Les pratiques rituelles

 

Depuis les origines védiques, le rituel proprement dit de l'hindouisme a perdu de son importance, avec la disparition des sacrifices d'animaux par exemple, mais les pratiques domestiques se sont particulièrement maintenues, tout en faisant une place de plus en plus importante à la spiritualisation, qui prend ainsi le pas sur le pur ritualisme védique. La grande survivances du védisme se manifeste principalement dans la division de la société, civile et religieuse, en castes, dont la première, celle des brahmanes est spécifiquement religieuse, puisque ses membres détiennent le pouvoir sacré, offrant, à l'occasion, les sacrifices publics, alors que les autres castes, tout en gardant leurs fonctions spécifiques, sont plus ou moins situées à un échelon subalterne.

L'organisation sociale, support de l'hindouisme

La considération des castes, qui répartissent la société en brahmanes, en guerriers, en artisans et agriculteurs et en serviteurs, définit explicitement l'appartenance d'un individu quelconque par l'exercice d'un métier. Car l'activité apparaît comme un comportement d'obéissance à l'égard de la classification par la caste d'origine. Mais plus généralement, c'est par une conduite particulière dans la société, par sa pratique religieuse, par ses interdits, que la caste elle-même se trouve organisée. L'élément d'unité d'une caste, quelle qu'elle soit, réside, sans conteste, dans l'application du principe de l'endogamie : le mariage n'est possible qu'entre membres d'une même caste. D'ailleurs, celle-ci est aussitôt organisée en sous-castes, lesquelles se divisent également selon des groupes de familles. Un tel principe, pour la régulation des mariages, a pour effet de perpétuer le souvenir des ancêtres qui, les premiers, ont prononcé les paroles rituelles adéquates pour les sacrifices à offrir aux différentes divinités. Toutefois, il faut constater et reconnaître que l'endogamie n'est plus guère pratiquée actuellement que par les fidèles des milieux attachés à la plus stricte observance.

Si le mariage à l'intérieur d'une même sous-caste reste susceptible de fluctuations, il est un autre phénomène caractéristique de la répartition sociale par castes : c'est l'abstention absolue de repas en commun avec les membres d'une caste différente, sous peine d'impureté rituelle. De la même manière, si les eaux courantes peuvent être utilisées par n'importe quel individu, à condition toutefois que des membres de castes différentes ne se retrouvent pas en même temps dans le même lieu, les eaux dormantes, puits ou réservoirs, sont généralement réservées aux membres d'une caste bien définie.

Dès lors, il apparaît que le support de l'hindouisme en tant que phénomène religieux n'est autre que l'organisation même de la société. Il n'est d'ailleurs pas question pour le fidèle d'adhérer à un système idéologique par libre choix, puisqu'il se trouve intégré dès sa naissance dans l'hindouisme On ne devient jamais adepte de cette religion, on y naît ; et ce sont les conditions mêmes de l'existence indienne qui en fournissent les cadres généraux et les repères fondamentaux. L'hindouisme peut ainsi apparaître comme une religion familiale : dès sa naissance, un individu, quel qu'il soit, hérite de toutes les traditions et de tous les rites du groupe social dans lequel il a vu le jour : le devoir propre à la caste et le devoir familial se superposent au point de se confondre totalement dans une même exigence.

Les rites principaux

Le rituel au sens strict a perdu de son importance depuis les temps védiques : les rites consistent désormais essentiellement en un cérémonial quotidien d'adoration et de dévotion à l'égard des divinités vénérées par l'ensemble de la famille dans laquelle un homme est venu au monde. Ce sont donc des pratiques domestiques qui ont succédé aux grands rites traditionnels du védisme. Ces pratiques sont tombées pratiquement en désuétude, après avoir été des composantes importantes de l'ancienne forme de la religion Ce qui demeure encore du rituel ancien, c'est principalement la traditionnelle offrande de riz aux différents dieux, oblation au feu offerte à tous les dieux protecteurs d'une famille avant le repas de midi, oblation à la volée dédiée aux êtres qui peuplent l'ensemble de l'univers, libation d'eau mêlée de sésame aux mânes des ancêtres de la famille, offrandes multiples aux visiteurs, spécialement aux ascètes, ou récitation d'un passage des livres sacrés. L'aspect cultuel ou rituel se mêle d'ailleurs sans cesse à la récitation continuelle de formules orantes, qu'elles soient exprimées à haute voix ou qu'elles soient silencieuses, avec une certaine hiérarchie dans l'efficacité : l'offrande faite de prières susurrées est dix fois plus efficace, une prière inaudible l'est cent fois plus, une prière mentale mille fois plus.

Le rite le plus fréquent est celui de la pûjâ, il consiste dans l'adoration du dieu de la famille, par la vénération de l'image qui le représente dans le cadre du foyer domestique. Ce rite est privé et il s'accomplit quotidiennement : il est dirigé par le chef de famille, ou à défaut par son épouse ou par un membre de la famille ou même, dans certains cas, par le brahmane qui en est chargé par le chef de famille. La pûjâ se célèbre donc dans la maison elle-même, devant un autel dressé en l'honneur du dieu, représenté sous forme d'image ou de statuette à l'aspect humain. Quand la cérémonie proprement dite commence, le dieu se trouve en quelque sorte invité à participer au repas familial et il est donc traité comme un hôte de marque : les rites sont donc calqués sur ceux de l'hospitalité indienne, on lave les pieds de la statuette ou on l'asperge symboliquement d'eau, on lui offre du parfum et des fleurs, on lui offre enfin des aliments, et notamment du beurre fondu selon la tradition védique, avant de le congédier lorsque le repas est censé être achevé. Des prières accompagnent chacun des gestes rituels, tandis que de l'encens est brûlé en l'honneur du dieu familial ; les aliments qui sont offerts à cette divinité sont également partagés entre les membres de la famille en signe de communion de celle-ci avec son dieu. En principe, ce rituel d'adoration est dédié uniquement à un seul dieu, mais les divinités sont si nombreuses dans l'hindouisme qu'il arrive très souvent qu'elles soient regroupées pour une adoration unique, principalement sous la forme de la divinité d'élection d'une même famille.

Bien que l'hindouisme, dans son orthodoxie la plus stricte, ne reconnaisse pas le culte de l'image, celle-ci joue donc un grand rôle comme support matériel de l'adoration et de la vénération des dieux. Pour atteindre la perfection, le fidèle doit se détacher de tout ce qui pourrait être objet des sens ; mais, pour accéder véritablement à la contemplation il est nécessaire de passer par cet auxiliaire indispensable qu'est l'image ou la représentation. A considérer l'hindouisme de l'extérieur, il serait facile de penser qu'il se réduit à une véritable idolâtrie, mais il n'en est effectivement pas ainsi. Chez de nombreux fidèles, la représentation iconographique n'est et ne peut être qu'un simple support de la contemplation, au même titre que la répétition orale ou mentale des formules de la prière rituelle.

L'usage de l'image, dans le culte liturgique, daterait de l'époque post-védique. Mais, même à l'époque védique, il semble bien que certaines représentations aient joué un grand rôle. Il est d'ailleurs possible de le percevoir dans les innombrables descriptions de l'hymnologie, ainsi que dans certains textes qui parlent de la vente des figurines des principales divinités.

Pour le fidèle, il convient que la simple contemplation d'une image lui apporte des sensations et des sentiments de nature religieuse. C'est la raison pour laquelle l'iconographie répond nécessairement à certains critères esthétiques, définis dans les moindres détails. Il importe d'abord que la représentation ressemble à la réalité immédiatement perceptible, sans que l'image soit une copie servile des choses de la nature. L'essentiel, pour l'artiste religieux, est donc, avant tout, de suggérer l'essence même de la chose au-delà des simples apparences sensibles et visibles. L'artiste parvient ainsi au monde supra-humain qui est l'objet propre de son art, et qui est en même temps susceptible de réjouir les divinités qu'il peut faire honorer au travers de ses représentations. Le but de l'artiste, la perfection ultime de son art, c'est de disparaître totalement derrière l'image : l'anonymat humain permet plus aisément l'exaltation de la divinité. Toutefois, le divin n'est pas symbolisé par une représentation autre que celle du corps humain. Ce que reconnaissait d'ailleurs explicitement le Rig-Veda. Aussi ne faut-il pas s'étonner de voir ce corps humain magnifié et exalté dans la sculpture et la peinture, en Inde. Il ne faudrait d'autre part pas s'étonner du caractère parfois quelque peu choquant, pour un oeil occidental, de l'esthétique religieuse hindoue. A cause du climat tropical et semi-tropical, la nudité et la semi-nudité étaient courantes dans l'Inde ancienne, et l'artiste s'inspirait le plus souvent de ce qu'il percevait lui-même. De plus, même dans l'explosion sensuelle, qui fleurit dans toute l'iconographie, il faut retenir que la notion occidentale, ou judéo-chrétienne, de péché est totalement inconnue : la conception indienne et hindoue n'est pas tributaire d'une conception d'un péché originel, marquée par une interprétation sexuelle. Au contraire, une grande partie de la vie religieuse repose sur le principe même de la fécondité. L'union sexuelle apparaît même parfois comme le support même de l'Esprit masculin et de la Nature féminine, dans une perspective créatrice.

La construction de l'image repose sur des critères définis par des traités sacrés : les attributions particulières des différentes divinités, leur rôle dans le panthéon, comme dans l'existence humaine, sont rapportés dans les textes de la tradition religieuse. C'est donc une connaissance intellectuelle qui peut guider l'artiste dans sa composition esthétique. Et, à mesure que se développa la spéculation intellectuelle, l'iconographie s'enrichit considérablement dans le symbolisme des représentations figurées.

Cependant, le culte de l'image ne se limite pas exclusivement à sa seule fabrication. Ainsi, par exemple, l'installation d'une statue dans un temple comporte une véritable consécration : il s'agit principalement de faire résider la divinité dans l'image elle-même. C'est de cette façon que peut s'expliquer le rituel propre à cette cérémonie, comme l'ouverture des yeux et l'instauration du souffle. Chaque jour, dans les cultes des temples, les représentations des dieux sont traitées comme des dignitaires de la cour royale : les images sont réveillées au son des musiques instrumentales et des hymnes religieux, elles sont baignées, parfumées, vêtues, honorées d'offrandes, faites de fleurs et d'aliments, exactement comme dans les pûjâs domestiques : tous ces rites ont pour but de satisfaire pleinement la divinité. Certaines pûjâs solennelles constituent de réelles célébrations royales : les statues sont sorties du temple, en procession, sur un char, lui-même réplique du temple, lieu de la résidence terrestre des dieux. Sur le passage de cette procession, les fidèles jettent des fleurs et des guirlandes, en chantant les louanges des divinités. Des traditions diverses rapportent même que certains dévots, plus ou moins fanatiques, se jetaient sous les roues du char, afin de gagner plus rapidement leur délivrance et leur salut.

Il ne faudrait cependant pas oublier que le culte demeure essentiellement domestique : même si le temple est considéré comme le lieu de résidence privilégié du dieu, et c'est la raison pour laquelle les temples sont construits eux aussi selon des canons très stricts, le foyer familial est le lieu où des cérémonies, comparables à celles qui se déroulent dans l'enceinte des temples, prennent place quotidiennement devant l'image divine de la famille.

Mais la pûjâ n'est pas la seule forme cultuelle, même si elle apparaît comme le rite le plus fréquent de la religion Il existe également d'autres formes rituelles, comme la pénitence destinée à laver l'homme des souillures du péché, et qui s'accompagne d'un jeûne : de la nourriture est offerte au dieu, mais le fidèle n'en consomme pas. Des ablutions fréquentes et répétées se présentent également comme des formes de dévotion, pour que le fidèle puisse s'approcher en toute pureté spirituelle de la divinité qu'il vénère.

La prière

Tous ces gestes rituels s'accompagnent de prières, murmurées du bout des lèvres, ou récitées mentalement ; ce sont des formules brèves (les mantras) qui sont indéfiniment répétées. La puissance de la prière réside essentiellement dans cette répétition d'une formule sacrée, qui donne ainsi à la prière une certaine similitude avec de longues litanies célébrant la divinité d'élection ou celle dont on veut s'attirer particulièrement les faveurs. Dès l'époque védique, la parole avait une importance capitale, même dans l'accomplissement des rites les plus divers ; et, dans l'hindouisme classique, elle a gardé toute son autorité. Dans les formules orantes, la parole cache un réel pouvoir magique, aussi l'ordre de récitation des formules est-il strictement réglementé par des prescriptions qui en garantissent la pleine efficacité. L'agencement des paroles, l'intonation de la voix dans chacune des récitations... tout est strictement réglementé pour que la prière ne puisse rien perdre de son efficacité. De plus, ce qui était indiqué comme hiérarchie, dans les paroles prononcées à l'occasion d'un sacrifice quelconque, se retrouve également dans le domaine de la prière : la prière récitée à haute voix a une moins grande efficacité que celle qui est simplement murmurée, et encore beaucoup moins de pouvoir que celle qui est simplement récitée mentalement.

Originellement, les mantras sont des vers poétiques, récités ou chantés, qui se présentent comme des expressions de la liturgie ancienne. Ils sont, par la suite, devenus des formules sacrées qui exprimaient toute la densité de la prière aussi bien dans ses formes extérieures que dans sa plus grande intériorisation, celle-ci ayant pour but premier de favoriser l'adoration mentale et la méditation, tout en s'appuyant, par exemple, sur les hymnes liturgiques. De la sorte, ces mantras sont actuellement de longues litanies de mots ou de phrases répétées un grand nombre de fois, se transformant en incantations ou en prises de possession de la divinité elle-même.

Le cas du mantra « Om » est le plus typique, le plus célèbre, celui sur lequel s'est développée la spéculation mystique. C'est, parait-il, par la répétition de ce mantra, qui exprime le nom, et donc la personnalité du Seigneur de l'Univers, que l'âme humaine peut s'identifier complètement à lui par la concentration mentale, aboutissant ainsi, d'une manière très simple, à l'identification de l'individu avec le Dieu supérieur que visaient les doctrines et les disciples du Yoga et du Vedanta. Om devient le symbole vocal de l'Esprit universel, et c'est le monde entier qui se trouve en quelque sorte concentré dans une seule syllabe : il contient le cosmos entier, tel qu'il peut être perçu par les hommes, mais aussi tout ce qui peut exister en dehors des trois temps qui marquent la destinée humaine, le présent, le passé et le futur. Cette syllabe mystique est la contraction phonétique des trois lettres a, u, m, qui symboliseraient la triade divine de Brahma, Vishnu et Çiva. Ce mantra, unique en son genre, est ainsi présenté comme le Brahman en trois lettres, ou encore comme le Veda secret, qui manifeste le principe spirituel que rien ne peut toucher, ni l'affliction, ni l'action. En méditant sur le Om, le fidèle médite sur le Brahman et lui devient associé, en étant uni à tous les plans de l'univers. La spéculation explicite les trois lettres de ce mantra (AUM) :

A représente le plan physique de l'univers,

U le plan mental et le domaine des dieux regroupé dans l'esprit,

M le plan du sommeil profond où peut se manifester ce qui est inconnu à l'état de veille et donc le plan de tout ce qui est hors d'atteinte par la seule activité intellectuelle.

De la sorte, Om se trouve à la base de toute l'activité humaine, physique, mentale, intellectuelle : il est le tout de l'univers. En récitant cette formule sacrée, en répétant de manière méditative cette syllabe, en prenant conscience de sa signification, l'homme peut alors accéder à la conscience intériorisée, qui se manifeste dans la vacuité. Tous les obstacles disparaissent, qu'ils soient d'ordre physique ou qu'ils soient d'ordre mental, moral et spirituel, pour permettre à l'individu de se réaliser pleinement en effectuant sa pleine unification intérieure et en le faisant parvenir à la perfection de son être. Parvenu à cet état, il lui est alors possible d'entendre le son inaudible des milliers de voix qui, dans l'univers, ne cessent de répéter intérieurement cette seule parole de perfection : Om.

La simple méditation sur cette syllabe permet à chaque individu de connaître l'état de samadhi, qui est l'état de perfection recherché par la discipline du yoga : elle permet l'identification avec le Brahman, car le terme même est le symbole le plus expressif du Brahma, avec lequel il est alors possible de s'associer par cette seule méditation, sans recourir aux raisonnements abstraits, à la discipline corporelle et mentale, à la grande étude intellectuelle, mais simplement en se laissant porter et emporter jusqu'à la dissolution de soi-même dans le Tout, symbolisé par cette seule syllabe qui est le fondement de toute vie, de toute pensée et de toute intelligence. En expérimentant quotidiennement la concentration méditative, le fidèle accède à l'existence pure dans laquelle il peut communier avec le destin de l'ensemble de l'univers. Ce même fidèle cesse alors de lutter contre son propre destin, il cesse même de connaître la souffrance. Sur son visage transparaît la forme suprême de l'Être absolu, dans son savoir pur, qui dépasse les contingences humaines du physique et du mental. Il connaît la perfection dans le fleuve même de la vie qui ne s'interrompt jamais, il est parvenu à la communion cosmique.

En possédant cette conscience comme son bien propre, il sait que l'univers est entièrement sien : l'homme ne fait plus qu'un avec le monde entier, de même qu'il ne fait plus qu'un avec Être supérieur ; il a ainsi atteint la véritable béatitude, dans une extase pratiquement indescriptible.

Néanmoins, pour atteindre cette perfection suprême, il est indispensable de suivre quand même les voies qui mènent habituellement à l'abandon du moi, au renoncement à tout : il faut que le fidèle accepte également de mener une existence ascétique. Perdre son moi, renoncer à son identité profonde, perdre sa conscience individuelle passe souvent par l'imposition volontaire de souffrances qu'il convient de dompter : la faim, la fatigue, le sommeil, la veille... Il faut ne plus penser du tout, chasser de son esprit tout ce que les sens peuvent représenter, afin de connaître la pleine dépossession de soi et d'accéder ainsi à la contemplation du tout de l'univers, dans la communion avec Être pur qui dirige cet univers. La divinité qui se cache au fond du coeur humain, comme elle se cache aussi au coeur même du cosmos, se dévoilera par la concentration et la méditation de l'individu qui aura entièrement purifié son mental, éloignant ainsi de lui toutes les misères de l'existence humaine.

Un chemin vers le salut : le tantrisme

La discipline yogique se présentait comme une voie très difficile pour obtenir la délivrance de l'atman, de même que la voie de la connaissance védantique. Dans l'existence religieuse courante, une voie plus simple devait être trouvée.

Ce fut celle du tantrisme, un courut religieux qui ne remonte qu'au quatrième siècle de l'ère chrétienne, mais qui subsiste actuellement comme l'un des courants majeurs de l'hindouisme contemporain, avec le culte de Krishna, lui aussi en progression. Ce nom de tantrisme vient du fait que les Écritures sacrées sont appelées tantra, terme qui signifie : exposé systématique ; les tantras regroupent de vastes poèmes didactiques de plusieurs milliers de strophes, rédigées à une époque encore beaucoup plus récente, mais manifestant des croyances et des réalités spirituelles beaucoup plus anciennes, en raison de la tradition orale qui transmettait ces récits bien avant leur fixation par l'écriture, en sanscrit.

La doctrine principale du tantrisme est l'affirmation de l'existence d'une puissance ou déesse féminine (shakti) aux côtés de chaque dieu mâle. Ainsi le panthéon hindou se trouve-t-il doublé par la présence d'une déesse qui forme avec le dieu un couple inséparable. Il en est ainsi pour Brahma et Sarasvatî, pour Vishnu et Lakshmi, pour Çiva et Pârvati, etc., Les textes des tantras affirment même que le dieu ne peut jamais agir seul, et qu'il agit toujours par sa puissance, shakti, qui est la forme féminine de la divinité ; de cette affirmation, les textes tirent logiquement la conclusion que c'est à la déesse elle-même qu'il faut adresser toute prière, puisqu'elle agit toujours, alors même que son époux demeure inactif ; il s'ensuit donc une exaltation de l'aspect féminin, au coeur même de la divinité, si bien qu'il arrive que certaines représentations de Çiva portent des attributs masculins pour une moitié de son corps et des attributs féminins pour l'autre.

De plus, si le Dieu paraît parfois comme une entité absolue et lointaine, en dehors du temps et de l'espace, comme une entité abstraite, l'élément féminin apparaît comme une personne divine beaucoup plus accessible par les hommes : aussi, les célébrations rituelles, les liturgies, sont-elles souvent adressées aux déesses, beaucoup plus qu'aux dieux mâles.

Le tantrisme propose deux voies différentes pour expliciter le chemin qui est susceptible de conduire l'homme jusqu'à la délivrance, par un système de vie bien particulier. La première voie se concentre sur l'énergie cosmique, qui se trouve incorporé à l'individu sous la forme d'un serpent lové au bas de la colonne vertébrale, dans un cercle : c'est cette énergie qu'il convient de faire monter progressivement, à travers les différentes parties du corps, jusqu'au sommet du crâne, lieu du siège de Çiva. Cette première voie, dite voie de droite, dakshinâcâra, repose donc sur la conception de différents centres énergétiques, à l'intérieur du corps humain, six centres qui sont couronnés par le septième, au sommet du crâne, tandis que le centre inférieur est le siège de la Déesse, laquelle, sous la forme du serpent, symbolise toute l'énergie cosmique. Toute la méthode tantrique, pour cette première voie consiste donc à faire monter l'énergie, de sa forme la plus inconsciente à sa forme la plus élevée, où elle pourra permettre l'identification de l'âme humaine avec Être absolu, le Brahma universel. Cette voie de droite peut être considérée comme une sublimation de l'acte sexuel, tandis que la seconde voie manifeste beaucoup plus des tendances érotiques, cette voie étant alors appelée voie de gauche, vâmâcâra. Le principe même de cette voie réside dans l'affirmation qu'on ne peut se libérer de ses passions qu'en les assouvissant, donc en donnant libre cours à toutes ses sensations, à tous ses sentiments. Ainsi, certaines sectes tantriques n'hésitent pas à développer des pratiques sexuelles dans le cadre de leur liturgie, avec des mises en scènes individuelles ou collectives de réalisation sexuelle. Le but de cette stimulation érotique se présente comme une cure d'homéopathie : pour éprouver la vanité de toutes les jouissances corporelles, il faut les avoir éprouvées totalement. Mais, comme il s'agit de pratiques rituelles, toute fantaisie se doit d'être exclue : l'acte sexuel lui-même est alors accompli selon des règles très strictes qui visent à manifester qu'il s'agit en fait d'une véritable ascèse qui peut conduire l'individu jusqu'à la délivrance, en réveillant la puissance femelle qu'il porte en lui, celle-ci étant comparable à la puissance du serpent, et en l'amenant à s'unir à l'atman, principe mâle, qu'il porte également en lui ; de cette union rituelle réalisée peut naître la joie parfaite, en même temps que la délivrance définitive du cycle des réincarnations. Il va sans dire que cette deuxième voie est jugée comme périlleuse, voire pernicieuse, pour l'ensemble des fidèles hindous : elle ne peut être exercée que par certains privilégiés, considérés comme des héros ou des saints, et qui ont longuement pratiqué une certaine ascèse pour parvenir à leur condition actuelle.

Selon les explications du tantrisme, l'acte sexuel permet aux individus de se placer directement dans le cadre même des origines de l'univers, puisqu'à ce moment-là le couple divin s'unissait pour que naisse l'univers. En libérant sa propre énergie, l'homme participe pleinement à l'énergie créatrice du monde.

En manifestant une plus grande dévotion à la Déesse, complément et puissance inséparable du Dieu, quel que soit le nom sous lequel celui-ci est invoqué, le tantrisme ne pouvait échapper à la nécessité d'introduire le domaine de la sexualité dans le cadre de la religion. Mais c'est aussi sous l'influence de cette doctrine que s'est répandu le culte voué à la déesse : l'hindouisme classique est resté très attaché à la dévotion à l'aspect féminin des différentes divinités, si bien que les déesses ont fini par supplanter, d'une certaine manière, les dieux mâles, dans le culte liturgique.

Les fêtes des dieux

Ce culte liturgique s'est donc considérablement modifié au cours de siècles de l'histoire de l'hindouisme, en devenant surtout une affaire de relations personnelles entre un individu et sa divinité d'élection, et non plus, comme dans le védisme antique, un système de cérémonies confiées à des spécialistes dans le domaine du ritualisme. Ainsi, les sacrifices sanglants ont été abandonnés au profit de la simple adoration sous la forme de la pûjâ, ainsi qu'au profit de la pure dévotion, la bhakti. Et, malgré toutes les tentatives visant à faire de l'hindouisme un hénothéisme, cette religion reste spécifiquement marquée par son polythéisme.

De nombreuses fêtes liturgiques se succèdent tout au long de l'année, selon un calendrier lunaire très rigoureux, et ces fêtes débordent naturellement le cadre de la simple célébration familiale du dieu, et même le cadre habituel des différentes castes. En effet, à l'occasion des festivités qui accompagnent ces célébrations liturgiques, les barrières qui existent entre les castes sont provisoirement suspendues, tous les fidèles, même ceux qui sont considérés comme des parias, des hors-castes, étant alors unis dans une même célébration.

Au cours de ces fêtes, les dieux sont promenés en procession sur des chars qui rappellent les multiples exploits légendaires dont ils avaient pu être les héros ; sur le passage de ces chars, dans les rues de la localité ou de la ville, on jette sur les statues des fleurs en hommage, comme dans toutes les manifestations solennelles envers les dieux. Ainsi, à Purî, dans la province d'Orissa, des centaines de dévots se pressent pour s'atteler à l'énorme char sur lequel trône l'image du dieu Jagannathâ, le maître de l'univers, l'un des nombreux noms de Vishnu, persuadés des mérites immenses qui peuvent s'attacher à un tel service du dieu. La ferveur est même si grande que certains dévots pratiquent le suicide rituel en se jetant sous les roues de ce char.

Le dieu Çiva est célébré chaque mois lunaire, lors des sivarâtri, et d'une manière plus solennelle en janvier février : l'iconographie a popularisé ce dieu sous la forme un dieu dansant qui, par son rythme, détruit et recrée sans cesse le monde. La fin de la mousson est marquée par la fête de l'étendard d'Indra. Originellement, à l'époque védique, cette divinité se présentait sous la forme d'un roi guerrier, tenu pour le chef du clan divin ; par la suite, il perdit ce rang, tout en restant théoriquement le chef des dieux, son rôle principal étant d'exterminer les démons qui peuvent menacer les fidèles comme les dieux. On célèbre également les naissances d'autres divinités qui peuplent le vaste panthéon hindou, Krishna et Rama en particulier.

Toutes ces fêtes religieuses - et quelques-unes seulement viennent d'être mentionnées - peuvent être précédées de périodes de jeûne. Mais celles-ci sont rapidement compensées par les grandes réjouissances qui accompagnent toutes les fêtes religieuses, lesquelles finissent souvent par n'être plus que l'occasion de simples divertissements. De plus, les festivités varient d'une région à l'autre, si bien qu'il n'est guère possible de les décrire : l'essentiel de la célébration religieuse reste cependant la procession triomphale des images et des statues divines dans les villes, processions qui se transforment presque spontanément en carnaval populaire.

Une des principales fêtes est celle du Pongal, qui se place en janvier ou en février, au moment où le soleil entre dans le signe zodiacal du Capricorne : c'est la fête du riz. Des femmes mariées accomplissent le premier rite qui est de faire bouillir du riz dans du lait, ce riz étant ensuite offert en libation aux divinités. Le lendemain, les femmes sont exclues de la célébration, et les hommes aspergent de ce riz les troupeaux de vaches, ornées de guirlandes multicolores Le bétail est alors dispersé et s'en va paître à son gré, en attendant d'être rassemblé à nouveau pour qu'il puisse contempler les images divines portées en procession.

Le sacré dans le profane

Dans l'hindouisme, comme dans bien des religions d'ailleurs, le sacré se trouve donc singulièrement mêlé avec le profane, et surtout aux grands moments de l'existence humaine. Peut-être même davantage dans l'hindouisme que dans les autres religions, parce qu'il est directement fondé sur un aspect social : on ne devient pas un adepte de l'hindouisme, mais on naît dans cette religion et on y demeure toute sa vie, sans possibilité de conversion à une autre religion (toute conversion étant considérée comme momentanée et négligeant les avantages que les existences antérieures ont pu apporter à l'âme individuelle). De la sorte, les événements principaux de l'existence individuelle sont soulignés par des pratiques rituelles qui peuvent apparaître comme de véritables sacrements. Les samskâra sont des consécrations qui marquent la vie du fidèle dès avant sa naissance et jusqu'au-delà de sa mort. Ces actes considérés comme principaux et sacralisés sont au nombre de douze ; ils concernent spécialement la jeunesse tout entière orientée vers l'initiation aux traditions les plus anciennes.

Le premier rite sacré est l'imprégnation qui souligne et consacre l'époque présumée de la conception de l'enfant : après un sacrifice de beurre, le mari priait les dieux de rendre son épouse féconde. Ce rite devait aussi s'effectuer le quatrième jour qui suivait le mariage, pour la première conception.

Au début du quatrième mois de la grossesse, prenait place le rite de l'engendrement du fils, ou plus généralement d'un enfant. Originairement, le but du mari est d'obtenir des fils qui perpétueront les traditions familiales, et notamment l'exécution des cérémonies qui suivront le décès du père, mais ce rite a aussi pour visée de permettre à l'épouse de mener à bonne fin sa grossesse et permettre également à son enfant de connaître le bien-être. Naturellement, la naissance elle-même fait l'objet de pratiques rituelles très élaborées, destinées d'abord à écarter de la femme et de l'enfant toutes les puissances mauvaises. Une fois que l'enfant est né, on introduit dans sa bouche, souvent à l'aide d'une cuiller d'or, une petite boulette faite de miel et de beurre, tout en dédiant le nouveau-né à la déesse protectrice.

Dix jours après la naissance a lieu le confèrement du nom, qui fait aussi l'objet de précautions très particulières, puisqu'un des noms accordés à l'enfant demeure le secret de ses parents. On peut déceler là une certaine forme de pratique magique, puisque le secret de ce nom est surtout gardé afin d'éviter que les puissances mauvaises qui circulent dans le monde ne connaissent cet enfant et ne lui fassent quelque tort ou ne lui jettent quelque maléfice.

Quand l'enfant a atteint son quatrième mois, se place la première sortie qui est aussi l'occasion d'un rite spécial au cours duquel le père prie le dieu-soleil d'écarter de son enfant toute forme de malheur. La coupe des cheveux se situe rituellement à l'âge de trois ans, et elle se poursuit, l'année suivante par le rite second de la tonsure, rite par lequel les cheveux sont également coupés, tout en réservant une mèche intacte. Le percement des oreilles vise à instruire l'enfant de toutes les traditions familiales et de l'enseignement sacré du Veda. Le rite de la coupe de la première barbe est placé au cours de la seizième année : l'intéressé doit rester chaste pendant plusieurs jours et s'abstenir de se couper les cheveux.

Mais le sacrement le plus important est celui de l'initiation, qui consacre l'entrée de l'enfant dans la communauté religieuse, en le faisant devenir l'élève d'un brahmane. L'initiation est considérée, comme à l'époque la plus ancienne de l'hindouisme, comme une nouvelle naissance ; ainsi, celui qui reçoit l'initiation est appelé deux fois né. C'est à partir de ce moment que l'enfant rentre véritablement dans la caste qui était la sienne au moment de sa naissance, c'est dire ainsi l'importance même du rite, qui fait entrer enfant officiellement dans sa caste. Un garçon de la caste des brahmanes doit recevoir l'initiation entre huit et seize ans, un garçon de la caste des guerriers entre onze et vingt-deux ans, un garçon de la caste des artisans ou cultivateurs entre douze et vingt-quatre ans. Mais il importe de faire le rite initiatique le plus rapidement possible pour permettre au jeune homme de commencer effectivement ces études. Quant à celui qui n'aurait pas reçu l'initiation, il serait considéré comme excommunié : personne ne pourrait plus l'initier, ni lui conférer un enseignement quelconque, aucun sacrifice ne pourrait être offert à son intention, enfin il serait totalement interdit d'avoir des rapports sexuels avec lui... Le candidat à l'initiation est conduit par son père chez celui qui deviendra son maître après avoir été rasé, baigné, paré, il est revêtu par son maître d'un vêtement neuf et d'une ceinture, qui symbolise, d'une certaine manière le cordon ombilical. Le candidat peut alors commencer ses études, en demandant lui-même à son maître de lui enseigner ses connaissances védiques et religieuses. Ces études étaient souvent très longues, on parle généralement de douze années pour connaître à fond un seul Veda ; mais, à l'époque contemporaine, cette période d'études religieuses est considérablement abrégée, de telle sorte que le rite de consécration suivant a perdu lui aussi de son importance.

Dans les textes religieux, c'est surtout le samskâra de l'initiation du jeune brahmane qui est le plus longuement explicité. Le maître initiateur de celui-ci, un brahmane, verse de l'eau dans les mains du jeune homme qu'il va initier, en le confiant aux divinités pour une longue vie, pour une descendance, pour la vigueur, pour la connaissance des textes védiques, pour la renommée et le bien-être. En posant la main sur le coeur de l'initié, le maître l'invite à conserver les traditions prescrites par sa caste, notamment l'obéissance aux dieux et l'entretien du foyer domestique : Tu es mon élève. Entretiens le feu sacré. Ne bois que de l'eau. Ne parle jamais le matin avant d'avoir entretenu le feu d'une bûche. C'est alors que l'initié peut, pour la première fois, nourrir ce feu en y déposant silencieusement du bois, et en se vouant ainsi intérieurement à Prajapati, l'homme primordial qui est l'origine et la source de toute vie humaine. Après avoir touché, trois fois de suite, le feu, le disciple s'essuie le visage, en prononçant des paroles rituelles : je m'oins de splendeur, splendeur venant de sa seconde naissance, mais aussi splendeur venant d'Agni, le dieu du feu. Ce dernier lui accordera la sagesse, une descendance, la force, l'ardeur et le pouvoir. Le maître est alors amené à réciter pour son élève la prière solaire qu'il enseignera par la suite à ce disciple : Puissions-nous voir la lumière adorable du Soleil qui stimule toute prière. Enfin, quand ce cérémonial est achevé, le maître fait boire de l'eau à son disciple, lui remet un bâton, avec lequel il sera envoyé mendier sa nourriture. Pendant tout le temps que durent ces études religieuses, le disciple est entièrement soumis à son maître et il est contraint d'observer certaines règles : chasteté, coiffure spéciale, interdiction de parler sans nécessité absolue...

Dès que l'initiation est terminée, avec la fin des études religieuses, prend place le rite de fin d'initiation, qui a pour nom le retour à la maison. Celui qui avait alors ainsi terminé son initiation est baigné, on lui coupe les cheveux et la barbe. Son équipement d'initiation : robe, ceinture et bâton, est jeté à l'eau. Il reçoit alors un nouvel assortiment de vêtements, avant de rentrer chez lui, ou d'aller où il voulait, en attendant de fonder lui-même un foyer.

Le mariage est l'occasion de nouvelles cérémonies rituelles et de grandes solennités. Le fiancé est conduit à la maison de ses futurs beaux-parents qui le reçoivent comme un hôte de marque. Le jeune homme parfume alors sa fiancée, lui remet un vêtement neuf, ainsi qu'un miroir. Le père de la jeune fille lui donne alors sa fille. Celle-ci, avant de quitter la demeure paternelle, verse une oblation dans le foyer domestique de ses parents. Les vêtements des jeunes époux sont alors liés ensemble : tous deux font à ce moment sept pas en avant, ces sept pas consacrant leur union définitive. Un cortège se forme pour conduire le jeune homme et son épouse vers leur nouvelle demeure. Dans ce cortège, le feu domestique est porté de la maison paternelle jusqu'au nouveau foyer. La jeune femme entre chez elle sans toucher le seuil et s'assied avec son époux sur une peau de boeuf : le jeune couple consomme alors une offrande rituelle, partagée entre eux et les divinités du foyer. Un bâton placé sur leur couche commune symbolise la chasteté que ces jeunes époux doivent observer trois jours durant. Le quatrième Jour, le rite de l'imprégnation marque la fin de cette période de chasteté et autorise ainsi la première conception. Au soir de ce quatrième jour, le mariage est définitivement consommé, lorsque l'époux offre en oblation du riz cuit dans une écuelle d'argile, tout en récitant les prières du rituel védique :

Agni, tu es l'expiation !

Tu es l'expiation du péché des dieux !

Cette chose en elle qui tuerait l'époux,

extirpe-la de son corps !...

... Cette chose en elle qui la priverait de fils,

extirpe-la de son corps !...

... Cette chose en elle qui tuerait le bétail,

extirpe-la de son corps !...

... Que Varuna la délivre de ce qui en elle est mauvais,

mais non de ce foyer !...

... C'est toi, Prajapati, et nul autre que toi,

qui embrasses toute création,

puissions-nous obtenir l'objet de nos prières

et devenir par toi des maîtres de richesses !

La finalité du mariage est d'obtenir des fils qui perpétueront les traditions familiales et assureront le culte du foyer domestique, sans oublier les offrandes que tout fils doit faire, lors des funérailles de son père.

En effet, les funérailles se présentent également comme un samskâra, comme une véritable consécration pour le corps de l'homme. Le rite courant des funérailles est l'incinération, et il se présente aussi comme une oblation aux divinités : l'incinération apparaît ainsi comme un sacrifice comparable aux offrandes que l'homme a pu accomplir chaque jour au foyer domestique. Le mort est préalablement lavé, paré et revêtu d'un vêtement neuf, puisqu'il entre dans une nouvelle forme d'existence, avant d'être conduit au champ crématoire, selon un cortège rituellement défini : le feu est porté, en tête, dans des récipients neufs par les plus proches parents du défunt, ensuite le corps est porté par des serviteurs ou par des parents ; entre le feu et le corps, personne n'a le droit de passer ; vient ensuite le reste de la famille, les cheveux dénoués et la tête couverte de poussière. Pendant ce cortège funèbre, il est interdit à quiconque de regarder en arrière. Au cours de la route, la procession s'arrête trois fois, le visage du défunt est découvert et on répète sur lui la formule : Âme, es-tu revenue ? ; ce qui constitue l'officialisation de la mort. Lorsque la procession est arrivée au lieu où doit s'effectuer la crémation, celui qui portait le feu, en tête du cortège, bénit l'endroit en l'aspergeant d'eau à l'aide d'une branche d'arbre, en récitant quelques versets du Veda pour écarter toutes les puissances mauvaises de ce lieu : Retirez-vous, esprits mauvais, retirez-vous, couverts de honte...

Le bûcher funèbre est alors dressé, à l'aide de grosses bûches (de bois de santal, si la famille est suffisamment riche pour se permettre une telle dépense). Le cadavre y est déposé dessus, entièrement nu : on doit quitter le monde de la même manière que l'on y est entré. L'épouse est invitée à se coucher près de son mari, souvenir du temps où les épouses se faisaient brûler en même temps que le cadavre de leur époux ; mais son beau-frère, ou un brahmane, la relève, en l'invitant à revenir dans le monde des vivants. Les ustensiles rituels qui ont pu servir au défunt au cours de sa vie sont placés autour du cadavre, notamment les instruments avec lesquels il a accompli les sacrifices rituels. Des oblations diverses sont faites sur le corps, spécialement sur les ouvertures du visage. Enfin, le bûcher est allumé grâce au feu venu du foyer domestique : des prières rituelles sont adressées au dieu du feu, Agni, afin qu'il ne fasse aucun mal à cet homme qui se trouve ainsi uni au feu qu'il a entretenu tout au long de son existence. Lorsque le corps est entièrement consumé, celui qui avait apporté le feu invite les participants à se retirer, en répétant des versets védiques :

nous autres hommes, les survivants,

nous revenons, nous quittons les morts.

Puissent nos oblations satisfaire les dieux

et nous attirer leurs bénédictions !

Maintenant, nous allons danser et rire,

et espérer une vie plus longue.  

Cependant, le rituel des funérailles n'est pas encore achevé. Les participants doivent se baigner, changer de vêtement et attendre que les étoiles commencent à briller dans le ciel avant de rentrer chez eux. Alors qu'ils jeûnaient depuis l'instant de la mort, ils peuvent se partager ce qui est comestible chez eux, mais rien ne peut être cuit pendant cette nuit qui suit la crémation, ils doivent en outre s'abstenir de sel pendant trois jours. Pendant une dizaine de jours, des oblations sont faites pour les âmes de tous les défunts de la famille. Entre-temps, les ossements sont rassemblés dans une urne funéraire, faite en terre ; celle-ci est enterrée dans un lieu propice. Les familles, qui en ont les moyens, emportent ces restes jusqu'à Bénarès, où ils seront jetés dans le fleuve sacré, le Gange, puisqu'un antique proverbe hindou affirme que tant que les ossements un homme reposent dans le Gange, aussi longtemps il sera honoré dans le ciel.

Mais, les morts ne sont pas aussi vite oubliés. De nouveaux rites les concernent encore après leur mort, et particulièrement le rite du né-de-la-confiance qui vise à faire du défunt un mâne bienveillant pour les membres de sa famille. Ce rite, appelé çraddha consiste en boulettes de riz déposées par terre, afin qu'elles servent de repas au mort ; il a lieu de dix à trente et un jours après le décès, en présence de trois brahmanes qui représentent les ancêtres directs de la famille, honorés avec beaucoup de respect. De plus, des rites similaires mais occasionnels sont poursuivis pendant trois générations, le huitième jour de chaque mois et au jour anniversaire du décès. Et même lorsque ces rites n'auront plus cours, des libations générales pour les ancêtres seront faites comme un acte religieux perpétuel et quotidien dans tous les foyers hindous.

Dans le domaine des rites religieux, l'Inde a toujours été très conservatrice, et ces sacrements sont semblables à ceux qui présidaient aux célébrations védiques et brahmaniques. La tradition religieuse s'appuie ainsi sur une constance dans l'acte rituel, surtout en ce qui concerne les pratiques quotidiennes, qui sont demeurées pratiquement inchangées. Pour les samskâras, l'évolution a été presque nulle, les fidèles de l'hindouisme voulant toujours sauvegarder les traditions qu'ils recevaient de leurs familles respectives ou de l'initiation qu'ils recevaient de leurs maîtres et formateurs dans les disciplines religieuses.

La magie, une pratique marginale

En marge de l'activité cultuelle proprement dite, la magie trouve aussi ses origines dans la grande tradition védique, et elle ne s'est guère renouvelée depuis lors, sinon dans les changements intervenus dans certaines formulations.

C'est ainsi qu'à côté de la discipline purement spirituelle et mystique du yoga de la délivrance s'est développée une discipline qui vise beaucoup plus la recherche des pouvoirs spirituels que la réalisation de l'ascèse intérieure : le hatha-yoga s'apparente, de cette manière, à une certaine conduite magique, puisqu'il recherche les pouvoirs de l'esprit pour eux-mêmes beaucoup plus que comme de simples conséquences de la plus grande purification intime de l'âme humaine. Certes, les textes yogiques reconnaissent que certains maîtres particulièrement élevés dans cette discipline, au point d'être comparables à des dieux et de dépasser la condition humaine, sont dotés de véritables pouvoirs magiques, qui dépassent les limites de la compréhension intellectuelle ; ces pouvoirs s'expriment par l'ubiquité, des déplacements dans le temps ou dans l'espace, le don de double vue ou celui de la lévitation...

Toutefois, les maîtres restent en parfait accord avec les textes sacrés, en reconnaissant le danger qu'il y aurait de faire simplement confiance à ces pouvoirs exceptionnels : ce serait, en effet, retomber directement dans la futilité, alors que la discipline yogique vise précisément à marquer la distance avec cette futilité humaine, pour ne s'attacher qu'à la seule réalité substantielle. A la limite, ces pouvoirs sont nocifs pour celui qui veut accéder à une authentique délivrance ; et si la foule fait preuve d'admiration envers les yogis qui exercent certains pouvoirs qui marquent l'imaginaire, les milieux religieux les plus traditionnels ne leur attribuent aucune considération, en raison précisément du caractère néfaste que ces pouvoirs recèlent, en empêchant l'homme de se tourner uniquement vers ce qui est susceptible de lui procurer le salut et en le maintenant dans une sorte d'esclavage des perceptions mondaines, celles-ci détournant l'individu de l'attitude mentale du vide ou de la vacuité, indispensable à la quête de la délivrance.

Toutefois, dans les milieux populaires, et même dans certains milieux religieux, la magie connaît une certaine faveur dans la mesure où certaines prescriptions rituelles ne peuvent s'expliquer que dans le cadre d'une pratique magique. C'est la raison pour laquelle celui qui pratique la magie est souvent le brahmane, ou l'ascète, même si certains textes épiques présentent le roi comme un personnage doué de grands pouvoirs magiques, comme un thaumaturge. Néanmoins ordinairement, même le roi fait appel à un brahmane, appelé en l'occurrence chapelain, pour écarter de lui toutes les formes du mal, puisque les malheurs qui sont susceptibles de s'abattre sur un prince retomberaient aussitôt sur l'ensemble de ses sujets. Il importait donc que le roi ou le prince soit bien guidé, bien conseillé pour gouverner son peuple, de la même manière que le Dieu souverain gouverne l'univers : la corrélation entre le Cosmos universel et l'univers des hommes confirme cette croyance en la nécessité d'une action magique pour le gouvernement des peuples.

Toutes les prescriptions relatives à la vie quotidienne, et spécialement à ce qui a trait à l'alimentation, procèdent également de conduites qu'il est possible de qualifier de magiques : la principale observance concernant la nourriture relève de la distinction du pur et de l'impur. Un aliment, même s'il est considéré comme pur en lui-même, peut devenir impur par le simple contact avec un objet ou un être impur : c'est la raison pour laquelle la nourriture ne peut être préparée que par des membres de la même caste, un cuisinier de caste inférieure rendant immédiatement impur, et donc impropre à la consommation, tous les aliments qu'il préparerait ; et même un cuisinier de la même caste, rendu temporairement impur par une faute rituelle par exemple, est aussi susceptible de rendre impure l'alimentation qu'il prépare. Toujours dans le cadre de la nourriture, celle-ci ne peut jamais être consommée avant qu'une partie ne soit offerte en sacrifice ou en oblation aux dieux, avec lesquels les hommes communient dans un même repas. De plus, la manière de manger, en utilisant exclusivement la main droite, est également strictement réglementée.

Le désir de connaître, qui est inséparable de la doctrine védantique, renferme la certitude que l'homme est possesseurs de pouvoirs illimités, que seule son ignorance métaphysique cache : parce que, en réalité, l'homme est semblable au Tout, à Être suprême, à l'âme du monde, il peut tout lui aussi. Pour parvenir à cet état, la pratique de la connaissance védantique est nécessaire, mais il arrive aussi que celui qui sait et peut donc tout se laisse lui aussi pervertir par les attraits de la réussite humaine, faisant montre de ses pouvoirs spirituels pour s'assurer sa propre réussite dans le monde humain, auquel cas ses pouvoirs spirituels se transforment immédiatement en pouvoirs magiques, le faisant retomber dans le monde de l'ignorance.

Le domaine de la magie, dans le cadre de l'hindouisme, est donc très vaste : elle se présente comme l'art de contrôler l'ensemble des événements par des actes et des pratiques purement techniques, renonçant ainsi à tout l'aspect spirituel et mystique des plus hautes spéculations religieuses. Toutes les formes de pratiques magiques sont connues en Inde : astrologie, fondée sur le culte des dieux symbolisant les forces de la nature ; horoscope ; science de l'interprétation des rêves ou de la physionomie des individus... Le magicien de chaque village est un personnage particulièrement important : aucun acte de la vie courante ne saurait être accompli sans faire appel à ses services. C'est lui par exemple qui est consulté au moment de la naissance d'un enfant, au moment de célébrer un mariage, au moment des funérailles d'un individu : par des cercles et des figures qu'il trace sur le sol, il vise à éloigner toutes les forces mauvaises qui pourraient se porter contre l'âme de la personne qui le consulte ou pour laquelle on vient le rencontrer. Mais ces pratiques magiques, même si elles sont exceptionnellement nombreuses, ne sont pas organisées ni systématisées dans des textes, sauf les pratiques qui concernent le rituel domestique ; pour tout ce qui est extérieur au culte familial, le recours à un spécialiste s'avère absolument nécessaire.

Presque toutes les pratiques magiques, charmes, conjurations, neutralisations, mise en action des différentes puissances de l'univers... ont leur origine dans l'Atharvaveda qui apparaît parfois comme un livre de recettes magiques. Dans ce livre se trouvent regroupées toutes les formules qui devaient être récitées par un chapelain, brahmane ou ascète, pour permettre l'exécution de rites qui ne trouvaient pas leur place dans la liturgie classique. C'est ainsi que sont rapportées les méthodes, avec les gestes à accomplir et les paroles à prononcer, pour agir sur la vie des individus, sur leur propriété ou sur leur santé, pour se libérer de ses ennemis ou pour se protéger de leurs influences néfastes, pour gagner l'amour d'une femme, pour parvenir au bonheur et connaître le bien-être, pour obtenir un bétail nombreux, une descendance, de la considération, etc... Des talismans protecteurs, des amulettes sont imposés sur les individus qui ont recours aux pratiques magiques, pour écarter de celui qui les porte toutes les nuisances des puissances mauvaises, porteuses de maladie, de misère ou de mort :

Ce talisman que voici, daignent les divinités

me le donner pour la prospérité,

le vainqueur qui accroît le pouvoir royal,

le talisman qui broie les rivaux !...

Que le talisman que voici, issu des dieux,

fasse mon triomphe sur mon ennemi.

Celui qui aux dieux, aux mânes et aux hommes,

fournit toutes leurs ressources d'existence,

qu'il monte sur moi, ce talisman,

en passant par-dessus ma tête,

afin que je sois le plus fort de tous !

                            (Atharvaveda 10, 6)

Des poèmes, extraits de ce même recueil, sont censés permettre la guérison de certaines maladies, lesquelles sont considérées comme la possession de l'individu par un esprit malin ou par un démon qu'il faut extirper au moyen des incantations magiques. Les formules s'adressent donc à la fois au démon pour qu'il s'en aille du corps de cet individu et à l'organe qu'il empêche de fonctionner normalement pour qu'il retrouve sa fonction première parfaitement saine. Ainsi, la fièvre est chassée par des incantations :

J'expédie la fièvre aux bas-fonds,

non sans lui avoir rendu hommage !

Toi qui rends jaunes

tous ceux que tu enflammes comme le feu,

ceux que tu consumes,

maintenant, fièvre, tu seras sans forces :

enfuis-toi là-dessous, enfuis-toi là-bas... (Atharvaveda 5, 22)

Différentes formules doivent permettre à l'homme de connaître la prospérité sous toutes ses formes, la richesse, un troupeau abondant, la chance au jeu, tout en éloignant les forces maléfiques qui pourraient faire obstacle à cette prospérité qui est recherchée :

Que le Créateur nous donne la richesse,

lui le roi qui règne sur tous les êtres vivants,

qu'il nous la tende à pleine main...

Que le Créateur donne toutes les richesses

à l'homme désireux de postérité qui le sert en sa demeure...

Cet homme, que les dieux le revêtent d'immortalité... (Atharvaveda 7, 17)

Toutes les formules magiques, qui servent à chasser les démons d'un individu peuvent aussi être utilisées pour envoyer ces démons sur d'autres hommes, considérés comme des ennemis : ces formules deviennent alors des malédictions qui sont jetées contre tous ceux qui empêchent la réalisation des voeux de prospérité et de bon augure :

Le malfaisant qui se livre aux maléfices,

ô Indra et Soma, que votre chaleur le fasse bouillir

comme un chaudron au feu :

sur l'ennemi de la sainteté..., le démon,

acharnez votre haine inépuisable...

Celui qui, tandis que je vais avec un coeur pur,

me maudit en paroles mensongères...

qu'il s'évanouisse avec les vaines paroles qu'il profère...

Qu'il périsse et ne laisse point de postérité,

qu'il voit son renom se dessécher,

celui qui cherche à me nuire de jour ou de nuit... (Atharvaveda 8, 4)

Tout cet appareil magique, qui s'est maintenu dans l'hindouisme classique, remonte donc aux temps les plus reculés du védisme, notamment en raison de la croyance fermement enracinée dans la pensée indienne que la parole elle-même a une sorte de pouvoir sacré inébranlable : ce qui a été dit efficacement par les plus lointains ancêtres demeure encore pleinement efficace pour le temps présent. Toutes les prescriptions anciennes demeurent donc en vigueur, surtout celles qui concernent la vie quotidienne, notamment les tabous alimentaires, beaucoup plus que les indications purement magiques, car il faut reconnaître que la science proprement dite est parvenue à supplanter certaines pratiques purement magiques.