux, mais, d'autre part, sous son aspect réparateur, il est considéré comme bénéfique, comme le dieu qui préside à la procréation et aux jeux sexuels. Dans la tradition hindoue, Çiva a reçu les caractères que la tradition védique donnait à Rudra, le dieu terrible, mais le nom même qu'il a reçu le place comme un dieu favorable aux hommes : le Propice . Sa cruauté apparente devenait favorable à ses fidèles. S'il apporte la mort, il est aussi celui qui permet de triompher de la mort, celui qui apporte le salut, la régénération, puisque, comme Vishnu, il aurait combattu et fait périr les différents démons qui pouvaient menacer l'ordre du monde et de l'humanité. Celui qui sait reconnaître l'activité bienfaisante de Çiva est assurée de gagner le paradis où ce dieu règne, en compagnie de son épouse Pârvati.

D'après les légendes, son aspect bienveillant s'est manifesté à l'égard des hommes depuis toujours. C'est lui, le dieu qui s'est offert à consommer le premier produit du barattage de l'océan, un poison qui aurait pu annihiler tous les effets de la création. C'est encore lui qui a offert son front pour permettre aux eaux du Gange céleste de se répandre sur la terre des hommes, sans provoquer une inondation qui aurait également dévasté le monde. D'autres traditions le présentent comme le patron des ascètes, l'appelant le Grand Adepte du yoga, celui qui, le corps couvert de cendres, reste immobile, en posture de yoga, sur les sommets des montagnes. Les représentations iconographiques de Çiva le montrent dans la position de la méditation ascétique, impressionnant les hommes par le troisième oeil qu'il porte sur le front.

Selon la légende, un jour, le dieu Indra poussa le dieu Kama, dieu de l'amour, à troubler la méditation de Çiva, en lui inspirant une violente passion pour la déesse de la montagne, Pârvati. Par l'ardeur mystique, issue de son troisième oeil, Çiva brûla le dieu de l'amour, qui ne rentra en grâce qu'après une intervention de son épouse Rati, déesse de la Volupté. Çiva ne se décida au mariage que lorsque la jeune Pârvati ait accepté de pratiquer à son tour une longue période d'ascèse, parce que l'ascèse procure à tous ceux qui la pratiquent une force immense. Pârvati sera le modèle même de l'épouse fidèle, devenant l'image même de son mari, lui donnant deux fils, Skanda qui sera un jeune guerrier et Ganesha qui sera le patron des intellectuels. Leur vie conjugale sera identique à celle de tous les autres couples humains, connaissant des périodes de querelles et des périodes de réconciliations, toujours marquées par le désir de Çiva que Pârvati sait provoquer. Pour chaque aspect de son mari, elle prend un nom différent, se présentant comme la sakti, c'est-à-dire la puissance même du dieu conçue comme une femme : pour effectuer sa création, ne dieu, qui est un dans son essence, délègue ses pouvoirs à sa force créatrice personnifiée sous l'apparence d'une sakti, et c'est cette dernière qui émet le monde. Pârvati est la principale sakti du dieu Çiva, et certains textes la considèrent même comme l'unique, qui se manifeste sous des noms différents : Devi, la déesse, Mahadevi, la grande déesse, Kali, la noire, Uma, la tranquille. C'est par ce dernier nom qu'elle se présente comme particulièrement favorable aux hommes, alors que, sous la forme de Kali, elle s'apparente à une divinité guerrière redoutable.

En tant qu'il est considéré comme le dieu de la procréation, Çiva possède un taureau pour monture, et son signe distinctif est le linga, symbole phallique plus ou moins stylisé, qui souligne la force vitale et créatrice de ce dieu.

Dans l'hindouisme çivaïtique, c'est l'activité sexuelle qui se trouve ainsi magnifiée, beaucoup plus que le membre viril, car cette activité sexuelle est considérée comme vénérable.

Autres dieux du panthéon hindouiste

En dehors de la grande trinité, Brahma, Vishnu et Çiva, d'autres divinités ont également reçu un culte, soit parce qu'elles étaient choisies comme divinités d'élection de tel ou tel individu, soit qu'elles se présentaient comme les subordonnés des grands dieux.

Indra a sans doute déchu : il n'occupe plus sa fonction de chef des dieux, même s'il est encore parfois présenté comme celui qui combat les démons, ayant réduit à néant Virtra Indra reste principalement le dieu de la guerre avec son arme redoutable, le foudre, par lequel il est parfois présenté comme le dieu de la pluie.

Agni ne joue plus un rôle de premier plan, même s'il garde sa fonction de protecteur du foyer domestique ainsi que celle du dieu du feu sacrificiel. Il perdit de son importance lorsque les sacrifices solennels se raréfièrent ; mais il est encore exalté dans les hymnes et dans la dévotion personnelle, en tant que c'est par lui que les offrandes peuvent parvenir aux autres dieux.

Vayu, le dieu du vent, a pris la place et les fonctions des Maruts de l'époque védique. Le culte de Varuna, le souverain des eaux, est tombé presque totalement en désuétude.

Yama est devenu le dieu des enfers qui est parfois identifié à la Mort, puisque lui-même ou ses serviteurs enlèvent l'âme du corps, une fois achevé le temps imparti a la vie d'un individu.

Ce dieu Yama est aussi parfois appelé Kala, le Temps, ou Dharma, la Loi de l'univers. Sûrya occupe la fonction de dieu du soleil tandis que Candra, dieu masculin, celle de la lune.

Un huitième dieu, Kubera, dieu des richesses et protecteur des voyageurs, vient clore la liste de ces huit grands dieux, considérés comme les gardiens du monde, et qui sont en quelque sorte le dédoublement des dieux protecteurs des quatre directions du cosmos. Chacun à sa manière, ils figurent des aspects du cosmos, des aspects de la vie végétale, animale ou humaine, et ils sont un reste du panthéon de l'époque védique, même si leur rôle a été quelque peu modifié ou amoindri. La mythologie nouvelle n'a fait en grande partie qu'annexer l'ancienne, en la remodelant, en opérant des substitutions, mais sans jamais rien supprimer. Mais, des innovations furent apportées ; ainsi en est-il du dieu de l'amour, Kama, qu'Indra avait incité à troubler Çiva dans ses pratiques ascétiques et qui ne dut finalement son salut qu'à l'intervention de sa déesse parèdre, la Volupté. Parfois, Kama est confondu avec un autre dieu de l'amour, Pradyumna, un fils de Krishna, en qui Kama se serait réincarné après avoir obtenu le pardon de Çiva. Les fils de ce dernier reçoivent également un culte : Skanda est un des dieux de la guerre, et Ganesha, tout en étant le patron des intellectuels, est celui qui est susceptible de défaire tous les obstacles qui se dressent devant toutes les entreprises humaines, notamment les affaires religieuses, artistiques ou littéraires.

A ce panthéon, initialement masculin, viennent se joindre des divinités féminines, qui sont d'abord conçues comme les protectrices des villages, d'où leur importance et leur dignité toute relatives. Ce sont aussi les déesses mères ou les épouses des dieux, qui peuvent prendre des formes multiples en suivant l'exemple de l'épouse de Çiva. La religion reconnaît également certains êtres surnaturels qui peuplent l'univers sous les formes les plus diverses : soit une forme animale, comme la vache qui est devenue l'animal sacré par excellence, soit une forme végétale, comme le lotus, symbole de la naissance du Brahma, ainsi que les objets les plus hétéroclites, en commençant par les pierres dressées sur le bord des routes, en hommage au dieu Çiva...

Dieu et les dieux

Dans la longue tradition védique et hindouiste, les dieux sont considérés comme des êtres puissants, supérieurs aux hommes sur lesquels ils sont susceptibles d'exercer leur puissance, mais ils n'en demeurent pas moins soumis à la même loi que celle qui préside aux destinées humaines. Aussi puissants que soient les dieux, ils n'en sont pas moins soumis à la loi de la mort, exprimée plus spécialement dans la doctrine du karman. Cette loi du karman constitue en quelque sorte le dogme fondamental de toute la religion, puisqu'elle atteint tous les êtres sans distinction.

Il ne semble pas qu'à l'époque védique l'Indien se soit préoccupé d'autre chose que des avantages matériels que pouvaient apporter les sacrifices, et que toute sa foi se résumait dans une vague croyance en une seconde vie qu'il devait entretenir en offrant notamment de la nourriture sur l'autel domestique en faveur des ancêtres, qui pouvaient ainsi goûter dans leur seconde vie aux mêmes jouissances que dans la vie de ce monde. Avec l'époque brahmanique, une nouvelle conception s'est imposée dans la mentalité religieuse, celle que tous les actes de la vie présente sont lourds de conséquence et qu'ils sont pour ainsi dire comptabilisés en vue de déterminer la vie future. Tout acte, quel qu'il soit, bon ou mauvais, exerce une contrainte sur l'existence individuelle. Aussi la conception ritualiste de la religion fait-elle place à une conception beaucoup plus moraliste. La personne humaine est composée d'un corps, par lequel peuvent s'exercer toutes les fonctions de perception et d'action, d'un esprit qui dirige les fonctions mentales et d'une âme (atman), laquelle est tombée dans un corps où elle reste prisonnière jusqu'à la fin des temps : tout acte accompli par un individu quelconque joue un rôle sur cette âme et l'entraîne, après la mort individuelle, dans un cycle indéfini de renaissances successives : l'âme est alors considérée comme éternelle, elle passe de corps en corps au cours de l'histoire, selon la valeur des actes individuels accomplis au cours d'une existence. La loi du karman se double alors d'une autre doctrine, celle de la transmigration des âmes, appelée le samsâra, l'écoulement général des êtres vivants.

Le karman explique la destinée des êtres, puisqu'il est le résultat des actes de chacun d'entre eux : résultat des actions passées, il détermine, d'une certaine manière, ce que l'individu deviendra. La qualité de l'existence future, d'une réincarnation par exemple, dépendra des actes antérieurs.

Le développement de ces doctrines, pratiquement inconnues, ou du moins n'ayant pas une telle force dans le védisme ancien, va entraîner des conceptions plus morales, comme la solidarité entre toutes les espèces vivantes, d'où la nécessité de ne faire aucun mal à aucun être vivant, d'où la conception du végétarisme comme règle de vie, pour éviter précisément de supprimer un être vivant, avec lequel l'homme a découvert sa solidarité, et dans lequel il lui est possible de savoir que subsiste une réincarnation humaine. Et, puisque les dieux eux-mêmes sont soumis à ces mêmes lois, tout être vivant, du plus infime insecte jusqu'à la plus majestueuse des divinités, se trouve intégré dans un même destin universel. L'écoulement sans fin de tous les êtres vivants entraîne une conception de la vie marquée par le déterminisme ou la fatalité : le destin de tous ceux qui sont marqués par le samsâra est entraîné par une force supérieure, qui prend parfois les traits d'une divinité, comme celle de Kala, le dieu du Temps, ou d'une puissance tout à fait impersonnelle. Mais, la plupart des systèmes religieux affirment que c'est le Brahma, le Seigneur de l'univers, qui est le maître du karman et du samsâra. Par-delà le monde divin, celui où résident les différentes divinités, les fidèles reconnaissent volontiers cet être suprême et bienheureux, qui est exalté dans les oeuvres littéraires, sans qu'il soit cependant possible de le concevoir ou de l'identifier comme un Dieu entièrement personnel, à la manière du Dieu des religions plus occidentales. Le Seigneur de l'univers est abstrait : il conserve, de la sorte, certains éléments qui indiquent un panthéisme manifeste et qui lui donnent une certaine personnalité. Le Brahma primordial, qui est aussi appelé Purusha, c'est-à-dire : celui qui donne l'impulsion initiale, est rapidement identifié à la personne de Vishnu, notamment dans la Bhagavad-Gitâ. Pure existence, telle pourrait être sa détermination première, bien que d'autres définitions lui soient attribuées dans le cadre liturgique et cultuel. En fait, ce dieu supérieur et universel, reçoit les qualifications de tous les grands dieux supérieurs que la tradition hindouiste a pu connaître. Dieu est en tout et tout est en lui, il transcende l'univers, mais il lui devient immanent en raison de ses manifestations successives. Il est unique, ce dieu des dieux, ce dieu à qui tous les êtres, les dieux, les hommes et les animaux, doivent leur existence, il n'est pas né bien qu'il porte en lui la semence de tout ce qui va naître, il est simultanément l'être et le non-être, immuable bien qu'il fasse parvenir toutes les réalités à l'existence ; en fait, considéré sous son aspect transcendant, il est indéfinissable, même s'il fait l'objet des plus grandes spéculations théologiques et philosophiques. Toutefois, il se manifeste toujours dans le domaine de ce qu'il fait parvenir à l'existence, et c'est la raison pour laquelle le mode pratique de connaissance de ce dieu est bien plus rapide que le mode spéculatif : le bienheureux, le Bhagavat, est beaucoup plus facile d'approche que le Brahman impersonnel, bien qu'il s'agisse de la même réalité divine.

Il réside à l'intime de sa créature, l'âme de celle-ci étant une émanation, une manifestation de ce Dieu : tous les éléments du monde apparaissent également comme des émanations de Dieu qui arrive ainsi à apparaître dans le monde sensible. La théorie des avatars divins prend ici sa source, les avatars n'étant pas simplement des émanations divines mais bien des apparitions sous des formes animales ou humaines de la divinité.

Bien que, par cette présence, le Dieu souverain de tout se montre particulièrement actif dans le monde, il ne se trouve cependant pas soumis à la loi du karman, puisqu'il ne manifeste aucun désir et que rien ne puisse lui faire défaut. Détaché de tous les biens matériels, il échappe de cette manière à la suite des réincarnations : il demeure toujours identique à lui-même, comme le seul être véritablement éternel.

La véritable sagesse, en matière de religion, réside donc dans la volonté humaine de ressembler totalement à ce Dieu souverain ; d'ailleurs, le sage n'ignore pas que tout ce qui existe dans l'univers est une émanation ou une manifestation du Brahman, puisque Dieu est en tout et que tout est en Dieu : tous les êtres deviennent égaux, aux yeux du sage, car ils participent tous à la nature même du Dieu. L'action humaine sera faite de désintéressement, dans l'accomplissement de l'existence sans désirs, sans concupiscence, sans passion : l'idéal religieux ne se trouve plus dans l'inaction, comme l'ont prétendu certains ascètes, elle se trouve dans l'imitation de Dieu, dans la participation à sa nature.